CHAPITRE XXIII.

« Que Dieu veille sur moi dans ce pèlerinage ;
« Car je ne puis attendre aucun secours humain !
« Si chacun à son gré se faisait son destin,
« Qui voudrait naître femme ? et consacrer sa vie
« Aux larmes, aux douleurs, à la longue agonie
« De voir que son amour n’obtient plus d’autre prix
« Que froide indifférence et barbare mépris ? »

Le Pèlerinage d’amour.

Le jour finissait ; Jeannette, au moment où son absence prolongée au-delà de son habitude aurait pu causer des soupçons et provoquer des recherches de la part de gens aussi méfians que ceux qui habitaient Cumnor-Place, se hâta de rentrer, et de monter dans l’appartement où elle avait laissé la comtesse. Elle la trouva la tête penchée sur ses bras, qui étaient croisés sur une table devant laquelle elle était assise ; à l’approche de Jeannette, elle ne leva pas les yeux, et ne fit pas le moindre mouvement.

La fidèle suivante courut vers sa maîtresse avec la rapidité de l’éclair, et la touchant légèrement pour la tirer de cette espèce d’engourdissement, elle conjura la comtesse de la regarder et de lui dire ce qui l’avait mise dans cet état. La malheureuse Amy levant la tête à sa prière, et fixant sur sa compagne un œil éteint : – Jeannette, dit-elle, je l’ai bue.

– Dieu soit loué ! dit Jeannette vivement. Je veux dire Dieu soit loué qu’il ne soit rien arrivé de pire. Cette potion ne peut vous faire aucun mal. Levez-vous, secouez cette léthargie qui vous accable, et bannissez de votre âme le désespoir.

– Jeannette, répéta la comtesse, ne me dérange point ; laisse-moi en repos : laisse-moi finir tranquillement ma vie ; je suis empoisonnée.

– Vous ne l’êtes pas, ma très chère maîtresse, reprit la jeune fille avec transport, vous ne l’êtes pas. Ce que vous avez bu ne peut vous nuire, et je suis venue ici en toute hâte pour vous apprendre que les moyens de fuir sont en votre pouvoir.

– De fuir ! s’écria la malheureuse comtesse en se levant de son siège, pendant que ses yeux reprenaient leur éclat et ses joues leur couleur : hélas ! Jeannette, il est trop tard !

– Non, ma chère maîtresse. Levez-vous ; prenez mon bras, faites un tour dans l’appartement. Ne souffrez pas que votre imagination produise l’effet du poison. Eh bien, ne vous apercevez-vous pas maintenant que vous avez recouvré le parfait usage de vos membres ?

– Mon engourdissement semble diminuer, dit la comtesse en se promenant dans l’appartement, appuyée sur les bras de Jeannette ; mais est-il bien vrai que je n’ai pas avalé un breuvage mortel ? Varney est venu ici en ton absence, et m’a ordonné, avec des regards dans lesquels j’ai lu mon destin, de boire cette horrible drogue. Ô Jeannette ! elle doit être funeste ! Jamais breuvage salutaire ne fut présenté par un tel échanson.

– Il ne le croyait pas sans danger, je le crains, répliqua la jeune fille ; mais Dieu confond les desseins des méchans. Croyez-moi : j’en jure par le saint Évangile, qui fait notre espoir, votre vie est en sûreté contre ses poisons… Mais n’avez-vous pas cherché à lui résister ?

– Le silence régnait autour de moi ! Tu n’étais pas là ; il était seul dans ma chambre, et je le savais capable de tous les crimes. Je stipulai seulement qu’il me délivrerait de son odieuse présence, et je bus tout ce qu’il me présenta. Mais vous parlez de fuite, Jeannette ; serais-je assez heureuse… ?

– Êtes-vous assez forte pour en supporter la nouvelle, et pour chercher à fuir ?

– Assez forte ! répondit la comtesse : demande à la biche, lorsque la gueule du chien est prête à la saisir, si elle est assez forte pour franchir le précipice. Je me sens tout le courage nécessaire pour m’échapper de ce lieu.

– Écoutez-moi, dit Jeannette : – Un homme, que je crois fermement un de vos fidèles amis, m’est apparu sous divers déguisemens, et a cherché à lier conversation avec moi. Mais, comme jusqu’à ce soir j’étais encore dans le doute, j’ai toujours refusé de l’écouter. C’est le colporteur qui vous a apporté des marchandises, le bouquiniste qui m’a vendu des livres. Toutes les fois que je sortais, j’étais sûre de le voir. Les évènemens de ce soir m’ont déterminée à lui parler. Il vous attend à la porte de derrière du parc, muni de tout ce qui pourra faciliter votre évasion. Mais vous sentez-vous la force, aurez-vous le courage de fuir ?

– Celle qui fuit la mort trouve la force du corps, et celle qui veut échapper à l’infamie ne manque jamais de courage. La pensée de laisser derrière moi le scélérat qui menace mes jours et mon honneur, me donnerait la force de me lever de mon lit de mort.

– Alors, milady, il faut que je vous dise adieu, et que je vous confie à la sainte garde du ciel.

– Ne veux-tu donc pas fuir avec moi, Jeannette ? dit la comtesse d’un air troublé. Vais-je te perdre ? Est-ce là ta fidélité ?

– Je fuirais avec vous, ma chère maîtresse, aussi volontiers que l’oiseau quitte sa cage ; mais ce serait faire tout découvrir sur-le-champ, et donner lieu à des poursuites immédiates. Il faut que je reste, et que je tâche de déguiser la vérité. Puisse le ciel me pardonner mon mensonge à cause de la nécessité !

– Et me faudra-t-il donc voyager seule avec cet étranger ? dit Amy. Réfléchis, Jeannette ; ceci ne pourrait-il pas être quelque intrigue plus noire et mieux conçue, pour-me séparer de toi, qui es ma seule amie ?

– Non, madame, ne le supposez pas, répondit vivement Jeannette. Ce jeune homme est sincère ; il est ami de M. Tressilian, et n’est venu ici que d’après ses instructions.

– S’il est ami de Tressilian, dit la comtesse, je me fierai à sa protection, comme à celle d’un ange envoyé du ciel ; car jamais mortel n’a été plus que Tressilian à l’abri de tout reproche de fausseté, de bassesse et d’égoïsme. Il s’oubliait lui-même lorsqu’il pouvait rendre service aux autres. Hélas ! et comment en a-t-il été récompensé !

Elles rassemblèrent en toute hâte le peu de choses indispensables qu’il convenait que la comtesse prît avec elle. Jeannette en forma avec adresse et promptitude un petit paquet, auquel elle ne manqua pas d’ajouter tous les bijoux qui se trouvaient sous sa main, et surtout un écrin de diamans, qu’elle pensait avec raison pouvoir être très utile dans quelque besoin pressant. La comtesse de Leicester changea ensuite ses habits contre ceux que Jeannette avait coutume de porter lorsqu’elle faisait quelque court voyage ; car elles jugèrent nécessaire de supprimer toute distinction extérieure qui pouvait attirer l’attention. Avant que ces préparatifs fussent terminés, la lune s’était levée sur l’horizon, et tous les habitans de cette demeure écartée avaient cédé au sommeil, ou du moins s’étaient retirés dans leurs chambres silencieuses. Aucun obstacle n’était à appréhender pour sortir de la maison ou du jardin, pourvu seulement qu’elles ne fussent pas observées. Tony Foster s’était habitué à regarder sa fille comme un pécheur que poursuit sa conscience regarderait un ange gardien qui continuerait à le protéger malgré ses crimes ; aussi sa confiance en elle était sans bornes. Jeannette restait maîtresse de toutes ses actions pendant la journée ; elle avait une clef de la porte de derrière du parc, de manière qu’elle pouvait aller au village quand elle le voulait, soit pour les affaires du ménage, dont elle était chargée, soit pour remplir les devoirs pieux de sa secte. Il est vrai que la fille de Foster ne jouissait de cette liberté que sous la condition expresse de n’en point profiter pour rien entreprendre qui tendit à délivrer la comtesse, car on reconnaissait qu’elle était prisonnière depuis les signes d’impatience qu’elle avait montrés au sujet des restrictions qu’on lui avait imposées. Les horribles soupçons excités par la scène de cette soirée suffirent à peine pour décider Jeannette à violer sa parole et à tromper la confiance de son père. Mais, d’après ce dont elle avait été témoin, elle se trouvait non seulement justifiée, mais encore impérieusement forcée à s’occuper de tout son pouvoir de la sûreté de sa maîtresse, et à mettre de côté toute autre espèce de considération.

La comtesse fugitive et sa suivante traversaient à pas précipités un sentier inégal, reste d’une ancienne avenue. Tantôt ce sentier devenait entièrement obscur à cause des branches touffues des arbres qui s’entrelaçaient au-dessus de leurs têtes, et tantôt une lumière incertaine et trompeuse des rayons de la lune les éclairait par quelques trouées que la hache avait faites dans le bois. Le passage était coupé à chaque instant par des arbres abattus, ou par de grosses branches qu’on laissait éparses jusqu’à ce qu’on eût le temps de les rassembler pour les besoins journaliers du foyer.

Les difficultés et les interruptions qu’éprouvait leur marche, la fatigue et les sensations pénibles de l’espérance et de la crainte, épuisèrent tellement les forces de la comtesse, que Jeannette fut forcée de lui proposer de s’arrêter quelques minutes pour reprendre haleine. Toutes deux s’assirent sous un vieux chêne, et tournèrent naturellement leurs regards vers le château qu’elles laissaient derrière elles. Sa large façade se distinguait malgré l’obscurité et la distance ; ses groupes de cheminées, ses tours et son horloge s’élevaient au-dessus des toits et se dessinaient sur l’azur foncé du ciel. Une seule lumière y brillait au milieu des ténèbres ; elle était placée si bas qu’elle paraissait plutôt venir de la terrasse située devant le château que d’une des fenêtres. L’effroi s’empara de la comtesse. – Ils nous poursuivent, dit-elle en montrant à Jeannette la clarté qui causait ses alarmes.

Moins agitée que sa maîtresse, Jeannette s’aperçut que la lumière était immobile, et apprit à la comtesse que cette clarté venait du souterrain dans lequel l’alchimiste faisait ses expériences secrètes. – Il est, ajouta-t-elle, du nombre de ceux qui se lèvent et veillent la nuit pour commettre l’iniquité. Quel malheur qu’un funeste hasard ait amené ici un homme qui, dans tous ses discours, mêlant l’espérance des trésors de la terre à des idées d’une science surnaturelle, réunit tout ce qu’il faut pour séduire mon pauvre père ! Le bon M. Holdforth avait bien raison de dire, et je pense qu’il avait dessein que quelques personnes de notre maison y trouvassent une leçon utile : – Il y a des gens qui préféreront, comme le méchant Achab, prêter l’oreille aux songes du prophète Zédéchias, au lieu d’écouter les paroles de ceux par qui le Seigneur a parlé. – Il insistait sur ce point, en ajoutant : – Hélas ! mes frères, il y a parmi vous plusieurs Zédéchias, des hommes qui vous promettent les lumières de leur science charnelle, si vous voulez abandonner la raison qui vous vient du ciel. En quoi valent-ils mieux que le tyran Naas, qui demandait l’œil droit de tous ceux qui lui étaient soumis ?…

On ne sait jusqu’à quel point la mémoire de la jolie puritaine aurait pu l’assister dans la récapitulation du discours de M. Holdforth ; mais la comtesse l’interrompit pour l’assurer qu’elle sentait si bien le retour de ses forces qu’elle était sûre de pouvoir arriver à la porte du parc sans être obligée de s’arrêter de nouveau.

Elles se remirent donc en route, et firent la seconde partie du trajet avec plus de confiance et de courage, avec plus de facilité par conséquent que la première, où elles avaient trop précipité leurs pas. Cette lenteur leur donna le temps de la réflexion, et Jeannette, pour la première fois, se hasarda à demander à sa maîtresse de quel côté elle comptait diriger ses pas. Ne recevant pas de réponse immédiate, car, peut-être, dans la confusion de ses idées, cet important sujet de délibération ne s’était pas présenté à la comtesse, Jeannette ajouta : – Probablement vers la maison de votre père, où vous êtes assurée de trouver aide et protection.

– Non, Jeannette, dit la comtesse tristement ; j’ai laissé le château de Lidcote avec un cœur tranquille et un nom honorable ; je n’y retournerai que lorsque la permission de mon époux et la publication de notre mariage me rendront à ma famille et aux lieux où j’ai pris naissance, avec tous les honneurs et toutes les distinctions dont il m’a comblée.

– Et où irez-vous donc, madame ? dit Jeannette.

– À Kenilworth, ma fille, répondit la comtesse hardiment ; j’irai voir ces fêtes, ces magnificences royales, dont les préparatifs font tant de bruit. Il me semble que, lorsque la reine d’Angleterre est fêtée dans le château de mon mari, la comtesse de Leicester ne doit pas s’y trouver déplacée.

– Je prie Dieu que vous soyez bien accueillie, dit Jeannette.

– Vous abusez de ma situation, Jeannette, dit la comtesse avec un mouvement d’impatience, et vous perdez la vôtre de vue.

– Hélas ! répondit tristement la jeune fille, avez-vous oublié que le noble comte n’a donné des ordres si sévères de tenir votre mariage caché qu’afin de conserver sa faveur à la cour ? Pouvez-vous croire que votre subite apparition dans son château, en de telles circonstances et devant de tels témoins, lui sera agréable ?

– Vous pensez que je ne lui ferais pas honneur, dit la comtesse : ne retenez pas mon bras ; je puis marcher sans votre secours et agir sans vos conseils.

– Ne vous fâchez pas contre moi, dit Jeannette avec douceur, et permettez-moi de vous soutenir encore ; le chemin est rude, et vous n’avez guère l’habitude de marcher dans l’obscurité.

– Si vous ne croyez pas que je doive faire honte à mon mari, reprit la comtesse toujours avec le même ton d’humeur, vous supposez donc le comte de Leicester capable de favoriser et peut-être d’avoir ordonné les horribles attentats de votre père et de Varney, dont je parlerai au noble comte ?

– Pour l’amour de Dieu, madame, épargnez mon père dans votre rapport, dit Jeannette ; que mes services, quelque faibles qu’ils soient, servent d’expiation à ses erreurs.

– Je commettrais la plus grande injustice si j’agissais autrement, ma chère Jeannette, dit la comtesse, qui reprit tout d’un coup sa douceur et sa confiance pour sa fidèle suivante. Oui, Jeannette, jamais je ne dirai un mot qui puisse nuire à ton père ; mais tu es témoin, mon enfant, que je n’ai d’autre désir que de m’abandonner à la protection de mon époux. La scélératesse des personnes qui m’entouraient m’a forcée de fuir la demeure qu’il m’avait choisie ; mais je ne désobéirai à ses ordres que sur ce seul point. Je ne veux en appeler qu’à lui. Je ne veux être protégée que par lui. Je n’ai jamais fait connaître à qui que ce soit, et ne le ferai jamais sans sa volonté, les nœuds secrets qui unissent nos cœurs et nos destinées. Je veux le voir, et recevoir de sa propre bouche ses instructions pour ma conduite future. Ne cherche point à combattre ma résolution, Jeannette ; tu ne ferais que m’y confirmer. À te parler vrai, je suis décidée à connaître mon sort, sans plus de retard, des lèvres mêmes de mon époux ; je veux l’aller chercher à Kenilworth : c’est le moyen le plus sûr d’accomplir mon dessein.

Jeannette, en pesant dans son esprit les difficultés et l’incertitude inséparables de la position de sa malheureuse maîtresse, penchait presque vers l’opinion opposée à celle qu’elle venait de manifester. Elle commençait à penser que, tout bien considéré, le premier devoir de la comtesse, en abandonnant la demeure où son époux l’avait placée, était de l’aller trouver pour lui expliquer les raisons de sa conduite.

Elle connaissait toute l’importance que le comte attachait à ce que son mariage fût tenu secret ; et elle ne pouvait se dissimuler qu’en faisant sans sa permission une demande qui pouvait le rendre public, la comtesse s’exposerait à toute son indignation. Si elle rentrait dans la maison de son père sans l’aveu formel de son rang, une situation semblable ne pouvait qu’avoir les plus fâcheux effets pour sa réputation ; et cet aveu, si elle le faisait, pouvait occasionner entre elle et Leicester une rupture complète. En outre, à Kenilworth, elle pourrait plaider sa cause auprès de son époux : et, quoique Jeannette n’eût pas en lui la même confiance que la comtesse, elle le croyait incapable d’avoir aucune part aux projets criminels de ses créatures, êtres corrompus auxquels tous les moyens seraient bons pour étouffer les justes plaintes de leur victime. Mais en mettant les choses au pire, et en supposant que le comte lui refusât justice et protection, cependant à Kenilworth, si elle voulait rendre publique l’injustice qu’on lui faisait, elle aurait toujours Tressilian pour avocat, et la reine pour juge ; car Jeannette avait appris tout cela dans sa courte conférence avec Wayland. C’est pourquoi elle approuva que sa maîtresse se rendît à Kenilworth, et lui recommanda cependant la plus grande prudence pour faire savoir son arrivée à son époux.

– As-tu toi-même pris toutes tes précautions, Jeannette ? dit la comtesse ; ce guide auquel je vais me confier, ne lui as-tu pas découvert le secret de mon état ?

– Il n’a rien appris de moi, dit Jeannette, et je ne crois pas qu’il en sache plus que ce qu’on pense généralement de votre position.

– Qu’en pense-t-on ? demanda Amy.

– Que vous avez quitté la maison de votre père ;… mais vous vous fâcherez de nouveau contre moi, si je continue, dit Jeannette en s’interrompant.

– Non, continue, dit la comtesse ; il faut que j’apprenne à supporter les bruits fâcheux auxquels mon imprudence a donné lieu. On pense, je suppose, que j’ai quitté la maison de mon père pour me lier à un amant par des nœuds illégitimes. C’est une erreur qui cessera bientôt ; oui, on sera bientôt détrompé ; car je suis déterminée à vivre avec une réputation sans tache, ou à ne pas vivre plus long-temps. On me regarde donc comme la maîtresse de Leicester ?

– La plupart vous croient celle de Varney, dit Jeannette ; cependant il y en a qui pensent qu’il n’est que le manteau dont le comte se sert pour cacher ses plaisirs. Il a transpiré quelque chose des grandes dépenses qu’on a faites pour meubler ce château, et une telle profusion surpasse de beaucoup la fortune de Varney ; mais cette dernière opinion n’est pas générale : lorsqu’il est question d’un personnage si élevé, on n’ose pas même donner à entendre les soupçons que l’on conçoit, de peur d’être puni par la chambre étoilée , pour avoir calomnié la noblesse.

– Ils font bien de parler bas, dit la comtesse, ceux qui peuvent croire l’illustre Dudley complice d’un misérable tel que Varney… Nous sommes arrivées à la porte du parc. Hélas ! ma chère Jeannette, il faut que je te dise adieu ! Ne pleure pas, ma pauvre fille, dit-elle, cherchant à cacher sous une apparence de gaieté sa propre répugnance à se séparer de sa fidèle suivante. Et quand nous nous reverrons, fais que je trouve, Jeannette, au lieu de cette fraise précisienne que tu portes maintenant, une dentelle brodée qui laisse voir ton joli cou. Change-moi ce corsage d’étoffe grossière, qui ne peut convenir qu’à une femme de chambre, pour une autre du plus beau velours et de drap d’or. Tu trouveras dans ma chambre quantité d’étoffes, et je t’en fais présent de bon cœur. Il faut que tu te pares, Jeannette ; car bien que tu sois maintenant la suivante d’une dame malheureuse et errante, sans nom et sans renommée, quand nous nous reverrons il faudra que tes vêtemens puissent convenir à celle qui tiendra la première place dans l’amitié et dans la maison de la première comtesse d’Angleterre.

– Puisse Dieu vous exaucer, ma chère maîtresse, et permettre, non que je porte des habits plus riches, mais que nous puissions toutes deux porter nos corsages sur des cœurs plus contens.

Pendant cet entretien, la serrure de la porte dérobée avait cédé enfin, après quelques efforts d’abord infructueux, à la clef de Jeannette, et la comtesse se trouva, non sans un frémissement secret, au-delà des murs que son époux lui avait désignés comme le terme de ses promenades. Wayland attendait dans la plus grande inquiétude, caché à quelque distance derrière une haie sur les bords de la route.

– Avez-vous tout préparé ? lui demanda Jeannette avec émotion, lorsqu’il s’approcha d’elles.

– Tout, répondit-il ; mais je n’ai pu trouver un cheval pour la dame. Giles Gosling, en lâche coquin, m’en a refusé un, quelque prix que je lui en aie offert, de peur, a-t-il dit, qu’il ne lui en arrivât malheur. Mais n’importe ; elle montera sur mon cheval, et je l’accompagnerai à pied jusqu’à ce que je puisse m’en procurer un autre. On ne pourra nous poursuivre si vous n’oubliez pas votre leçon, charmante mistress Jeannette.

– Pas plus que la sage veuve de Tékoa n’oublia les paroles que Joab mit dans sa bouche, répondit Jeannette : demain je dirai que ma maîtresse ne peut se lever.

– Oui ; et qu’elle souffre ; qu’elle se sent la tête pesante, des palpitations de cœur, et qu’elle ne veut pas être dérangée. Ne crains rien : ils comprendront à demi-mot, et ne te feront pas beaucoup de questions : ils connaissent la maladie.

– Mais, dit la comtesse, ils découvriront promptement mon absence, et tueront Jeannette pour se venger. J’aime mieux retourner sur mes pas que de l’exposer à un pareil danger.

– N’ayez aucune inquiétude sur ma vie, répondit Jeannette : plût à Dieu que vous fussiez certaine d’être accueillie favorablement par ceux à qui vous devez vous adresser, comme je le suis que mon père, quelque ressentiment qu’il ait contre moi, ne souffrira pas qu’on me fasse le moindre mal.

Wayland plaça la comtesse sur son cheval ; il avait disposé son manteau autour de la selle de manière à lui faire un siège commode.

– Adieu ; et puisse la bénédiction de Dieu vous accompagner ! dit Jeannette en baisant de nouveau la main de la comtesse, qui lui rendit sa bénédiction avec une caresse muette. Enfin elles se séparèrent ; et Jeannette, se tournant vers Wayland, s’écria : – Puisse le ciel vous traiter, quand vous l’implorerez dans vos besoins, selon que vous vous serez montré fidèle ou traître à cette dame si injustement persécutée, et si dépourvue de tout secours !

– Ainsi soit-il, charmante Jeannette ! dit Wayland. Croyez-moi, je justifierai votre confiance de manière à mériter que vos beaux yeux, tout dévots qu’ils sont, me regardent avec moins de dédain lorsque nous nous reverrons.

Les dernières paroles de ces adieux furent prononcées à voix basse. Jeannette ne fit pas de réponse directe, mais ses regards, dirigés sans doute par son désir de donner le plus de force possible aux motifs qui pouvaient contribuer à la sûreté de sa maîtresse, n’étaient pas de nature à détruire l’espoir que le discours de Wayland annonçait. Elle rentra par la porte dérobée, et la ferma derrière elle. Wayland prit dans sa main la bride du cheval, et la comtesse et lui commencèrent en silence leur voyage au clair de lune.

Quoi que Wayland fit toute la diligence possible, cependant cette manière de voyager était si lente, que lorsque le jour commença à percer les vapeurs de l’orient, ils ne se trouvèrent qu’à dix milles de Cumnor.

– Peste soit de tous ces aubergistes à belles paroles ! dit l’artiste, incapable de cacher plus long-temps son dépit et son inquiétude. Si ce traître de Giles Gosling m’avait dit franchement, il y a deux jours, de ne pas compter sur lui, je me serais pourvu ailleurs ; mais ils ont tellement l’habitude de promettre tout ce qu’on leur demande, que ce n’est que lorsque vous vous apprêtez à ferrer le cheval que vous apprenez qu’ils n’ont pas de fer. Si j’avais pu le prévoir, j’aurais pu m’arranger de vingt autres manières. Pour une affaire si importante et dans une si bonne cause, je ne me serais pas fait scrupule de dérober un cheval dans quelque pâturage communal ; j’en eusse été quitte pour le renvoyer à l’Headborough . Puisse le farcin et la morve habiter à jamais les écuries de l’Ours-Noir !

La comtesse cherchait à rassurer son guide en lui faisant observer que le jour, qui commençait à poindre, leur permettrait d’aller plus vite.

– Cela est vrai, madame, répondit-il, mais le jour fera que d’autres personnes nous remarqueront, ce qui peut être très fâcheux au commencement de notre voyage. Cette circonstance m’eût été parfaitement indifférente si nous eussions été plus loin ; mais le comté de Berks, que je connais depuis long-temps, est rempli de lutins malicieux qui se couchent tard et se lèvent de bonne heure, dans le seul dessein d’espionner les actions d’autrui ; cette engeance m’a mis en danger plus d’une fois. Mais ne vous alarmez pas, ma bonne dame, ajouta-t-il ; car l’esprit, pour peu que l’occasion le seconde, ne manque jamais de trouver un remède à tous les accidens.

Les alarmes de Wayland firent plus d’impression sur la comtesse que les considérations qu’il jugea à propos d’y joindre. Elle regardait autour d’elle avec inquiétude ; et à mesure que l’horizon, qui brillait à l’orient d’une teinte plus vive, annonçait l’approche du soleil, elle s’imaginait à chaque pas que le jour naissant les livrerait à la vengeance de ceux dont elle craignait la poursuite, ou que leur voyage allait se trouver interrompu par quelque obstacle insurmontable.

Wayland s’apercevait de ses craintes, et, fâché de lui avoir donné des sujets d’alarmes, il se mit à marcher devant elle en affectant un air gai. Tantôt il parlait à son cheval comme un homme bien au fait du langage des écuries ; tantôt il fredonnait à voix basse des fragmens de chansons ; tantôt il assurait la dame qu’il n’y avait aucun danger, et en même temps il regardait de tous côtés pour découvrir s’il n’y avait rien en vue qui put donner un démenti à ses paroles au moment même qu’il les prononçait. Ils continuèrent à cheminer de cette sorte, jusqu’à ce qu’un accident inattendu vint leur offrir les moyens de continuer leur route d’une manière plus commode et plus expéditive.

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