« Si tu dédaignes les appas
« De celle qui te fut si chère,
« Cruel, il ne fallait donc pas
« M’enlever à mon pauvre père.
« Tous mes regrets sont superflus :
« Jamais une si longue absence
« Ne me priva de ta présence ;
« Je le vois, tu ne m’aimes plus. »
W. JULIUS MICKLE, le Château de Cumnor.
Les dames à la mode de nos jours doivent convenir que la jeune et charmante comtesse de Leicester avait, outre sa jeunesse et sa beauté, deux qualités qui lui méritaient à juste titre une place parmi les femmes de distinction. Nous l’avons vue déployer, dans son entrevue avec le colporteur, un grand empressement à faire des emplettes inutiles, seulement pour le plaisir de se procurer ces brillans colifichets qui cessent de plaire aussitôt qu’on les possède. Elle avait de plus un véritable penchant à passer chaque jour un temps considérable à s’en parer, quoique la riche variété de ses atours ne pût lui attirer que les louanges à moitié satiriques de la scrupuleuse Jeannette, ou un regard approbateur de ces yeux brillans qui voyaient leur propre éclat réfléchi dans le miroir. La comtesse Amy pouvait, à la vérité, donner une excuse pour la frivolité de ses goûts ; l’éducation qu’on recevait dans ce temps-là n’avait pu faire que peu de chose pour un esprit naturellement léger et ennemi de l’étude. Si elle n’eût pas aimé la parure, elle aurait pu faire de la tapisserie ou des broderies, et décorer de ses propres ouvrages les murs, les meubles du château de Lidcote, ou se distraire de ces travaux par les soins de préparer un énorme pouding pour l’instant où sir Hugh Robsart revenait de la chasse ; mais Amy n’avait naturellement aucun goût ni pour le métier, ni pour l’aiguille, ni pour la tenue des livres. Elle avait perdu sa mère étant encore enfant ; son père ne la contredisait jamais en rien, et Tressilian, qui seul était capable de cultiver son esprit, s’était fait beaucoup de tort dans son opinion pour s’être trop empressé à exercer auprès d’elle l’emploi de précepteur ; aussi cette jeune personne, dont la vivacité et les volontés ne rencontraient jamais d’opposition, le regardait avec quelque crainte et beaucoup de respect ; mais elle n’éprouva jamais pour lui ce sentiment plus doux qu’il aurait voulu lui inspirer. Dans une telle situation, le cœur d’Amy était bien exposé, et Leicester captiva aisément son imagination par son extérieur noble, ses manières gracieuses et ses flatteries adroites, avant même qu’elle le connût pour le favori de la richesse et du pouvoir.
Les fréquentes visites de Leicester à Cumnor-Place dans les premiers temps de leur union, avaient rendu supportable à la comtesse la solitude et la retraite à laquelle elle était condamnée ; mais quand ces visites devinrent de plus en plus rares, quand ce vide ne fut rempli que par des lettres d’excuses qui n’étaient pas toujours l’expression d’une tendre affection, et généralement très courtes, le mécontentement et le soupçon commencèrent à s’introduire dans ces appartemens splendides que l’amour avait préparés pour la beauté. Les réponses d’Amy à Leicester laissaient trop voir ses sentimens ; elle le pressait avec plus de franchise que de prudence de la délivrer enfin de cette obscure retraite, par la publication solennelle de son mariage ; et en disposant ses argumens avec toute l’adresse dont elle était capable, elle se fiait principalement à la chaleur des supplications dont elle les appuyait. Quelquefois même elle se hasardait à y mêler des reproches dont Leicester croyait avoir quelque raison de se plaindre.
– Je l’ai faite comtesse, disait-il à Varney ; il me semble qu’elle pourrait bien attendre, pour en prendre la couronne, que cela pût s’accorder avec mon bon plaisir.
La comtesse Amy voyait les choses sous un tout autre point de vue.
– À quoi me sert, disait-elle, d’avoir en réalité le rang et les honneurs, si je dois vivre ici prisonnière, obscure, sans aucune société, et souffrant que la médisance attaque chaque jour ma réputation ? Je ne me soucie guère de toutes ces perles dont tu ornes les tresses de mes cheveux, Jeannette. Je te dis que dans le château de Lidcote je n’avais qu’à y placer une rose nouvelle, et mon père m’appelait vers lui pour pouvoir la contempler de plus près ; le bon vieux curé souriait, et Mumblazen, qui ne pensait qu’au blason, parlait de roses de gueules. Maintenant me voici ornée d’or et de pierreries comme une relique, sans avoir aucune autre personne que toi pour voir ma parure, Jeannette. Il y avait aussi le pauvre Tressilian… Mais il est inutile d’en parler aujourd’hui.
– En effet, madame, cela est inutile, répondit sa prudente suivante, et véritablement vous me faites quelquefois désirer de ne pas vous en entendre parler si souvent ou si étourdiment.
– Tes remontrances sont hors de saison, Jeannette ; je suis née libre, quoique maintenant enchaînée, plutôt comme une belle esclave étrangère que comme l’épouse d’un seigneur anglais. J’ai supporté tout avec plaisir lorsque j’étais sûre de son amour, mais maintenant ils ont beau tenir mon corps dans l’esclavage, mon cœur et ma langue seront libres. Je le répète, Jeannette, j’aime mon époux ; je l’aimerai jusqu’à mon dernier soupir ; je ne pourrais cesser de l’aimer quand même je le voudrais ; et si lui-même cessait de m’aimer !… Dieu sait si je dois connaître ce cruel malheur ; mais je dirai hautement que j’aurais été plus heureuse si je fusse restée à Lidcote, quand même j’y serais devenue la femme du pauvre Tressilian, au regard mélancolique, et qui avait la tête pleine d’un savoir dont je ne me souciais guère. Il disait que si je voulais lire ses livres tant chéris, il viendrait un temps où je serais bien aise d’avoir suivi son conseil. Je crois que ce temps-là est arrivé.
– Madame, dit Jeannette, je vous ai acheté quelques livres d’un boiteux qui les vendait dans la place du marché, et qui m’a regardée d’une manière bien hardie, je vous assure.
– Voyons-les, Jeannette, dit la comtesse ; mais surtout que ce ne soient pas des livres de ta secte précisienne… Quels sont ceux-ci, ma dévote suivante ? Une paire de mouchettes pour le chandelier d’or ; – Une poignée de myrrhe et d’hysope pour purger l’âme malade ; – Un verre d’eau de la vallée de Baca ; – Les Renards et les Torches. – Comment appelles-tu ce fatras, ma fille ?
– Hélas ! madame, dit Jeannette, il était de mon devoir de placer d’abord la grâce devant vous ; mais si vous la rejetez, voici des pièces de théâtre et des livres de poésie, je pense.
La comtesse commença nonchalamment son examen, et rejeta maints précieux volumes qui feraient de nos jours la fortune de vingt bouquinistes ; il y avait : un – Livre de Cuisine, imprimé par Richard Lant ; – Les œuvres de Skelton ; – Le Passe-Temps du Peuple ; – Le château, de la Science, – etc., mais ce genre de littérature ne convenait pas davantage au goût d’Amy ; quand tout-à-coup un bruit de chevaux se fit entendre dans la cour ; la comtesse se leva avec joie, abandonna son ennuyeuse occupation de feuilleter de vieux bouquins, et, les laissant tomber sur le plancher, elle courut à la fenêtre en s’écriant : – C’est Leicester ! c’est mon noble comte ! c’est mon Dudley ! chaque pas de son cheval retentit comme le son le plus harmonieux.
Il y eut dans la maison un moment de tumulte, et Foster entra chez la comtesse avec son air de mauvaise humeur, pour lui dire que maître Richard Varney arrivait avec les ordres de milord, après avoir couru toute la huit, et qu’il demandait à parler à milady sur-le-champ.
– Varney ? Et pour me parler ? Mais il vient avec des nouvelles de Leicester, ainsi fais-le entrer sur-le-champ.
Varney entra dans le cabinet de toilette, où Amy était assise parée de tous ses charmes naturels, et de tout ce qu’y avait pu ajouter l’art de Jeannette, par un négligé à la fois riche et élégant. Mais son plus bel ornement était sa belle chevelure, dont les boucles nombreuses flottaient autour d’un cou blanc comme celui d’un cygne, et sur un sein agité par l’attente qui avait communiqué une rougeur animée à tous ses attraits.
Varney s’offrit à elle dans le même costume avec lequel il avait accompagné son maître ce jour même à la cour, et dont la magnificence contrastait singulièrement avec le désordre produit par un voyage si précipité, dans une nuit obscure et par de mauvais chemins. Son front avait une expression d’inquiétude et d’embarras comme celui d’un homme chargé d’annoncer des choses qu’il ne croit pas devoir être bien accueillies, mais que la nécessité de les communiquer a fait accourir en toute hâte. La comtesse prit tout d’un coup l’alarme, et elle s’écria : – Vous m’apportez des nouvelles de milord, Varney ? Grand Dieu ! serait-il malade ?
– Non, madame, grâce au ciel, dit Varney ; calmez-vous, et permettez-moi de reprendre haleine avant de vous communiquer mon message.
– Point de retard, monsieur, reprit la comtesse ; je connais tous vos artifices de théâtre ; puisque votre haleine a suffi pour vous amener jusqu’ici, elle vous suffira pour me raconter ce que vous avez à me dire, au moins en gros et brièvement.
– Madame, répondit Varney, nous ne sommes pas seuls, et le message de milord n’est que pour vous seule.
– Laissez-nous, Jeannette, et vous aussi, M. Foster, dit-elle ; mais restez dans la chambre voisine, à portée de m’entendre.
Foster et sa fille se retirèrent donc, conformément aux ordres de lady Leicester, dans la pièce voisine, qui était le salon. La porte de la chambre à coucher fut alors soigneusement fermée à la clef et aux verrous ; et le père et la fille restèrent, le premier avec une attention farouche et soupçonneuse, et Jeannette, les mains jointes, partagée entre le désir de connaître le sort de sa maîtresse, et les prières qu’elle offrait au ciel pour sa sûreté. On eût dit que Tony Foster lui-même avait quelque idée de ce qui se passait dans l’esprit de sa fille, car il traversa l’appartement, et lui dit en lui prenant la main : – Tu as raison ; prie, Jeannette, prie ; nous avons besoin de prières, et quelques uns d’entre nous plus que les autres ; je prierais moi-même, si je ne voulais prêter l’oreille à ce qui se passe là-dedans : quelque malheur se prépare, ma chère ; quelque malheur approche. Dieu nous pardonne nos péchés ; mais l’arrivée subite de Varney ne présage rien de bon.
C’était la première fois que Jeannette entendait son père l’exciter à faire attention à ce qui se passait dans ce séjour du mystère. Sa voix retentissait à son oreille comme celle du funeste hibou qui prédit la terreur et le deuil. Elle tourna les yeux vers la porte avec crainte, comme si elle se lût attendue à des sons d’horreur, ou à quelque spectacle d’effroi.
Cependant tout était parfaitement tranquille, et ceux qui s’entretenaient dans la chambre le faisaient d’une voix si basse qu’on ne pouvait distinguer leurs paroles. Tout d’un coup on les entendit parler à mots précipités, et bientôt après la comtesse, avec l’accent de la plus violente indignation, s’écria : – Ouvrez la porte, monsieur ; je vous l’ordonne ! ouvrez la porte ! point de réplique ! continua-t-elle, couvrant par ses cris la voix étouffée de Varney, qu’on pouvait distinguer de temps en temps. Sortez, sortez, vous dis-je. Jeannette, appelle au secours ! Foster, brisez la porte ! Je suis retenue ici par un traître. Employez hache et levier, M. Foster, je serai votre caution !
– Cela n’est pas nécessaire, madame, dit à la fin Varney de manière à être entendu. Si vous voulez exposer les importans secrets de milord et les vôtres devant tout le monde, je ne prétends point vous en empêcher.
Les verrous furent tirés ; la porte s’ouvrit, et Jeannette et son père se précipitèrent avec inquiétude dans l’appartement, pour apprendre la cause de ces exclamations réitérées.
Quand ils entrèrent, Varney était debout près de la porte, grinçant des dents avec une expression dans laquelle étaient peints des sentimens opposés de rage, de honte et de crainte. La comtesse était au milieu de son appartement, comme une jeune pythonisse sous l’influence de la fureur prophétique.
Les veines bleues de son beau front s’étaient gonflées ; ses joues et sa gorge étaient rouges comme l’écarlate ; ses yeux étaient ceux d’un aigle emprisonné, qui lancent des éclairs sur les ennemis qu’il ne peut atteindre de ses serres. S’il était possible à une des Grâces d’être excitée par une Furie, sa figure ne pourrait réunir plus d’attraits, avec autant de haine, de mépris, de fierté et de colère. Les gestes d’Amy et son attitude répondaient à sa voix et à son regard ; son aspect imposant n’était pas sans beauté, tant l’énergie de l’indignation avait ajouté de traits sublimes aux charmes naturels de la comtesse. Jeannette, aussitôt que la porte s’ouvrit, courut à sa maîtresse, et Foster, avec plus de lenteur que sa fille, mais cependant plus vite que de coutume, s’approcha de Richard Varney.
– Au nom de la vérité, qu’est-il arrivé à Votre Seigneurie ? demanda Jeannette.
– Au nom de Satan, que lui avez-vous fait ? dit Foster à son ami.
– Qui, moi ? rien, répondit Varney la tête baissée et de mauvaise humeur ; j’ai dû lui communiquer les ordres de son époux ; et si milady ne veut pas s’y conformer, elle sait ce qu’il faut répondre mieux, que je ne puis le faire.
– Jeannette, j’en atteste le ciel, dit la comtesse, le traître en a menti par la gorge ; il ne peut que mentir, puisque ce qu’il dit outrage l’honneur de mon noble époux ; il ment doublement, puisqu’il ne parle que pour favoriser un dessein également exécrable et impraticable.
– Vous m’avez mal compris, milady, dit Varney avec une espèce de soumission ; laissons cet entretien jusqu’à ce que votre colère soit passée. Alors je vous satisferai sur tous les points.
– Tu n’en auras jamais l’occasion, dit-elle à Varney. Regarde-le, Jeannette, il est bien habillé, il a l’extérieur d’un gentilhomme, et il est venu ici pour me persuader que c’était le plaisir de mon seigneur, l’ordre de mon époux légitime, que je partisse avec lui pour Kenilworth, et que là, devant la reine et les nobles, en présence de mon époux, je le reconnusse lui, lui qui est là, cet homme qui brosse les habits, qui nettoie les bottes, qui est le laquais de milord ! que je le reconnusse pour mon maître, pour mon mari ! Grand Dieu ! je fournirais donc contre moi-même des armes quand je voudrais réclamer mes droits et mon rang ! Je renoncerais à ma réputation d’honnête femme ! Je détruirais mon titre à prendre place parmi les respectables dames de la noblesse anglaise !
– Vous l’entendez, Foster ; et vous, jeune fille, entendez-la, dit Varney, profitant d’un moment de silence dont la cause était le besoin qu’avait la comtesse de respirer, plutôt qu’une diminution de sa colère ; vous en êtes témoins, elle ne me reproche que le plan de conduite que notre bon maître suggère dans la lettre qu’elle tient à présent dans ses mains, vu la nécessité où il est de garder certain secret.
Foster essaya ici d’intervenir avec un air d’autorité qu’il croyait convenir au poste qu’on lui avait confié.
– Oui, milady, je dois avouer que vous êtes trop prompte dans cette circonstance. Une pareille fraude n’est pas entièrement condamnable, lorsqu’en la commettant on n’a qu’un but pieux. Ce fut ainsi que le patriarche Abraham feignit que Sara était sa sœur, lorsqu’ils allèrent en Égypte.
– Oui, monsieur, dit la comtesse ; mais Dieu réprouva cette imposture, même dans le père de son peuple, par la bouche du païen Pharaon. Honte à vous qui ne lisez les Écritures que pour faire une fausse application des choses qui y sont contenues comme des exemples non à suivre, mais à éviter.
– Mais Sara ne s’opposa point à la volonté de son époux, sous votre bon plaisir, dit Foster ; elle fit ce qu’Abraham ordonnait en prenant le nom de sa sœur pour l’intérêt de son époux, et afin que la beauté de son corps ne fût pas une cause de perdition pour son âme.
– Maintenant, que le ciel me pardonne mon inutile courroux, répondit la comtesse ; tu es un hypocrite aussi hardi que cet autre là-bas est un fourbe impudent. Jamais je ne pourrai croire que le noble Dudley ait donné son approbation à un dessein si déshonorant. C’est ainsi que je foule aux pieds son infamie :… s’il en est véritablement coupable, j’en détruis à jamais le souvenir.
En parlant ainsi elle déchira la lettre de Leicester, et la foula aux pieds dans l’excès de son impatience, comme si elle eût voulu en anéantir jusqu’aux moindres fragmens.
– Soyez témoins, dit Varney en reprenant son assurance, soyez témoins qu’elle a déchiré la lettre de milord, afin de rejeter sur moi le projet qu’il a lui-même imaginé. Elle voudrait que je fusse le seul coupable, quand je n’ai aucun intérêt personnel dans tout ceci.
– Tu mens, détestable fourbe ! dit la comtesse malgré tous les efforts que faisait Jeannette pour lui faire garder le silence, prévoyant tristement que sa violence ne servirait qu’à fournir des armes contre elle-même. Tu mens, continua-t-elle. Laisse-moi, Jeannette. – Quand ce serait ma dernière parole, il ment. Il a voulu en venir à son but infâme, et il l’eût fait plus ouvertement encore si ma colère m’eût permis de garder le silence qui l’avait d’abord encouragé à découvrir ses vils projets.
– Madame, dit Varney, confondu en dépit de son effronterie, je vous supplie de croire que vous êtes dans l’erreur.
– Je croirai plutôt que le jour est la nuit ! Ai-je donc oublié ? Ne me rappelé-je pas des trahisons qui, connues de Leicester, t’eussent valu l’infamie du gibet au lieu de l’honneur de son intimité ? Que ne suis-je un homme seulement cinq minutes ! ce temps suffirait pour arracher d’un lâche comme toi l’aveu de sa scélératesse. Mais va-t’en ! sors d’ici ! et dis à ton maître que lorsque je suivrai le chemin honteux dans lequel me conduirait nécessairement l’imposture que tu me conseilles en son nom, je lui donnerai un rival un peu plus digne de ce titre. Il ne sera pas supplanté par un ignominieux laquais, dont le plus grand bonheur est d’attraper les habits de son maître avant qu’ils soient entièrement usés, et qui n’est bon qu’à séduire quelque fille de faubourg par l’élégance d’une nouvelle rosette ajoutée aux vieux souliers de son maître. Va, te dis-je, sors d’ici ; je te méprise tant que je suis honteuse de ma colère contre toi.
Varney quitta la chambre avec une expression de rage muette. Il fut suivi par Foster, dont l’esprit naturellement lourd fut pour ainsi dire accablé par ce torrent d’indignation impétueuse, sorti des lèvres d’une jeune personne qui avait jusqu’alors paru assez douce, et trop indolente pour nourrir une pensée de colère ou se livrer à un transport d’indignation.
Foster poursuivit Varney de chambre en chambre, le persécutant de questions, auxquelles l’autre ne répondit que lorsqu’ils furent arrivés dans la vieille bibliothèque avec laquelle le lecteur a déjà fait connaissance. Là Varney se tourna vers le vieux puritain, et répondit enfin avec une certaine assurance, quelques instans ayant suffi à un homme aussi habitué que lui à commander à ses émotions, pour se reconnaître et recouvrer sa présence d’esprit.
– Tony, dit-il avec son ironie habituelle, je ne puis le nier, la femme et le diable, qui, comme ton oracle Holdforth pourra te le confirmer, trompèrent l’homme au commencement du monde, ont triomphé aujourd’hui de ma discrétion. Cette petite furie avait l’air si tentant, elle a eu l’art de se contenir si naturellement pendant que je lui communiquais le message de Monseigneur, que, sur ma foi, je m’imaginai que je pouvais glisser quelques mots pour moi. Elle croit avoir ma tête sous sa ceinture, mais elle se trompe. Où est le docteur ?
– Dans son laboratoire, dit Foster ; c’est l’heure où on ne peut lui parler. Il faut attendre que midi soit passé, si nous ne voulons détruire ses études importantes ; que dis-je, importantes ! ses divines études.
– Oui, il étudie la théologie du diable, dit Varney. Mais, quand je veux lui parler, toutes les heures sont bonnes. Conduis-moi à son Pandœmonium .
Ainsi parla Varney, et d’un pas accéléré, d’un air embarrassé, il suivit Foster, qui le conduisit à travers des corridors dont plusieurs étaient près de tomber en ruines, jusqu’à l’appartement souterrain alors occupé par le chimiste Alasco ; c’était là qu’autrefois un des abbés d’Abingdon, passionné pour les sciences occultes, avait, au grand scandale de son couvent, établi un laboratoire dans lequel, comme beaucoup d’autres insensés de ce siècle, il avait perdu un temps précieux et dépensé en outre une grosse somme à la recherche du grand secret.
Tony Foster s’arrêta devant la porte, soigneusement fermée en dedans, et manifesta de nouveau une hésitation marquée. Mais Varney, moins scrupuleux, à force de cris et de coups répétés, arracha-le sage à ses travaux. Alasco ouvrit la porte de la chambre lentement et avec répugnance ; ses yeux étaient enflammés et obscurcis par la chaleur et les vapeurs de l’alambic sur lequel il méditait ; l’intérieur de son laboratoire offrait à la vue le confus assemblage de substances hétérogènes et d’ustensiles extraordinaires. Le vieillard murmura avec impatience :
– Serai-je donc toujours rappelé des affaires du ciel à celles de la terre ?
– À celles de l’enfer ! dit Varney, car c’est là ton élément. Foster, nous avons besoin de toi à notre conférence.
Foster entra lentement dans la chambre ; Varney, qui le suivait, ferma la porte, et ils se mirent à délibérer secrètement.
Pendant ce temps, la comtesse se promenait dans son appartement ; la honte et la crainte étaient peintes sur son beau visage.
– Le scélérat, disait-elle, le traître, le lâche intrigant ! Mais je l’ai démasqué, Jeannette, j’ai attendu que le serpent déroulât devant moi tous ses replis, et parût rampant dans toute sa difformité. J’ai suspendu mon ressentiment au risque d’étouffer de contrainte, jusqu’à ce qu’il m’eût découvert le fond d’un cœur plus noir que l’abîme le plus ténébreux de l’enfer. Et toi, Leicester, as-tu pu m’ordonner de nier un seul instant les droits légitimes que j’ai sur toi, ou les céder toi-même à un autre ? Mais c’est impossible. Le scélérat a menti en tout. Jeannette, je ne veux pas rester ici plus long-temps. Je crains Varney, je crains ton père. Oui, Jeannette, je le dis à regret, je crains ton père, mais par-dessus tout cet odieux Varney. Je veux fuir de Cumnor.
– Hélas ! madame, où pourriez-vous fuir ? et par quels moyens vous échapperez-vous de ces murs ?
– Je ne sais, Jeannette, dit l’infortunée Amy en tournant les yeux vers le ciel et en joignant les mains ; je ne sais où je fuirai, ni par quels moyens je pourrai fuir ; mais je suis, certaine que le Dieu que j’ai servi ne m’abandonnera pas dans une crise si terrible, car je suis entre les mains des méchans.
– N’ayez pas cette pensée, milady, dit Jeannette : mon père est d’un caractère sévère ; il exécute rigidement les ordres qu’on lui a donnés, mais cependant…
Dans ce moment Tony Foster entra dans l’appartement, tenant dans la main une coupe de verre et une petite bouteille ; ses manières avaient quelque chose d’étrange ; car quoiqu’il n’abordât jamais la comtesse qu’avec le respect dû à son rang, il avait jusqu’alors laissé éclater son caractère bourru, dont peut-être aussi il n’avait pu dissimuler la sombre expression.
Dans cette circonstance il ne montrait rien de ce ton d’autorité qu’il avait coutume de cacher sous une affectation maladroite de civilité et de déférence, à peu près comme un brigand cache ses pistolets ou son bâton sous un manteau mal coupé. Cependant son sourire semblait être l’effet de la crainte plutôt que de la bienveillance ; il pressa la comtesse de prendre un cordial précieux, disait-il, pour relever ses esprits après l’alarme qu’elle venait d’avoir ; mais son regard disait qu’il était le complice de quelque sinistre dessein contre elle. Sa main et sa voix tremblaient, et tout son maintien annonçait quelque chose de si suspect que sa fille Jeannette, après être restée quelques secondes à le regarder avec étonnement, parut tout d’un coup se préparer à exécuter quelque action hardie ; elle leva la tête, prit un air et une démarche de résolution et d’autorité, et, s’avançant lentement entre son père et sa maîtresse, elle voulut prendre la coupe, et dit d’un ton peu élevé, mais ferme : – Mon père, je remplirai la coupe, pour ma noble maîtresse, quand ce sera son plaisir.
– Non, mon enfant, dit Foster vivement et avec inquiétude ; non, mon enfant, ce n’est pas toi qui rendras ce service à la comtesse.
– Et pourquoi, je vous prie, dit Jeannette, s’il faut que la noble dame goûte de ce cordial ?
– Pourquoi ! pourquoi ! dit le scélérat en hésitant d’abord, et puis se mettant en colère, comme le meilleur moyen pour se dispenser de toute autre raison ; pourquoi ! parce que je le veux ainsi, ma fille. Allez à l’office du soir.
– Maintenant, je le déclare, comme j’espère en entendre d’autres, reprit Jeannette, je n’irai point ce soir à l’office, à moins d’être plus assurée du sort de ma maîtresse. Donnez-moi ce flacon, mon père ; et elle le prit malgré lui de ses mains, qui s’ouvrirent comme par l’effet du remords ; – ce qui doit faire du bien à ma maîtresse ne saurait me faire du mal. Mon père, à votre santé.
Foster, sans répondre une parole, se précipita sur sa fille, et lui arracha le flacon des mains ; ensuite, comme troublé de ce qu’il venait de faire, et entièrement incapable de décider ce qu’il ferait après, il resta debout avec le flacon dans les mains et les jambes écartées, arrêtant sur sa fille un regard dont la rage, la crainte et la scélératesse formaient l’expression hideuse.
– Voilà qui est étrange, mon père, dit Jeannette en fixant sur Foster ce regard par lequel on dit que les gardiens des lunatiques soumettent leurs malheureux malades ; ne me laisserez-vous ni servir ma maîtresse, ni boire à sa santé ?
Le courage de la comtesse la soutint pendant cette scène terrible ; elle conserva même son insouciance naturelle, et, quoique son visage eût pâli à la première alarme, son œil était calme et presque méprisant.
– Voulez-vous goûter ce précieux cordial, M. Foster ? Peut-être vous ne refuserez pas de me faire raison, quoique vous ne le permettiez pas à Jeannette ; buvez, je vous en prie.
– Je ne le veux pas, dit Foster.
– Et pour qui donc est réservé ce rare breuvage ? dit la comtesse.
– Pour le diable, qui l’a composé ! reprit Foster. Et, tournant sur ses talons, il quitta l’appartement.
Jeannette regarda sa maîtresse d’un air qui exprimait la honte, le chagrin et la douleur.
– Ne pleurez pas sur moi, Jeannette, dit la comtesse avec douceur.
– Non, madame, répliqua sa compagne d’une voix entrecoupée de sanglots ; ce n’est pas pour vous que je pleure, c’est pour moi-même, c’est pour ce malheureux ! Ceux qui sont déshonorés devant les hommes, ceux qui sont condamnés par Dieu, ceux-là ont sujet de pleurer, et non ceux qui sont innocens. Adieu, madame ! dit-elle en prenant en toute hâte le manteau avec lequel elle avait coutume de sortir.
– Me quittez-vous, Jeannette ? dit sa maîtresse ; m’abandonnez-vous dans une position si critique ?
– Vous abandonner, madame ! s’écria Jeannette en courant vers sa maîtresse et couvrant sa main de baisers ; vous abandonner ! que mon espérance et ma foi m’abandonnent aussi si jamais cela m’arrive ! Non, madame. Vous avez dit avec juste raison que le Dieu que vous serviez vous ouvrirait une voie de salut : il y a un moyen d’échapper. J’ai prié nuit et jour pour être éclairée : j’étais indécise entre l’obéissance que je dois au malheureux qui vient de nous quitter, et celle à laquelle vous avez droit ; j’ai été éclairée d’une manière sévère et terrible, et je ne dois point fermer la perte de salut que Dieu vous ouvre. Ne m’en demandez pas davantage ; je serai bientôt de retour.
En parlant ainsi, elle s’enveloppa de son manteau, dit à la vieille femme qu’elle rencontra dans l’antichambre qu’elle allait à l’office du soir, et elle sortit.
Cependant son père était de retour dans le laboratoire, où il trouva les complices du crime qu’il n’avait pas osé accomplir.
– L’oiseau a-t-il bu ? dit Varney avec un demi-sourire. L’astrologue fit des yeux la même question, mais sans prononcer une parole.
– Non, dit Foster, et ce ne sera pas moi qui lui présenterai le poison. Voudriez-vous me faire commettre un meurtre en présence de ma fille ?
– Lâche et méchant coquin ! reprit Varney avec amertume, ne t’a-t-on pas dit que dans cette affaire il n’était pas question de meurtre, comme tu l’appelles avec ce regard égaré et cette voix tremblante ? Ne t’a-t-on pas dit qu’il ne s’agit que d’une légère indisposition, telle qu’une femme en feint tous les jours, sans conséquence, afin de pouvoir s’étendre avec nonchalance sur un canapé, au lieu de soigner ses affaires domestiques ? Voilà un savant qui en jurera par la clef du palais de la sagesse.
– Je jure, dit Alasco, que l’élixir contenu dans la bouteille que tu tiens à la main ne saurait porter atteinte à la vie ; je le jure par l’immortelle et indestructible quintessence d’or qui est contenue dans toutes les substances de la nature, quoique son existence secrète ne puisse être découverte que par celui auquel Trismégiste cède la clef de la science cabalistique.
– Voilà un serment de poids ! dit Varney. Foster, tu serais pire qu’un païen si tu restais incrédule. Tu me croiras d’ailleurs, moi qui ne jure que sur ma parole, que, si tu fais le récalcitrant, il ne faut pas conserver l’espoir qu’on change ton bail en un acte de propriété. Alasco ne transmutera point ton étain en or ; et, pour ce qui me regarde, mon brave Tony, tu ne seras jamais que mon fermier.
– Je ne sais pas, messieurs, dit Foster, quel est le but où tendent vos desseins : mais il est une chose à laquelle je suis résolu ; c’est que, quoi qu’il arrive, je veux avoir ici quelqu’un qui prie pour moi, et ce sera ma fille. Je n’ai pas bien vécu, et je me suis trop occupé des affaires de ce monde ; mais ma fille est aussi innocente que lorsqu’elle jouait encore sur les genoux de sa mère, ma fille au moins aura sa place dans cette heureuse cité dont les murs seront d’or pur et les fondemens de pierres précieuses.
– Certes, Tony, dit Varney, ce serait un paradis selon ton cœur. Discutez cette matière avec lui, docteur Alasco ; je serai de retour dans quelques instans. En parlant ainsi, Varney se leva, et, prenant le flacon qui était sur la table, il quitta la chambre.
– Mon fils, dit Alasco à Foster aussitôt après le départ de Varney, je te proteste que, quoi que cet audacieux et impie railleur puisse dire de la science souveraine dans laquelle, avec la grâce du ciel, je suis allé si loin, il n’y a aucun artiste vivant que je voulusse appeler mon supérieur et mon maître. Malgré tous les blasphèmes que ce réprouvé ne craint pas de prononcer sur des choses trop saintes pour être comprises par des hommes qui n’ont que des pensées charnelles et coupables, je te proteste que la ville aperçue par saint Jean dans la vision brillante de l’Apocalypse, cette nouvelle Jérusalem, où tous les chrétiens espèrent d’arriver, annonce figurativement la découverte du grand secret, de ce secret par lequel les créations de la nature les plus précieuses et les plus parfaites se sont extraites de ses productions les plus viles et les plus grossières ; de même que le papillon aux ailes légères et éclatantes, le plus beau des enfans de la brise d’été, s’échappe de la prison d’une informe chrysalide.
– Maître Holdforth n’a pas parlé de cette version, dit Foster d’un air de doute ; et d’ailleurs, docteur Alasco, l’Écriture nous apprend que l’or et les pierres précieuses de la cité sainte ne sont aucunement pour ceux qui commettent l’abomination ou qui fabriquent le mensonge.
– Eh bien, mon fils, dit le docteur, que concluez-vous de tout cela ?
– Que ceux qui distillent des poisons ou qui les administrent secrètement ne peuvent avoir part à ces ineffables richesses, répondit Foster.
– Il faut distinguer, mon fils, reprit l’alchimiste, entre ce qui est nécessairement mal dans ses moyens et dans sa fin, et ce qui, quoique injuste, peut néanmoins produire du bien. Si la mort d’un individu peut rapprocher de nous l’heureuse époque où il suffira, pour obtenir le bien, de désirer sa présence, et, pour repousser le mal, de désirer son éloignement ; l’heureuse époque où la maladie, les souffrances, le chagrin, obéiront en esclaves à la science humaine, et fuiront au moindre signe d’un sage, où tout ce qu’il y a maintenant de plus précieux et de plus rare sera à la portée de tous ceux qui écouteront la voix de la sagesse, où l’art de guérir sera complètement remplacé par le remède universel, où les sages deviendront les monarques de la terre, et où la mort elle-même reculera devant leur pouvoir ; si, dis-je, cette consommation divine de toutes choses peut être hâtée par un accident aussi peu important que la perte d’un faible corps terrestre qui, devant nécessairement subir la loi commune, sera déposé dans le tombeau quelques instans plus tôt que ne l’auraient ordonné les lois de la nature, qu’est-ce qu’un pareil sacrifice, je le répète, pour accélérer le saint millénaire ?
– Le millénaire est le règne des saints, dit Foster toujours avec un air de doute.
– Dis que c’est le règne des sages, mon fils, répondit Alasco, ou plutôt le règne de la sagesse même.
– J’ai touché cette question avec maître Holdforth, dans la dernière conférence, dit Foster ; et il soutient que votre doctrine est hétérodoxe, et votre explication fausse et diabolique.
– Il est dans les liens de l’ignorance, mon fils, répondit Alasco ; il n’en est encore qu’à brûler des briques en Égypte, ou tout au plus à errer dans l’aride désert de Sinaï. Tu as mal fait de parler de pareilles choses à un tel homme ; cependant je te donnerai bientôt une preuve que je défierai ce théologien chagrin de réfuter, quand même il lutterait contre moi comme des magiciens luttèrent contre Moïse devant le roi Pharaon. J’opérerai la projection en ta présence, mon fils, oui, en ta présence ; et tes yeux seront témoins de la vérité.
– Insiste là-dessus ! savant philosophe, dit Varney, qui entra dans ce moment. Il peut récuser le témoignage de ta bouche ; mais comment niera-t-il celui de ses propres yeux ?
– Varney, dit le chimiste, Varney, déjà revenu ! As-tu… Il s’arrêta court.
– As-tu exécuté ta commission ? veux-tu dire, reprit Varney. Oui. Et toi, ajouta-t-il, montrant plus d’émotion qu’il ne l’avait encore fait, es-tu sûr de n’avoir rien versé de plus ou de moins que la mesure exacte ?
– Oui, répliqua Alasco, aussi sûr qu’un homme peut l’être dans des proportions aussi délicates, car il y a des constitutions différentes.
– Alors, dit Varney, je suis tranquille ; je sais que tu ne ferais pas un pas de plus vers le diable que ton salaire ne t’y oblige. Tu as été payé pour une maladie, et tu regarderais comme une prodigalité insensée de commettre un meurtre pour le même prix. Allons, retirons-nous chacun dans notre appartement ; nous verrons demain le résultat.
– Que lui as-tu fait pour la forcer à t’obéir ? dit Foster en frémissant.
– Rien, répondit Varney ; j’ai seulement fixé sur elle ce regard qui dompte les insensés, les femmes et les enfans. On m’a dit dans l’hôpital Saint-Luc que j’avais justement le regard qu’il fallait pour soumettre un malade rebelle. Les gardiens m’en firent compliment ; ainsi je sais comment gagner mon pain quand ma faveur à la cour viendra à me fuir.
– Et ne crains-tu pas, dit Foster, que la dose soit trop forte ?
– Si cela est, dit Varney, son sommeil n’en sera que plus profond, et cette crainte n’est pas de nature à troubler mon repos. Adieu, mes amis.
Tony Foster poussa un profond soupir, en levant les yeux et les mains vers le ciel. L’alchimiste annonça sa résolution de consacrer une partie de cette nuit à une expérience de grande importance, et Foster et Varney se séparèrent pour aller chacun dans leur chambre.