« Et voilà donc comment, messieurs les étourdis,
« Le service se fait, les devoirs sont remplis ?
« Qu’est devenu le sot envoyé par mon ordre ? »
SHAKSPEARE, la Méchante femme mise à la raison.
Le moment où les hommes paraissent le plus désavantageusement aux yeux les uns des autres, et où ils se trouvent le moins à l’aise, est celui où le premier rayon de l’aurore les surprend à veiller. Même une beauté du premier ordre, quand la naissance du jour vient mettre fin aux plaisirs d’un bal, ferait bien de se soustraire aux regards de ses admirateurs les plus dévoués et les plus passionnés. Telle était la lueur pâle et défavorable qui commençait à se répandre sur ceux qui avaient veillé toute la nuit dans l’antichambre du comte de Sussex, et qui mêlait une teinte bleuâtre à la flamme presque livide des lampes et des torches mourantes. Le jeune homme dont nous avons parlé dans le chapitre précédent avait quitté l’appartement pour aller voir qui frappait à la porte du château, et, en y rentrant, il fut si frappé de l’air pâle et défait de ses compagnons de veille qu’il s’écria : – Sur mon âme ! mes maîtres, on vous prendrait pour des hiboux. Quand le soleil va se lever, je présume que je vous verrai vous envoler, les yeux éblouis, pour aller vous cacher dans le tronc pourri d’un vieil arbre, ou dans quelque mur tombant en ruines.
– Tais-toi, tête sans cervelle, dit Blount. Est-ce le moment de plaisanter quand l’honneur de l’Angleterre rend peut-être le dernier soupir dans la chambre voisine ?
– Tu mens, répliqua Walter.
– Je mens, répéta Blount en se levant, je mens ! Et c’est à moi que tu parles ainsi !
– Oui, brave Blount, tu mens. Mais ne prends pas la mouche ainsi pour un mot. J’aime et j’honore milord autant qu’aucun de vous ; mais, s’il plaisait au ciel de l’appeler à lui, je ne dirais pas pour cela que tout l’honneur de l’Angleterre mourrait avec lui.
– Sans doute, et une bonne part en survivrait chez toi, reprit Blount.
– Oui, et une bonne part aussi avec toi-même, Blount, et avec Markham, Tracy, et nous tous. Mais c’est moi qui ferai valoir le talent que Dieu nous a confié.
– Et voudras-tu nous faire part de ton secret ?
– Pourquoi non ? Vous êtes comme un terrain qui ne produit rien parce qu’on croit qu’il n’a pas besoin d’engrais. Moi, je suis un sol peut-être moins fertile par lui-même, mais où l’ambition entretient sans cesse une fermentation qui le rendra productif.
– Je prie le ciel qu’elle ne te rende pas fou. Quant à moi, si nous perdons le noble comte, je dis adieu à la cour et aux camps. J’ai cinq cents acres de terre dans le comté de Norfolk ; je vais m’y enterrer, et je change la cuirasse pour la bêche.
– Vile métamorphose ! Mais tu as vraiment déjà la tournure du laboureur ; tes épaules sont courbées comme si tu te baissais pour tenir la charrue, et tu as une odeur terreuse au lieu d’être parfumé comme devrait l’être un galant courtisan. En vérité, on dirait que tu viens de sortir du milieu d’une meule de foin. Ta seule excuse sera de dire que le fermier avait une jolie fille.
– Trêve de plaisanteries, Walter, dit Tracy ; ni le temps ni le lieu ne les permettent. Dites-nous plutôt qui était à la porte tout à l’heure.
– Le docteur Masters, médecin de la reine, qui venait par ordre exprès d’Élisabeth pour s’informer de la santé du comte.
– Ah ! s’écria Tracy, ce n’est pas une petite marque de faveur. Si le comte recouvre la santé, Leicester pourra encore trouver en lui un adversaire redoutable. Et où est le docteur ?
– Sur la route de Greenwich, répondit Walter, et de fort mauvaise humeur.
– Comment ! s’écria Tracy ; j’espère que tu ne lui as pas refusé la porte !
– Tu n’as sûrement pas fait un pareil coup de tête ? ajouta Blount.
– Sur ma foi, je l’ai congédié aussi net que vous congédieriez, toi, Blount, un mendiant ; et toi, Tracy, un créancier.
– De par tous les diables ! pourquoi as-tu laissé aller Walter à la porte ? demanda Blount à Tracy.
– Parce que cela convenait mieux à son âge qu’au mien. Mais ce trait d’étourderie nous perd tous. Que milord vive ou qu’il meure, il n’obtiendra plus un regard favorable de la reine.
– Et il n’aura plus le moyen de faire la fortune de ses partisans, dit Walter en souriant d’un air de mépris. Voilà la plaie secrète, délicate à toucher. Messieurs, j’ai fait sonner moins haut que quelques uns de vous mes lamentations sur la maladie de milord ; mais quand il s’agit de lui rendre service, je ne le cède à personne. Si j’eusse permis à ce savant docteur de pénétrer dans la chambre du comte, ne voyez-vous pas qu’il y aurait eu entre lui et le médecin venu avec Tressilian un bruit capable d’éveiller non seulement le malade, mais les morts mêmes ? La cloche d’alarme fait moins de tapage qu’une querelle entre deux docteurs.
– Et qui supportera le blâme d’avoir contrevenu aux ordres de la reine ? demanda Tracy ; car sans aucun doute le docteur Masters venait donner des soins au comte par ordre exprès de Sa Majesté.
– Moi, messieurs, dit Walter ; et si j’ai fait une faute, je consens à en être puni.
– Dis donc adieu à tes beaux rêves, dit Blount, et renonce aux faveurs de la cour. Ton ambition aura beau fermenter, le Devonshire ne verra jamais en toi qu’un cadet de famille, bon à placer au bas bout d’une table, découpant tour à tour avec le chapelain, veillant à ce que les chiens soient bien nourris, et serrant la sangle du cheval de son maître, quand il part pour la chasse.
– Non, dit le jeune homme en rougissant, non, il n’en sera rien tant qu’on fera la guerre en Irlande et dans les Pays-Bas, tant que les vagues de la mer ouvriront un chemin aux dangers, à la gloire et à la fortune. Le riche Occident a encore des terres inconnues, et il se trouve en Angleterre des âmes assez hardies pour en tenter la découverte. Je vous quitte pour un instant, messieurs ; je vais faire une ronde, et voir si les sentinelles sont à leur poste.
– Il a du vif-argent dans les veines, dit Blount en regardant Markham, c’est une chose indubitable.
– Il a dans le sang et dans la tête, répondit Markham, de quoi s’élever bien haut ou se perdre à jamais. Mais en fermant la porte à Masters, il a eu la hardiesse de rendre au comte un service signalé, car le compagnon de Tressilian a déclaré qu’éveiller milord ce serait le tuer ; et Masters éveillerait les Sept-Dormans si leur sommeil n’avait pas été prescrit par une ordonnance de la faculté en bonne forme.
La matinée commençait à s’avancer, et Tressilian apporta dans l’antichambre l’heureuse nouvelle que le comte de Sussex s’était éveillé de lui-même ; que ses souffrances internes étaient diminuées ; qu’il parlait avec enjouement, et que ses yeux brillaient d’une vivacité qui annonçait qu’un changement favorable avait eu lieu dans sa situation. Il demandait qu’on vînt lui faire rapport de ce qui pouvait s’être passé pendant la nuit.
Lorsque le comte apprit la manière dont le jeune Walter avait reçu le médecin que la reine avait daigné lui envoyer, il sourit d’abord ; mais, après un instant de réflexion, il ordonna à Blount, son premier écuyer, de se mettre sur-le-champ dans une barque et de se rendre au palais de Greenwich, en prenant avec lui Walter et Tracy, pour présenter à la reine ses humbles respects, l’assurer de toute sa reconnaissance, et lui expliquer le motif qui l’avait empêché de prendre les avis du savant docteur Masters.
– Peste soit d’un pareil ordre ! dit Blount en rentrant dans l’antichambre. S’il m’avait envoyé porter un cartel à Leicester, je crois que je me serais acquitté passablement d’un tel message. Mais me présenter devant notre gracieuse souveraine, en présence de qui toutes les paroles doivent être sucrées et miellées comme si elles sortaient de la boutique d’un confiseur, c’est ce qui ne me convient guère. Allons, partons, Tracy ; suis-moi, Walter, toi qui es la cause de toute cette besogne ; voyons si ton cerveau si fertile en feux d’artifice pourra venir au secours d’un homme qui ne sait parler que le franc et bon anglais.
– Ne craignez rien, s’écria Walter ; je vous tirerai d’embarras. Donnez-moi seulement le temps d’aller chercher mon manteau.
– Ton manteau ! tu l’as sur les épaules. Je crois qu’il a perdu la tête, s’il en a jamais eu une.
– Eh non ! c’est un vieux manteau de Tracy. Crois-tu que je veuille me montrer à la cour sans être vêtu comme il convient à un gentilhomme ?
– Bah ! tes beaux habits te serviront tout au plus à éblouir les yeux du portier et de quelques pauvres valets.
– N’importe, je veux mettre mon manteau, et donner un coup de brosse à mon pourpoint avant de partir.
– Voilà bien du bruit pour un manteau et un pourpoint. Allons, dépêche-toi, au nom du ciel !
Ils voguèrent bientôt sur le sein de la superbe Tamise, dont les ondes réfléchissaient alors le soleil dans tout l’éclat de ses feux.
– Voilà deux choses qui n’ont rien qui les égale dans tout l’univers, dit Walter à Blount ; le soleil dans les cieux, et la Tamise sur la terre.
– Les rayons de l’un nous éclaireront pour aller à Greenwich, répondit Blount, et les eaux de l’autre nous y conduiraient plus vite si c’était l’heure de la marée.
– Et voilà tout ce que tu penses, tout ce dont tu t’inquiètes ! Tu ne vois d’autre utilité dans le roi des élémens, dans la reine des fleuves, que d’aider de pauvres diables comme toi, Tracy et moi, à aller faire à la cour une visite de pur cérémonial.
– C’est une visite dont je me souciais fort peu, sur ma foi ; j’épargnerais de bon cœur au soleil et à la Tamise la peine de me conduire où je n’avais nulle envie d’aller ; et je m’attends, pour toute récompense, à être reçu fort mal. Et sur mon honneur, ajouta-t-il en jetant les yeux sur Greenwich dont ils approchaient, je crois que nous aurons fait une course inutile, car je vois la barque de la reine près des degrés du parc, comme si Sa Majesté allait faire une promenade sur l’eau.
Il ne se trompait pas. Le pavillon anglais flottait sur la barque royale, où se trouvaient déjà les bateliers de la reine, vêtus de leurs riches livrées ; et on l’avait approchée de l’escalier conduisant dans le parc de Greenwich. Deux ou trois autres barques étaient destinées pour les personnes de la suite d’Élisabeth qui ne devaient pas être admises dans la première. Ses gardes-du-corps, les plus beaux hommes de l’Angleterre, formaient une double haie depuis la porte du palais jusqu’au bord de l’eau, et l’on semblait attendre l’arrivée de la reine, quoiqu’il fut encore de très bonne heure.
– Sur ma foi, cela ne nous présage rien de bon, dit Blount ; il faut que la reine ait de puissantes raisons pour se mettre en route de si grand matin. Nous ferions mieux de retourner à Say’s-Court, pour rendre compte à milord de ce que nous avons vu.
– De ce que nous avons vu ! répéta Walter ; et qu’avons-nous vu ? Une barque, des rameurs, et quelques soldats en habits d’écarlate, armés de hallebardes. Exécutons la mission dont le comte nous a chargés, et nous lui rendrons compte de la manière dont la reine nous aura reçus.
À ces mots il ordonna aux bateliers d’approcher la barque d’un endroit où ils pourraient débarquer, pensant que le respect ne leur permettait pas de se servir en ce moment de l’escalier du parc. Il sauta légèrement sur le rivage, suivi du prudent et circonspect Blount, qui semblait l’accompagner à regret. En se présentant à la porte du palais, ils apprirent qu’ils ne pouvaient y entrer, parce que la reine allait sortir. Ils employèrent le nom du comte de Sussex ; mais ce talisman ne produisit aucun effet sur l’officier de garde, qui répondit qu’il ne pouvait s’écarter en rien de sa consigne.
– Ne te l’avais-je pas dit ? s’écria Blount. Allons, mon cher Walter, regagnons notre barque, et retournons à Say’s-Court.
– Pas avant que j’aie vu la reine, répondit-il d’un ton déterminé.
– Tu es donc fou, archifou !
– Et toi, tu es donc devenu tout-à-coup poule mouillée ? Je t’ai vu faire face à une douzaine de kernes irlandais, sans te laisser effrayer par le nombre, et maintenant tu trembles qu’une belle dame ne jette sur toi un regard de mauvaise humeur.
Comme il finissait de parler, les portes s’ouvrirent, et les huissiers du palais commencèrent à s’avancer en cérémonie, précédés par les gentilshommes pensionnaires . Bientôt Élisabeth parut au milieu des dames et des seigneurs de sa cour, rangés de manière à ce qu’elle pouvait être vue de toutes parts. Elle était encore jeune, et brillait de tout l’éclat de ce qu’on appelle beauté dans une souveraine, mais de ce qu’on appellerait dans tous les rangs noblesse et dignité. Elle s’appuyait sur le bras de lord Hunsdon, qui, étant son parent du côté de sa mère, en recevait souvent de semblables marques de faveur et de distinction.
Walter n’avait probablement jamais approché de si près la personne de sa souveraine, et il s’avança jusqu’à la haie que formaient les gardes, afin de profiter de cette occasion pour bien la voir. Son compagnon, au contraire, maudissant ce qu’il appelait son imprudence, cherchait à le retenir ; mais Walter parvint à s’en débarrasser, et, laissant son manteau flotter négligemment sur une épaule, déploya par là sa belle taille avec plus d’avantage. Ôtant alors sa toque, il fixa les yeux sur la reine avec un mélange de curiosité respectueuse et d’admiration à la fois expressive et modeste. Enfin les gardes, frappés de sa bonne mine et de la richesse de ses vêtemens, souffrirent qu’il se plaçât parmi eux, ce qu’ils ne permettaient pas aux spectateurs d’un rang ordinaire, et le jeune homme intrépide se trouva ainsi exposé en plein aux regards d’Élisabeth, qui n’était jamais indifférente ni à l’admiration qu’elle excitait à juste titre, ni aux avantages extérieurs qu’elle remarquait dans ses courtisans. Quand elle fut près de ce jeune homme, elle jeta un coup d’œil sur lui, d’un air qui annonçait quelque surprise de sa hardiesse sans mélange de ressentiment. Mais un incident fixa plus particulièrement son attention sur lui. Il avait plu toute la nuit ; et précisément devant la place où se tenait notre jeune homme, un peu de boue se trouvait sur le passage de la reine. Elle hésita un instant, et Walter, détachant son manteau en un clin d’œil, l’étendit par terre pour qu’elle pût passer à pied sec, accompagnant cet acte de dévouement d’un salut respectueux, tandis que son visage se couvrait de la plus vive rougeur. La reine leva de nouveau les yeux sur lui, éprouva un moment de confusion, rougit à son tour, lui fit un signe de tête, passa à la hâte, et monta sur sa barque sans dire un seul mot.
– Eh bien, maître fat, lui dit Blount, c’est à présent que tu auras le plaisir de faire jouer la brosse pour nettoyer ton manteau. Si tu avais dessein d’en faire un tapis de pied, autant valait garder celui de Tracy ; la bure ne craint pas les taches.
– Ce manteau, dit Walter en le pliant de manière à pouvoir le porter sur le bras, ne sera jamais brossé tant qu’il m’appartiendra.
– Et cela ne sera pas long, dit son compagnon, si tu ne le ménages davantage. Nous te verrons bientôt in cuerpo, comme disent les Espagnols.
Ici leur conversation fut interrompue par un garde-du-corps des gentilshommes pensionnaires.
– Je cherche, dit-il en les regardant avec attention, un jeune homme sans manteau, ou avec un manteau couvert de boue. C’est vous sans doute, dit-il à Walter : vous allez avoir la bonté de me suivre.
– Il est à ma suite, dit Blount ; je suis premier écuyer du noble comte de Sussex.
– Cela est possible, répondit le messager ; mais je suis porteur des ordres directs de Sa Majesté, et ils ne s’adressent qu’à ce gentilhomme.
À ces mots il s’éloigna en faisant signe à Walter de le suivre, laissant Blount, à qui les yeux sortaient de la tête dans l’excès de son étonnement. – Qui diable aurait imaginé pareille chose ! s’écria-t-il enfin ; et, secouant la tête d’un air mystérieux, il regagna sa barque, et retourna à Say’s-Court.
Cependant le gentilhomme pensionnaire conduisit Walter vers la Tamise, par le grand escalier, en le traitant de la manière la plus respectueuse, ce qui, en pareille circonstance, n’était pas de mauvais augure. Il le fit entrer dans une des petites barques prêtes à suivre celle de la reine, qui était déjà au milieu du fleuve, où elle voguait rapidement, favorisée par la marée, avantage dont Blount s’était plaint de manquer en se rendant à Greenwich. Les deux rameurs, obéissant à un signal du gentilhomme pensionnaire, firent tellement force de rames, qu’ils eurent rejoint en quelques minutes la barque de la reine, où elle était assise sous un pavillon avec deux ou trois dames de sa suite et quelques uns des grands-officiers de sa maison. Elle jeta les yeux plus d’une fois sur la petite barque qui s’avançait et sur le beau jeune homme qui s’y trouvait, et dit quelques mots en riant aux personnes qui l’environnaient. Enfin un seigneur, sans doute par son ordre, fit signe aux bateliers de faire approcher leur barque, et dit à Walter de passer sur celle de la reine, ce qu’il fit avec autant d’agilité que de grâce. La barque qui l’avait amené se retira. Walter, conduit devant Élisabeth, soutint les regards de Sa Majesté avec une assurance modeste, et le léger embarras qu’il éprouvait ne faisait que lui donner une nouvelle grâce. Il portait toujours sur son bras le manteau couvert de boue, et ce fut naturellement le sujet par lequel la reine entama la conversation.
– Vous avez gâté aujourd’hui un riche manteau, jeune homme ; nous vous remercions du service que vous nous avez rendu, quoiqu’il ne soit pas dans les formes ordinaires, et que vous y ayez mis un peu de hardiesse.
– La hardiesse est un devoir pour un sujet, répondit Walter, quand il s’agit de servir son souverain.
– Merci de Dieu, c’est bien répondu, milord, dit la reine en se tournant vers un grave personnage qui était près d’elle, et qui ne lui répondit qu’en baissant gravement la tête d’un air d’approbation. Eh bien, jeune homme, ta galanterie ne sera pas sans récompense ! tu iras trouver le maître de notre garde-robe, et il aura ordre de remplacer le manteau que tu as gâté pour notre service : tu en auras un des plus riches et des plus à la mode ; je te le promets, foi de princesse !
– N’en déplaise à Votre Grâce, dit Walter en hésitant, il n’appartient pas à un humble serviteur de Votre Majesté comme moi de peser vos bontés, mais s’il m’était permis de choisir…
– Tu préférerais avoir de l’or, je le devine, dit Élisabeth en l’interrompant. Fi ! jeune homme ! fi ! J’ai honte de le dire, mais il y a dans notre capitale tant de moyens de dépenser l’argent en folies, qu’en donner aux jeunes gens, c’est jeter de l’huile sur le feu, c’est leur fournir des armes contre eux-mêmes. Si le ciel prolonge ma vie, je mettrai des bornes à ces désordres. Cependant tu n’es peut-être pas riche, tes parens sont peut-être pauvres… Eh bien, oui, tu auras de l’or ! mais il faut que tu me rendes compte de l’usage que tu veux en faire.
Walter attendit patiemment que la reine eût cessé de parler, et l’assura alors, d’un air modeste, que l’or était encore bien moins l’objet de ses désirs que le manteau qu’elle avait eu la bonté de lui offrir.
– Quoi ! s’écria la reine, ni notre or ni un manteau ne peuvent te contenter ! Que désires-tu donc de nous ?
– Seulement, madame, si ce n’est pas porter mes prétentions trop haut, la permission de porter le manteau qui vous a rendu ce léger service.
– La permission de porter ton manteau ! y penses-tu bien, jeune homme ?
– Il ne m’appartient plus. Le pied de Votre Majesté l’ayant touché, il est devenu digne d’un prince ; il est trop riche pour un homme de ma condition.
La reine rougit de nouveau, et tâcha de couvrir, en affectant de rire, un léger mouvement de surprise et de confusion qui ne lui était pas désagréable.
– Avez-vous jamais entendu rien de semblable, milords ? La lecture des romans a tourné la tête de ce pauvre jeune homme. Il faut que je sache qui il est, afin de le renvoyer en sûreté à ses parens. Qui êtes-vous, jeune homme ?
– Gentilhomme de la maison du comte de Sussex, qui m’avait envoyé ici avec son premier écuyer porter un message à Votre Majesté.
Dès que ce nom eut été prononcé, l’air gracieux avec lequel la reine avait jusqu’alors regardé Walter s’évanouit, et fit place à une expression de hauteur et de sévérité.
– Lord Sussex, dit-elle, nous a enseigné le prix que nous devons mettre à ses messages par la valeur qu’il attache aux nôtres. Ce matin même, et à une heure qui n’est pas ordinaire, nous lui avions envoyé notre médecin, ayant appris que sa maladie était plus sérieuse que nous ne l’avions pensé d’abord. Dans aucune cour de l’Europe y a-t-il un homme plus savant, que le docteur Masters ? Il se présentait de notre part chez un de nos sujets ; cependant il a trouvé la porte de Say’s-Court défendue par des hommes armés et des coulevrines, comme si c’eût été un château situé sur les frontières d’Écosse, et non dans le voisinage de notre cour ; et, quand il a demandé, en notre nom, qu’on la lui ouvrît, il a essuyé l’affront d’un refus. Nous ne recevrons, au moins quant à présent, aucunes excuses du mépris dont milord a payé une marque de bonté qui n’était que trop grande ; car je présume que l’objet de votre mission était de nous en offrir.
Ces mots furent prononcés d’un ton et avec des gestes qui firent frémir les amis du comte de Sussex à portée de les entendre. Mais celui à qui elle les adressait n’en fut point intimidé. Dès que la reine eut cessé de parler, il leva les yeux vers elle, et lui dit d’un air humble et respectueux : – Je supplie Votre Majesté de me permettre de lui dire que je n’étais chargé d’aucune excuse de la part du comte de Sussex.
– Et de quoi vous a-t-il donc chargé ? s’écria la reine avec cette impétuosité qui, mêlée à de plus nobles qualités, faisait le fond de son caractère. Est-ce de le justifier, ou, par la mort de Dieu, serait-ce de me braver ?
– Le comte de Sussex, madame, répondit Walter, connaissait toute la grandeur du crime, et il n’a pensé qu’à s’assurer du coupable, et à vous l’envoyer pour le livrer à votre merci. Il dormait profondément quand le docteur Masters est arrivé, son médecin lui ayant fait prendre une potion à cet effet ; il n’a appris que ce matin, en s’éveillant, le message plein de bonté de Votre Majesté, et le refus qu’on avait fait au docteur de le laisser entrer.
– Ceci change la thèse, dit la reine d’un ton adouci. Mais quel est celui de ses serviteurs assez hardi pour avoir refusé l’entrée du château à mon propre médecin, qui venait de ma part donner des soins à son maître ?
– Le coupable est devant vos yeux, madame, répondit Walter en s’inclinant profondément. C’est sur moi seul que tout le blâme doit tomber, et milord a eu raison de m’envoyer devant vous pour subir les conséquences d’une faute dont il est aussi innocent que les rêves d’un homme endormi le sont des actions d’un homme éveillé.
– Toi, jeune homme ! c’est toi qui as refusé la porte de. Say’s-Court à mon médecin que j’y envoyais ! Quel motif a pu inspirer tant d’audace à un jeune homme si dévoué,… c’est-à-dire dont la conduite extérieure annonce tant de dévouement à sa souveraine ?
– Madame, dit Walter, qui, malgré l’air de sévérité dont la reine affectait encore de se couvrir, entrevoyait dans sa physionomie qu’elle ne regardait pas son crime comme impardonnable, on dit dans mon pays qu’un médecin est pour un certain temps le souverain de son malade. Or, mon noble maître était alors soumis à un docteur dont les avis lui ont été fort utiles, et qui avait déclaré que si on l’éveillait il y allait de sa vie.
– Ton maître aura donné sa confiance à quelque misérable empirique.
– Je l’ignore, madame ; mais le fait est qu’il s’est éveillé ce matin beaucoup mieux portant qu’il ne l’avait été depuis plusieurs jours.
Ici les seigneurs de la suite de la reine se regardèrent les uns les autres, non pour se communiquer par les yeux quelques remarques sur cette nouvelle, mais pour tâcher de découvrir réciproquement l’effet qu’elle produisait sur chacun d’eux. La reine répondit sur-le-champ sans chercher à déguiser sa satisfaction : – Sur ma foi, je suis charmée d’apprendre qu’il se trouve mieux. Mais tu as été bien audacieux de refuser la porte au docteur que j’envoyais ! Ne sais-tu pas que l’Écriture sainte dit que c’est dans la multitude des avis que gît la sûreté ?
– Je ne sais, madame ; mais j’ai entendu des savans prétendre que la sûreté dont parle ce passage concerne le médecin et non le malade.
– Par ma foi, dit la reine, je n’ai rien à lui répondre, car mon hébreu ne vient pas à volonté. Qu’en dites-vous, milord de Lincoln, ce jeune homme interprète-t-il convenablement le texte ?
– Le mot sûreté, madame, dit l’évêque de Lincoln, paraît avoir été adopté un peu à la hâte, car le mot hébreu auquel il sert de traduction…
– Je vous ai dit, milord, que j’ai oublié mon hébreu. Mais dites-moi, jeune homme, quel est votre nom, quelle est votre famille ?
– Je me nomme Walter Raleigh, madame ; je suis un des fils cadets d’une famille nombreuse, mais honorable, du Devonshire.
– Raleigh ! dit Élisabeth après un moment de réflexion. N’avez-vous pas servi en Irlande ?
– Oui, madame ; mais je ne crois pas avoir été assez heureux pour avoir fait quelque chose qui ait mérité d’arriver jusqu’aux oreilles de Votre Majesté.
– Elles entendent de plus loin que vous ne le pensez, Raleigh. Je me rappelle fort bien un jeune homme qui, dans le comté de Shannon, défendit le passage d’une rivière contre une troupe d’Irlandais révoltés, et qui en teignit les eaux de leur sang et du sien.
– Si mon sang a été versé en cette occasion, dit Walter en baissant les yeux, je n’ai fait que m’acquitter d’une partie de mon devoir, puisque tout le sang qui coule dans mes veines est dû au service de Votre Majesté.
– Tu es bien jeune, dit la reine, pour avoir si bien combattu et pour parler si bien. Mais il faut que je t’impose une pénitence pour avoir fermé la porte à mon pauvre Masters. Le digne homme a gagné un rhume sur la Tamise. Il arrivait de Londres, où il avait été faire quelques visites, quand mon ordre lui est parvenu, et il s’est fait un devoir, une affaire de conscience, de partir sur-le-champ pour Say’s-Court. Ainsi, Raleigh, je te condamne à porter ton manteau couvert de boue jusqu’à ce qu’il me plaise d’en ordonner autrement. Et voici, ajouta-t-elle en lui remettant un joyau en or ressemblant à un pion d’échecs, ce que je te donne pour porter à ton cou.
Walter Raleigh, à qui la nature avait appris l’art que bien des courtisans n’acquièrent qu’après une longue expérience, fléchit un genou en terre et baisa la main qui lui donna ce présent. Il savait peut-être mieux qu’aucun de ceux qui l’entouraient comment concilier le dévouement respectueux dû à la reine avec l’hommage de galanterie que réclamait sa beauté ; et il réussit si bien dans cette première tentative, qu’il satisfit en même temps la vanité personnelle d’Élisabeth, et son amour pour la domination.
Mais si la reine fut contente de sa première entrevue avec Walter Raleigh, le comte de Sussex ne tarda pas à en recueillir le fruit.
– Milords et mesdames, dit la reine en s’adressant à la suite qui l’environnait, puisque nous voici sur la Tamise, il me semble que nous ferions aussi bien de renoncer à notre projet d’aller à Londres, et de surprendre ce pauvre comte de Sussex en lui faisant une visite. Il est malade ; il souffre sans doute doublement par la crainte où il est de nous avoir déplu ; et le franc aveu de ce jeune étourdi l’a complètement justifié. Qu’en pensez-vous ? ne serait-ce pas un acte de charité que de lui porter une consolation telle que celle que peut lui procurer la présence d’une reine à laquelle il a rendu de si grands services ?
On juge bien qu’aucun de ceux à qui ce discours s’adressait ne songea à ouvrir un avis contraire.
– Votre Majesté, dit l’évêque de Lincoln, est l’air que nous respirons.
Les militaires dirent que la présence du souverain était la pierre qui donnait le fil au glaive du soldat.
Les hommes d’État pensèrent que la vue de la reine était une lumière qui éclairait la marche des conseillers.
Enfin toutes les dames convinrent unanimement qu’aucun seigneur d’Angleterre ne méritait les bonnes grâces de sa souveraine mieux que le comte de Sussex, sans préjudice des droits du comte de Leicester, ajoutèrent les plus politiques ; mais la reine n’eut pas l’air de faire attention à cette exception.
Les bateliers eurent donc ordre d’arrêter la barque à Deptford, dans l’endroit le plus voisin de Say’s-Court, afin que la reine pût satisfaire sa sollicitude royale et maternelle en allant chercher elle-même des nouvelles de la santé du comte de Sussex.
Walter, dont l’esprit délié prévoyait les conséquences importantes qui pouvaient résulter des événemens les plus simples en apparence, s’empressa de demander à la reine la permission de la précéder dans une barque légère, pour aller annoncer sa visite à son maître, en donnant pour motif, avec adresse, que l’excès de la surprise pourrait être funeste au comte dans l’état fâcheux où se trouvait sa santé, de même que le cordial le plus puissant devenait quelquefois fatal au malade épuisé par une longue maladie.
Mais soit que la reine trouvât qu’un jeune homme montrait trop de présomption en donnant ainsi son opinion sans qu’on la lui demandât, soit plutôt qu’elle voulût vérifier par elle-même s’il était vrai, comme on le lui avait dit, que le château de Say’s-Court fût rempli d’hommes armés comme une place de guerre, elle répondit à Raleigh d’un ton assez brusque de garder ses conseils pour le moment où on les lui demanderait. Elle ordonna de nouveau qu’on abordât à Deptford, et ajouta : – Nous verrons quelle espèce de maison tient le comte.
– Maintenant que le ciel jette sur nous un regard de pitié, pensa Raleigh : les bons cœurs ne manquent pas autour du comte, mais les bonnes têtes y sont plus rares, et il est trop mal pour donner des ordres. Tout le monde sera à déjeuner quand nous arriverons ; Blount ; avec ses harengs d’Yarmouth et un pot d’ale ; Tracy, avec ses boudins noirs et du vin du Rhin ; ces misérables Gallois, Thomas Ap Rice et Evan Evans, avec leur soupe aux poireaux et leur fromage fondu, toutes choses qui ne sentent ni la rose ni le jasmin ; et l’on dit que la reine déteste les odeurs fortes. S’ils pouvaient seulement songer à brûler du romarin dans l’antichambre… Mais vogue la galère ! il faut tout confier à la fortune ; elle ne m’a pas trop maltraité ce matin. Il m’en coûte un beau manteau, mais j’espère que j’ai fait mon chemin à la cour. Puisse-t-elle être aussi favorable à notre brave comte !
La barque arriva bientôt à Deptford ; et la reine ayant débarqué au milieu des acclamations que sa présence ne manquait jamais d’exciter, se rendit à pied à Say’s-Court, conduite sous un dais, et accompagnée de toute sa suite.
Les cris de joie du peuple donnèrent au château la première annonce de l’arrivée de la reine. Sussex tenait conseil avec Tressilian sur ce qu’il avait à faire pour regagner les bonnes grâces d’Élisabeth, qu’il craignait d’avoir perdues, quand, à sa grande surprise, il apprit qu’elle arrivait. Ce n’était pas qu’il ignorât que la reine allait souvent visiter les premiers seigneurs de sa cour, tant en santé qu’en maladie ; mais son arrivée inattendue ne lui laissait pas le temps de faire, pour la recevoir, des préparatifs dont il savait que la vanité d’Élisabeth était flattée ; et la confusion qui régnait dans un château rempli de militaires, et que sa maladie avait contribué à augmenter, en rendait le séjour peu propre à être honoré, en ce moment par la présence royale.
Maudissant intérieurement le hasard qui lui procurait cette gracieuse visite si à l’improviste, il se prépara à la hâte à descendre avec Tressilian, qui venait de lui raconter l’histoire d’Amy.
– Mon cher ami, lui dit-il, vous pouvez être sûr que, par justice et par affection, je vous soutiendrai de tout mon pouvoir dans cette affaire. Probablement nous allons voir dans peu d’instans si je puis me flatter d’avoir encore quelque crédit près de la reine, ou si, en appuyant votre demande, je ne vous nuirais pas au lieu de vous être utile.
Tout en parlant ainsi, il passait promptement une espèce de longue robe en fourrure, et mettait à sa toilette tout le soin que lui permettait le peu d’instans qu’il avait pour se préparer à paraître devant sa souveraine. Mais toute l’attention qu’il aurait pu donner à sa parure n’eût jamais effacé les traces qu’avait laissées une maladie dangereuse sur des traits plus fortement prononcés qu’agréables. D’ailleurs il était de petite taille, et, quoique robuste, large des épaules, et propre à tous les exercices militaires, son entrée dans un salon n’était pas celle d’un homme sur lequel les yeux des dames aiment à se fixer. Aussi supposait-on que cet extérieur défavorable donnait à Sussex, malgré l’estime que lui accordait Élisabeth, un grand désavantage dans l’esprit de la reine quand elle le comparait à Leicester, l’homme de sa cour le mieux fait, et celui qui avait le plus de grâces.
Tout l’empressement du comte ne lui permit d’arriver qu’à l’instant où la reine entrait dans le salon, et il s’aperçut sur-le-champ qu’elle avait le front couvert d’un nuage. Elle avait vu le château gardé avec autant de soin qu’en temps de guerre, et rempli de soldats et de gentilshommes armés ; aussi les premiers mots qu’elle prononça exprimèrent son mécontentement.
– Sommes-nous dans une place assiégée, milord, ou avons-nous par hasard passé le château de Say’s-Court, et débarqué à notre Tour de Londres ?
Lord Sussex commença à balbutier quelques mots d’excuses.
– Il n’en faut point, milord, lui dit la reine. Nous n’ignorons pas la querelle qui existe entre vous et un autre seigneur de notre maison ; nous avons dessein d’en faire notre affaire incessamment, et de réprimer la liberté que vous prenez tous deux de vous entourer de gens armés, je pourrais dire de spadassins stipendiés, comme si, dans le voisinage de notre capitale et près de notre résidence royale, vous vous prépariez à une guerre civile l’un contre l’autre. Nous nous réjouissons de vous trouver mieux portant, quoique ce soit sans le secours du savant médecin que nous vous avions envoyé. Point d’excuses, milord ; je sais tout ce qui s’est passé à ce sujet, et j’ai réprimandé comme il convenait ce jeune étourdi, Walter Raleigh, dont, soit dit en passant, je compte débarrasser incessamment votre maison pour le prendre dans la mienne. Il a des qualités qui s’y développeront mieux que parmi les gens armés dont vous êtes environné.
Sussex, sans trop comprendre le motif de la soudaine faveur de Raleigh, ne répondit qu’en donnant son assentiment par un salut respectueux. Ensuite il supplia Sa Majesté d’accepter quelques rafraîchissemens ; mais Élisabeth ne voulut pas y consentir. Après quelques lieux communs de complimens beaucoup plus froids qu’on n’aurait dû l’attendre d’une démarche si flatteuse de sa part, la reine partit de Say’s-Court, où son arrivée avait jeté la confusion, et où son départ laissa le doute, l’inquiétude et la crainte .