CHAPITRE III

Si d’atteindre le but sa flèche est si certaine,
Me préserve le ciel en ce cas, dit le roi,
De le voir, quelque jour, la lancer contre moi

WILLIAM BELL, Clim o’ the Cleugh.

Dans la matinée qui suivit les funérailles, l’officier de justice dont l’autorité avait été insuffisante pour mettre obstacle à leur célébration ne perdit pas de temps pour aller informer le lord garde des sceaux des causes qui l’avaient empêché d’exécuter sa mission.

L’homme d’État était assis dans une vaste bibliothèque, autrefois salle de banquet du château de Ravenswood. On y voyait encore les armoiries de cette antique maison sculptées sur le plafond en bois de châtaignier d’Espagne, et peintes sur les vitraux à travers lesquels le soleil dardait des rayons sur de longues rangées de tablettes, fléchissant sous le poids des recueils de jurisprudence et des commentaires sur les lois, joints à quelques histoires écrites par des moines, ce qui formait alors la partie la plus nombreuse et la plus estimée de la bibliothèque d’un historien écossais. Sur une grande table de chêne, placée au milieu de la salle, était un amas confus de lettres, de pétitions et de papiers d’affaires, dont l’examen faisait en même temps le charme et le tourment de la vie de sir William Ashton.

Il avait l’air grave et même noble. Son maintien était celui que devait avoir un homme qui occupait une place importante dans l’état ; et ce n’était qu’après une conversation longue et intime sur des objets d’un intérêt pressant et personnel qu’un étranger pouvait découvrir qu’il était indécis et vacillant dans ses idées, irrésolutions d’un caractère qui craignait toujours de manquer de prudence et de précaution, et dissimulé autant par orgueil que par politique, parce que, sachant lui-même combien il se laissait influencer par des motifs qui n’auraient dû avoir aucun poids sur un homme en place, il désirait que les autres ne pussent pas s’en apercevoir.

Il écouta avec l’apparence du plus grand sang-froid le récit exagéré du tumulte qui avait eu lieu lors des obsèques de lord Ravenswood, du mépris qu’on avait montré de son autorité et de celle de l’Église et de l’État ; il ne parut pas même ému du rapport assez fidèle qui lui fut fait des expressions injurieuses et menaçantes dont s’étaient servis contre lui-même le jeune Edgar et quelques-uns de ses amis ; enfin il écouta avec la même tranquillité ce que son agent avait pu recueillir des toasts portés pendant le repas qui avait suivi les funérailles, et des menaces qui l’avaient terminé. Il prit pourtant une note exacte de tout ce qu’il venait d’apprendre, et n’oublia pas d’inscrire les noms de tous ceux qu’il pourrait faire entendre comme témoins s’il jugeait à propos de donner suite à cette affaire. Il renvoya ensuite le délateur, bien sûr qu’il était alors le maître du reste de la fortune du jeune Ravenswood, et même de sa liberté personnelle.

Lorsque l’officier de justice se fut retiré, le lord garde des sceaux resta quelques instants plongé dans de profondes réflexions. Se levant alors tout à coup, il se mit à marcher à grands pas, comme un homme qui est sur le point de prendre quelque importante résolution. – Le jeune Ravenswood est à moi, dit-il enfin, il est à moi. Il s’est placé sous ma main, il faudra qu’il plie ou qu’il rompe. Je n’ai pas oublié l’opiniâtreté soutenue avec laquelle son père m’a disputé le terrain pied à pied devant toutes les cours de justice d’Écosse, la manière dont il a toujours rejeté toutes propositions d’arrangements, et les tentatives qu’il a faites pour nuire à ma réputation quand il a vu que mes droits étaient inattaquables. Cet enfant qu’il a laissé après lui, ce jeune Edgar, ce fou, cet écervelé, vient de faire naufrage avant d’être sorti du port. Il faut empêcher qu’il ne profite de quelque retour de marée qui pourrait le remettre en mer. Cette aventure, mise convenablement sous les yeux du conseil privé, ne peut être regardée que comme une révolte qui compromet les autorités civiles et ecclésiastiques. On peut prononcer contre lui une forte amende ; on peut ordonner sa détention dans la citadelle d’Édimbourg ou dans le château de Blackness. On pourrait même motiver, sur quelques-unes de ses expressions, une accusation de haute trahison… À Dieu ne plaise pourtant que je porte les choses si loin !… Non, je n’en ferai rien, je n’en veux point à sa vie, quand elle serait entre mes mains… Et cependant, s’il vit et que les circonstances viennent à changer, que ne pourrait-il pas en résulter ? Ne serais-je pas exposé à une restitution, peut-être à sa vengeance ? Je sais que le vieux Ravenswood avait obtenu la promesse de la protection du marquis d’Athol, et voilà maintenant son fils qui, seul et par sa méprisable influence, cherche à former une faction contre moi ! Ce serait un instrument tout prêt dans la main de ceux qui voudraient renverser l’administration.

Tandis que ces pensées agitaient l’esprit de l’astucieux homme d’état et qu’il cherchait à se persuader que son intérêt, que sa sûreté et celle de ses amis et de ses partisans exigeaient qu’il profitât, pour perdre le jeune Ravenswood, de l’occasion qu’il venait de lui fournir lui-même, il se mit à son bureau et commença à rédiger pour le conseil privé un rapport détaillé de tous les désordres qui avaient eu lieu aux obsèques de lord Ravenswood. Il savait que le fait en lui-même enflammerait d’indignation ses collègues, que d’ailleurs les noms des coupables leur étaient odieux ; et il espérait qu’ils se décideraient à faire un exemple du jeune Ravenswood, au moins in terrorem.

Il fallait cependant choisir ses expressions avec assez d’adresse pour rendre les accusés coupables à tous les yeux sans paraître porter une accusation formelle contre eux, ce qui, de la part de sir William Ashton, ancien antagoniste du père d’Edgar, aurait pu paraître suspect et odieux. Tandis qu’il était dans la chaleur de la composition, cherchant avec soin les termes les plus propres à représenter cette affaire sous le jour le plus défavorable pour Edgar, sans avoir l’air de l’accuser directement, sir William, en réfléchissant sur une phrase, porta les yeux par hasard sur les armoiries de la famille contre l’héritier de laquelle il cherchait en ce moment à aiguiser le fer de la loi, armoiries qui, comme nous l’avons dit, étaient sculptées en plusieurs endroits sur les lambris de cet appartement. C’était une tête de taureau noir, avec la devise : J’attends le moment. L’occasion qui les avait fait adopter à cette maison est assez singulière pour la rapporter, d’autant plus qu’elle avait un rapport assez direct avec l’objet des réflexions du lord garde des sceaux.

Une tradition généralement reçue disait qu’un certain Malisius de Ravenswood, s’étant vu enlever son château et ses domaines par un usurpateur puissant, avait été forcé de le laisser jouir tranquillement de ses dépouilles pendant un certain temps. Enfin, un jour qu’une fête splendide devait avoir lieu au château, Ravenswood trouva le moyen de s’y introduire avec un petit nombre d’amis aussi braves que fidèles, ce qui ne lui fut pas difficile dans la confusion qui y régnait. Le dîner se faisant un peu attendre, le maître du château gronda ses gens, et ordonna qu’on servît à l’instant. – J’attends le moment, – s’écria Ravenswood qui s’était mêlé parmi eux ; et en même temps il jeta sur la table une tête de taureau, qui était alors en Écosse un symbole de mort. Ces mots étaient le signal convenu ; les amis de Ravenswood mirent l’épée à la main, massacrèrent l’usurpateur avec tous ceux qui voulurent prendre sa défense, et rétablirent l’ancien propriétaire dans ses biens. Il y avait peut-être dans cette anecdote, alors très connue et souvent rapportée, quelque chose qui parlait à la conscience de sir William : ce qui est certain, c’est que tout à coup il se leva, serra dans un portefeuille ce qu’il venait d’écrire ainsi que les notes qu’il avait prises, et sortit de la bibliothèque dans l’intention d’aller se promener, comme s’il eût voulu recueillir ses idées, et faire de nouvelles réflexions sur les conséquences de sa démarche, avant qu’il devînt impossible de les prévenir.

En passant par une grande antichambre gothique, sir William Ashton entendit les sons du luth de sa fille. La musique nous cause un double plaisir, une sensation mêlée de surprise, quand la personne qui l’exécute n’est pas visible à nos yeux. Elle nous rappelle alors le concert d’oiseaux cachés parmi les feuilles du bocage. Le garde des sceaux n’était pas accoutumé à ouvrir son cœur à des émotions si naturelles ; mais il était homme, il était père, il s’arrêta donc et écouta sa fille chanter les paroles suivantes sur un ancien air, en s’accompagnant de son luth :

De la beauté n’admirez pas les charmes ;

Ne videz pas la coupe des festins :

Vivez en paix quand les rois sont en armes ;

Que jamais l’or ne brille dans vos mains.

Fermez l’oreille à la douce harmonie,

Ne parlez pas pour vous faire admirer :

Par ce moyen vous passerez la vie

Sans avoir rien à craindre, à désirer.

Dès qu’elle eut cessé de chanter, le lord garde des sceaux entra dans l’appartement de sa fille.

Les paroles qu’elle avait choisies semblaient avoir été faites exprès pour peindre son caractère ; car les traits de Lucie Ashton, charmants, mais un peu enfantins, étaient formés pour exprimer la paix de l’esprit, la sérénité, et l’indifférence pour les vains plaisirs du monde. Ses cheveux du plus beau blond se divisaient sur un front d’une blancheur éclatante, et tout son extérieur annonçait au plus haut degré la douceur et la timidité. C’était une beauté du genre des madones de Raphaël, ce qui était peut-être le résultat d’une santé délicate et de sa résidence avec des êtres dont le caractère était plus altier, plus impérieux, plus énergique que le sien.

Sa tranquillité passive n’était pourtant pas celle d’une âme indifférente ou insensible. Abandonnée à l’impulsion de ses goûts et de ses sentiments, Lucie Ashton avait quelque chose d’un peu romanesque. Elle se plaisait à lire en secret ces vieilles légendes chevaleresques, qui offrent de si brillants exemples de dévouement sans bornes et d’affection inaltérable, sans être rebutée par les aventures invraisemblables et les événements surnaturels qui s’y trouvent aussi. C’était un empire de féerie dans lequel son imagination construisait des châteaux aériens. Mais ce n’était qu’en secret qu’elle se livrait à ce penchant favori ; dans la retraite de son appartement, ou dans le silence d’un joli bosquet qu’elle appelait son jardin, elle distribuait des prix dans un tournoi, animait les combattants par l’influence de ses regards, errait dans les déserts avec Una, ou s’identifiait avec la simple mais noble Miranda, dans l’île des merveilles et des enchantements.

Mais dans ses relations extérieures avec les choses de ce monde, Lucie recevait facilement l’impulsion que voulaient lui donner ceux qui l’entouraient : l’alternative lui était en général trop indifférente pour que l’idée de la résistance se présentât à elle, et elle n’était pas fâchée de trouver dans l’opinion de ses parents un motif de décision qu’elle aurait peut-être cherché en vain dans son propre cœur. Chacun de nos lecteurs peut avoir remarqué dans quelque famille de sa connaissance quelque individu d’un caractère doux et flexible, qui, se trouvant parmi des esprits plus fermes et plus ardents, se laissait entraîner par la volonté des autres, sans songer à y résister plus que la fleur au torrent où elle vient de tomber. Il est assez ordinaire aussi que ces caractères dociles, qui suivent sans murmurer la marche qui leur est tracée, deviennent les favoris de ceux aux désirs desquels ils semblent sacrifier leurs propres inclinations sans peine et sans efforts.

C’est ce qui était arrivé à l’égard de Lucie Ashton. Son père, malgré sa politique, sa circonspection et ses vues toutes mondaines, avait pour elle une affection qui lui causait quelquefois, comme par surprise, une émotion peu ordinaire en lui : son frère aîné, qui suivait la carrière de l’ambition avec des dispositions encore plus altières que celles de son père, aimait pourtant sa sœur de toute son âme. Quoique militaire, quoique abandonné à ses passions, il préférait sa sœur aux plaisirs, aux distinctions et aux honneurs. Son jeune frère, à un âge où son esprit n’était encore occupé que de bagatelles, la prenait pour confidente de tous ses désirs, de toutes ses inquiétudes, de ses succès dans ses querelles avec son précepteur et avec ses maîtres. Lucie écoutait avec patience et non sans intérêt tous ces détails, quelque insignifiants qu’ils fussent. Elle savait que sa complaisance faisait plaisir à Henry, et c’en était assez pour lui en inspirer.

Sa mère seule n’avait pas pour Lucie cette prédilection du reste de la famille. Elle regardait ce qu’elle appelait le manque d’énergie de sa fille comme une preuve que le sang plébéien de son père dominait dans les veines de Lucie, et elle avait coutume de la nommer par dérision la bergère de Lammermoor. Il était pourtant impossible d’avoir de l’éloignement pour un être si plein de douceur et de soumission ; mais lady Ashton préférait son fils aîné, qui avait hérité en grande partie de son caractère altier et ambitieux, à une fille dont la complaisance inépuisable n’était à ses yeux que faiblesse d’esprit. Sa partialité pour lui avait encore une autre source : contre l’usage des grandes familles d’Écosse, on lui avait donné le nom de son aïeul maternel.

– Mon Sholto, disait-elle, conservera sans tache l’honneur de sa famille maternelle, et il ennoblira celle de son père ; la pauvre Lucie ne convient ni à la cour ni au grand monde, il faut qu’elle épouse quelque gentilhomme campagnard assez riche pour qu’elle n’ait rien à désirer ; de sorte qu’elle n’ait pas une larme à verser, à moins que ce ne soit par la tendre appréhension qu’il ne se casse le cou en chassant le renard. Ce n’est pas ainsi que notre maison s’est élevée et qu’elle peut se maintenir et s’élever encore plus haut : la dignité de lord garde des sceaux est encore toute nouvelle pour mon mari ; il faut la soutenir de manière à prouver que ce poids n’est rien pour nous, que nous sommes dignes de ce haut rang, et que nous savons en faire valoir les prérogatives. Les hommes se courbent par habitude, par une sorte de déférence héréditaire, devant une autorité qui date de loin ; ils marcheront la tête haute devant nous si nous ne les forçons à se prosterner. Une fille, née pour vivre dans une bergerie ou dans un cloître, n’est pas propre à exiger un respect qui n’est rendu qu’avec répugnance ; et, puisque le ciel ne nous a pas laissé trois filles, il aurait dû donner à Lucie un caractère digne de la place qu’elle aurait pu remplir dans le monde. Je serai bien heureuse quand j’aurai donné sa main à un homme qui aura plus d’énergie qu’elle, ou dont l’ambition sera aussi facile à contenter.

Ainsi raisonnait une mère pour qui les qualités du cœur de ses enfants et la perspective de leur bonheur domestique n’étaient rien en comparaison du rang qu’ils pouvaient occuper et de leur grandeur temporelle ; mais, semblable à bien des parents d’un caractère impétueux et impatient, elle se trompait dans le jugement qu’elle portait de sa fille. Sous l’apparence d’une indifférence extrême, Lucie nourrissait le germe de ces passions qui croissent quelquefois en une nuit, comme la courge du prophète, et qui étonnent l’observateur par leur énergie inattendue. Si une sorte d’apathie semblait régner dans son cœur, c’était parce que rien jusqu’alors n’avait dû y éveiller un intérêt plus vif. Sa vie avait toujours coulé d’une manière douce et uniforme ; heureuse si ce cours paisible n’eût ressemblé à celui d’un fleuve qui, d’abord tranquille, finit par se précipiter en flots bondissants dans le fond d’un abîme !

– Ainsi donc, Lucie, lui dit son père en entrant dès qu’elle eut cessé de chanter, le poète philosophe qui a écrit ces vers vous apprend à mépriser le monde avant que vous ayez pu le connaître ? C’est un peu trop de précipitation ; peut-être au surplus ne faites-vous que parler comme la plupart des jeunes filles, qui affectent toujours de l’indifférence pour les plaisirs du monde, jusqu’à ce que quelque galant chevalier les détermine à les partager.

Lucie rougit, l’assura qu’elle avait choisi la chanson au hasard, et qu’il ne fallait en tirer aucune induction relativement à ses sentiments ; et son père lui ayant demandé si elle voulait faire une promenade avec lui, elle quitta son instrument et se disposa à le suivre.

Un grand parc bien boisé s’étendait sur une partie de la montagne derrière le château, qui, situé, comme nous l’avons déjà dit, dans une gorge de montagnes, semblait y avoir été placé pour en défendre l’approche. Là le père et la fille, se tenant par le bras, se promenaient sous une belle avenue d’ormes dont les branches supérieures formaient en s’entrelaçant un berceau sous lequel on était à l’abri des rayons du soleil, et où l’on voyait de temps en temps courir un daim léger. Sir William Ashton, malgré ses occupations habituelles, n’était pas sans goût pour les beautés de la nature, et il faisait remarquer à sa fille quelques beaux points de vue percés dans le bois quand ils furent rejoints par son garde forestier, qui, le fusil sur l’épaule et conduisant un chien en laisse, entrait dans l’intérieur du bois.

– Eh bien, Norman, lui dit son maître, vous allez sans doute nous tuer une pièce de venaison ?

– Oui, Votre Honneur, c’est ce que je vais faire. Désirez-vous voir la chasse ?

– Non, non, répondit sir William après avoir jeté un regard sur sa fille qui pâlit à l’idée de voir tuer un daim, et qui pourtant, si son père lui eût montré le désir de suivre Norman, ne lui en eût probablement pas témoigné sa répugnance.

Le garde fit un mouvement d’épaules. – Cela est décourageant, dit-il, quand aucun des maîtres ne veut voir la chasse. J’espère que M. Sholto reviendra bientôt, et alors je trouverai à qui parler ; car pour M. Henry, il ne demanderait pas mieux que d’être dans le bois du matin au soir ; mais on le tient de si près avec son latin, que c’est un jeune homme perdu ; on n’en fera jamais un homme. Il n’en était pas ainsi du temps de feu lord Ravenswood : toute la maison était en l’air quand il s’agissait de tuer un daim ; le lord suivait les chasseurs ; quand l’animal était abattu, on lui présentait le couteau de chasse, et jamais il ne donnait moins d’un dollar par forme de récompense. Eh ! nous avons encore Edgar Ravenswood, celui qu’on appelle le Maître de Ravenswood : il n’y a pas un meilleur chasseur que lui dans le pays ; depuis Tristrem, jamais il n’a manqué le daim qu’il veut abattre. Mais de ce côté de la montagne on ne sait plus ce que c’est que la chasse.

Ni le sujet ni les expressions de cette harangue n’étaient faits pour plaire au lord garde des sceaux. Il ne put s’empêcher de remarquer que cet homme le méprisait presque ouvertement, parce qu’il n’avait pas ce goût pour la chasse, qui, à cette époque et dans cette contrée, était regardé comme naturel et indispensable à tout gentilhomme. Mais, comme le garde forestier en chef était un homme d’importance dans tous les châteaux, et qui avait assez généralement son franc parler, sir William se contenta de sourire et lui répondit qu’il avait à penser ce jour-là à tout autre chose qu’à la chasse. Cependant, tirant sa bourse, il donna à son garde un dollar pour l’encourager à bien faire. Le drôle le reçut avec le même air qu’un garçon, dans un hôtel garni à la mode, reçoit d’un provincial une gratification double de celle qu’il en espérait, c’est-à-dire avec un sourire dans lequel le plaisir que lui cause le présent est mêlé de mépris pour l’ignorance de celui qui le fait.

– Votre Honneur n’entend pas les affaires, lui dit-il : paie-t-on jamais avant que la besogne soit faite ? Que feriez-vous si je manquais le daim après avoir reçu mon pourboire ?

– Je suppose, dit le lord garde des sceaux en souriant, que vous ne comprendriez guère ce que je voudrais vous dire si je vous parlais de conditio indebiti.

– Non, sur mon âme ! c’est sans doute quelque phrase de loi. Mais contre qui n’a rien, le roi… Votre Honneur connaît le proverbe ; mais je serai juste envers vous, et, si la pierre fait feu et que la poudre soit bonne, vous aurez une pièce de venaison qui aura deux pouces de graisse sur les côtes.

Comme il s’éloignait, son maître le rappela et lui demanda, comme par hasard, si le Maître de Ravenswood était aussi brave et aussi bon tireur qu’on le prétendait.

– S’il est brave ? répondit Norman : ah ! je vous en réponds. J’étais dans le bois de Tyningham un jour que le vieux lord Ravenswood était à la chasse ; il avait lancé un beau cerf dix cors qu’il croyait aux abois, et il était le premier à sa poursuite, quand l’enragé animal se retourna tout à coup, courut sur lui, et l’aurait éventré, je crois, si Edgar, qui n’avait encore que seize ans, ne se fût jeté en avant et ne lui eût coupé le jarret avec son couteau de chasse.

– Mais est-il aussi bon tireur qu’il joue bien du couteau ?

– À quatre-vingts pas il frappera ce dollar entre mon doigt et le pouce, et pour un marc d’or je me charge de le tenir. Que peut-on demander de plus à l’œil et à la main, à la poudre et au plomb ?

– Sans doute c’en est bien assez ; mais nous vous retenons trop longtemps. Adieu, bon Norman.

Le garde forestier entra alors dans le bois, où on le perdit bientôt de vue ; mais on l’entendit quelque temps chanter, d’une voix forte dont les sons s’affaiblissaient par degrés à mesure qu’il s’éloignait, ces deux couplets, suivis peut-être d’autres qui ne sont pas venus à notre connaissance :

Quand on entend sonner matines

Lève-toi, pauvre moinillon ;

Mais ton prieur, sous ses courtines,

Dort en dépit du carillon :

Moi que le chant du coq éveille,

Dès longtemps je suis au labour ;

Lorsque mon maître, qui sommeille,

Ne sait pas encore s’il fait jour.

J’ai vu bondir sur nos montagnes

Et les chèvres et leurs chevreaux :

J’ai vu paître dans nos campagnes

Et les brebis et leurs agneaux.

Mais la biche jeune et chérie

Que je vois dans notre jardin,

Est bien plus blanche et plus jolie

Que tous les troupeaux du voisin.

– Ce drôle, dit le lord garde des sceaux quand la voix de Norman eut cessé de se faire entendre, a-t-il donc servi la famille Ravenswood pour qu’il semble y prendre tant d’intérêt ? Vous devez le savoir, Lucie, car je crois qu’il n’y a pas un paysan dans les environs dont vous ne vous fassiez un point d’honneur de connaître l’histoire.

– Je ne suis pas si versée que vous le pensez dans les chroniques du pays, mon père ; mais je crois que Norman a servi l’ancien lord dans sa jeunesse, et qu’il a passé ensuite à Ledington, d’où vous l’avez pris à votre service. Si vous voulez savoir quelques détails sur les Ravenswood, vous ne pouvez mieux vous adresser qu’à la vieille Alix.

– Et que m’importe leur histoire, mon enfant ? Quelles relations puis-je avoir avec eux ?

– Je ne vous en parle, mon père, que parce que vous faisiez tout à l’heure à Norman des questions sur le jeune Ravenswood.

– Par désœuvrement, mon enfant. Et qui est cette Alix dont vous me parlez, car vous connaissez toutes les vieilles femmes du pays ?

– Sans doute, mon père, je les connais. Sans cela, comment pourrai-je leur porter des secours quand elles en ont besoin ? Quant à Alix, c’est bien véritablement la reine des vieilles femmes ; il n’y a pas une légende, pas une histoire du pays qu’elle ne sache par cœur. Elle est aveugle, la pauvre créature ; mais, quand elle vous parle, on dirait qu’elle peut lire au fond de votre cœur. Auprès d’elle il m’arrive souvent de me détourner et de me cacher le visage, car on dirait qu’elle vous voit changer de couleur, quoiqu’elle soit aveugle depuis vingt ans. Vous devriez lui faire une visite avec moi, quand ce ne serait que pour dire que vous avez vu une vieille femme, pauvre, aveugle, et paralytique, dont le ton, les manières et le langage sont au-dessus de sa condition et me surprennent toujours. Allons chez Alix, mon père ; nous ne sommes qu’à un quart de mille de sa chaumière.

– Mais vous ne répondez pas à ma question, Lucie ; qui est cette femme, et quelles relations a-t-elle avec les Ravenswood ?

– Je l’ignore. Je crois qu’elle a été nourrice dans la famille, et elle reste ici parce qu’elle a deux petits-fils à votre service ; mais je crois que c’est malgré elle, car la pauvre créature regrette toujours le vieux temps de ses anciens maîtres.

– Je lui en ai beaucoup d’obligation. Tandis que ses enfants mangent mon pain, elle regrette une famille qui ne pourrait lui être d’aucune utilité non plus qu’à qui que ce fût.

– Vous ne rendez pas justice à Alix, mon père : elle n’est nullement mercenaire, elle n’accepterait pas un sou par charité, dût-elle mourir de faim. Elle est un peu causeuse, comme le sont les vieilles gens quand ils se mettent à raconter les histoires de leur jeunesse, et elle parle des Ravenswood, parce qu’elle a vécu bien longtemps sur leurs terres. Mais je suis sûre qu’elle est reconnaissante de vos bontés, et qu’elle vous parlerait avec plus de plaisir qu’à qui que ce fût au monde. Venez la voir, mon père, je vous en prie, venez-y.

Et entraînant son père avec la liberté que se donne une fille qui sait combien elle est chérie, elle lui fit prendre le chemin qui conduisait chez la vieille Alix.

Share on Twitter Share on Facebook