Le Clown .
« Il y a de ces colporteurs qui sont toute autre chose que vous ne pensez, ma sœur. »
SHAKSPEARE, Conte d’hiver, acte IV, scène III.
Dans sa sollicitude pour suivre à la lettre les recommandations que le comte lui avait souvent faites, et obéissant aussi à ses dispositions insociables et à son avarice, Tony Foster, en montant sa maison, avait plutôt cherché à éviter de se faire remarquer qu’à se mettre à l’abri d’une curiosité indiscrète. C’est pourquoi, au lieu d’un nombreux domestique pour veiller à la sûreté de son dépôt et défendre sa maison, il avait cherché à mettre en défaut les observateurs en réduisant le nombre de ses gens : aussi, excepté quand il y avait chez lui quelqu’un de la suite de Varney ou de celle du comte, un vieux domestique et deux vieilles femmes qui aidaient à faire les appartemens de la comtesse étaient seuls employés dans la famille. Ce fut une de ces vieilles femmes qui ouvrit la porte lorsque Wayland frappa, et qui répondit avec des injures à la demande qu’il faisait d’être admis à montrer ses marchandises aux dames de la maison. Le colporteur trouva moyen d’apaiser ses cris en lui glissant une pièce d’argent dans la main, et en lui laissant entendre qu’il lui ferait présent d’un morceau d’étoffe pour une robe si sa maîtresse lui achetait quelque chose.
– Dieu te bénisse ! car la mienne est toute en lambeaux. Glisse-toi avec ta balle dans le jardin ; elle s’y promène.
En conséquence elle l’introduisit dans le jardin, et, lui montrant un vieux pavillon en ruines, lui dit : – La voilà, mon garçon, la voilà ; elle fera de bonnes emplettes si tes marchandises lui conviennent.
– Elle me laisse, pensa Wayland en entendant la vieille femme fermer la porte du jardin derrière lui, et il faudra que j’en sorte comme je le pourrai. On ne me battra pas, et l’on n’osera pas me tuer pour une si légère transgression et par une si belle soirée. C’est résolu ; je vais avancer : jamais bon général ne doit penser à la retraite que lorsqu’il se voit vaincu. J’aperçois deux femmes dans le vieux pavillon, mais comment les aborder ? Voyons. William Shakspeare, sois mon sauveur dans cette conjoncture. Je vais leur donner un morceau d’Autolycus. Alors, d’une voix forte et avec assurance, il chanta ce couplet populaire de la pièce :
Voulez-vous dentelles de Liège,
Masques en satin, gants en peau,
Du linon plus blanc que la neige,
Du crêpe noir comme un corbeau ?
– Qu’est-ce que le hasard nous envoie aujourd’hui, Jeannette ? dit la dame.
– Madame, répondit Jeannette, c’est un de ces marchands de vanités qu’on appelle colporteurs, qui débitent leurs futilités avec des chansons encore plus futiles. Je suis étonnée que la vieille Dorcas l’ait laissé passer.
– C’est une bonne fortune, mon enfant, dit la comtesse ; nous menons ici une ennuyeuse vie, et nous pourrons nous distraire peut-être quelques momens.
– Hélas ! oui, ma gracieuse dame, dit Jeannette ; mais mon père…
– Il n’est pas le mien, Jeannette, ni mon maître, j’espère : ainsi, fais venir ici cet homme, j’ai besoin de plusieurs petits objets.
– Mais, madame, s’il en est ainsi, vous n’avez qu’à le faire savoir par votre première lettre, et si ce dont vous manquez peut se trouver en Angleterre, on vous le procurera certainement. Il nous en arrivera quelque malheur. Je vous en conjure, ma chère maîtresse, laissez-moi ordonner à cet homme de s’en aller.
– Je veux au contraire que tu lui dises de venir ici ; mais non ; arrête, ma pauvre enfant ; j’irai le lui dire moi-même, pour t’épargner des reproches.
– Hélas ! madame, plût à Dieu qu’il n’y eût que cela à craindre ! dit Jeannette tristement pendant que la comtesse criait à Wayland : – Approche, brave homme, et défais ta balle ; si tu as de bonnes marchandises, j’en serai charmée, et tu y trouveras ton profit.
– De quoi Votre Seigneurie a-t-elle besoin ? dit Wayland en desserrant sa balle et dépliant ce qu’elle contenait avec autant de dextérité que s’il eût fait ce métier depuis son enfance ; il est vrai qu’il l’avait exercé plusieurs fois dans le cours de sa vie vagabonde. Il commença à faire l’éloge de ses marchandises avec toute la volubilité ordinaire aux colporteurs, et montra quelque adresse dans le grand art d’en fixer les prix.
– De quoi j’ai besoin ? répondit la dame ; en vérité, considérant que depuis six grands mois je n’ai pas acheté pour mon usage une aune de linon ou de batiste, ni le moindre colifichet, la meilleure réponse que je puisse te faire, c’est de te dire : Qu’as-tu à vendre ? Mets de côté pour moi cette fraise et ces manches de batiste, et ces tours de franges d’or garnis de crêpe ; et cette petite mantille couleur de cerise, garnie de boutons et de ganse d’or, n’est-elle pas du meilleur goût, Jeannette ?
– Si vous voulez avoir mon jugement, dit Jeannette, il me semble qu’elle est trop riche pour être jolie.
– Fi de ton jugement, Jeannette ! dit la comtesse ; tu porteras toi-même cette mantille pour ta pénitence, et les boutons d’or massif consoleront ton père, et le feront passer sur la couleur cerise du fond. Fais attention qu’il ne les ôte pas pour les envoyer tenir compagnie aux angelots qu’il tient captifs dans son coffre-fort.
– Oserai-je prier Votre Seigneurie, dit Jeannette, d’épargner mon pauvre père ?
– Peut-on épargner celui qui est si naturellement porté à l’épargne ? répondit la comtesse en souriant. Mais revenons à nos emplettes. Prends cette garniture de tête et cette épingle d’argent montée en perles. Jeannette, fais-toi donner deux robes de cette étoffe grossière pour Dorcas et Alison, afin que ces pauvres vieilles puissent se tenir chaudement cet hiver. Et, dis-moi, n’as-tu point de parfums, ou de sachets de senteur, ou quelques flacons des formes les plus nouvelles ?
– Si j’étais un véritable colporteur, je pourrais faire ma fortune, pensa Wayland en répondant aux demandes qu’elle lui faisait coup sur coup avec l’ardeur d’une jeune personne qui a été long-temps privée d’une occupation aussi agréable. Mais comment l’amener pour un moment à de sérieuses réflexions ? Alors, lui montrant son assortiment d’essences et de parfums, il fixa tout d’un coup son attention en lui faisant observer que ces objets avaient presque doublé de prix, depuis les magnifiques préparatifs que faisait le comte de Leicester pour recevoir la reine et sa cour dans son superbe château de Kenilworth.
– Ah ! dit la comtesse vivement, ce bruit est donc fondé, Jeannette ?
– Certainement, madame, répondit Wayland, et je suis surpris qu’il ne soit point parvenu aux oreilles de Votre Seigneurie. La reine d’Angleterre passera une semaine chez le comte, pendant le voyage d’été : bien des gens disent que notre pays va avoir un roi, et Élisabeth d’Angleterre (Dieu la bénisse !) un époux avant la fin du voyage.
– Ces gens-là mentent impudemment ! dit la comtesse au comble de l’impatience.
– Pour l’amour de Dieu, madame, contenez-vous, dit Jeannette toute tremblante. Qui peut faire attention aux nouvelles d’un colporteur ?
– Oui, Jeannette ! s’écria la comtesse, tu as eu raison de me reprendre. De tels rapports, qui tendent à ternir la réputation du plus brillant et du plus noble pair d’Angleterre, ne peuvent trouver de circulation et de créance que parmi des gens abjects et infâmes.
– Je veux mourir, madame, dit Wayland, qui observait que sa colère allait se tourner contre lui ; je veux mourir si j’ai mérité ces reproches ! Je n’ai dit que ce que pensent beaucoup de gens.
Pendant ce temps la comtesse avait repris sa tranquillité ; alarmée des suggestions de Jeannette, elle cherchait à bannir toute apparence d’humeur. – Je serais fâchée, dit-elle, mon brave homme, que notre reine abjurât son titre de vierge, qui est si cher à tous ses sujets : sois sûr qu’il n’en sera rien. Et ensuite, désirant changer d’entretien : Mais quelle est cette composition si soigneusement placée au fond, de cette boîte d’argent ? ajouta-t-elle pendant qu’elle examinait l’intérieur d’une cassette où des drogues et des parfums étaient disposés dans des tiroirs séparés.
– C’est un remède, madame, contre une maladie dont j’espère que vous n’aurez jamais sujet de vous plaindre. Une dose de ce médicament, de la grosseur d’un pois de Turquie, avalée pendant une semaine de suite, fortifie le cœur contre les vapeurs noires qu’engendrent la solitude, la tristesse, une passion malheureuse, un espoir déçu.
– Êtes-vous fou ? dit la comtesse vivement, ou croyez-vous que, parce que j’ai eu la bonté d’acheter vos mauvaises marchandises à des prix exorbitans, vous pourrez me faire croire tout ce qui vous viendra dans l’esprit ? Qui a jamais entendu dire que les affections du cœur étaient susceptibles de céder à des remèdes administrés au corps ?
– Sous votre honorable plaisir, dit Wayland, je suis honnête homme, et je vous ai vendu mes marchandises à des prix modérés. Quant à ce précieux remède, en vous vantant sa vertu, je ne vous ai pas conseillé de l’acheter. Je ne dis point qu’il puisse guérir un mal d’esprit bien enraciné ; Dieu et le temps peuvent seuls le faire. Mais je soutiens que ce baume dissipe les vapeurs noires qui naissent dans le corps, et la tristesse qui affaisse l’âme. J’ai guéri par ce remède plus d’une personne de la cour et de la ville ; dernièrement, entre les autres, un certain M. Edmond Tressilian, noble gentilhomme de Cornouailles, que les mépris de la personne à laquelle il avait consacré toutes ses affections avaient, m’a-t-on dit, réduit à un état de tristesse qui avait fait craindre pour sa vie.
Il s’arrêta, et la comtesse garda le silence pendant quelque temps ; puis elle demanda d’une voix à laquelle elle essayait en vain de donner l’accent de l’indifférence et de la fermeté : – La personne dont vous parlez est-elle tout-à-fait rétablie ?
– Passablement, madame, dit Wayland ; au moins elle n’a plus de souffrances physiques.
– Je veux essayer ce remède, Jeannette, dit la comtesse ; moi aussi j’ai des accès de cette mélancolie noire qui attaque le cerveau.
– Non assurément, madame, dit Jeannette ; qui vous répond que les drogues de ce marchand ne sont pas dangereuses ?
– Je serai moi-même le garant de ma bonne foi, dit Wayland. Et prenant une portion du remède, il l’avala en leur présence. La comtesse acheta le reste, les observations de Jeannette n’ayant servi qu’à la déterminer davantage à exécuter son dessein. Elle en prit même sur-le-champ une première dose, et assura qu’elle trouvait déjà son cœur allégé et sa gaieté réveillée, résultat qui, selon toute apparence, n’existait que dans son imagination. Alors elle rassembla toutes ses emplettes, donna sa bourse à Jeannette en lui recommandant de payer le colporteur, pendant qu’elle-même, comme déjà fatiguée de l’intérêt qu’elle avait d’abord pris à sa conversation, lui souhaita le bonsoir, et rentra nonchalamment au château, ôtant par là à Wayland tout espoir de lui parler en particulier. Il s’empressa cependant d’avoir une explication avec Jeannette.
– Jeune fille, dit-il, je lis sur ton visage que tu dois aimer ta maîtresse. Elle a grand besoin de services fidèles.
– Et elle le mérite de moi, répliqua Jeannette. Mais où voulez-vous en venir ?
– Jeune fille, je ne suis pas précisément ce que je parais être, dit Wayland baissant la voix.
– Double raison pour croire que tu n’es pas un honnête homme.
– Double raison pour me croire tel, puisque je ne suis point colporteur.
– Sors donc d’ici sur-le-champ, ou je vais appeler au secours ; mon père doit être de retour.
– Ne fais pas cette folie, tu t’en repentirais. Je suis un des amis de ta maîtresse ; elle a besoin d’en acquérir d’autres, et non de perdre par ta faute ceux sur lesquels elle peut compter.
– Quelle preuve ai-je de tes bonnes intentions ?
– Regarde-moi en face, et vois si tu ne lis point sur mes traits que je suis un honnête homme.
Et en effet, quoique notre artiste fût loin d’être beau, il avait sur sa physionomie l’expression d’une intelligence pénétrante et d’un génie inventif, qui, joints à des yeux vifs et brillans, à une bouche bien faite, et à un sourire spirituel, donne souvent de la grâce à des traits irréguliers.
Jeannette le regarda quelque temps avec la simplicité maligne de son sexe, et répondit :
– Malgré la bonne foi dont tu te vantes, l’ami, et quoique je n’aie pas l’habitude de lire et de juger les livres de la nature de ceux que tu viens de me soumettre, je crois découvrir en toi quelque chose du colporteur et quelque chose du picoreur.
– Peut-être une légère dose, dit Wayland en riant ; mais écoute : ce soir ou demain matin, un vieillard viendra ici avec ton père. Il a le pas perfide du chat, l’œil perçant et malicieux du rat, les basses flatteries de l’épagneul et le naturel féroce du dogue ; prends garde à lui, et pour ton bonheur et pour celui de ta maîtresse. Prends garde à lui, belle Jeannette ; il cache le venin de l’aspic sous la prétendue innocence de la colombe. Je ne sais précisément quel est le crime qu’il médite ; mais la maladie et la mort suivent ses pas. Ne dis rien de tout ceci à ta maîtresse : mes connaissances m’apprennent que dans son état la crainte d’un mal peut lui être aussi dangereuse que la réalité ; mais veille à ce qu’elle fasse usage de mon spécifique, car, continua-t-il en baissant la voix, et d’un ton solennel, c’est un antidote contre le poison. Écoutez ; ils entrent dans le jardin.
En effet on distinguait les accens d’une joie bruyante et d’une conversation animée ; Wayland, à la première alarme, se cacha dans le fond d’un bosquet touffu ; et Jeannette se retira dans la serre, pour ne pas être vue et pour cacher, au moins pour le présent, les achats qu’on avait faits au prétendu colporteur.
Jeannette cependant n’avait aucune raison de s’inquiéter. Son père, le domestique de lord Leicester et l’astrologue entrèrent dans le jardin en tumulte et dans un embarras extrême. Ils cherchaient inutilement à apaiser Lambourne, à qui le vin avait complètement tourné la cervelle. Il avait le malheur d’être du nombre de ces gens qui, une fois pris de vin, ne se laissent pas aller au sommeil, comme font d’ordinaire les ivrognes, mais qui demeurent pendant fort long-temps sous l’influence de la liqueur, jusqu’à ce que, par de fréquentes libations, ils tombent dans une frénésie indomptable. Comme tant d’autres ivrognes, Lambourne ne perdait rien de la liberté de ses mouvemens ou de ses paroles ; au contraire, il parlait dans l’ivresse avec plus d’emphase et de facilité, et il racontait tout ce qu’il aurait voulu tenir secret dans d’autres momens.
– Quoi ! criait Michel de toute la force de ses poumons, vous n’allez pas me donner ma bienvenue, me faire faire quelque bombance, à moi qui vous amène la fortune dans votre chenil, sous la forme d’un cousin du diable, qui peut changer des morceaux d’ardoise en bonnes piastres espagnoles ! Approche, Tony Allume-Fagots, papiste, puritain, hypocrite, avare, libertin, diable composé de tous les péchés des hommes ; approche, et prosterne-toi devant celui qui t’a amené le Mammon que tu adores.
– Au nom de Dieu, dit Foster, parle bas ; viens dans la maison, tu auras du vin et tout ce que tu demanderas.
– Non, vieux rustre, je veux l’avoir ici, criait de toute sa force le spadassin, ici, al fresco, comme disent les Italiens. Non, je ne veux pas boire entre deux murailles avec ce diable d’empoisonneur, pour être suffoqué par des vapeurs d’arsenic ou de vif-argent. Le traître Varney m’a appris à m’en défier.
– Au nom de tous les diables ! donnez-lui du vin, dit l’alchimiste.
– Ah ! ah ! et tu l’épicerais, n’est-ce pas, bonne pièce ! Oui, j’y trouverais du vert-de-gris, de l’ellébore, du vitriol, de l’eau-forte, et vingt autres ingrédiens diaboliques, qui fermenteraient dans ma pauvre tête comme le philtre qu’une vieille sorcière fait bouillir dans son chaudron pour faire venir le diable. Donne-moi le flacon toi-même, vieux Tony Allume-Fagots, et que le vin soit frais ; je ne veux pas qu’on le chauffe au bûcher des évêques. Ou attends. Que Leicester soit roi s’il veut. Bien. Et Varney, le scélérat Varney, le grand-visir. Excellent, ma foi. Et que serai-je, moi ? empereur : oui, l’empereur Lambourne. Je verrai cette divine beauté qu’ils ont emprisonnée ici pour leurs secrets plaisirs. Je veux qu’elle vienne ce soir me servir à boire et m’attacher mon bonnet de nuit. Que peut faire un homme de deux femmes, fût-il vingt fois comte ? Réponds à tout cela, Tony, mon garçon, vieux chien, hypocrite ; réprouvé que Dieu a effacé du livre de vie, mais qui es sans cesse tourmenté du désir d’y être replacé ; vieux fanatique, blasphémateur, vieux brûleur d’évêques, réponds-moi à cela !
– Je vais lui enfoncer mon couteau dans le ventre jusqu’au manche, dit Foster à voix basse, et tremblant de colère.
– Pour l’amour de Dieu ! point de violence, dit l’astrologue ; il faut s’y prendre avec prudence. Voyons, Lambourne, mon brave, veux-tu trinquer avec moi à la santé du noble comte de Leicester et de Richard Varney ?
– Certainement, mon vieux Albumazar ; certainement, mon vieux vendeur de mort-aux-rats. Je t’embrasserais, mon honnête infracteur de la loi de Julia (comme on dit à Leyde), si tu n’avais pas une si abominable odeur de soufre et d’autres infernales drogues de cette espèce. Voyons, je suis prêt. À Varney et Leicester !… deux esprits plus noblement ambitieux, deux mécréans plus profonds, plus secrets, plus élevés, plus malicieux et plus… Bien. Je n’en dis pas davantage, mais celui qui refuse de me faire raison,… je lui plongerai mon poignard dans le cœur. Allons, mes amis !
En parlant ainsi, Lambourne acheva ce que l’astrologue lui avait versé, et qui contenait non du vin, mais une liqueur distillée. Il commença un jurement, laissa tomber la coupe vide, mit la main sur son sabre sans avoir la force de le tirer, chancela, et tomba privé de mouvement et de sentiment entre les bras des domestiques, qui l’emportèrent pour le mettre au lit.
Dans la confusion générale, Jeannette regagna la chambre de sa maîtresse sans être aperçue, tremblante comme une feuille, mais résolue de tenir cachés à la comtesse les soupçons terribles que les discours de Lambourne lui avaient inspirés. Ses craintes, sans être encore bien éclaircies, s’accordaient avec les avis du colporteur, et elle confirma sa maîtresse dans le dessein de prendre le remède de Wayland, ce qu’elle ne lui aurait probablement pas conseillé sans tout ce qui venait de se passer.
Les discours de Lambourne n’avaient pas non plus échappé à Wayland, qui pouvait les interpréter beaucoup mieux que Jeannette ; sa compassion était fortement excitée en voyant qu’une femme aussi intéressante que la jeune comtesse, et qu’il avait vue pour la première fois au sein du bonheur domestique, était livrée aux machinations d’une pareille bande de scélérats. La voix de son ancien maître avait aussi réveillé chez lui et accru encore toute la haine et toute la crainte qu’il lui inspirait. Wayland avait aussi une assez grande confiance dans son adresse et dans ses propres ressources ; et il forma le dessein, ce soir-là même, de pénétrer le fond de ce mystère, et de secourir la malheureuse comtesse s’il en était encore temps, quelque danger que pût offrir l’accomplissement de son projet. Quelques paroles échappées à Lambourne dans son ivresse firent douter à Wayland, pour la première fois, que Varney eût agi entièrement pour son compte en séduisant cette jeune beauté. Divers bruits tendaient à faire croire que ce serviteur zélé avait servi son maître dans d’autres intrigues amoureuses, et l’idée lui vint que Leicester lui-même pourrait bien être la partie la plus intéressée dans tout ceci. Il ne pouvait supposer que la fille du chevalier Robsart fût mariée avec le comte ; mais la découverte même d’une intrigue passagère avec une dame du rang d’Amy était un secret de la plus haute importance, dont la révélation pouvait être fatale au favori d’Élisabeth.
– Quand Leicester, disait-il en lui-même, hésiterait à étouffer de pareils bruits par des moyens violens, il est entouré de gens qui lui rendraient ce service sans attendre son consentement. Si je veux me mêler de cette affaire, je dois m’y prendre comme mon ancien maître quand il compose sa manne de Satan, et me mettre un masque sur le visage. Ainsi je quitterai demain Giles Gosling, et je changerai de gîte aussi souvent qu’un renard poursuivi. Je désirerais aussi revoir cette petite puritaine ; elle me paraît jolie et intelligente, pour la progéniture d’un aussi mauvais coquin que Tony Allume-Fagots.
Giles Gosling reçut les adieux de Wayland avec plus de plaisir que de regret. L’honnête aubergiste voyait tant de danger à contrarier les volontés du favori du comte de Leicester, que sa vertu suffisait à peine pour le soutenir dans cette épreuve ; il protesta toutefois de sa bonne volonté et de son empressement à donner, en cas de besoin, à Tressilian ou à son émissaire, tous les secours qui pourraient se concilier avec sa profession.