Elle aperçut enfin quelque peu de fumée
Qui, montant au-dessus des arbres de ce bois,
Lui faisait espérer que quelque villageois
Avait en ce désert sa demeure fixée.
SPENSER.
Lucie servit de guide à son père, car il était trop occupé de ses travaux politiques et de la société pour bien connaître ses propres domaines. D’ailleurs il demeurait presque toujours à Édimbourg. Lucie, au contraire, passait tous les étés à Ravenswood avec sa mère ; et, soit par goût, soit à défaut d’autre occupation, il n’existait pas dans les environs un chemin, un sentier, une colline et un buisson qu’elle n’eût parcourus.
Il n’était pas un coin qui ne fût connu d’elle.
Nous avons déjà dit que le lord garde des sceaux n’était pas insensible aux beautés de la nature ; mais, pour lui rendre justice, nous devons ajouter qu’il les voyait avec un nouveau plaisir quand il avait pour cicerone la fille aimable, douce et intéressante qui, appuyée sur son bras, lui faisait admirer tantôt un chêne gigantesque qui avait bravé l’effort des siècles, tantôt une percée inattendue, qui, au milieu d’une espèce de labyrinthe formé par une foule de sentiers boisés, offrait aux regards surpris ici de belles plaines, là de riches coteaux, et plus loin un bocage tranquille et touffu.
Ce fut en s’arrêtant pour jouir d’un de ces points de vue que Lucie dit à son père qu’ils n’étaient plus qu’à deux pas de la chaumière de sa protégée ; et, au détour d’une petite colline, un étroit sentier les conduisit à une cabane située dans une vallée obscure et profonde, presque privée du jour comme les yeux de celle qui l’habitait.
Cette chaumière était située sous un rocher escarpé qui la cachait en partie, et dont le sommet semblait menacer d’écraser le frêle bâtiment sur lequel il était suspendu ; les murs en étaient construits en tourbe et en pierres, et le toit, couvert grossièrement en chaume, avait beaucoup souffert. Une fumée bleuâtre qui s’élevait en léger tourbillon le long de la roche blanche ajoutait encore une teinte plus douce à ce site. Dans le jardin, entouré d’une haie de sureau qui n’en défendait qu’imparfaitement l’entrée, on voyait la vieille femme, chez qui Lucie conduisait son père, assise près des ruches dont le produit était son principal moyen d’existence.
Quelques revers qu’elle eût éprouvés dans sa fortune, quelque pauvre que fût sa demeure, il était facile de juger au premier coup d’œil que ni les années, ni les infortunes, ni l’indigence, ni les infirmités n’avaient abattu la force d’esprit de cette femme remarquable.
Elle était assise sur un banc placé sous un vieux saule pleureur, comme on représente Judas sous son palmier, avec un mélange de tristesse et de dignité. Sa taille imposante n’était que légèrement courbée par l’âge. Ses vêtements étaient ceux d’une paysanne, mais d’une propreté remarquable, et arrangés avec un goût qu’on trouve rarement dans cette classe de la société. Mais c’était l’expression de sa physionomie qui frappait surtout et lui attirait une déférence que n’eût pas inspirée sa misérable habitation ; déférence qu’elle recevait avec un air d’aisance qui prouvait qu’elle sentait qu’elle en était digne. Elle avait autrefois été belle, mais sa beauté avait eu ce caractère mâle et prononcé qui ne survit point à la fraîcheur de la jeunesse. Cependant sa physionomie annonçait encore un jugement, une habitude de réflexion, et une fierté mesurée qui, de même que ses vêtements, prouvait qu’elle se croyait supérieure aux personnes de son rang. On concevait à peine qu’une figure privée de l’avantage qu’assurent les yeux pût offrir une expression si frappante ; mais ses yeux toujours fermés n’offraient rien de désagréable, et on aurait pu la croire endormie sans l’air de vivacité qui animait son visage. Lucie ouvrit le loquet qui fermait la porte du petit jardin, et s’adressant à la vieille femme : – Voici mon père qui vient pour vous voir, ma bonne Alix, lui dit-elle.
– Vous êtes tous deux les bienvenus, miss Ashton, répondit Alix en se tournant pour incliner la tête du côté où la voix de Lucie lui annonçait la présence des étrangers.
– Voilà une belle matinée pour vos abeilles, la mère ! dit le lord garde des sceaux frappé de l’extérieur d’Alix, et curieux de voir si sa conversation y répondrait.
– Je le crois ainsi, milord, car l’air me semble plus doux que ces jours derniers.
– Mais vous ne pouvez prendre soin vous-même de ce petit peuple : comment le gouvernez-vous ?
– Comme les rois gouvernent leurs sujets, par des délégués ; et j’ai été heureuse dans le choix de mon premier ministre. Ici, Babie !
En même temps elle prit un petit sifflet d’argent suspendu à son cou, instrument qui servait souvent alors pour appeler les domestiques, et à ce signal une jeune fille d’environ quinze ans sortit de la chaumière. Elle était plus proprement vêtue qu’on n’aurait pu s’y attendre, quoique peut-être encore moins qu’elle ne l’eût été si Alix avait eu l’usage de ses yeux.
– Babie, lui dit sa maîtresse, offrez à milord et à miss Ashton du pain et du miel. Ils m’excuseront de ne pouvoir leur présenter autre chose si vous les servez avec promptitude et propreté.
Babie exécuta cet ordre avec toute la grâce qu’elle put y mettre, ses pieds et ses jambes se tournant d’un côté, tandis que sa tête prenait une direction contraire, car elle était curieuse d’examiner le lord, dont ses vassaux entendaient parler plus souvent qu’ils ne le voyaient. Le pain et le miel furent placés sur une feuille de plantin, et les deux étrangers ne dédaignèrent pas d’y goûter.
Le lord garde des sceaux s’était assis sur un tronc d’arbre en arrivant et semblait désirer de prolonger l’entretien, mais ne pas trop savoir sur quel sujet le faire rouler.
– Il y a sans doute longtemps que vous demeurez dans ce pays ? lui demanda-t-il après quelques instants de silence.
– Près de soixante ans, lui répondit Alix, qui, tout en lui parlant d’un ton civil et respectueux, semblait décidée à se borner à répondre aux questions qui lui seraient adressées.
– Si j’en juge à votre accent, continua sir William, vous n’êtes pas née dans ce pays ?
– Je suis née en Angleterre, milord.
– Et cependant vous semblez attachée à cette contrée comme si c’était votre patrie.
– C’est ici, milord, que j’ai bu la coupe de joie et de douleur que le ciel m’avait destinée ; c’est ici que j’ai vécu vingt ans avec le plus tendre et le plus digne des époux ; que j’ai été mère de six enfants qui avaient toute mon affection, que je les ai vus mourir successivement. Ils reposent dans cette chapelle en ruine, que vous devez voir là-bas. Je n’ai pas eu d’autre pays que le leur pendant leur vie, je n’en aurai jamais d’autre après leur mort.
– Mais votre maison est en bien mauvais état, dit le lord garde des sceaux en jetant les yeux sur la chaumière. Je donnerai des ordres pour qu’elle soit réparée.
– Oh ! faites-le, mon père ! s’écria Lucie, combien je vous en serai obligée !
– Elle durera plus longtemps que moi, ma chère miss Ashton, dit la vieille aveugle, et ce n’est pas la peine d’y songer.
– Mais je sais que vous avez été mieux logée autrefois, dit Lucie, que vous avez vécu dans l’aisance ; et, à votre âge, être réduite à cette misérable masure !…
– Elle est assez bonne pour moi, miss Ashton. Si j’ai pu résister à tout ce que j’ai souffert, à tout ce que j’ai vu souffrir par les autres, il faut que le ciel m’ait accordé plus de force d’esprit et de corps qu’on n’en supposerait à ces membres affaiblis par l’âge.
– Vous avez dû voir bien des changements dans le monde, dit sir William ; mais votre expérience devait vous avoir appris à vous y attendre.
– Elle m’a appris à m’y soumettre, milord.
– Elle devait vous apprendre aussi que le cours des années amène toujours des changements.
– Sans doute, comme je sais que le tronc d’arbre sur lequel ou près duquel vous vous trouvez en ce moment doit un jour tomber en poussière par une cause ou par une autre. Mais j’espérais que mes yeux ne verraient pas la chute de l’arbre antique qui protégeait ma demeure.
– Ne croyez pas que je vous sache mauvais gré d’accorder quelques regrets à la famille qui possédait ce domaine avant moi. Vous aviez sans doute des motifs pour lui être attachée, et je respecte votre gratitude… – Je ferai faire à votre demeure les réparations convenables, et j’espère que nous serons amis, quand nous nous connaîtrons mieux.
– On ne fait guère de nouveaux amis à mon âge, répondit Alix.
Je vous remercie pourtant de votre bonté, milord, j’en suis reconnaissante. Mais je ne manque de rien, et je n’accepte de bienfaits de personne.
– J’espère du moins que vous consentirez à passer ici le reste de vos jours, sans avoir de loyer à payer.
– Je l’espère aussi, dit la vieille, car je crois que c’est une des conditions de la vente que vous a faite lord Ravenswood, quoiqu’une circonstance si peu importante ait pu sortir de votre mémoire.
– Effectivement, dit le lord garde des sceaux un peu confus, je crois m’en souvenir. Mais je vois que vous êtes trop attachée à vos anciens amis pour accepter aucun service de celui qui leur a succédé.
– Sans accepter vos offres de service, milord, je n’y suis pas moins sensible, et je voudrais pouvoir vous le prouver tout autrement que par ce qu’il me reste à vous dire.
Sir William la regarda d’un air surpris, mais sans l’interrompre.
– Milord, continua-t-elle, prenez bien garde à vous : vous êtes sur le bord d’un précipice.
– Vraiment ! dit le lord garde des sceaux pensant sur-le-champ à la situation politique du pays. Quelque chose est-il venu à votre connaissance ? auriez-vous entendu parler de quelque complot, de conspiration ?
– Non, milord : ceux qui s’occupent de pareilles choses n’appellent point à leurs délibérations les vieillards, les aveugles, les infirmes. L’avis que j’ai à vous donner est d’une autre nature. Vous avez poussé les choses bien loin à l’égard des Ravenswood : milord, croyez-moi, c’est une famille à laquelle il n’est pas prudent de se jouer, et il y a toujours du danger à courir avec des gens qu’on a réduits au désespoir.
– Bon, bon ! dit William, c’est la loi qui a décidé entre nous, et s’ils croient avoir quelque sujet de plainte contre moi, ils peuvent s’adresser à la justice.
– Mais ils peuvent penser autrement, et, trouvant que justice ne leur est pas rendue, vouloir se la rendre eux-mêmes.
– Que voulez-vous dire ? s’écria le lord garde des sceaux. Croyez-vous que le jeune Ravenswood soit capable d’en venir à quelque acte de violence ?
– À Dieu ne plaise que je dise une pareille chose ! il est franc et loyal, et je ne sais rien de lui que d’honorable. Il est noble et généreux, pourrais-je dire encore, mais avec tout cela c’est un Ravenswood, et il peut attendre le moment. Souvenez-vous du destin de sir George Lockart.
Le lord garde des sceaux ne put s’empêcher de tressaillir en l’entendant citer cet événement tragique. La vieille aveugle, qui ne s’en aperçut point, continua en ces termes :
– Chiesley, qui commit cet acte de violence, était parent de lord Ravenswood. Je l’entendis, dans une salle du château que vous occupez aujourd’hui, déclarer, en présence de plusieurs témoins, son intention de se venger du président comme il le fit ensuite. Je ne pus garder le silence, quoiqu’il ne convînt pas à ma situation de parler. Vous projetez un crime abominable, lui dis-je, et dont vous rendrez compte au jour du jugement. Jamais je n’oublierai le regard qu’il m’adressa en me répondant : J’aurai à compter de bien d’autres choses, et je rendrai tous mes comptes en même temps. Ainsi donc je puis bien vous dire de prendre garde de trop appesantir la main sur un homme désespéré. Il coule du sang des Chiesley dans les veines des Ravenswood, et il n’en faut qu’une goutte pour enflammer celui d’Edgar dans la situation où il se trouve. Je vous le répète encore, prenez garde à lui.
La vieille aveugle, soit à dessein, soit par hasard, avait frappé juste pour éveiller les craintes du lord garde des sceaux. La ressource infâme et ténébreuse de l’assassinat, si familière autrefois aux barons écossais, n’avait été employée que trop souvent, même en ce siècle, quand l’esprit de vengeance avait été porté assez loin pour faire envisager ce crime sans horreur. Sir William Ashton ne l’ignorait pas, et sa conscience lui disait qu’il avait fait assez de mal à la famille de Ravenswood pour avoir tout à craindre d’un jeune homme ardent, qui n’avait rien à espérer des voies légales dans un pays où la justice était administrée avec partialité.
Il s’efforça pourtant de cacher à Alix les appréhensions qui l’agitaient ; mais il y réussit si peu qu’une personne douée de moins de pénétration que cette vieille femme aurait facilement reconnu qu’elle avait touché une corde très sensible. Le son de sa voix n’était plus le même quand il lui répondit que le Maître de Ravenswood était un homme d’honneur, et que d’ailleurs le châtiment de Chiesley devait être un avertissement suffisant pour quiconque oserait vouloir s’ériger en vengeur de ses injures imaginaires. Se levant alors, il prit le bras de sa fille et se retira sans attendre de réponse.