CHAPITRE XIII

Dois-je accepter de vous un semblable présent ?
Mais ce que vous m’offrez de vous-même à présent,
Je vous l’ai demandé, j’ai même osé le prendre.
Esprit sans argent.

La figure de l’enfant seul témoin de l’infraction faite par Caleb aux lois de la délicatesse et de l’hospitalité aurait fourni le sujet d’un excellent tableau. Il resta immobile, comme s’il eût vu paraître devant lui un de ces spectres dont il avait entendu raconter l’histoire pendant les longues soirées d’hiver. Ne songeant plus aux devoirs dont il était chargé, il oublia de tourner la deuxième broche et ajouta aux infortunes de cette journée celle de laisser brûler le quartier de mouton, maintenant seul espoir du dîner du révérend Bidebent. Il ne sortit de son état de stupéfaction qu’à l’aide d’un vigoureux soufflet que lui appliqua la dame Lightbody, qui (n’importe dans quel autre sens elle justifiait son nom de corps-léger) était une femme fortement constituée, et savait parfaitement se servir de ses mains, comme on dit que son défunt mari en avait eu la preuve plus d’une fois à ses dépens.

– Pourquoi ce rôti est-il brûlé, petit vaurien ?

– Je n’en sais rien.

– Et qu’est devenu ce mauvais garnement de Giles ?

– Je n’en sais rien.

– Et où est M. Balderston ? – Eh ! mais surtout, au nom du Conseil et de l’Assemblée de l’Église, où est donc la seconde broche avec les deux canards sauvages ?

Mistress Girder, entrant en ce moment, joignit ses exclamations à celles de sa mère. Toutes deux criant en même temps aux oreilles du pauvre enfant, et l’étourdissant de questions sans lui laisser le temps d’y répondre, elles n’apprirent ce qui s’était passé qu’au retour de Giles, qui avait vu de loin Caleb, chargé de la broche, prendre d’un pas délibéré le chemin de Wolfcrag.

– Eh bien ! messieurs ! dit mistress Lightbody, qui eût jamais cru que Caleb Balderston jouerait un pareil tour à une ancienne connaissance ?

– C’est une indignité, s’écria mistress Girder : et que vais-je dire à mon mari ? Il m’assommera, quand je serais l’unique femme de Wolfhope.

– Vous êtes une folle, lui dit sa mère ; c’est un malheur, sans doute, mais il ne sera pas suivi d’un plus grand. Vous assommer ! il faudrait qu’il m’assommât auparavant, et j’en ai fait reculer de plus braves que lui. Pas de jeu de mains, on ne doit pas avoir peur d’un peu crier.

Le bruit que faisaient des chevaux à la porte annonça l’arrivée du tonnelier et du ministre. Ils n’eurent pas plus tôt mis pied à terre qu’ils se rendirent dans la cuisine pour se chauffer, car l’orage avait refroidi le temps. La route était mauvaise et les arbres de la forêt chargés encore de pluie. La jeune femme, forte de tous les charmes de ses atours des dimanches, se précipita en avant pour recevoir le premier choc, tandis que sa mère, comme la division de vétérans des légions romaines, se tenait à l’arrière-garde, prête à la soutenir en cas de nécessité. Toutes deux cherchaient à retarder la découverte de l’événement qui était arrivé, la mère en se plaçant devant le feu auquel elle faisait un rempart de sa personne, et la fille en faisant l’accueil le plus cordial à son mari et au ministre, et en leur exprimant son inquiétude qu’ils n’eussent pris froid.

– Froid ! dit brusquement Girder, qui n’était pas du nombre de ces seigneurs et maîtres qui ne sont que les humbles vice-rois de leurs femmes ; c’est ce qui pourra bien nous arriver, si vous ne nous laissez pas approcher du feu.

En parlant ainsi, il se fit jour à travers les deux lignes de circonvallation, et comme il avait le coup d’œil aussi sûr que rapide, il s’aperçut à l’instant même qu’une des deux broches n’était plus devant le feu.

– Pourquoi diable, ma femme… ? s’écria-t-il.

– Fi donc ! fi ! s’écrièrent en même temps mistress Girder et sa mère ; et devant le digne M. Bidebent !

– J’ai tort, dit le tonnelier ; mais…

– Prononcer le nom du plus grand ennemi de nos âmes, dit M. Bidebent, c’est…

– J’ai tort, répéta le tonnelier ; mais…

– C’est nous exposer, continua le révérend ministre, à toutes ses tentations. C’est l’inviter, le forcer en quelque sorte à oublier les misérables qui sont l’objet de ses soins particuliers, pour s’occuper de ceux qui invoquent ainsi son nom.

– J’ai tort, dit une troisième fois le tonnelier : qu’est-ce qu’un homme peut faire de plus que de convenir qu’il a tort ? Mais permettez-moi de demander à ces femmes pourquoi elles ont ôté de la broche les canards sauvages avant que nous fussions arrivés.

– Nous n’y avons pas touché, Gilbert, lui dit sa femme ; c’est… c’est un accident qui…

– Un accident ! dit Girder en lui lançant un regard courroucé. J’espère qu’il ne leur est point arrivé malheur… Eh bien ! parlerez-vous ?

Sa femme, qui en sa présence éprouvait toujours une crainte respectueuse, n’osa lui répliquer, mais sa mère vint courageusement à son secours.

– C’est moi, Gilbert, lui dit-elle, qui en ai fait présent à une de mes connaissances. Qu’avez-vous à dire maintenant ?

L’excès d’assurance de mistress Lightbody rendit Girder muet pendant quelques instants.

– Et vous avez donné mes canards sauvages, s’écria-t-il enfin, le meilleur plat de mon repas de baptême, à un de vos amis, vieille sorcière ! Et quel est donc cet ami, s’il vous plaît ?

– Le digne M. Caleb Balderston de Wolfcrag, répondit Marion prête à soutenir l’assaut.

À ces mots, la rage de Girder ne connut plus de bornes. Si quelque chose pouvait ajouter à son ressentiment, c’était d’apprendre qu’on avait eu l’extravagance de faire un tel présent à notre ami Caleb, car il nourrissait contre lui le plus vif ressentiment, et nos lecteurs en connaissent déjà les motifs. Il leva sur la vieille une houssine qu’il tenait à la main, mais mistress Lightbody ne recula point, et faisant brandir une grande cuiller de fer avec laquelle elle venait d’arroser le mouton qui était à la broche, elle l’en menaça à son tour. Elle avait certainement l’avantage des armes, et son bras n’était pas le moins vigoureux des deux. Girder trouva donc plus prudent de tourner sa colère sur sa femme ; celle-ci faisait entendre une espèce de gémissement hystérique qui excitait la compassion du digne ministre, le plus simple et le meilleur des hommes.

– Et vous, sotte que vous êtes, lui dit-il, vous avez regardé tranquillement donner mon dîner à un fainéant, à un vaurien, à un insolent, à un valet, parce qu’il vient chatouiller les oreilles d’une vieille femme par de belles paroles où il n’y a pas un mot de vérité !

Eh bien ! c’est vous que j’arrangerai comme…

La houssine fut encore levée en l’air. Le ministre lui retint le bras, et mistress Lightbody se jeta devant sa fille, toujours avec sa formidable cuiller à la main.

– Est-ce qu’il ne me sera pas permis de châtier ma femme ? s’écria le tonnelier.

– Vous pouvez châtier votre femme tant qu’il vous plaira, Girder, lui dit mistress Lightbody avec beaucoup de sang-froid, mais vous ne toucherez pas ma fille seulement du bout du doigt, je vous assure.

– Fi ! M. Girder, fi ! dit le ministre ; c’est à quoi je ne m’attendais guère de votre part. Eh quoi ! vous abandonner ainsi à une colère criminelle contre la personne qui doit vous être la plus chère ! et dans quel instant ? quand vous êtes sur le point de remplir le devoir le plus important pour un père chrétien ! et pourquoi ? pour le plus misérable des biens de ce monde ! pour une bagatelle frivole, superflue, inutile !

– Bagatelle ! s’écria Girder, jamais plus belle oie n’a nagé sur un étang, jamais plus beaux canards sauvages n’ont été abattus par un chasseur.

– Soit, mon voisin, reprit le ministre, je veux bien le croire. Mais voyez combien il reste encore de superfluités devant votre feu. J’ai connu le temps où un seul de ces pains que je vois sur ce buffet aurait été un don précieux pour des hommes qui mouraient de faim en errant sur les rochers et dans les cavernes pour l’Évangile.

– Et c’est là ce qui me vexe le plus, répondit le tonnelier, qui voulait tâcher de faire partager par quelqu’un une colère qui, il faut en convenir, n’était pas tout à fait sans fondement : je n’y penserais pas si la vieille coquine en avait fait présent à quelque saint en souffrance, à tout autre qu’à ce misérable tory, à ce mécréant, à ce menteur, à cet oppresseur qui autrefois faisait partie du corps de milice que ce vieux tyran Allan Ravenswood leva contre le duc d’Argyle. Mais donner la meilleure partie de mon repas à un pareil garnement !…

– Eh bien ! M. Girder, dit M. Bidebent, ne voyez-vous pas en cela le doigt de la Providence ? On ne voit pas les enfants du juste mendier leur pain. Représentez-vous le fils d’un puissant oppresseur réduit à couvrir sa table du superflu de la vôtre.

– Et d’ailleurs, dit mistress Girder, on ne l’a donné ni pour M. Balderston ni pour le sire de Ravenswood, comme Gilbert le saurait déjà s’il voulait nous laisser parler ; c’est pour le lord garde des sceaux, comme on l’appelle, qui est en ce moment à Wolfcrag.

– Sir William Ashton à Wolfcrag ! s’écria d’un air étonné le fabricant de tonneaux.

– Oui, dit mistress Lightbody, et il est avec le Maître de Ravenswood comme le gant et la main.

– Et il va lui donner sa fille en mariage, dit la jeune femme.

– Et lui rendre tous ses biens, ajouta la mère.

– Allons ! allons ! dit le tonnelier, vous êtes deux idiotes. Ce vieux fourbe vous ferait accroire que la lune n’est qu’un fromage mou. Le lord garde des sceaux et le Maître de Ravenswood amis ensemble ! ils sont comme le chien et le chat, comme le lièvre et le lévrier.

– Je vous dis qu’ils sont aussi bien que mari et femme, dit la belle-mère, et encore mieux peut-être. Et puis voilà Pierre Puncheon, tonnelier des magasins de la reine à Leith, qui vient de mourir…

– Et sa place est à donner, dit mistress Girder.

– Et qui la donnera, si ce n’est le lord garde des sceaux ? dit sa mère.

– Et qui parlera de vous au lord garde des sceaux, si ce n’est le Maître de Ravenswood ? reprit la fille.

– Et comment le Maître de Ravenswood lui parlerait-il de vous, ajouta mistress Lightbody, si ce n’est à la prière de M. Balderston ?

– Paix donc ! paix donc ! s’écria Girder, je ne sais laquelle entendre, et vous ne me donnez pas le temps de vous écouter ni de réfléchir à ce que vous me dites. Que pensez-vous de tout cela, William ? demanda-t-il à son maître-ouvrier, qui était entré pendant la querelle.

– Notre maîtresse a raison, répondit celui-ci. Elle n’a rien dit qui ne soit vrai. J’ai vu les domestiques du lord garde des sceaux boire et manger aujourd’hui à l’auberge de la mère Smalltrash.

– Et leur maître est à Wolfcrag ?

– Oui, sur ma foi, il y est.

– Et en bonne amitié avec Edgar Ravenswood ?

– Il faut bien que cela soit, puisqu’il est chez lui.

– Et Pierre Puncheon est mort ?

– Oui, oui ; et plus d’une barrique d’eau-de-vie a été vidée par lui de son temps ! et il a coulé enfin comme un vieux tonneau ! – Mais quant à la broche et aux rôtis, la selle est encore sur le dos de votre cheval, et si vous le voulez, en un temps de galop je rejoindrai aisément M. Balderston, et je lui ferai faire restitution. Il ne peut pas encore être bien loin du village.

– Fort bien, William, vous allez partir à l’instant. Mais d’abord suivez-moi, je vous instruirai de ce que vous aurez à lui dire quand vous l’aurez rejoint.

Il sortit pour lui donner ses instructions particulières, et ni les deux femmes ni même le ministre ne furent très fâchés de le voir s’éloigner.

– Voilà une belle imagination ! dit mistress Lightbody ; envoyer ce pauvre innocent à la poursuite d’un homme armé ! Ne sait-il pas que M. Balderston porte toujours une rapière ?

– Je ne sais, dit le ministre, si vous avez bien réfléchi à ce que vous avez fait. Vous voyez qu’il peut en résulter une querelle, et il est de mon devoir de vous dire que celui qui cause le mal par son imprudence ne peut prétendre qu’il en est innocent.

– Ne vous en inquiétez pas, M. Bidebent : entre l’arbre et l’écorce il ne faut pas mettre le doigt. Je sais comment je dois pétrir mon pain, et les ministres n’ont rien à voir entre la femme et le mari, la mère et les enfants. Allons, Jeanne, servez le souper, et qu’on n’en parle plus.

On se mit à table, on soupa moins somptueusement qu’on ne l’avait espéré, mais Girder avait repris sa belle humeur, et l’harmonie fut parfaitement rétablie entre toutes les parties.

Cependant le premier ouvrier du tonnelier, monté sur un excellent cheval, et chargé des ordres spéciaux de son maître, courait à toute bride à la poursuite du maraudeur Caleb.

Le vieux majordome, comme on peut bien se l’imaginer, ne s’amusait pas en chemin. Quoiqu’il aimât un peu à bavarder, et surtout à raconter quelques vieilles histoires en l’honneur de la famille de Ravenswood, il s’en retournait silencieusement, afin de pouvoir aller plus vite, et il se contenta de dire à M. Lockard qu’il avait fait donner quelques tours de broche au gibier par la femme du pourvoyeur, de crainte que Mysie, à qui la peur du tonnerre avait presque fait tourner la tête, n’eût pas un feu bien brillant quand ils arriveraient au château. Cependant, faisant valoir la nécessité d’y arriver le plus promptement possible, il prenait les devants avec une telle vitesse que ses compagnons avaient peine à le suivre.

Il commençait à se croire à l’abri de toute poursuite, car il se trouvait déjà au haut de la colline qui séparait Wolfcrag de Wolfhope, quand il entendit le bruit éloigné du pas d’un cheval, et une voix qui criait par intervalles : – M. Caleb, M. Balderston, M. Caleb Balderston, holà ! attendez-moi donc !

C’était ce que Caleb, comme on peut bien se l’imaginer, n’avait nullement envie de faire. D’abord il feignit de ne rien entendre, et soutint hardiment à ses compagnons que ce qu’ils entendaient n’était que le bruit du vent. Ensuite il leur dit que c’était quelque paysan qui l’appelait, et que ce n’était pas la peine de ralentir leur marche pour l’attendre. Mais enfin, se voyant au moment d’être atteint par celui qui le poursuivait, il s’arrêta tout à coup, fit volte-face, et résolut de défendre sa proie avec autant de courage qu’il lui avait fallu d’adresse pour s’en emparer. Prenant une attitude formidable, il saisit des deux mains la broche, qui, chargée comme elle l’était, pouvait lui servir en même temps de pique et de bouclier, et résolut de mourir plutôt que de renoncer à son butin.

Mais quel fut son étonnement quand l’ouvrier tonnelier, s’avançant vers lui d’un air presque respectueux, lui dit que son maître était bien fâché de ne pas s’être trouvé chez lui lorsque M. Balderston lui avait fait l’honneur d’y passer et regrettait beaucoup qu’il n’eût pu rester au repas du baptême, mais que, sachant qu’il y avait des hôtes au château et qu’on n’avait pas eu le temps d’y faire les préparatifs nécessaires pour les recevoir, il avait pris la liberté de lui envoyer une petite barrique de vin d’Espagne et une autre d’eau-de-vie.

J’ai lu quelque part l’histoire d’un homme poursuivi par un ours qui avait trouvé moyen de se débarrasser de sa muselière ; épuisé de fatigue et par le désespoir, l’homme se retourna sur bruin et leva sa canne, et à la vue de cet instrument, qu’il n’avait que trop bien appris à connaître, l’instinct l’emporta, et se levant sur ses pattes de derrière, l’ours se mit à danser une sarabande. La surprise de cet homme, qui s’attendait à être déchiré par cet animal furieux, et qui se trouvait tout à coup délivré de ce péril, fut à peine égale à celle qu’éprouva Caleb quand il vit que celui qui le poursuivait, bien loin de vouloir lui disputer son butin, ne venait que pour y ajouter. Ce mystère cessa d’en être un pour lui quand William, descendant du cheval sur lequel il était perché entre les deux barils, lui dit à l’oreille : – Si l’on pouvait faire quelque chose relativement à la place de Pierre Puncheon, Gilbert Girder agirait de manière à ce que le Maître de Ravenswood fût content de lui, et il serait bien aise de causer à ce sujet avec M. Balderston, qui le trouverait aussi souple qu’un jonc pour tout ce qu’il pourrait désirer de lui.

Caleb prit alors un air de dignité, et ne lui fit d’autre réponse que celle qui était souvent dans la bouche de Louis XIV : Nous verrons cela. Et il ajouta tout haut pour l’édification de Lockard : – Votre maître a fait ce qu’il devait en vous chargeant de m’apporter ces deux barils que je n’aurais pu emporter, et je ne manquerai pas de rendre compte de son attention au Maître de Ravenswood. Et maintenant, mon garçon, allez jusqu’au château, et s’il n’y a aucun domestique, ce qui est à craindre, attendu qu’ils courent les champs dès que j’ai les talons tournés, vous déposerez ces provisions dans la loge du portier, qui est à main droite de la porte d’entrée. Le portier n’y sera point, parce qu’on lui a permis d’aller voir ses amis, ainsi vous ne trouverez probablement personne à qui parler.

William continua sa course, et après avoir déposé les deux barils dans la loge déserte du portier, il revint sans avoir vu personne au château ; ayant salué poliment Caleb et ses compagnons en repassant près d’eux, il retourna chez son maître pour avoir sa part de la fête du baptême.

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