CHAPITRE XIII.

« Je sais que vous avez cinabre et vitriol,
« Alcali, sel de tartre, arsenic, alcohol.
« Ce drôle est, sur mon âme, un habile alchimiste,
« Et ce n’est pas à tort qu’on l’appelle un artiste.
« Il ira loin. Peut-être un jour il parviendra
« Jusqu’au grand œuvre. Au moins il en approchera. »

L’Alchimiste. BEN JOHNSON

Tressilian et sa suite, composée de deux personnes, mirent la plus grande célérité dans leur voyage. À l’instant de son départ, il avait demandé à Wayland s’il ne voudrait pas éviter le comté de Berks, dans lequel il avait joué un rôle si brillant. Mais Wayland lui avait répondu qu’il n’avait pas la moindre crainte ; et dans le fait il avait employé le peu de temps qu’il avait passé au château de Lidcote-Hall à se métamorphoser complètement. Sa barbe touffue avait été réduite à deux petites moustaches sur la lèvre supérieure, retroussées à la mode militaire, et un tailleur du village, bien payé, avait si bien exercé ses talens, en se conformant aux instructions de Wayland lui-même, qu’il avait changé chez lui l’homme extérieur, de manière à le rajeunir de vingt ans. Avec un visage et des mains noircies par la fumée et par le charbon, des cheveux en désordre, une barbe longue et malpropre, une taille courbée par la nature de son travail, et une peau d’ours pour vêtement, on aurait pu lui donner cinquante ans ; mais alors, portant la livrée de Tressilian, l’épée au côté, un écu sur l’épaule, il ne paraissait avoir que son âge véritable, c’est-à-dire une trentaine d’années. Au lieu d’avoir l’air d’un sauvage échappé des bois, il semblait un gaillard alerte, éveillé, et hardi jusqu’à l’effronterie.

Tressilian lui ayant demandé la cause d’une métamorphose si complète et si singulière, il ne lui répondit qu’en chantant deux vers d’une comédie alors toute nouvelle, et qui faisait juger favorablement du génie de l’auteur. Nous sommes charmés de pouvoir les citer :

Ban, ban ça, Calibau,

À nouveau seigneur

Nouveau serviteur .

Ces vers, dont Tressilian ne se souvenait nullement, lui rappelèrent pourtant que Wayland avait été comédien ; circonstance qui expliquait comment il pouvait si facilement changer son extérieur. Wayland se trouvait lui-même si bien déguisé, qu’il regrettait de n’avoir point à passer près de son ancienne demeure.

– Sous mon costume actuel, dit-il, et à la suite de Votre Honneur, je me hasarderais à faire face au juge Blindas le jour des sessions, et je voudrais savoir ce qu’est devenu Flibbertigibbet, qui fera le diable dans le monde s’il peut rompre ses lisières et échapper à sa grand’mère et à son magister. Je serais bien aise aussi de voir le dégât qu’a fait l’explosion parmi les fioles et les creusets du docteur Démétrius Doboobius. Je réponds que ma renommée vivra dans la vallée de White-Horse long-temps après que mon corps aura disparu de ce monde ; plus d’un paysan viendra encore attacher son cheval à l’anneau, déposer son groat d’argent sur la pierre du centre, et siffler comme un marin pendant le calme, pour appeler le maréchal du diable ; mais les chevaux auront le temps de gagner la morve avant que je m’amuse à leur attacher un fer.

À cet égard, Wayland ne fut pas un faux prophète : les fables s’accréditent si facilement que la tradition de ses talens dans l’art vétérinaire s’est propagée jusqu’à nos jours dans la vallée de White-Horse, et, quoique couverte d’un peu d’obscurité, la mémoire des faits et gestes du maréchal Wayland ne s’est pas moins conservée dans le comté de Berks que celle du célèbre Pusey-Horn et celle de la victoire d’Alfred.

L’empressement qu’avait Tressilian d’arriver au but de son voyage faisait qu’ils ne s’arrêtaient que le temps nécessaire pour rafraîchir leurs chevaux ; et comme le comte de Leicester, ou les gens qui étaient sous sa dépendance immédiate, avait une grande influence dans la plupart des endroits par où ils passaient, ils jugèrent à propos de cacher leurs noms et le motif de leur voyage. Lancelot Wayland, car tel était son véritable nom, semblait prendre plaisir à déjouer la curiosité des aubergistes et des garçons d’écurie, et à leur donner le change ; pendant ce court et rapide voyage, il fit courir sur le compte de son maître trois bruits différens et contradictoires. Ici Tressilian était le lord député d’Irlande, venu incognito pour prendre les ordres de la reine relativement au fameux rebelle Rory Og Mac-Carthy Mac-Mahon ; là c’était un agent de Monsieur, envoyé pour solliciter la main d’Élisabeth ; ailleurs c’était le duc de Médine, déguisé, arrivé pour arranger le différend qui existait entre la reine et Philippe, roi d’Espagne.

Tressilian n’était pas très content de toutes ces fictions, et il se plaignit plusieurs fois à Wayland qu’il en résultait plusieurs inconvéniens, et notamment celui de fixer l’attention sur lui d’une manière trop particulière. Mais son écuyer l’apaisa par un argument irrésistible : – Chacun reconnaît en vous, lui dit-il, un homme d’importance ; il est donc indispensable de donner quelque raison extraordinaire pour justifier la rapidité et le secret de notre voyage.

À mesure qu’ils approchaient de Londres, l’affluence des étrangers devenant plus grande, leur présence ne provoqua plus ni curiosité ni questions ; enfin ils entrèrent dans cette ville.

Tressilian avait dessein de se rendre sur-le-champ à Say’s-Court, près de Deptford, ou lord Sussex résidait alors, afin de se trouver plus près de Greenwich, séjour favori d’Élisabeth, et où était née cette princesse. Il était pourtant nécessaire de faire une courte halte à Londres, et elle fut prolongée par les instances que fit Wayland pour qu’il lui fût permis de faire une course dans la Cité.

– Prends donc ton épée et ton écu, lui dit Tressilian, et suis-moi. J’ai dessein moi-même de me promener, et nous irons ensemble.

Il avait un motif secret pour agir ainsi. Il n’était pas encore assez sûr de la fidélité de son nouveau serviteur pour le perdre de vue dans un moment où deux factions rivales étaient en présence à la cour d’Élisabeth. Wayland consentit à cet arrangement, mais il stipula qu’il lui serait permis d’entrer dans telle boutique de droguiste ou d’apothicaire qu’il jugerait à propos, et d’y acheter des drogues dont il avait besoin. Tressilian ne lui fit aucune objection ; et, en parcourant les rues de la Cité, ils entrèrent successivement dans quatre ou cinq boutiques, dans chacune desquelles Tressilian remarqua que son compagnon ne prit qu’une seule drogue en diverses doses. Celles qu’il demanda d’abord se trouvèrent aisément, mais il eut plus de difficulté à se procurer les autres. Ce ne fut pas sans surprise que Tressilian le vit plusieurs fois refuser la drogue ou la plante qu’on lui offrait, et l’aller chercher ailleurs s’il n’était pas servi selon son désir. Il y eut pourtant une drogue qu’il parut presque impossible de trouver. Ici on ne la connaissait pas ; là on prétendait qu’elle n’existait que dans le cerveau dérangé de quelques alchimistes ; ailleurs on offrait d’y substituer quelque autre ingrédient qui, disait-on, avait la même vertu, et dans un degré supérieur ; presque partout on montrait un certain degré de curiosité sur l’usage qu’il en voulait faire. Enfin un vieil apothicaire lui répondit franchement qu’il chercherait inutilement cette drogue dans tout Londres, à moins qu’il n’en trouvât par hasard chez le juif Yoglan.

– Je m’en doutais, dit Wayland à Tressilian en sortant de cette boutique. Je vous demande pardon, monsieur, mais le meilleur ouvrier ne peut travailler sans outils. Il faut que j’aille chez ce juif, et si cette course retarde votre départ de quelques instans, vous en serez bien dédommagé par l’usage que je ferai de cette drogue rare et précieuse. Mais permettez-moi de marcher devant vous, car nous allons quitter la grande rue, et nous irons plus vite si je vous montre le chemin.

Tressilian y consentit, et suivit son guide, qui prouva qu’il connaissait parfaitement ce quartier de la Cité, en le conduisant à grands pas et sans hésiter à travers un véritable labyrinthe de petites rues, d’allées et de passages. Enfin il s’arrêta au milieu d’une rue étroite, au bout de laquelle on apercevait la Tamise, et les mâts de deux bâtimens qui attendaient la marée pour partir. La boutique où ils s’arrêtèrent n’était pas fermée par des croisées vitrées comme celles de nos jours ; elle était protégée par une espèce d’auvent en grosse toile, et le devant en était entièrement ouvert, comme le sont encore aujourd’hui celles des marchands de poissons. Un petit vieillard dont l’extérieur n’annonçait pas un juif, car il avait les cheveux blonds et le menton rasé, se présenta à eux, et leur demanda ce dont ils avaient besoin. Wayland ne lui eut pas plus tôt nommé la drogue qu’il cherchait, que le juif fit un mouvement de surprise.

– Et quel besoin, mon Dieu ! peut avoir Votre Honneur d’une drogue que personne ne m’a encore demandée depuis quarante ans que je suis apothicaire dans cette rue ? répondit le juif dans son jargon.

– Je n’ai pas à répondre à ces questions, dit Wayland ; je désire seulement savoir si vous avez la drogue que je tous demande, et si vous voulez m’en vendre.

– Si j’ai cette drogue, Dieu de Moïse ! oui, sans doute, je l’ai. Pour ce qui est de la vendre, ne suis-je pas marchand ? À ces mots il lui présenta une poudre. Mais elle est bien chère, continua-t-il, je l’ai payée son pesant d’or, et de l’or le plus pur ; elle vient du mont Sinaï, où notre bienheureuse loi nous fut donnée, et c’est une plante qui ne fleurit qu’une fois par siècle.

– Peu m’importe tout ce verbiage, dit Wayland en regardant d’un air de défiance dédaigneuse la poudre que le juif lui offrait ; mais ce que je sais fort bien, c’est que la méchante drogue que vous me présentez en place de celle que je vous demande se trouve dans les fossés d’Alep, et qu’elle ne coûte que la peine de l’y ramasser.

– Eh bien, répondit le juif d’un air encore plus surpris, je n’en ai pas de meilleure ; et quand j’en aurais, je ne vous en voudrais pas donner sans un ordre du médecin, ou sans savoir l’usage que vous en voulez faire.

Wayland fit une courte réponse dans une langue que Tressilian ne put comprendre. L’étonnement du juif parut redoubler. Il ouvrit de grands yeux, et les fixa sur Wayland de l’air d’un homme qui, dans un étranger en apparence humble et ignoré, reconnaîtrait tout-à-coup un héros illustre, un potentat redoutable.

– Saint prophète Élie ! s’écria-t-il après s’être remis des premiers effets d’une surprise qui l’avait comme étourdi. Et passant rapidement de ses manières bourrues et soupçonneuses à l’air le plus soumis et le plus servile : – Ne me ferez-vous pas l’honneur, lui dit-il, d’entrer dans mon humble demeure, et de lui porter bonheur en y posant vos pieds ? Refuserez-vous de boire un verre de vin avec le pauvre juif Zacharie Yoglan ? Voulez-vous du vin d’Allemagne… du Tokai… du Lacryma ?

– Vos politesses sont hors de saison, dit Wayland ; donnez-moi ce que je vous demande, et trêve à vos longs discours.

L’Israélite prit son trousseau de clefs, et ouvrant avec circonspection une armoire qui paraissait fermée avec plus de soin que toutes les autres de la boutique, il poussa un ressort qui fit sortir un tiroir secret, couvert d’une glace, et dans lequel se trouvait une petite quantité d’une poudre noire. Il l’offrit à Wayland d’une manière qui semblait annoncer qu’il ne pouvait rien lui refuser ; mais que c’était à contre-cœur et avec regret qu’il cédait un seul grain de ce trésor ; ces deux sentimens semblaient se combattre sur sa physionomie.

– Avez-vous des balances ? lui demanda Wayland.

Le juif lui montra celles dont il se servait habituellement dans sa boutique, mais avec une expression de doute et de crainte si prononcée, qu’elle ne put échapper aux yeux pénétrans de Wayland.

– Il m’en faut d’autres, lui dit-il d’un ton sévère. Ne savez-vous pas que les choses saintes perdent de leur vertu, si on les pèse dans une balance qui n’est pas juste ?

Le juif baissa la tête, et tira d’une petite cassette garnie en acier une paire de balances richement montées. – Ce sont celles dont je me sers pour mes expériences de chimie, dit-il en les présentant à Wayland ; un poil de la barbe du Grand-Prêtre, mis dans un des plateaux, suffirait pour le faire pencher.

– Il suffit, répondit Wayland ; et, prenant les balances, il y pesa lui-même deux dragmes de la poudre noire, les enveloppa soigneusement dans du papier, les mit dans sa poche, et en demanda le prix.

– Rien, rien du tout pour un homme comme vous. Mais vous viendrez revoir le pauvre juif. Vous jetterez un coup d’œil sur son laboratoire, où, à force de travail, il s’est desséché comme la gourde du saint prophète Jonas. Vous aurez pitié de lui. Vous l’aiderez à faire quelques pas sur la noble route…

– Paix ! dit Wayland en posant mystérieusement un doigt sur ses lèvres. Il est possible que nous nous revoyions. Vous avez déjà le Scah-majm, comme vos rabbins l’appellent,… la création générale. Veillez donc et priez, car il faut que vous arriviez à la connaissance de l’élixir Alchabest Samech avant que je puisse communiquer avec vous.

À ces mots il répondit par un léger signe de tête au salut respectueux du petit juif, et sortit gravement de la boutique, suivi par son maître, dont la première observation sur la scène dont il venait d’être témoin fut que Wayland aurait dû, en toute justice, payer au marchand la drogue qu’il avait fournie, quelle que pût en être la valeur.

– Moi le payer ! s’écria Wayland ; que le diable me paie moi-même si j’en fais rien. Si je n’avais craint de déplaire à Votre Honneur, j’aurais tiré de lui une once ou deux de l’or le plus pur, en échange de pareil poids de poussière de brique.

– Je vous conseille de ne pas faire de telles friponneries, tant que vous serez à mon service.

– Ne vous ai-je pas dit que c’est cette raison qui m’a empêché de le faire ? Friponnerie, dites-vous ? Quoi ! voilà un squelette ambulant, qui, assez riche pour paver en dollars la rue dans laquelle il demeure, en tire à peine un seul de son coffre-fort, et, comme un fou, court après la pierre philosophale ! D’ailleurs ne voulait-il pas lui-même tromper un ignorant, comme il me supposait d’abord, en me vendant au poids de l’or une drogue qui ne valait pas un sou ? Fin contre fin, dit le diable au charbonnier  ; si sa mauvaise poudre valait mes couronnes d’or, ma poussière de brique pourrait bien valoir les siennes.

– Il est possible que ce raisonnement soit fort bon en traitant avec des juifs et des apothicaires, M. Wayland ; mais songez bien que je ne puis permettre de pareils tours de passe-passe à quelqu’un qui est à mon service. Je me flatte que vous avez fini vos acquisitions.

– Oui, monsieur ; et avec toutes ces drogues, je composerai aujourd’hui même le véritable orviétan, précieux médicament, si rare, si difficile à trouver en Europe, faute de cette poudre qu’Yoglan vient de me fournir.

– Mais pourquoi n’avoir pas acheté toutes vos drogues dans la même boutique ? Nous avons perdu près d’une heure à courir d’un marchand chez l’autre.

– Vous allez le savoir, monsieur. Je ne veux apprendre mon secret à personne, et il cesserait bientôt d’en être un si j’achetais tous mes ingrédiens du même apothicaire.

Ils retournèrent à leur auberge (la fameuse auberge de la Belle-Sauvage ), et tandis que Stevens préparait leurs chevaux, Wayland, ayant emprunté un mortier et s’enfermant dans une chambre, pulvérisa, tritura, amalgama, en proportions convenables, les drogues dont il venait de faire emplette, avec une promptitude et une dextérité qui prouvaient qu’il n’était pas novice dans les opérations manuelles de la pharmacie.

Dès qu’il eut composé son électuaire, ils montèrent à cheval, et une course d’une heure les conduisit à la résidence actuelle du comte de Sussex, ancienne habitation appelée Say’s-Court, près de Deptford, qui avait autrefois appartenu à une famille du nom de Say, mais qui, depuis plus d’un siècle, avait passé dans l’ancienne et honorable famille d’Evelyn. Le représentant actuel de cette noble maison prenait un vif intérêt à lord Sussex, et l’avait accueilli dans sa demeure ainsi qu’une suite nombreuse. Say’s-Court fut depuis la résidence du célèbre M. Evelyn, dont l’ouvrage intitulé Sylva est encore le Manuel de tous ceux qui plantent des bois en Angleterre, et dont la vie, les mœurs et les principes, tels que ses Mémoires les font connaître, devraient être également le Manuel de tous les gentilshommes anglais .

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