« Qu’on les fasse tous deux paraître en ma présence :
« Je veux voir ces rivaux altérés de vengeance,
« Entendre l’accusé comme l’accusateur…
« On pourrait comparer leur aveugle fureur
« À l’orageuse mer qu’un léger souffle irrité ;
« Au feu qu’en un moment une étincelle excite. »
SHAKSPEARE, Richard II.
– J’ai reçu ordre de me rendre demain à la cour, dit Leicester à Varney, pour m’y trouver, à ce qu’on présume, avec lord Sussex. La reine a dessein d’intervenir entre nous, et voilà le résultat de sa visite à Say’s-Court, qu’il vous plaît de traiter si légèrement.
– Je soutiens qu’elle n’a pas la moindre importance, répondit Varney ; et j’ai appris d’une personne qui était à portée d’entendre une bonne partie de ce qui s’y est dit que Sussex y a perdu au lieu d’y gagner. La reine, en rentrant dans sa barque, a dit que Say’s-Court avait l’air d’un corps-de-garde et l’odeur d’un hôpital : – Ou plutôt celle d’une cuisine de Ram’s-Alley , a répondu la comtesse de Rutland, qui est toujours l’amie zélée de Votre Seigneurie. L’évêque de Lincoln ayant voulu ajouter son mot, et dire qu’on devait excuser la manière dont lord Sussex tenait sa maison, attendu qu’il n’était pas marié…
– Et comment lui répondit la reine ? demanda Leicester avec intérêt.
– Fort vertement : elle lui demanda quel besoin avait lord Sussex d’avoir une femme, et l’évêque de Lincoln de parler d’un tel sujet. Si le mariage est permis, ajouta-t-elle, je ne vois nulle part qu’on en ait fait un devoir.
– Elle n’aime pas, dit Leicester, à entendre parler de mariage par les ecclésiastiques, ni à les voir se marier.
– Elle n’aime pas davantage les courtisans mariés, ajouta Varney. Mais, observant que le comte changeait de visage, il ajouta sur-le-champ que toutes les dames avaient fait chorus pour ridiculiser la manière dont Sussex tenait sa maison, et avaient dit que ce n’était pas ainsi que Sa Grâce aurait été reçue chez le comte de Leicester.
– Vous avez recueilli bien des nouvelles, dit Leicester ; mais vous avez oublié la plus importante de toutes, si vous ne l’omettez à dessein ; elle a ajouté un nouveau satellite à tous ceux dont elle aime à voir les évolutions autour d’elle.
– Votre Seigneurie veut parler de Raleigh, de ce jeune homme du Devonshire, du chevalier du manteau, comme on le nomme à la cour.
– Et qui pourra l’être un jour de la jarretière, car il fait des progrès rapides dans les bonnes grâces de la reine. Elle a déclamé des vers avec lui, et elle l’admet déjà dans son intimité. Pour moi, je renoncerais bien volontiers à la part que je possède de ses inconstantes faveurs ; mais je ne prétends pas que Sussex ou ce nouveau parvenu me fassent donner mon congé. Ce Tressilian est aussi on ne peut mieux avec Sussex. Je voudrais le ménager par considération pour… ; mais il veut courir lui-même au-devant de sa perte. Et ce Sussex ! on dit que sa santé est à présent presque aussi bonne qu’elle l’a jamais été.
– La plus belle route offre des obstacles, milord, surtout quand elle conduit à une haute élévation. La maladie de Sussex était pour nous une faveur du ciel, et j’en espérais beaucoup : il en a triomphé ; mais il n’en est pas devenu pour cela plus redoutable pour Votre Seigneurie, qui, en luttant contre lui, l’a déjà terrassé plusieurs fois. Que le cœur ne vous manque pas, milord, et tout ira bien.
– Le cœur ne m’a jamais manqué, Varney.
– Non, mais il vous a plus d’une fois trahi. Celui qui veut monter à un arbre ne doit pas s’attacher aux fleurs qu’il porte : il faut qu’il ne songe qu’à saisir les maîtresses branches.
– Bien, bien ! dit Leicester d’un ton d’impatience, je comprends ce que tu veux dire ; mais je serai ferme, et mon cœur ne saurait me manquer ni m’abuser. Mets ma suite en bon ordre, et aie soin qu’elle soit assez splendide pour éclipser non seulement le cortège mesquin de Ratcliffe, mais celui des plus nobles courtisans. Que chacun soit, bien armé, sans faire parade de ses armes, et en ayant l’air de les porter plutôt parce que tel est l’usage que dans le dessein de s’en servir. Quant à toi, tu te tiendras toujours près de moi ; ta présence peut m’être nécessaire.
Sussex et son parti faisaient de leur côté de semblables préparatifs.
– Votre mémoire contre Varney, dit le comte à Tressilian, est en ce moment entre les mains de la reine : je le lui ai envoyé par une voie sûre. Je crois que vous réussirez ; votre demande est fondée sur la justice et l’honneur, et Élisabeth possède au plus haut degré ces deux qualités. Mais il faut convenir que l’Égyptien (nom qu’il donnait à Leicester à cause de son teint un peu brun) a tout loisir de lui parler dans ce temps de paix. Si la guerre était à nos portes, je serais un de ses enfans chéris ; mais les soldats, comme leurs boucliers et leurs lances, sont hors de mode pendant la paix ; les habits de satin et les couteaux de chasse obtiennent la préférence. Eh bien ! puisque telle est la mode, nous y sacrifierons. – Blount, as-tu veillé à ce que toute ma maison fût équipée à neuf ? Mais tu ne t’entends guère plus que moi à toutes ces fadaises ; tu aimerais mieux avoir à Foster un piquet de lanciers.
– Raleigh s’est chargé de ce soin, milord, répondit Blount. Morbleu ! votre cortège sera aussi brillant qu’une matinée du mois de mai. Quant à la dépense, c’est autre chose : on entretiendrait un hôpital de vieux soldats avec ce qu’il en coûte aujourd’hui pour habiller dix laquais !
– Il ne faut pas songer à la dépense en ce moment, Nicolas. Je suis obligé à Walter du soin qu’il a pris ; je me flatte pourtant qu’il n’aura pas oublié que je suis un vieux soldat, et que je ne voudrais pas de ces fanfreluches plus qu’il n’en est besoin.
– Je n’entends rien à tout cela, milord ; mais vos parens et vos amis arrivent par vingtaines pour vous accompagner à la cour ; et quoi que fasse Leicester, j’espère que nous y ferons aussi bonne figure que lui.
– Qu’on recommande strictement à chacun de se conduire de la manière la plus pacifique : point de querelle, à moins que nos ennemis n’en viennent à une violence ouverte. Je sais qu’il se trouve dans ma suite plus d’une tête chaude, et je ne veux pas que leur imprudence donne à Leicester quelque avantage sur moi.
Sussex était si occupé à donner ces différens ordres, que ce ne fut pas sans peine que Tressilian trouva le moment de lui dire qu’il était surpris qu’il eût si promptement envoyé à la reine le mémoire rédigé au nom de sir Hugh Robsart. – L’avis des amis de sir Hugh, lui dit-il, était qu’on appelât d’abord à la justice de Leicester, le coupable étant un des officiers de sa maison, et je vous en avais informé.
– C’est ce qu’on pouvait faire sans s’adresser à moi, répondit Sussex avec un peu de hauteur. Du moins, ce n’est pas moi qu’on devait prendre pour conseiller quand il s’agissait de faire une démarche humiliante devant Leicester ; et je suis surpris que vous, Tressilian, vous, homme d’honneur et mon ami, vous ayez pu penser à vous y soumettre ! Si vous me l’avez dit, je ne vous ai pas compris, parce que je ne pouvais attendre de vous un tel projet.
– Ce n’est pas moi qui l’ai conçu, milord : la marche que j’aurais préférée est précisément celle que vous avez adoptée ; mais les amis de ce malheureux père…
– Oh ! les amis ! les amis ! ils doivent nous laisser conduire cette affaire comme nous le jugeons convenable. C’est le vrai moment d’accumuler toutes les plaintes contre Leicester et ses affidés, et la reine regardera la vôtre comme une des plus graves. Au surplus, c’est une affaire faite ; elle l’a maintenant sous les yeux.
Tressilian ne put s’empêcher de soupçonner que Sussex, voulant se fortifier contre son rival par tous les moyens possibles, s’était empressé de faire cette démarche pour jeter de l’odieux sur Leicester, sans examiner beaucoup s’il était probable qu’elle réussît ; mais elle était irrévocable, et le comte mit fin à la discussion en congédiant tous ceux qui étaient près de lui. – Que chacun soit prêt à onze heures, dit-il, car il faut qu’à midi précis je sois à la cour et dans la salle de présence .
Tandis que les deux hommes d’État rivaux se préparaient ainsi à leur entrevue sous les yeux de la reine, Élisabeth elle-même n’était pas sans quelque appréhension de ce qui pourrait résulter du choc de deux esprits si ardens, soutenus l’un et l’autre par de nombreux partisans, et qui partageaient entre eux, ouvertement ou en secret, tous les vœux et toutes les espérances de sa cour. Le corps des gentilshommes pensionnaires fut mis sous les armes, et un renfort des Yeomen était venu de Londres par la Tamise. Élisabeth fit publier une proclamation portant défense à toute la noblesse d’approcher du palais avec une suite portant des armes à feu, ou ce qu’on appelait des armes longues . On disait même tout bas que le grand shériff du comté de Kent avait, reçu des ordres secrets pour tenir sa milice prête à marcher au moindre signal.
L’heure fixée pour l’audience à laquelle on s’était préparé de part et d’autre avec tant d’inquiétude arriva enfin, et les deux comtes, chacun accompagné d’une suite nombreuse, entrèrent en même temps dans la cour du palais de Greenwich lorsque midi sonnait.
Comme si c’eût été un arrangement concerté d’avance, ou peut-être parce que la reine leur avait secrètement intimé que tel était son bon plaisir, Sussex arriva de Deptford par eau, et Leicester vint de Londres par terre, de sorte qu’ils entrèrent dans la cour par deux portes opposées. Cette circonstance, de peu d’importance en elle-même, donna pourtant une sorte d’ascendant à ce dernier dans l’esprit du peuple : le cortège de ses courtisans, montés sur de superbes coursiers, avait l’air bien plus nombreux que la suite de Sussex, qui nécessairement était à pied. Les deux comtes se regardèrent, mais sans se saluer, chacun attendant peut-être que l’autre lui donnât une marque de politesse qu’il ne voulait pas lui accorder le premier. Presqu’à l’instant de leur arrivée la cloche du château sonna midi : les portes du palais s’ouvrirent, et les deux comtes y entrèrent avec les personnes de leur suite à qui leur rang en donnait le droit ; les autres restèrent dans la cour, chaque parti jetant sur l’autre des regards de haine et de mépris, et semblant ne désirer qu’un prétexte pour en venir aux mains ; mais ils furent retenus par les ordres précis de leurs chefs, et peut-être encore plus par la présence d’une garde sous les armes, d’une force supérieure à la leur.
Cependant les hommes les plus distingués de chaque cortège avaient suivi les deux comtes jusque dans la grande antichambre, semblables à deux rivières dont les eaux, forcées à entrer dans le même lit, semblent ne se réunir qu’avec peine. Ils se rangèrent, comme par instinct, chacun d’un côté différent de l’appartement, et semblèrent empressés de tracer entre eux la ligne de séparation qui, lors de leur entrée, s’était trouvée momentanément effacée. Deux portes battantes au fond de l’antichambre, qui était une longue galerie, ne tardèrent pas à s’ouvrir, et un huissier annonça que la reine était dans la salle d’audience. Les deux comtes s’avancèrent à pas lents et d’un air majestueux vers la porte ; Sussex suivi de Tressilian, de Blount et de Raleigh, et Leicester n’ayant avec lui que Varney. L’orgueil de Leicester fut obligé de céder à l’étiquette de la cour, et, saluant son rival d’un air grave et solennel, il s’arrêta pour le laisser passer avant lui comme pair de plus ancienne création. Sussex lui rendit sa politesse avec la même gravité cérémonieuse, et entra dans la salle d’audience. Tressilian et Blount voulurent l’y suivre ; mais l’huissier leur en refusa l’entrée en leur disant qu’il ne pouvait laisser passer que ceux dont la liste lui avait été donnée. Raleigh, voyant le refus essuyé par ses deux compagnons, restait en arrière ; mais l’huissier l’apercevant lui dit : – Quant à vous, monsieur, vous pouvez entrer ; et il suivit le comte de Sussex.
– Suis-moi, Varney, dit le comte de Leicester, qui s’était tenu un peu à l’écart pour voir entrer Sussex ; et s’avançant vers la porte, il allait entrer, quand Varney, qui le suivait pas à pas, et qui était revêtu du costume le plus à la mode à cette époque, fut arrêté par l’huissier, comme Tressilian et Blount l’avaient été avant lui.
– Que veut dire ceci, maître Bowyer ? dit le comte de Leicester ; savez-vous qui je suis, et ignorez-vous que ce gentilhomme est de ma maison et mon ami ?
– Votre Seigneurie me pardonnera, répliqua l’huissier avec fermeté ; mais mes ordres sont précis, et il est de mon devoir de les exécuter.
– Tu es un drôle, s’écria Leicester, le sang lui montant au visage, et tu agis avec partialité ! Tu oses me faire cet affront quand tu viens de laisser entrer un homme de la suite du comte de Sussex.
– Milord, répondit Bowyer, M. Raleigh est maintenant au service de Sa Majesté, et mes ordres ne s’appliquent pas à lui.
– Tu es un misérable ! un ingrat ! s’écria Leicester ; mais celui qui t’a mis en place peut t’en faire sortir ; tu n’abuseras pas long-temps de ton autorité.
Oubliant sa discrétion et sa politique ordinaire, il prononça ces mots à voix haute, après quoi, entrant dans la salle d’audience, il salua respectueusement la reine, qui, vêtue avec encore plus de magnificence que de coutume, et entourée de ces guerriers et de ces hommes d’État dont le courage et la sagesse ont immortalisé son règne, était prête à recevoir les hommages de ses sujets. Elle rendit d’un air gracieux le salut du comte son favori, et, portant les yeux alternativement sur lui et sur Sussex, elle semblait se disposer à leur adresser la parole, quand Bowyer, ne pouvant digérer l’insulte que Leicester lui avait faite publiquement dans l’exercice de ses fonctions, s’avança, sa verge noire à la main, et s’agenouilla devant elle.
– Eh bien, Bowyer, dit Élisabeth, de quoi s’agit-il ? Il me semble que tu prends mal ton temps pour me donner cette marque de respect.
– Gracieuse souveraine, répondit-il tandis que tous les courtisans tremblaient de son audace, je viens vous demander si, dans l’exercice de mes fonctions, je dois obéir aux ordres de Votre Majesté ou à ceux du comte de Leicester, qui vient de me menacer publiquement de son déplaisir, et qui m’a adressé des expressions insultantes, parce que j’ai refusé de laisser entrer un homme de sa suite, conformément à l’ordre précis de Votre Majesté.
L’âme de Henry VIII s’éveilla dans le sein de sa fille, et elle se tourna vers Leicester avec un air de sévérité qui le fit pâlir ainsi que tous les amis qu’il avait dans la salle d’audience.
– Par la mort de Dieu ! milord, s’écria-t-elle, car c’était son exclamation ordinaire, que veut dire ceci ? Nous avions une grande opinion de vous, et c’est pourquoi nous vous avons approché de notre personne ; mais ce n’est pas pour que vous cachiez le soleil à nos autres fidèles sujets. Qui vous a donné le droit de contredire nos ordres, et de contrôler les officiers de notre maison ? Il n’existe dans cette cour, dans ce royaume, qu’une seule maîtresse ! et je n’y souffrirai pas de maître ! Voyez à ce que Bowyer ne souffre en rien pour s’être fidèlement acquitté de ses devoirs, car je vous en rendrai responsable. – Allez, Bowyer, et ne craignez rien ; vous avez agi en homme honnête et en sujet fidèle. Nous n’avons pas ici de maire du palais.
Bowyer baisa la main que la reine étendit vers lui, et retourna à son poste, surpris lui-même du succès de son audace. Un sourire de triomphe dilata la physionomie des partisans de Sussex, tandis que ceux de Leicester baissaient les yeux avec confusion ; et lui-même, prenant l’air de la plus profonde humilité, n’essaya pas même de dire un seul mot pour sa justification.
Il agit en cela fort sagement ; la politique d’Élisabeth voulait l’humilier, mais non le disgracier, et il était prudent de la laisser se satisfaire en déployant son autorité sans s’y opposer et sans lui répliquer. La reine ayant joué le rôle qu’exigeait sa dignité offensée, la femme ne tarda pas à avoir pitié du favori qu’elle venait de mortifier. Son œil pénétrant avait aperçu les regards de félicitation que s’adressaient mutuellement ceux qui favorisaient Sussex, et il n’entrait pas dans sa politique d’accorder les honneurs d’un triomphe décidé à aucun des deux partis.
– Ce que je dis à lord Leicester, ajouta-t-elle après un moment de silence, je vous le dis aussi, lord Sussex : vous aussi vous vous montrez à la cour d’Angleterre à la tête d’une faction…
– C’est à la tête de ces amis, gracieuse souveraine, dit Sussex, que j’ai combattu pour soutenir votre cause en Irlande, en Écosse et contre les révoltés du nord ; mais j’ignore en quoi…
– Silence, milord, dit la reine en l’interrompant. Avez-vous dessein de faire assaut de paroles avec moi ? La modestie de Leicester aurait dû vous apprendre à vous taire quand je vous adresse un reproche. Je vous dis, milord, que la sagesse de mon aïeul et de mon père a défendu aux nobles de ce pays civilisé de marcher avec de pareils cortèges armés ! Croyez-vous que, parce que je porte une jupe, le sceptre soit devenu entre mes mains une quenouille ? Je vous déclare qu’aucun roi de la chrétienté n’est moins disposé que celle qui vous parle à souffrir que son peuple soit opprimé, son autorité méconnue, la paix de son royaume troublée par l’arrogance d’un seigneur devenu trop puissant. Lord Leicester, lord Sussex, je vous ordonne d’être amis, ou, par la couronne que je porte, vous vous ferez un ennemi que vous trouverez trop fort pour vous.
– Madame, dit le comte de Leicester, vous êtes la source de tout honneur, et vous devez savoir ce qu’exige le mien ; je le place à votre disposition ; je me permettrai seulement d’ajouter que la discorde qui existe entre lord Sussex et moi n’est pas mon ouvrage, et qu’il n’a lieu de me regarder comme son ennemi qu’après m’avoir outragé.
– Quant à moi, madame, dit le comte de Sussex, je suis prêt à me conformer à vos ordres souverains ; mais je serais charmé que lord Leicester voulût bien dire en quoi je l’ai outragé, pour me servir de ses propres termes, attendu que ma bouche n’a jamais prononcé un seul mot que je ne sois prêt à soutenir à pied ou à cheval.
– Et moi, dit Leicester, toujours sous le bon plaisir de ma gracieuse souveraine, mon bras n’est pas moins prêt à justifier mes paroles que celui de quiconque porte le nom de Ratcliffe.
– Milords, dit la reine, de pareils discours ne doivent pas se tenir en notre présence ; et si vous ne pouvez réprimer votre animosité, vous éprouverez que nous saurons trouver les moyens pour vous empêcher de vous y livrer ! que je vous voie vous donner la main, milords, et promettez-moi d’oublier vos dissensions.
Les deux ennemis se regardèrent d’un air d’irrésolution, et il semblait qu’aucun d’eux ne voulait faire le premier pas pour obéir à la reine.
– Sussex, dit Élisabeth, je vous en prie ; Leicester, je vous l’ordonne.
Et cependant l’accent avec lequel elle prononça ces paroles donnait à la prière le ton d’un ordre, et à l’ordre celui d’une prière. Ils restaient pourtant encore immobiles. La reine alors, levant la voix de manière à montrer son impatience et une volonté absolue, appela un officier de sa suite.
– Sir Henri Lee, lui dit-elle, faites préparer un piquet de mes gardes, et qu’une barque se dispose à partir à l’instant. Lord Sussex, lord Leicester, je vous ordonne encore une fois de vous donner la main ; et, par la mort de Dieu ! celui qui hésitera à m’obéir tâtera du genre de vie de ma Tour de Londres avant de reparaître en ma présence ! J’abaisserai votre orgueil avant que nous nous séparions, je vous en donne ma parole de reine !
– La prison pourrait se supporter, dit Leicester ; mais être banni de la présence de Votre Majesté ce serait perdre en même temps la lumière et la vie. Sussex, voici ma main.
– Et voici la mienne, dit Sussex ; je vous l’offre franchement et loyalement ; mais…
– Vous n’en direz pas davantage, dit la reine. Fort bien, voilà où je voulais arriver, ajouta-t-elle en les regardant d’un œil plus favorable. Quand les bergers sont unis, le troupeau s’en trouve mieux. Je vous le dirai tout net, milords, vos dissensions ont causé d’étranges désordres parmi les gens qui vous sont attachés ! Lord Leicester, n’avez-vous pas à votre service un nommé Varney ?
– Oui, madame ; je l’ai présenté à Votre Majesté, et il a eu l’honneur de baiser votre main à votre dernier voyage à Nonsuch.
– Je m’en souviens. Son extérieur n’est pas mal, mais je n’y ai rien trouvé d’assez frappant pour décider une fille d’honorable naissance à lui sacrifier son honneur et à devenir sa maîtresse : c’est pourtant ce qui est arrivé ; cet officier à votre service a séduit la fille d’un bon vieux chevalier du Devonshire, de sir Hugh Robsart de Lidcote-Hall, et elle a déserté pour lui la maison paternelle comme une fille abandonnée. – Qu’avez-vous donc, lord Leicester ? vous trouveriez-vous mal ? votre visage se couvre d’une pâleur mortelle.
– Non, madame, répondit Leicester. Et il eut besoin de faire de grands efforts sur lui-même pour pouvoir prononcer ces deux mots.
– Certainement vous vous trouvez mal, continua Élisabeth en s’approchant de lui de l’air du plus vif intérêt. Qu’on cherche Masters ; qu’on appelle le chirurgien de service ; où sont-ils donc tous deux ? Leur négligence nous fera perdre celui qui fait l’orgueil de notre cour. Serait-il possible, Leicester, ajouta-t-elle en le regardant de l’air le plus doux, que la crainte d’avoir encouru notre déplaisir ait produit un tel effet sur vous ? Rassurez-vous, noble Dudley, nous n’entendons pas vous rendre responsable des fautes d’un homme qui est à votre service ; nous savons, milord, que vos pensées sont occupées bien différemment ! Celui qui veut gravir jusqu’à l’aire de l’aigle n’aperçoit pas ceux qui cherchent des linottes au pied du rocher.
– L’entendez-vous ? dit Sussex à l’oreille de Raleigh : il faut que le diable lui prête son secours ; ce qui suffirait pour enfoncer tout autre à cent brasses dans la mer ne fait que le mettre mieux à flot. Si l’un de mes officiers en eût fait autant…
– Silence, milord ! dit Raleigh ; pour l’amour du ciel, silence ! Attendez que la marée change ; je crois que l’instant n’en est pas éloigné.
La pénétration de Raleigh n’était pas en défaut, car la confusion de Leicester était si grande en ce moment, et il en paraissait si accablé, qu’Élisabeth, après l’avoir regardé d’un air surpris, et voyant qu’elle ne recevait aucune réponse aux expressions de bonté qui venaient de lui échapper, jeta un coup d’œil rapide sur les courtisans qui l’entouraient, et, apercevant sans doute sur leur physionomie quelque chose qui confirmait les soupçons qu’elle commençait à concevoir, elle ajouta tout-à-coup : – Ou y aurait-il dans cette affaire plus que ce qui paraît aux yeux, milord, plus que vous désireriez que nous ne vissions ? Où est ce Varney ? quelqu’un l’a-t-il vu ?
– S’il plaît à Votre Majesté, dit Bowyer, qui était à la porte, c’est à lui que je viens de refuser l’entrée de la salle d’audience.
– S’il me plaît ! répéta Élisabeth avec aigreur, n’étant pas en ce moment d’humeur à trouver rien qui lui plût ; il ne me plaît ni que personne se montre sans ordre en ma présence, ni qu’on éloigne de moi un homme qui a à répondre sur une accusation.
– S’il plaît à Votre Majesté, dit encore l’huissier interdit, si je savais en pareil cas comment me conduire, j’aurais grand soin…
– Vous deviez nous faire part de sa demande et prendre nos ordres. Vous vous croyez un grand homme, monsieur l’huissier, parce que nous venons de gourmander pour vous un des premiers seigneurs de notre cour ; mais après tout vous n’êtes que la serrure qui tient la porte fermée. Faites venir sur-le-champ ce Varney. Il est aussi question d’un Tressilian dans cette pétition ; qu’on les cherche tous deux.
On obéit, et Tressilian ainsi que Varney comparurent. Le premier coup d’œil de celui-ci fut pour Leicester, et le second pour la reine : il vit sur le front d’Élisabeth un orage prêt à éclater, et dans les regards consternés et abattus du comte il n’aperçut rien qui lui indiquât comment il devait manœuvrer son navire pour se disposer à résister à l’abordage ; car la présence de Tressilian, mandé en même temps que lui en présence de la reine, lui avait fait sentir le danger de sa situation. Mais Varney était aussi effronté que peu scrupuleux, aussi adroit que fécond en expédiens ; pilote habile dans le danger, il comprit tous les avantages qu’il y aurait pour lui à tirer Leicester d’embarras, et tout le risque qu’il courrait lui-même s’il ne pouvait y réussir.
– Est-il vrai, lui demanda la reine avec un de ces regards pénétrans auxquels peu de personnes pouvaient résister, est-il vrai que tu as eu l’audace de séduire et de déshonorer une jeune personne bien née et bien élevée, la fille de sir Hugh Robsart de Lidcote ?
Varney fléchit un genou devant elle, et, prenant un air de contrition et d’humilité, dit qu’il ne pouvait nier qu’il n’y eût quelques liaisons d’amour entre lui et miss Amy Robsart.
Leicester frémit d’indignation en l’entendant s’exprimer ainsi, et pour un moment il se sentit le courage de dire adieu à la cour et aux faveurs de la reine, et d’avouer son mariage secret ; mais il jeta les yeux sur Sussex, et l’idée du plaisir avec lequel il entendrait cet aveu lui ferma la bouche. Pas à présent du moins, pensa-t-il ; ce n’est pas en ce moment que je lui assurerai un tel triomphe. Et serrant les lèvres l’une contre l’autre, il resta ferme et immobile, attentif à chaque mot que prononçait Varney, et déterminé à cacher jusqu’au dernier moment le secret dont semblait dépendre sa faveur à la cour.
Cependant la reine continuait à interroger Varney.
– Des liaisons d’amour ! et de quel genre étaient ces liaisons ? Si ton amour pour elle était honnête, pourquoi ne pas avoir demandé sa main à son père ?
– Je n’osais faire cette demande, répondit Varney toujours agenouillé, parce que je savais que son père la destinait à un gentilhomme plein d’honneur (car je lui rendrai justice, quoique je sache qu’il est indisposé contre moi), à M. Edmond Tressilian, que je vois en présence de Votre Majesté.
– Et de quel droit engageâtes-vous une jeune personne, sans doute simple et naïve, à contrevenir aux volontés de son père par des liaisons d’amour, comme vous avez l’assurance de nommer vos criminelles liaisons ?
– Madame, répondit Varney, il est inutile de plaider la cause de la fragilité humaine devant un juge à qui elle est inconnue, et celle de l’amour devant une personne qui n’a jamais cédé à cette passion… qu’elle inspire à tous ceux qui l’approchent, ajouta-t-il d’une voix basse et timide après un moment d’intervalle.
Élisabeth essaya de froncer le sourcil ; mais elle sourit malgré elle. – Tu es un coquin merveilleusement impudent ! lui dit-elle. As-tu épousé cette fille ?
À cette demande Leicester frissonna de nouveau, et son cœur fut en proie à tant de sentimens si variés qu’il lui semblait que sa vie dépendait de la réponse qu’allait faire Varney, qui, après avoir hésité véritablement un instant, répondit : – Oui.
– Misérable scélérat ! s’écria Leicester écumant de rage. Mais l’excès de son indignation, et la reine qui l’interrompit sur-le-champ, ne lui permirent pas d’ajouter un seul mot à cette exclamation.
– Milord, lui dit-elle, avec votre permission ce sera nous qui instruirons cette affaire ; nous n’avons pas encore fini avec votre officier. – Ton maître, lord Leicester, était-il instruit de cette belle œuvre ? Dis-moi la vérité, je te l’ordonne, et je te garantirai de tout danger de la part de qui que ce puisse être.
– Gracieuse souveraine, dit Varney, pour vous dire la vérité en face du ciel, mon maître seul en a été cause.
– Scélérat ! qu’oses-tu dire ? s’écria Leicester.
– Continue ! dit la reine, les joues enflammées et les yeux étincelans ; nul ne doit écouter ici d’autres ordres que les miens.
– Ils sont tout-puissans, madame, répondit Varney, et je ne puis avoir de secrets pour Votre Majesté ; mais je ne voudrais pas confier les affaires de mon maître à d’autres oreilles que les vôtres.
– Éloignez-vous, milords, dit Élisabeth à ceux qui l’entouraient, et qui se retirèrent au bout de la salle. Et toi, parle, qu’a de commun le comte avec cette intrigue criminelle ? Prends bien garde de le calomnier.
– Loin de moi une pareille intention, madame ! Cependant je dois avouer que, depuis quelque temps, mon noble maître est comme absorbé par un sentiment profond, mais secret, qui l’occupe tout entier, et qui l’empêche de surveiller la conduite des gens de sa maison, parmi lesquels il avait maintenu jusqu’alors l’ordre le plus sévère, négligence qui nous a conduits à faire des folies, dont la cause, par conséquent, comme dans l’affaire dont il s’agît, doit lui être attribuée au moins en partie. Sans cela je n’aurais eu ni les moyens ni le loisir de commettre la faute qui a attiré sur moi son déplaisir, peine la plus sévère qui put m’être infligée, si j’en excepte le ressentiment de votre gracieuse majesté.
– Ce n’est que de cette manière que ton maître a pris part à ta faute ?
– De cette manière seule, madame ; mais, depuis certain événement qui lui est arrivé, on ne le prendrait plus pour le même homme. Regardez-le, madame ; voyez comme il est pâle et tremblant ! Quelle différence avec l’air de dignité qu’on lui voyait autrefois ! Et cependant, qu’a-t-il à craindre de tout ce que je puis dire à Votre Majesté ? Ah, madame ! depuis qu’il a reçu ce fatal paquet…
– Quel paquet ? demanda la reine avec vivacité ; qui le lui envoyait ?
– C’est ce que j’ignore, madame ; mais je l’approche de si près que je sais que, depuis cette époque, il a toujours porté autour de son cou une tresse de cheveux à laquelle est suspendu un petit joyau en or en forme de cœur : il lui adresse la parole quand il est seul ; il ne le quitte ni jour ni nuit ; jamais païen n’a adoré son idole avec plus de ferveur.
– Il faut que tu sois un drôle bien hardi pour épier ton maître de si près, et un bavard bien indiscret pour me raconter ainsi ses folies, dit la reine en rougissant, mais sans colère. Et de quelle couleur est la tresse dont tu parles ?
– Un poète, madame, dirait qu’elle a été coupée d’une toile d’or travaillée par les mains de Minerve ; mais, à mon avis, la couleur en est plus pâle que celle de l’or le plus pur, elle ressemble davantage au dernier rayon de soleil d’un beau jour de printemps.
– Vraiment, monsieur Varney, vous êtes poète vous-même, dit la reine en souriant ; mais je n’ai pas l’esprit assez subtil pour suivre vos métaphores. Regardez toutes ces dames ; y en a-t-il une… et ici elle tâcha d’affecter un air de grande indifférence, y en a-t-il une dont les cheveux vous rappellent la couleur de cette tresse ? Je serais charmée de savoir quels cheveux ressemblent à la toile de Minerve, ou… comment avez-vous dit ? au dernier rayon de soleil d’un jour de printemps.
Varney jeta les yeux successivement sur toutes les dames qui se trouvaient dans la salle d’audience, et les porta ensuite sur la reine, mais avec l’air du plus profond respect.
– Je ne vois ici, dit-il alors, aucune chevelure digne de semblables comparaisons, à moins que mes yeux ne se portent sur ce qu’ils n’osent regarder.
– Comment ! drôle, dit la reine, oserais-tu donner à entendre… ?
– Pardon, madame, répliqua Varney en mettant une main devant ses yeux ; c’est un rayon du soleil de mai qui m’a ébloui.
– Retire-toi ! dit la reine ; il faut assurément que tu sois fou ; et, se détournant de lui, elle s’avança vers Leicester.
Une vive curiosité, mêlée aux craintes, aux espérances et aux diverses passions qui agitent les factions à la cour, avait rempli le cœur de tous ceux qui assistaient à cette audience pendant la conférence secrète de la reine avec Varney. Personne ne se permettait le plus léger mouvement, et l’on aurait même cessé de respirer si la nature ne se fût opposée à une telle interruption des fonctions de la vie. Cette atmosphère était contagieuse ; et Leicester, voyant tout ce qui l’entourait désirer ou craindre son élévation ou sa chute, oublia tout ce que l’amour lui avait d’abord inspiré ; il ne fut plus sensible, pour l’instant, qu’à la faveur ou à la disgrâce qui dépendaient d’Élisabeth et de la fidélité de Varney. Il se recueillit, et se prépara à jouer son rôle dans la scène qui semblait devoir avoir lieu ensuite ; mais d’après quelques regards que la reine jeta de son côté, il put juger que, quel que fût le sujet de sa conversation avec Varney, le résultat ne lui en était pas défavorable. Son incertitude ne dura pas longtemps, car la manière plus que gracieuse dont Élisabeth l’aborda annonça son triomphe à son rival et à toute la cour.
– Vous avez en Varney, milord, lui dit-elle, un serviteur bien indiscret ; vous faites bien de ne lui rien confier qui puisse vous faire tort dans mon opinion, car ce ne serait pas long-temps un secret.
– Il serait coupable, dit Leicester en fléchissant un genou, s’il cachait quelque chose à Votre Majesté. Je voudrais que mon cœur fût ouvert au point que vous y pussiez lire sans l’aide d’aucun de mes serviteurs.
– Quoi, milord ! dit Élisabeth en le regardant avec bonté, ne s’y trouve-t-il pas quelque petit coin sur lequel vous voudriez jeter un voile ? Je vois que cette question vous embarrasse ; mais votre reine sait qu’elle ne doit pas examiner de trop près les motifs d’après lesquels ses plus fidèles serviteurs s’acquittent de leurs devoirs, de peur d’y trouver quelque chose qui pourrait, ou du moins qui devrait lui déplaire.
Soulagé par ces derniers mots, Leicester lui peignit avec volubilité tout l’excès d’un dévouement sans bornes, et peut-être ses discours étaient-ils en ce moment d’accord avec les sentimens de son cœur : les diverses émotions qui l’avaient d’abord agité avaient fait place à l’énergique résolution de maintenir son rang dans les bonnes grâces de la reine ; jamais il n’avait paru à Élisabeth plus éloquent, plus beau, plus intéressant que lorsque, agenouillé devant elle, il la conjura de le dépouiller de tout son pouvoir, mais de lui laisser le nom de son serviteur. – Retirez au pauvre Dudley tout ce que vous lui avez donné, lui dit-il ; rejetez-le dans la situation obscure d’où vous l’avez tiré ; ne lui laissez que son manteau et son épée ; mais souffrez qu’il jouisse encore de ce qu’il n’a pas mérité de perdre, de l’estime d’une souveraine adorée.
– Non, Dudley, répondit Élisabeth en lui faisant signe de se relever d’une main, et en lui présentant l’autre à baiser ; Élisabeth n’a point oublié que lorsque vous étiez un pauvre gentilhomme dépouillé de votre rang héréditaire, elle était une princesse non moins pauvre, et que vous hasardâtes pour elle tout ce que l’oppression vous avait laissé, votre vie et votre honneur. Levez-vous, milord, vous dis-je, et rendez-moi ma main ; levez-vous et continuez à être ce que vous avez toujours été, l’ornement de notre cour, le soutien de notre trône. Votre maîtresse peut avoir quelques torts à vous reprocher ; mais elle reconnaîtra toujours vos services. Je prends Dieu à témoin, dit-elle en se tournant vers les courtisans qui étaient présens à cette scène intéressante, que je ne crois pas qu’aucun souverain ait jamais eu un serviteur plus fidèle que celui que j’ai trouvé dans le noble comte.
Un murmure d’approbation s’éleva parmi les seigneurs du parti de Leicester, et les amis de Sussex n’osèrent y opposer qu’un silence respectueux. Les yeux baissés, ils restèrent mortifiés et déconcertés par le triomphe complet et public de leurs antagonistes.
Le premier usage que fit Leicester de sa rentrée en faveur fut de demander à la reine ses ordres relativement à Varney. Quoiqu’il ne mérite que mon courroux, dit-il, si pourtant il m’était permis d’intercéder…
– J’avais oublié cette affaire, dit la reine, et je me le reproche. Nous devons rendre justice au plus humble, comme au plus élevé de nos sujets. Nous vous remercions, milord, de nous en avoir rappelé le souvenir. Où est Tressilian ? où est l’accusateur ? Qu’il se présente devant nous.
Tressilian s’avança, et la salua respectueusement. Sa tournure, comme nous l’avons déjà dit, était pleine de grâce et de noblesse, ce qui n’échappa point aux observations critiques d’Élisabeth. Elle le regarda avec attention, tandis qu’il était debout devant elle, d’un air calme et ferme, mais profondément affligé.
– Je ne puis m’empêcher de plaindre ce gentilhomme, dit-elle à Leicester ; j’ai pris ce matin des renseignemens sur lui ; j’ai su que c’est un homme instruit, un brave soldat, et il suffit de le voir pour en être convaincu. Nous autres femmes, milord, nous sommes capricieuses dans notre choix. J’aurais dit tout à l’heure, à en juger par les yeux, qu’il n’y avait pas de comparaison à faire entre lui et votre écuyer ; mais ce Varney a la langue dorée, et l’amour s’est introduit dans le cœur de plus d’une femme par les oreilles. – M. Tressilian, la perte d’une flèche n’est pas un arc rompu. Votre tendresse véritable, comme je dois le croire, paraît avoir été mal récompensée ; mais vous êtes un homme instruit, et vous n’ignorez pas que depuis la guerre de Troie jusqu’à nos jours il s’est trouvé plus d’une Cressida trompeuse. Oubliez cette infidèle, et que votre affection ait des yeux plus clairvoyans. Nous vous parlons ainsi plutôt d’après les écrits des doctes auteurs que d’après nos connaissances personnelles, notre rang et notre volonté ayant écarté bien loin de nous les lumières de l’expérience sur cette frivole passion. Quant au père de cette dame, nous adoucirons son chagrin en accordant à son gendre quelque place qui le mettra en état de soutenir honorablement son épouse. Et vous-même, Tressilian, nous ne vous oublierons pas. Suivez notre cour, et vous verrez qu’un vrai Troïlus peut compter sur nos bonnes grâces. Songez à ce que dit cet original de Shakspeare à ce sujet : Ses drôleries me viennent à l’esprit quand je devrais penser à autre chose. Ne sont-ce pas là ses vers ?
Cresside était à vous par le décret du ciel ;
Mais Cresside a brisé ce lien solennel.
Pourquoi porteriez-vous envie à Diomède !
Les fragmens de ces nœuds sont tout ce qu’il possède .
Vous souriez, lord Southampton ? peut-être ma mauvaise, mémoire estropie les vers de votre favori. Mais c’en est assez ; qu’il ne soit plus question de cette sotte affaire.
Tressilian était toujours devant elle, dans l’attitude d’un homme qui voudrait être entendu, mais à qui le respect ferme la bouche. – Eh bien ! ajouta la reine avec quelque impatience, que voulez-vous de plus ? cette fille ne peut vous épouser tous deux. Elle a fait son choix. Ce n’était peut-être pas le meilleur qu’elle pût faire ; mais enfin elle est épouse de Varney.
– Si cela était, gracieuse souveraine, dit Tressilian, je n’aurais plus rien, à réclamer de votre justice, et toute idée de vengeance s’évanouirait ; mais je voudrais en avoir de meilleures preuves que la parole de Varney.
– Partout ailleurs où un pareil doute m’insulterait, dit Varney, mon épée…
– Ton épée ! interrompit Tressilian en jetant sur lui un regard de mépris ; sans le respect que je dois à Sa Majesté, la mienne…
– Insolens ! s’écria la reine ; silence. Oubliez-vous tous deux où vous êtes ? Voilà le résultat de vos dissensions, milords, dit-elle en regardant tour à tour Leicester et Sussex ; les gens qui vous sont attachés prennent vos sentimens et votre humeur, et jusque dans ma cour, en ma propre présence, ils se bravent et se défient comme de vrais matamores. Messieurs, quiconque parlera de tirer l’épée pour toute autre cause que la mienne, portera aux poignets des bracelets de fer dont il sentira le poids, je vous le garantis . Elle garda le silence un instant, et prenant un ton plus doux : – Ma justice, ajouta-t-elle, doit pourtant intervenir entre ces deux mutins audacieux. Lord Leicester, garantissez-vous sur votre honneur, c’est-à-dire autant que vous pouvez le savoir, que votre écuyer dit la vérité en assurant qu’il a épousé Amy Robsart ?
L’attaque était directe, le coup difficile à parer. Il renversa presque Leicester. Mais il était trop avancé pour reculer, et il répondit après avoir hésité un moment : – Autant que je puis le savoir, madame… je dois même dire, à ma pleine et entière connaissance… Amy Robsart est mariée.
– Gracieuse souveraine, dit Tressilian, m’est-il permis de demander à quelle époque et dans quel lieu ce prétendu mariage…
– Ce prétendu mariage ! s’écria la reine ; la parole du noble comte ne vous garantit-elle pas la véracité de son serviteur ? Mais vous êtes le perdant ; vous croyez l’être au moins… et je vous traiterai avec indulgence. J’examinerai cette affaire à fond plus à loisir. Lord Leicester, je compte aller vous faire une visite dans votre château de Kenilworth la semaine prochaine. Je désire que vous invitiez notre bon et estimable ami le comte de Sussex à nous y tenir compagnie.
– Si le noble comte de Sussex, dit Leicester en saluant son rival avec autant de politesse que d’aisance, veut bien me faire cet honneur, je regarderai sa visite comme une preuve de l’estime et de l’amitié que Votre Majesté désire que nous ayons l’un pour l’autre.
Sussex montra plus d’embarras. – La maladie dont je souffre encore, madame, dit-il, ne me rend guère propre à contribuer à l’agrément d’une fête.
– Avez-vous donc, été si sérieusement malade ? dit Élisabeth en le regardant avec plus d’attention. Il est vrai que vous êtes bien changé, et je le vois avec beaucoup de chagrin. Mais soyez tranquille, nous veillerons nous-même à la santé d’un serviteur si précieux, et auquel nous avons tant d’obligations ! Masters ordonnera votre régime, et nous ferons exécuter ses ordonnances ; mais il faut que vous soyez du voyage de Kenilworth.
Elle prononça ces mots d’un ton si absolu, et en même temps si plein de bonté, que Sussex, quelque répugnance qu’il eût à recevoir l’hospitalité chez son rival, se vit dans la nécessité de s’incliner profondément pour exprimer à la reine qu’il obéirait à ses ordres, et il dit à Leicester, avec une politesse forcée, qu’il acceptait son invitation. Tandis que les deux comtes faisaient un échange de complimens à ce sujet, la reine dit à demi-voix à son grand-trésorier : – Il me semble, milord, que les physionomies de ces deux nobles pairs ressemblent à ces deux fameuses rivières classiques, l’une si noire et si mélancolique, l’autre si noble et si limpide. Mon ancien maître Ascham me gronderait pour avoir oublié le nom de l’auteur qui en parle. Je crois que c’est César. Voyez quel calme majestueux règne sur le front de Leicester, et de quel air contraint Sussex lui adresse quelques mots de politesse, par déférence pour nos ordres.
– Le doute de la faveur de Votre Majesté, répondit le lord trésorier, suffit pour faire naître cette jalouse mésintelligence qui n’échappe pas aux yeux de Votre Grâce ; et vos yeux ne voient-ils pas tout ?
– Un tel doute nous serait injurieux, milord, répliqua la reine. Tous deux nous sont également chers, et nous les emploierons l’un et l’autre avec impartialité pour le bien de notre royaume. Mais leur conférence a duré assez long-temps. Lord Sussex, lord Leicester, nous avons encore un mot à vous dire. Tressilian et Varney font partie de votre maison ; vous aurez soin qu’ils vous accompagnent à Kenilworth. Et comme nous aurons alors Paris et Ménélas à notre portée, nous voulons y voir aussi cette belle Hélène dont l’inconstance a fait tant de bruit. Varney, tu amèneras ta femme à Kenilworth, et qu’elle soit prête à paraître devant moi. Lord Leicester, vous veillerez à l’exécution de cet ordre.
Le comte et son écuyer s’inclinèrent, et quand ils relevèrent la tête, ce fut sans oser arrêter les yeux sur la reine ni se regarder l’un l’autre ; car tous deux en ce moment crurent voir les filets de mensonge qu’ils venaient de tendre prêts à se fermer pour les envelopper. La reine ne fit pourtant pas attention à leur confusion. – Milords, dit-elle à Sussex et à Leicester, nous requérons votre présence au conseil privé que nous allons tenir, et où il s’agira d’affaires importantes. Nous ferons ensuite une promenade sur l’eau, et vous nous y accompagnerez. Et cela nous rappelle une circonstance. Sire chevalier du manteau, dit-elle à Raleigh en souriant, songez que vous devez me suivre dans toutes mes excursions, et faites-vous donner un costume convenable. On vous fournira les moyens de monter votre garde-robe.
Ainsi se termina cette audience mémorable, dans laquelle, ainsi que dans tout le cours de sa vie, Élisabeth réunit les caprices qui sont le plus souvent l’apanage de son sexe, au bon sens et à l’adroite politique par laquelle la fille de Henry VIII égala les plus grands rois.