CHAPITRE XII.

« Quel vent a donc flétri l’aimable et jeune fleur,
« Jadis de ce séjour et l’orgueil et l’honneur ? »

JOANNA BAILLIE, la Légende écossaise.

L’ancien château de Lidcote-Hall était situé près du village qui porte le même nom, et touchait à la grande forêt d’Exmoor, bien peuplée de toute espèce de gibier, et où d’anciens privilèges appartenais à la famille Robsart donnaient à sir Hugh le droit de se livrer à la chasse, son amusement favori. Ce château antique et peu élevé occupait un espace de terrain considérable, et était entouré d’un fossé profond. Une tour octogone en défendait les approches et le pont-levis. Cette petite citadelle avait été construite en briques ; mais les murs en étaient tellement couverts de lierre et d’autres plantes grimpantes qu’il était fort difficile de reconnaître les matériaux employés pour la construction. Chaque angle de cette tour était décoré d’une tourelle, et pas une ne ressemblait à l’autre, ce qui valait bien la monotonie régulière de l’architecture gothique moderne. Une de ces tourelles était carrée, et contenait une horloge ; mais le mouvement était arrêté, ce qui frappa d’autant plus Tressilian que le bon chevalier, parmi quelques autres manies fort innocentes, avait celle de vouloir connaître de la manière la plus exacte le cours du temps, fantaisie assez commune à ceux qui ne savent qu’en faire ; comme nous voyons des marchands s’amuser à faire l’inventaire de leurs marchandises dans la saison où ils trouvent le moins d’occasions d’en vendre.

L’entrée de la cour du château était un passage voûté surmonté par la tour de l’horloge ; le pont-levis était baissé, et un des battans de la porte doublée en fer était négligemment ouvert. Tressilian traversa précipitamment le pont, et commença à appeler tous les domestiques à haute voix par leurs noms. D’abord, il n’obtint de réponse que des échos qui répétaient sa voix, et des chiens de chasse qui aboyaient dans leur chenil, situé non loin du château, dans l’enceinte tracée par le fossé. Enfin il vit arriver William Badger, vieux favori de son maître, son premier piqueur, surintendant de ses plaisirs et son fidèle garde-du-corps. Le front du vieillard s’épanouit en reconnaissant Tressilian.

– Que le ciel vous protège, M. Edmond ! s’écria-t-il ; est-ce bien vous en chair et en os ? il y a donc encore quelque espoir pour sir Hugh ? car personne ne sait plus que faire avec lui, c’est-à-dire ni le vicaire, ni M. Mumblazen, ni moi.

– Sir Hugh est-il donc plus mal que quand je suis parti ?

– Plus mal ?… non. Il est même mieux ; mais il a, dirait-on, l’esprit dérangé. Il boit et mange comme à son ordinaire, mais il ne dort point, ou, si vous le voulez, il ne s’éveille jamais ; car il est toujours dans une sorte d’engourdissement dont on ne peut dire que ce soit veiller ni dormir. Dame Swineford pensait que c’était une sorte de paralysie ; mais non, lui dis-je, non ; c’est le cœur, le cœur seul qui est malade.

– Et ne pouvez-vous le distraire par quelques uns de ses amusemens ordinaires ?

– Il n’a plus de goût à rien. Il ne veut toucher ni au trictrac ni au galet ; il n’a pas regardé une seule fois le gros livre de blason de M. Mumblazen. Je m’étais avisé d’arrêter l’horloge, pensant que lorsqu’il n’entendrait plus sonner les heures cela lui donnerait une secousse ; car vous savez, M. Edmond, qu’il ne manquait jamais de les compter ; eh bien, il n’y a point fait attention ; de sorte que je crois que je puis remonter le vieux, carillon. J’ai osé une fois marcher sur la queue de Bungay, dans l’espoir de le mettre en colère, et vous savez ce que cela m’aurait valu autrefois ; eh bien, il n’a pas plus fait attention aux cris du pauvre chien que si c’eût été une chouette perchée sur une cheminée. En un mot, j’en perds l’esprit.

– Tu me diras le reste dans la maison, William ; mais fais conduire cet homme à l’office, et qu’on le traite avec tous les égards convenables : c’est un artiste.

– Je voudrais que ce fût un artiste en magie noire ou blanche, et qu’il eût quelque secret pour soulager mon pauvre maître. – Hé, Tom ! cria-t-il au sommelier qui se montra à une fenêtre basse, prends soin de cet artiste, et prends garde, ajouta-t-il à voix basse, à tes cuillères d’argent, car j’ai connu des gens à mine aussi honnête qui avaient assez d’art pour les escamoter.

Il fit entrer Tressilian dans une salle au rez-de-chaussée, et alla voir comment se trouvait son maître, de crainte que le retour inattendu de celui qu’il avait toujours aimé comme son fils, et dont il avait voulu faire son gendre, ne lui causât trop d’impression. Il revint presque au même instant, et dit que sir Hugh semblait comme assoupi dans son fauteuil ; mais que dès qu’il s’éveillerait, M. Mumblazen viendrait en avertir M. Tressilian.

– Ce sera un grand hasard s’il vous reconnaît, ajouta le piqueur en chef ; car il ne se rappelle pas le nom d’un seul des chiens de sa meute. Il y a huit jours, je crus qu’il allait se mieux trouver. Demain matin, me dit-il après avoir bu son coup du soir dans son grand gobelet d’argent, tu me selleras le vieux Sorrel, et nous irons chasser sur la colline d’Hazelhurst. Nous étions tous ravis de joie, nous fûmes prêts de grand matin ; il monta à cheval et se mit en chasse à l’ordinaire, mais il ne dit pas un mot, si ce n’est que le vent était au sud et que les chiens prendraient le change ; et, avant qu’on eût découplé les chiens, il s’arrêta tout-à-coup, regarda autour de lui comme un homme qui s’éveille subitement ; et, tournant la bride de son cheval, il retourna au château, nous laissant les maîtres de chasser sans lui si bon nous semblait.

– Vous me faites un triste récit, William, dit Tressilian ; mais espérons en Dieu : – les hommes n’y peuvent rien.

– Vous ne nous apportez donc pas des nouvelles de notre jeune maîtresse Amy ? Mais qu’ai-je besoin de vous faire cette question ? votre air en dit bien assez. J’avais toujours espéré que si quelqu’un pouvait la dépister, ce serait vous : c’en est donc fait, le mal est sans remède. Mais si jamais je rencontre ce Varney à portée de mon arbalète, je lui enverrai une bonne flèche ; j’en jure par le pain et le sel.

La porte s’ouvrit en ce moment, et l’on vit entrer M. Mumblazen. C’était un vieillard maigre et ridé, dont les joues ressemblaient à deux pommes qui ont passé tout l’hiver ; ses cheveux gris étaient cachés en partie par un petit chapeau semblable aux paniers dans lesquels on vend les fraises à Londres, c’est-à-dire en forme de cône. Trop sentencieux pour faire une dépense inutile de paroles uniquement pour saluer quelqu’un, M. Mumblazen témoigna à Tressilian le plaisir qu’il avait à le revoir, par une inclination de tête et en lui serrant la main ; et il l’invita à le suivre dans la chambre de sir Hugh. William Badger les accompagna sans que personne le lui eût ordonné, curieux de voir si la présence de Tressilian tirerait son maître de son état d’apathie.

Sir Hugh Robsart de Lidcote était assis sur un grand fauteuil à bras, dans une grande salle plus longue que large, dont les murs étaient décorés de bois de cerfs et de tous les instrumens nécessaires à la chasse dans le meilleur état possible, près d’une grande cheminée, au-dessus de laquelle on voyait une épée et quelques autres armes à l’usage des chevaliers, et que la rouille n’avait pas tout-à-fait respectées. C’était un homme corpulent, et dont l’embonpoint ne s’était arrêté dans certaines bornes que grâce à l’exercice de la chasse qu’il prenait constamment. Tressilian crut remarquer que l’espèce de léthargie dont son vieil ami était attaqué lui avait encore épaissi la taille pendant le peu de semaines qu’avait duré son absence. Du moins, elle avait évidemment obscurci la vivacité de ses yeux, qui suivirent d’abord M. Mumblazen jusqu’à un grand pupitre de chêne sur lequel était ouvert un gros volume in-folio ; ils se fixèrent ensuite d’un air d’incertitude sur l’étranger nouvellement arrivé. Le ministre, vieillard qui avait été persécuté du temps de la reine Marie, était assis dans un autre coin de l’appartement, un livre à la main. Il salua Tressilian d’un air mélancolique ; et fermant le volume qu’il tenait, il examina quel effet sa présence produirait sur le père affligé.

À mesure que Tressilian, les yeux baignés de larmes, s’approchait du vieillard qui avait désiré le nommer son gendre, la raison semblait vouloir reprendre son empire dans l’esprit de sir Hugh. Il poussa un profond soupir, comme un homme qui sort d’un état de stupeur ; une légère convulsion agita ses traits ; il ouvrit les bras sans prononcer un seul mot ; et quand Tressilian s’y précipita, il le serra tendrement sur son cœur.

– Je n’ai donc pas encore tout perdu ! s’écria-t-il ; et, en prononçant ces paroles, la nature se soulagea par un déluge de larmes qui coulèrent avec abondance sur ses joues et sur sa barbe blanche.

– Je n’aurais jamais cru, dit William Badger, devoir remercier Dieu de voir mon maître pleurer ; mais à présent je le fais de bon cœur, quoique je sois prêt à pleurer avec lui.

– Je ne te ferai pas de questions, dit le vieux chevalier, pas une seule, Edmond. Tu ne l’as pas trouvée ou tu l’as trouvée telle qu’il vaudrait mieux l’avoir perdue.

Tressilian ne put répondre qu’en se couvrant le visage des deux mains.

– C’en est assez ! c’en est assez ! ne pleure pas pour elle, Edmond ! J’ai raison de pleurer, puisqu’elle était ma fille ; mais tu dois te réjouir, puisqu’elle n’était pas encore ta femme. Dieu tout-puissant, tu sais mieux que nous ce que tu dois nous accorder ! Ma prière de chaque soir était de voir Edmond époux d’Amy ; si elle eût été exaucée, combien ma douleur n’eût-elle pas été plus amère !

– Consolez-vous, mon digne ami, lui dit le ministre ; il est impossible que la fille de nos espérances et de nos affections soit devenue méprisable comme vous vous le figurez.

– Sans doute, s’écria sir Hugh d’un ton d’impatience, j’aurais tort de lui donner franchement le nom qu’elle mérite de porter. On en aura inventé quelque autre à la cour ; l’infamie sait s’y couvrir d’un vernis brillant. La fille d’un gentilhomme, campagnard, d’un vieux paysan du Devonshire, n’est-elle pas trop honorée d’être devenue la maîtresse d’un courtisan… et d’un Varney ! de Varney, dont l’aïeul reçut les secours de mon père quand ses biens furent confisqués après la bataille de… de… Au diable ma mémoire ! Et je réponds que personne de vous ne m’aidera.

– Après la bataille de Bosworth, dit M. Mumblazen, entre Richard-le-Bossu et Henry Tudor, grand-père de la reine actuelle, primo Henrici Septimi, en l’année 1485 post Christum natum.

– C’est cela, dit sir Hugh ; il n’y a pas un enfant qui ne le sache. Ma pauvre tête oublie tout ce que je voudrais me rappeler, et se souvient de tout ce qu’elle devrait oublier. Mon cerveau a été en défaut depuis ton départ, Tressilian, et même encore en ce moment il chasse contre le vent.

– Votre Honneur ferait bien de se mettre au lit, dit le ministre, et de tâcher de goûter quelques heures de repos. Le docteur a laissé une potion calmante, et le grand médecin nous a ordonné d’employer tous les moyens terrestres pour nous mettre en état de supporter les épreuves qu’il nous envoie.

– C’est la vérité, mon vieil ami, répondit sir Hugh, et je tâcherai de les supporter en homme. Ce n’est qu’une femme que nous avons perdue. Vois, Tressilian, dit-il en tirant de son sein une boucle de cheveux blonds ; le soir qui précéda son départ elle m’embrassa en me comblant de caresses encore plus tendres qu’à l’ordinaire ; et moi, comme un vieux fou, je la retenais par cette boucle. Elle prit ses ciseaux, la détacha de sa chevelure, et me la laissa entre les mains, comme tout ce qui devait désormais me rester d’elle.

Tressilian ne put répondre ; il jugeait trop bien quelles sensations douloureuses avaient dû déchirer en ce moment le cœur de la malheureuse fugitive. Le ministre ouvrait la bouche pour parler, mais sir Hugh l’interrompit.

– Je sais ce que vous voulez me dire. Ce n’est qu’une boucle de cheveux d’une femme, et c’est par une femme que la honte, la mort et le péché sont entrés dans le monde. Et le docteur M. Mumblazen pourrait de même citer bien des autorités pour prouver leur infériorité.

– Un célèbre auteur français, reprit Mumblazen, dit que c’est l’homme qui se bast et qui conseille.

– Eh bien, dit sir Hugh, tâchons de nous comporter en hommes, c’est-à-dire avec courage et sagesse. Edmond, je te revois avec autant de plaisir que si tu m’eusses apporté de meilleures nouvelles. Mais nous avons trop parlé pour ne pas avoir les lèvres sèches. – Amy, fais-nous donner du vin. Alors, se rappelant à l’instant que la fille qu’il avait tant chérie ne pouvait plus l’entendre, il secoua la tête ; et se tournant vers le ministre : Le chagrin est à mon esprit égaré, lui dit-il, ce que l’église de Lidcote est à mon parc. On peut s’y perdre un instant dans les bosquets et les taillis, mais au bout de chaque allée on voit le clocher qui indique le lieu de la sépulture de mes ancêtres. Plût au ciel que je pusse prendre cette route dès demain !

Tressilian et le ministre firent de nouvelles instances au vieillard pour l’engager à se mettre au lit, et ils réussirent enfin à l’y décider. On le conduisit dans sa chambre à coucher ; Tressilian resta près de lui jusqu’à ce qu’il eût vu le sommeil lui fermer les yeux ; et il alla ensuite rejoindre le ministre pour se concerter avec lui sur les démarches qu’ils devaient faire dans cette malheureuse circonstance.

Ils ne pouvaient exclure M. Mumblazen de cette conférence, et ils l’y admirent d’autant plus volontiers qu’indépendamment du secours qu’ils pouvaient espérer de sa sagacité, ils savaient qu’il était tellement ami de la taciturnité qu’on pouvait toujours compter sur sa discrétion. C’était un vieux célibataire de bonne famille, mais ayant peu de fortune, et parent éloigné de la maison de Robsart. En vertu de cette parenté, Lidcote-Hall avait été honoré de sa présence depuis vingt ans. Sa compagnie était agréable au vieux chevalier, principalement à cause de sa science profonde, quoiqu’elle ne s’étendît pas plus loin que l’art héraldique et les généalogies, avec les dates historiques qui pouvaient y avoir rapport ; mais c’était précisément le genre fait pour plaire à sir Hugh. Il trouvait commode d’avoir sous la main un ami à qui il pût s’adresser au besoin quand la mémoire lui manquait, ou quand elle l’induisait en erreur sur les noms et les dates, ce qui lui arrivait souvent ; alors Michel Mumblazen était toujours prêt à lui fournir avec précision et brièveté tous les renseignemens qu’il pouvait désirer ; et dans le cours des affaires ordinaires du monde, il s’exprimait souvent dans un style énigmatique et entremêlé de termes puisés dans l’art héraldique. Il n’en donnait pas moins des avis dignes d’attention ; et, comme le disait William Badger, il faisait partir le gibier tandis que les autres battaient les buissons.

– Nous avons eu bien à souffrir avec le bon chevalier, M. Edmond, dit le ministre. J’ai été arraché à mon troupeau chéri, et forcé de l’abandonner à des loups papistes.

– In anno tertio du règne de Marie, dit M. Mumblazen.

– Au nom du ciel ! M. Edmond, continua le ministre, dites-nous si votre temps a été mieux employé que le nôtre, et si vous avez obtenu quelques nouvelles de cette malheureuse fille, qui, après avoir fait pendant dix-huit ans la joie de cette maison aujourd’hui désolée, en cause maintenant la honte et le désespoir. Avez-vous découvert le lieu de sa résidence ?

– Connaissez-vous Cumnor-Place ? demanda Tressilian.

– Sans doute, répondit le ministre ; c’était une espèce de maison de campagne des abbés d’Abingdon.

– Dont j’y ai vu les armes, dit Mumblazen, sur une cheminée en pierre dans la grande salle du rez-de-chaussée, une croix surmontée d’une mitre entre quatre merlettes.

– C’est là, dit Tressilian, que l’infortunée demeure avec le scélérat Varney, que mon épée aurait puni de tous ses crimes, si un incident fortuit ne l’eût arraché à ma fureur.

– Béni soit Dieu d’avoir empêché votre main de se tremper dans le sang, jeune téméraire, dit le ministre. C’est à moi qu’appartient la vengeance, dit le Seigneur. Il vaudrait mieux chercher à la délivrer des liens d’infamie dans lesquels ce misérable la retient.

– Et qu’on nomme, en termes héraldiques, dit Mumblazen, laquei amoris, lacs d’amour.

– C’est sur quoi je vous demande vos conseils, mes amis, reprit Tressilian. J’ai dessein d’aller me jeter au pied du trône, et d’y accuser ce scélérat de perfidie, de séduction, d’avoir enfreint toutes les lois de l’hospitalité. La reine ne refusera pas de m’écouter, quand même le comte de Leicester, protecteur de ce traître, serait à sa droite.

– La reine, dit le ministre, a donné un bel exemple de continence à tous ses sujets, et elle fera certainement justice de ce ravisseur par qui les lois de l’hospitalité ont été violées. Mais ne feriez-vous pas mieux de vous adresser d’abord au comte de Leicester, puisqu’il est à son service ? S’il vous rend justice, vous éviterez de vous faire un ennemi puissant, ce qui ne peut manquer d’arriver si vous commencez par accuser devant la reine son premier écuyer, son favori.

– Mon âme se révolte contre cet avis, répondit Tressilian. Je ne puis supporter l’idée d’avoir à plaidé la cause de cette malheureuse fille, de ce père non moins malheureux, devant tout autre que ma souveraine légitime Leicester, me direz-vous, occupe un rang élevé, j’en conviens ; mais il est sujet comme nous, et ce n’est point à lui que je porterai mes plaintes si je puis faire mieux. Cependant je réfléchirai à ce que vous me proposez. Mais il faut que vous m’aidiez à déterminer sir Hugh à me charger de pouvoirs légaux et ostensibles, car c’est en son nom et non au mien que je dois parler. Puisqu’elle est assez changée pour être éprise de cet être méprisable, il faut du moins qu’il lui rende en l’épousant la seule justice qu’il puisse encore lui rendre.

– Il vaudrait mieux, s’écria Mumblazen avec une chaleur qui ne lui était pas ordinaire, qu’elle mourût cœlebs et sine prole , que d’écarteler les nobles armoiries de la maison de Robsart avec celles d’un tel mécréant.

– Si votre but, comme je n’en puis douter, dit le ministre, est de sauver autant qu’il est possible l’honneur de cette malheureuse fille, je vous répète que vous devez commencer par vous adresser au comte de Leicester. Il est aussi absolu dans sa maison que la reine l’est dans son royaume ; et s’il dit à Varney que tel est son bon plaisir la faute d’Amy acquerra moins de publicité.

– Vous avez raison, dit vivement Tressilian oui vous avez raison, et je vous remercie de m’avoir fait sentir ce que le trouble de mon esprit m’empêchait d’apercevoir. Je ne pensais guère avoir une grâce à demander à Leicester ; mais je fléchirais le genou devant cet orgueilleux Dudley, si je pouvais par là diminuer le moins du monde la honte de l’infortunée Amy. Vous m’aiderez donc à obtenir de sir Hugh Robsart les pouvoirs nécessaires.

– Sans aucun doute, répondit le ministre tandis que Mumblazen faisait un signe de tête affirmatif.

– Il faut aussi vous tenir prêt à rendre témoignage en cas de besoin de la manière hospitalière dont le bon sir Hugh a accueilli ce traître, et de la perfidie avec laquelle celui-ci a travaillé à séduire sa malheureuse fille.

– Dans le premier temps, dit le ministre, elle ne semblait pas goûter beaucoup sa société ; mais par la suite je les ai vus ensemble assez souvent.

– Séant dans le salon, dit Mumblazen, et passant dans le jardin.

– Dans une soirée du printemps dernier, ajouta le ministre, je les ai rencontrés dans le bois du sud. Varney s’enveloppait d’un manteau brun, et je ne vis pas sa figure. Ils se séparèrent à la hâte dès qu’ils m’entendirent, et je remarquai qu’elle tourna la tête pour le regarder.

– Les têtes en regard, dit Mumblazen. Et le jour de sa fuite, je vis le laquais de Varney, que je reconnus à sa livrée, tenir le cheval de son maître et le palefroi de miss Amy, sellés et bridés, derrière le mur du cimetière.

– Et maintenant, dit Tressilian, on la trouve enfermée dans une retraite obscure. Le scélérat est donc pris sur le fait. Je voudrais qu’il essayât de nier son crime pour pouvoir l’en convaincre l’épée à la main. Mais il faut que je me prépare à me mettre en route ; et vous, mes amis, disposez sir Hugh à me donner le droit d’agir en son nom.

À ces mots Tressilian quitta l’appartement.

– Il est trop ardent, dit le ministre, et j’offre à Dieu mes prières pour qu’il lui accorde la patience dont il faut qu’il s’arme pour traiter avec Varney.

– Patience et Varney, dit Mumblazen, sont deux mots qui ne vont pas mieux ensemble que métal sur métal en blason. Il est plus faux qu’une sirène, plus venimeux qu’une vipère, plus rapace qu’un griffon, plus cruel qu’un lion rampant.

– Je ne sais trop, dit le ministre, si nous pouvons demander à sir Hugh de déléguer son autorité paternelle à qui que ce soit, dans l’état où il se trouve.

– Votre Révérence n’en doit faire nul doute, dit William Badger qui venait d’entrer en ce moment, car je gagerais ma vie qu’en s’éveillant il va se trouver tout autre qu’il n’a été depuis trente jours.

– Tu as donc une bien grande confiance dans la potion du docteur Diddleum ? dit le ministre.

– Pas la moindre, répondit Badger ; car il n’en a pas bu une goutte, attendu qu’on avait cassé la fiole. Mais M. Tressilian a amené ici un artiste qui a composé pour sir Hugh un breuvage qui vaut vingt potions du docteur Diddleum. J’ai causé avec lui, et je puis garantir qu’il n’existe pas un meilleur maréchal, un homme qui connaisse mieux les maladies des chevaux, et certainement ce n’est pas lui qui voudrait faire mal à un chrétien.

– Un maréchal, misérable ! s’écria le ministre ; avoir donné à sir Hugh un breuvage préparé par un maréchal ! et en vertu de quelle autorité ? et qui répondra des suites ?

– À l’égard de l’autorité, Votre Révérence, c’est en vertu de la mienne ; et quant à la responsabilité, je n’ai pas vécu vingt-cinq ans dans le château sans avoir acquis le droit de donner un breuvage au besoin à un homme ou à un cheval. Que de médecines n’ai-je pas distribuées dans l’écurie ! Combien de fois n’y ai-je pas même saigné, cautérisé, ventousé !

Les deux conseillers privés crurent ne pas devoir perdre un instant pour porter cette nouvelle à Tressilian, qui manda sur-le-champ Wayland en sa présence, et lui demanda, mais en particulier, de quel droit il s’était avisé de préparer un breuvage pour sir Hugh Robsart.

– Votre Honneur doit se rappeler, répondit Wayland, que je lui ai dit que j’avais pénétré dans les secrets de l’art de mon maître, je veux dire du docteur Doboobie, plus avant qu’il ne l’aurait voulu ; et véritablement s’il avait conçu de l’animosité contre moi, c’était parce que bien des personnes douées de discernement, et notamment une jeune et jolie veuve d’Abingdon, préféraient mes ordonnances aux siennes.

– Il ne s’agit pas ici de plaisanter, dit Tressilian. Je te jure que si la médecine de cheval que tu as fait prendre à sir Hugh nuit le moins du monde à sa santé, tu trouveras ton tombeau dans le fond d’une mine d’étain.

– Je ne suis pas encore assez avancé dans le grand arcanum de la transmutation des métaux, pour changer l’étain en or, répondit Wayland sans se déconcerter : mais ne craignez rien, M. Tressilian ; William Badger m’a bien expliqué la situation du digne chevalier, et je me flatte que je suis en état d’administrer une dose de mandragore capable de procurer un sommeil, doux et tranquille, ce qui ne peut manquer de rétablir le calme dans l’esprit agité de sir Hugh.

– J’espère, Wayland, que je n’éprouverai pas de trahison de ta part ?

– L’événement vous le prouvera. Quel motif pourrais-je avoir pour nuire à un pauvre vieillard à qui vous vous intéressez ? Si Gaffer Pinniewinks ne m’enfonce pas son poinçon dans la chair en ce moment, et ne la déchire pas avec ses maudites pinces partout où il découvrirait quelque marque sur mon corps, pour voir si ce n’est pas celle du diable, n’est-ce pas à vous que je le dois ? Mon plus grand désir est que vous me regardiez comme le plus fidèle de vos serviteurs ; et vous jugerez de ma bonne foi par le résultat du sommeil du bon chevalier. Wayland ne s’était pas trompé dans ses conjectures. La potion calmante que son expérience avait préparée et que la confiance de William Badger avait administrée, produisit les plus heureux effets. Le baronnet dormit d’un sommeil long et paisible, et il s’éveilla le cœur bien triste à la vérité, le corps très faible, mais l’esprit plus en état de juger ce qu’on pouvait lui proposer, qu’il ne l’avait été depuis quelque temps. Il n’adopta pas sur-le-champ le projet de Tressilian, de se rendre à la cour pour obtenir, autant que la chose était possible, réparation de l’injure faite à Amy. Il faut l’abandonner, dit-il ; c’est un faucon qui suit le vent et qui ne vaut pas le coup de sifflet qu’on donne pour le rappeler. On parvint pourtant à le convaincre qu’il était de son devoir de céder à la voix de la tendresse paternelle qui lui parlait tout bas malgré lui, et de consentir que Tressilian fît pour sa fille tout ce qu’il serait possible de faire. Il signa donc un pouvoir que le ministre rédigea ; car, dans ce siècle, le troupeau d’un pasteur trouvait souvent en lui non seulement un guide spirituel, mais un conseiller dans les affaires confiées aujourd’hui aux hommes de loi.

Vingt-quatre heures après le retour de Tressilian à Lidcote-Hall, tout était prêt pour son second départ, mais on avait oublié un point important, et ce fut M. Mumblazen qui y fit songer. – Vous allez à la cour, M. Tressilian, lui dit-il ; souvenez-vous que les couleurs de vos armoiries doivent être or et argent. Ce sont les seules qui puissent y avoir cours. La remarque n’était pas moins juste qu’embarrassante. Il n’était pas plus possible sous le règne d’Élisabeth qu’il ne l’a été depuis ce temps, à quelque époque que ce soit, de suivre une affaire à la cour sans argent comptant ; et c’était une denrée qui n’était pas très commune à Lidcote-Hall. Tressilian n’était pas riche, et les revenus de sir Hugh Robsart étaient toujours mangés d’avance, grâce à la manière hospitalière dont il vivait. Celui qui avait indiqué la difficulté se chargea de la lever. M. Michel Mumblazen présenta un sac de cuir contenant près de 300 liv. sterling, en monnaie d’or et d’argent de toute espèce, fruit d’une économie de plus de vingt ans, et qu’il abandonna sans prononcer un seul mot au service de celui qui, en l’accueillant dans sa maison, lui avait fourni le moyen d’accumuler ce petit trésor. Tressilian l’accepta sans avoir l’air d’hésiter un instant ; et ce ne fut qu’en se serrant la main qu’ils se témoignèrent réciproquement le plaisir qu’ils éprouvaient tous deux, l’un en consacrant tout ce qu’il possédait à un projet si louable, l’autre en voyant s’évanouir d’une manière si soudaine et si peu attendue un obstacle qu’il avait craint de trouver insurmontable.

Tandis que Tressilian faisait ses préparatifs pour partir le lendemain matin, Wayland demanda à lui parler. Il lui dit qu’il espérait qu’il n’était pas mécontent de la manière dont avait opéré la potion qu’il avait donnée à sir Hugh, et il lui demanda la permission de l’accompagner à la cour. Tressilian avait lui-même déjà pensé plusieurs fois à l’amener avec lui ; car l’adresse, l’intelligence et le génie inventif dont son compagnon de voyage lui avait donné plus d’une preuve depuis le peu de temps qu’il le connaissait, l’avaient porté à croire qu’il pourrait lui être d’une grande utilité. Mais il existait un mandat d’arrêt contre Wayland, et Tressilian le lui rappela, sans oublier les pinces et le poinçon de Pinniewinks.

Wayland ne fit qu’en rire. – On n’ira pas chercher le maréchal, dit-il, sous le costume de votre serviteur. D’ailleurs, voyez mes moustaches et mes cheveux ; il ne s’agit que de retrousser les unes et de teindre les autres avec une composition dont j’ai le secret, et je défierais le diable de me reconnaître.

Il effectua cette nouvelle métamorphose, et au bout de quelques minutes il se présenta à Tressilian sous des traits tout différens. Tressilian hésitait pourtant encore à accepter ses services ; mais les instances de Wayland n’en devinrent que plus pressantes.

– Je vous dois la vie, lui dit-il, et je désire d’autant plus vous payer une partie de cette dette, que j’ai appris de Badger que l’affaire qui vous appelle à la cour peut n’être pas sans danger. Je n’ai pas la prétention d’être un spadassin, un de ces fiers-à-bras toujours prêts à soutenir les querelles de leur maître le sabre à la main. Au contraire, je suis du nombre de ces gens qui aiment mieux la fin d’un repas que le commencement d’une dispute. Mais je sais aussi que je puis servir Votre Honneur, dans une affaire semblable, mieux que ces braves qui ne connaissent que le mousqueton et le poignard, et que ma tête vous vaudra une centaine de leurs bras.

Tressilian hésitait encore ; il y avait bien peu de temps qu’il connaissait cet étrange personnage, et il ne savait trop jusqu’à quel point il pouvait lui accorder la confiance nécessaire pour le rendre utile à ses projets. Avant qu’il eût pris une détermination, il entendit un cheval dans la cour, et presque au même instant M. Mumblazen et William Badger entrèrent précipitamment dans sa chambre.

– Il vient d’arriver, dit Badger, un domestique monté sur la plus belle jument grise que j’aie vue de ma vie…

– Portant sur le bras, dit Mumblazen, une plaque d’argent sur laquelle on voit un dragon tenant dans sa gueule un fragment de brique, et surmonté d’une couronne de comte. Il m’a remis une lettre pour vous, scellée des mêmes armes.

Tressilian prit la lettre, dont l’adresse était ainsi conçue : Àl’honorable Edmond Tressilian, notre cher parent ; et au bas, on voit écrit : « À cheval ! à cheval ! Il y va de la vie ! il y va de la vie ! » Il l’ouvrit, et y lut ce qui suit :

« M. TRESSILIAN, NOTRE BON AMI ET CHER COUSIN,

« Nous sommes en ce moment en si mauvaise santé, et nous nous trouvons d’ailleurs dans des circonstances si fâcheuses, que nous désirons réunir près de nous ceux de nos amis sur l’affection desquels nous pouvons le plus particulièrement compter ; nous vous mettons au premier rang, M. Tressilian, tant à cause de l’amitié que nous vous connaissons pour nous que par le mérite de vos autres qualités. Nous vous prions donc de venir nous trouver le plus promptement qu’il vous sera possible, au château de Say’s-Court, près de Deptford, où nous vous parlerons d’affaires que nous ne jugeons pas à propos de confier au papier. Dans l’espérance de vous voir bientôt, nous sommes votre affectionné parent.

« RATCLIFFE, COMTE DE SUSSEX. »

– William Badger, s’écria Tressilian, faites monter le messager à l’instant ; et dès que celui-ci arriva : Ah ! Stevens, lui dit-il, c’est vous ! comment se porte donc milord ?

– Mal, M. Tressilian, mal ; et il n’en a que plus besoin d’avoir de bons amis autour de lui.

– Mais quelle est donc sa maladie ? je n’en avais pas entendu parler.

– Je ne saurais vous le dire, monsieur, mais il semble fort mal. Les médecins ne savent que dire. Bien des gens de la maison soupçonnent qu’il y a de la trahison, de la sorcellerie, peut-être quelque chose de pire.

– Quels sont les symptômes ? demanda Wayland s’avançant hardiment.

– Comment ? dit Stevens ne comprenant pas cette demande.

– Qu’éprouve-t-il ? dit Wayland. Où est le siège de son mal ?

Stevens se tourna vers Tressilian comme pour lui demander s’il devait répondre aux questions d’un étranger ; et, en ayant reçu un signe affirmatif, il fit l’énumération des symptômes de la maladie de son maître : perte graduelle de forces, transpirations nocturnes, défaut d’appétit, faiblesse, etc.

– Tout cela joint à une douleur aiguë dans l’estomac, dit Wayland, et à une fièvre lente.

– C’est cela même, dit Stevens d’un air un peu surpris.

– Je connais cette maladie, ajouta Wayland. J’en connais la cause. Votre maître a mangé de la manne de saint Nicolas ; mais j’en connais aussi le remède. Le docteur ne dira pas que j’ai étudié pour rien dans son laboratoire.

– Que voulez-vous dire ? reprit Tressilian en fronçant le sourcil ; songez que nous parlons d’un des premiers seigneurs de l’Angleterre. Ce n’est point ici le moment de jouer le rôle de bouffon.

– À Dieu ne plaise ! répondit Wayland. Je dis que je connais cette maladie, et que je la guérirai. Avez-vous déjà oublié ce que j’ai fait pour sir Hugh Robsart ?

– Nous partirons à l’instant, s’écria Tressilian. C’est Dieu qui nous appelle.

Annonçant le nouveau motif qu’il avait pour quitter le château sur-le-champ, quoique sans parler des soupçons de Stevens et des assurances de Wayland, il dit adieu à sir Hugh, et, suivi de Wayland et du domestique du comte de Sussex, il prit en toute hâte la route de Londres.

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