CHAPITRE XII

Une aile du poulet que vous avez nourri,
Quelques morceaux du pain que vous avez pétri,
De ce cochon de lait la tête appétissante
Seraient, auprès de vous, une chère excellente.

CHAUCER.

Ce ne fut pas sans quelque inquiétude secrète que Caleb partit pour son expédition. Dans le fait, il se trouvait dans une situation assez embarrassante. Il n’osait dire à son maître la manière dont il avait fermé la porte du château à Bucklaw dans la matinée, il ne voulait pas lui avouer qu’il avait eu tort de ne pas accepter sa bourse ; enfin, il craignait qu’il ne résultât quelques conséquences peu agréables de sa rencontre avec Bucklaw, dont la tête, probablement alors échauffée de vin ou d’eau-de-vie, n’en ressentirait que plus vivement l’affront qu’il avait reçu.

Caleb, pour lui rendre justice, était brave comme un lion quand il s’agissait de l’honneur de la famille de son maître, mais il avait ce courage réfléchi qui n’aime point à s’exposer à des dangers inutiles. Ceci n’était pourtant qu’une considération secondaire ; le point important était de cacher le dénuement de toutes choses qui régnait à Wolfcrag, et de prouver qu’il était en état de procurer de quoi dîner sans le secours de son maître. C’était un point d’honneur pour lui, comme pour le généreux éléphant avec lequel nous l’avons déjà comparé, qui, chargé d’une tâche au-dessus de ses forces, perdit la vie dans le dernier effort qu’il fit pour venir à bout de ce qu’on demandait de lui quand il vit qu’on en amenait un autre pour l’aider.

Le village dans lequel il se rendait alors avec Lockard lui avait plus d’une fois fourni des ressources dans les cas de détresse semblables ; mais depuis quelque temps, il n’y jouissait plus du même crédit.

C’était un petit hameau nommé Wolf’s hope, c’est-à-dire Wolf’s haven, composé de quelques maisons éparses çà et là sur les bords d’une petite crique formée par un ruisseau qui se jetait dans la mer en cet endroit. C’était autrefois une dépendance de Wolfcrag, dont il était séparé par une petite colline formant un promontoire. Les habitants de ce village gagnaient une subsistance précaire en s’occupant de la pêche du hareng pendant la saison et en faisant la contrebande le reste de l’année. Ils avaient une espèce de respect héréditaire pour les seigneurs de Ravenswood ; cependant la plupart d’entre eux avaient profité du besoin d’argent de cette famille pour racheter à bon marché les rentes dont étaient grevées leurs maisons et leurs terres, de sorte qu’ils se trouvaient alors délivrés de toutes les chaînes de la dépendance féodale et n’avaient plus à craindre les diverses exactions que, sous tous les prétextes possibles, et même sans en avoir aucun, les lairds écossais, à cette époque, pauvres eux-mêmes, exerçaient sans pitié sur leurs vassaux plus pauvres encore.

Ils pouvaient donc, en somme, être regardés comme indépendants, ce qui était une mortification très sensible pour Caleb, accoutumé autrefois à exercer sur eux, pour en exiger des contributions, une autorité aussi despotique que celle dont étaient investis en Angleterre, dans des temps plus reculés, les pourvoyeurs royaux, qui, sortant de leurs châteaux gothiques, armés de leurs droits et de leurs prérogatives, s’en servaient, au lieu d’argent, pour acheter leurs provisions, rapportaient chez eux les dépouilles de cent marchés, avec tout ce qu’ils pouvaient arracher à une population tremblante, mise en fuite à leur approche, et déposaient dans cent cavernes le produit de leur pillage.

Caleb chérissait le souvenir de ce bon temps et déplorait la chute d’une autorité qui imitait en petit les exactions des souverains féodaux. Il se flattait que cette loi respectable et cette juste suprématie qui devaient rendre les barons de Ravenswood les premiers maîtres, les propriétaires incontestables de toutes les productions de la nature à quelques milles de leur château, ne faisaient que sommeiller, et se réveilleraient un jour armées de toute leur force. Aussi se permettait-il de temps en temps de rappeler aux habitants de Wolfhope le souvenir du temps passé par quelques petites exactions. Ils s’y soumirent d’abord avec plus ou moins de bonne volonté, car ils étaient accoutumés depuis si longtemps à regarder les besoins du baron et de sa famille comme devant passer avant les leurs que leur indépendance actuelle ne pouvait leur persuader qu’ils fussent libres. Ils ressemblaient à un homme qui, ayant été longtemps chargé de fers, s’imagine encore en sentir le poids, même après en avoir été délivré. Mais la jouissance de la liberté est naturellement bientôt suivie du sentiment intime des droits qui en sont la conséquence, de même que le prisonnier élargi, en faisant librement usage de ses membres, ne tarde pas à reconnaître que ses chaînes sont véritablement tombées.

Les habitants de Wolfhope commencèrent donc à murmurer, à résister et enfin à refuser positivement de se soumettre aux exactions de Caleb Balderston. Ce fut en vain qu’il leur rappela que lorsque le onzième lord Ravenswood, surnommé le marin à cause du goût qu’il avait pour tout ce qui tenait à la marine, eut facilité le commerce de leur petit port en y faisant construire une jetée (espèce de digue en pierres grossièrement accumulées les unes sur les autres, qui mettait les barques des pêcheurs à l’abri des gros temps), il avait été entendu qu’il aurait droit, dans toute l’étendue de sa baronnie, à la première motte de beurre qui serait faite avec le lait de toute vache qui aurait vêlé et aux œufs qui seraient pondus par chaque poule tous les lundis de l’année.

Les redevanciers l’écoutèrent paisiblement, se grattèrent la tête, se mirent à tousser, à bâiller, à éternuer, et étant pressés de faire une réponse, répondirent qu’ils ne savaient que dire, phrase qui est la ressource universelle des paysans d’Écosse quand on leur fait une demande dont leur conscience reconnaît la justice, mais contre laquelle s’élève cependant la voix de leur intérêt.

Caleb remit pourtant aux notables de Wolfhope une réquisition de lui fournir tel nombre d’œufs et telle quantité de beurre pour les arrérages de la redevance qu’il réclamait ; il eut même la complaisance de leur dire que s’ils trouvaient quelque inconvénient à la payer en nature, il ne se refuserait pas à recevoir, en place, de l’argent ou quelques autres denrées, et il les laissa pour qu’ils pussent se concerter entre eux sur le mode qu’ils préféreraient adopter.

Ils prirent cependant une détermination toute différente, celle de résister opiniâtrement à cette demande. Le tonnelier, personnage fort important dans un village où la pêche des harengs était la principale occupation, et qui était un des pères conscrits de l’endroit, dit que leurs poules avaient assez longtemps caqueté pour les lords de Ravenswood, et qu’il était bien temps qu’elles caquetassent pour ceux qui leur donnaient de l’orge et des juchoirs. Des applaudissements universels témoignèrent l’approbation de l’assemblée, mais la seule difficulté était de savoir sur quoi ils motiveraient leur refus.

– Si vous le voulez, reprit le même orateur, je donnerai un coup de pied jusqu’à Dunse, j’irai voir Davy Dingwall, et il y aura du malheur s’il ne trouve pas quelque bonne raison pour sauver notre beurre et nos œufs.

On convint donc d’un jour pour tenir une nouvelle assemblée dans laquelle on prendrait un parti définitif sur les réquisitions de Caleb, et on lui en donna avis en l’invitant à s’y trouver.

Il y arriva les mains ouvertes et l’estomac vide, comptant bien remplir les unes au profit de son maître et se garnir l’autre pour son propre compte, le tout aux dépens des redevanciers de Wolfhope. Mais il ne tarda pas à perdre toute espérance quand, en entrant dans le village du côté de l’est, il y vit arriver par le bout opposé un homme qu’il n’avait que trop appris à connaître. C’était Davy Dingwall, rusé procureur, fin matois, qui avait conduit tous les procès de sir William Ashton contre lord Ravenswood, et qui, armé de toutes les charges féodales de ce village, venait prendre fait et cause pour ses habitants.

– J’espère que je ne vous ai pas fait attendre, M. Balderston, lui dit le procureur d’un air goguenard. Je suis prêt à discuter, régler et terminer avec vous la petite contestation qui s’élève entre M. Norman Ravenswood…

– Entre le très honorable Norman, lord de Ravenswood, s’écria Caleb avec emphase : car quoique prévoyant que la victoire ne se déclarerait pas pour lui dans cette affaire, il voulait du moins sauver l’honneur, s’il fallait sacrifier l’intérêt.

– Soit, reprit Dingwall, je ne disputerai point avec vous sur ce qui n’est qu’affaire de politesse. Je dirai donc : entre lord Ravenswood, propriétaire de la tour de Wolfcrag, d’une part, et John Whitefish et autres, habitants du hameau de Wolfhope, d’autre part.

Une fâcheuse expérience avait appris à Caleb qu’il avait affaire à forte partie et que ce champion mercenaire était plus redoutable lui seul que tous les redevanciers de la baronnie réunis ensemble ; car il aurait pu en appeler aux souvenirs de ceux-ci, mettre en jeu leur ancienne prédilection pour leurs seigneurs, faire valoir de vieux usages et employer avec succès contre eux cent raisonnements qui ne devaient produire aucun effet sur leur impassible représentant. L’événement prouva que les craintes de Caleb n’étaient que trop bien fondées. En vain il mit en œuvre toutes les ressources de son esprit et de son éloquence, en vain il rassembla une masse d’arguments tirés des anciens usages, du respect dû aux lords de Ravenswood, des services qu’ils avaient rendus au village de Wolfhope et de ceux qu’ils pourraient lui rendre encore par la suite ; le procureur s’en tenait à ses chartes, l’objet réclamé n’avait pas été excepté lors du rachat des rentes, il ne pouvait plus exister. Et quand Caleb, voulant voir si un peu d’audace pourrait réussir, parla des conséquences qui résulteraient si le lord retirait sa protection au village et donna même à entendre qu’il pourrait bien prendre des mesures de rigueur pour faire valoir ses droits, l’homme de loi lui rit au nez.

– Mes clients, lui dit-il, veulent bien se contenter de la protection qu’ils peuvent assurer eux-mêmes à leur village, et je crois que lord Ravenswood, puisqu’il faut l’appeler lord, a bien assez d’ouvrage à protéger le château qui lui reste. Quant aux menaces de voies de fait, d’actes arbitraires d’oppression dont M. Balderston semble vouloir nous inspirer la crainte, je le prie de faire attention que le temps actuel n’est pas comme le siècle où vivaient nos pères. Nous demeurons au sud du Forth, bien loin des Highlands : mes clients se croient en état de se protéger eux-mêmes ; mais en cas de besoin ils demanderaient au gouvernement la protection d’un caporal et de quatre Habits-Rouges qui seraient plus que suffisants pour mettre le hameau à l’abri de tout acte de violence que le lord de Ravenswood ou les gens de sa suite pourraient vouloir exercer.

Si Caleb avait pu concentrer dans ses yeux toutes les foudres de l’aristocratie, il les aurait lancées contre ce rebelle aux privilèges féodaux, sans s’inquiéter des conséquences ; mais il fut obligé de retourner au château, où il resta une demi-journée invisible et inaccessible pour qui que ce fût, même pour Mysie, s’étant enfermé dans sa chambre, où, en sifflant le même air pendant six heures de suite, il passa tout ce temps à frotter un seul plat d’étain, dans l’espoir de lui donner un brillant qui pût le faire passer pour de l’argenterie.

Le résultat de cette malheureuse réquisition avait été de priver Caleb de toutes les ressources que Wolfhope et sa banlieue, qui étaient pour lui le Pérou et l’Eldorado, lui présentaient dans les circonstances urgentes, et dont il avait plus d’une fois profité. – Que le diable m’emporte, avait-il dit, ce jour mémorable, dans un transport de colère, si jamais je remets le pied sur le pavé de ce misérable village ! Il avait tenu sa parole jusqu’alors ; mais ce qui est assez étrange, c’est que cette mesure avait été, comme il se le proposait, une sorte de punition pour les redevanciers réfractaires. M. Balderston était à leurs yeux un homme qui n’était pas sans quelque importance : il avait des relations avec des êtres d’une condition supérieure ; il daignait embellir leurs petites fêtes de sa présence ; ses avis étaient utiles en bien des occasions ; on l’écoutait comme un oracle. Enfin, disait-on, il semble qu’il manque quelque chose au village depuis que M. Caleb ne s’écarte plus du château. Mais quant au beurre et aux œufs, c’était une demande déraisonnable, comme M. Dingwall le lui a bien prouvé.

Telle était la situation respective des deux parties lorsque Caleb, à son grand désespoir, se trouva dans l’alternative d’avouer, en présence d’un homme de qualité, ou, ce qui était encore bien pire, de son domestique, l’impossibilité de se procurer à Wolfcrag de quoi dîner ou d’aller à Wolfhope recourir à la compassion des habitants. C’était une cruelle dégradation, mais il fallait bien se soumettre à la nécessité, et il passa tout le temps de son voyage de la tour au village à réfléchir sur les manœuvres qu’il devait employer.

Désirant se débarrasser le plus promptement possible de son compagnon, il conduisit Lockard vers l’auberge ou cabaret de la mère Smalltrash, d’où partait un bruit causé par l’orgie de Bucklaw et de ses compagnons et qu’on entendait du milieu de la rue. Un grand feu allumé dans la chambre dissipait l’obscurité du crépuscule et jetait vers les fenêtres une lueur rougeâtre qui se répandait sur un tas de vieux tonneaux, de cuves et de barils entassés dans la cour du tonnelier, de l’autre côté de la rue.

– Si vous voulez, M. Lockard, dit alors Caleb, entrer dans l’auberge où vous voyez cette clarté, et où il me paraît qu’on chante en ce moment Catherine d’Aberdeen, vous pourrez faire la commission de votre maître relativement à la venaison, et je m’acquitterai de celle du mien pour le laird de Bucklaw quand je me serai procuré le reste des vivres. Ce n’est pas que la venaison soit bien nécessaire, ajouta-t-il en le retenant par un bouton de son habit, mais vous sentez que c’est une politesse à faire aux chasseurs. Et je vous dirai aussi, M. Lockard, que si par hasard on vous offre un verre de vin, vous ne ferez pas mal de l’accepter, dans le cas où le tonnerre aurait fait tourner le nôtre au château, ce qui me paraît fort à craindre, vu le ravage qu’il a fait à la cuisine.

Il permit alors à Lockard de partir, et traversant la rue d’un pas ralenti, le cœur accablé par ses sombres pensées, il s’arrêta un instant pour déterminer sur qui il ferait sa première attaque. Il fallait trouver quelqu’un moins flatté de son indépendance que de l’honneur de pouvoir rendre service à un homme de haute condition, et qui regardât sa demande comme un acte de dignité et de noble clémence. Mais à qui devait-il s’adresser. Quel était l’habitant du village qui fût dans de pareilles dispositions ? Le ministre devait sa place au feu lord, mais ils avaient eu une querelle pour les dîmes. La veuve du brasseur avait fait crédit depuis longtemps, mais son mémoire était encore dû, et elle en avait demandé plusieurs fois le paiement. Enfin, de tous ceux à qui il pensait, il n’y en avait aucun dont le nom ne fût suivi de quelque mais qui devait empêcher Caleb de s’adresser à lui. Gilbert Girder, l’homme aux tonneaux dont nous avons déjà parlé, était sans contredit le coq du village ; personne n’était plus en état que lui de pourvoir en ce moment d’urgence à l’approvisionnement du château, mais personne n’était probablement moins disposé à le faire, car il avait été le chef de l’insurrection qui avait éclaté dans l’affaire du beurre et des œufs.

– Après tout, pensa Caleb, il ne s’agit que de savoir prendre les gens. Il est vrai que j’ai eu le malheur de lui dire qu’il n’était qu’un blanc-bec, et depuis ce temps, il en a toujours voulu à la famille ; mais il a épousé une brave jeune fille, Jeanne Lightbody, la fille du vieux Lightbody, qui avait lui-même épousé Marion qui était alors au service de lady Ravenswood. J’ai ri plus d’une fois avec la mère de Jeanne, et l’on dit qu’elle demeure avec eux. Le drôle a des jacobus et des georges, mais il les tient bien serrés. Certainement en m’adressant à lui c’est lui faire plus d’honneur qu’il ne mérite ; et quand il devrait ne pas être payé de ce que je pourrai en obtenir, il en serait encore quitte à bon marché, en état comme il l’est de faire cette perte.

Caleb se dépouille de son irrésolution, tourne tout à coup sur ses talons, s’avance lestement vers la maison du tonnelier, lève le loquet sans cérémonie et se trouve dans un corridor d’où il peut reconnaître l’intérieur de la cuisine par la porte, sans être lui-même aperçu.

Le spectacle qui s’offrit à ses yeux était plus gai que celui dont il était journellement témoin à la tour de Wolfcrag. Un excellent feu brillait dans la cheminée. La femme du tonnelier, debout devant un dressoir sur lequel était rangée une vaisselle de faïence et d’étain, brillante de propreté, mettait la dernière main à une toilette qui annonçait quelque recherche, à l’aide d’un petit miroir qu’elle y avait placé et qui réfléchissait des traits assez agréables et un air de bonne humeur. Sa mère, la vieille Marion, la gaillarde la plus adroite qui fût à vingt milles à la ronde, au dire de toutes les commères du pays, était assise devant le feu, vêtue d’une robe de gourgaran, couverte d’un tablier blanc, fumant une pipe et veillant aux soins de la cuisine ; enfin, spectacle bien plus intéressant pour le cœur et l’estomac famélique du digne sommelier que celle de la jeune femme ou de la vieille mère, au-dessus du foyer était suspendue une grande marmite dans laquelle Caleb soupçonna qu’il y avait du bœuf ou du lard, ou peut-être l’un et l’autre, et devant le feu étaient deux broches que faisaient tourner deux enfants assis a chaque coin de la cheminée, l’une chargée d’un quartier de mouton, l’autre d’une oie grasse et de deux canards sauvages.

La vue de cette terre d’abondance et le fumet qui frappait son odorat rendirent Caleb immobile, et tournant la tête vers une porte qui conduisait dans une autre pièce servant de salle à manger, il y vit un tableau presque aussi intéressant. Une grande table ronde, préparée pour dix à douze personnes, et décorée, pour nous servir de son expression favorite, d’une nappe blanche comme la neige, de grands pots d’étain contenant une liqueur probablement digne de leur extérieur brillant, des gobelets d’argent, des couteaux, des cuillers et des fourchettes, placés à des distances convenables : tout annonçait qu’on n’attendait plus que les convives d’un grand festin.

– À quoi diable songe donc ce rustre de tonnelier ? pensa Caleb, qui contemplait tous ces préparatifs avec autant d’envie que d’étonnement. C’est une honte que de voir de pareilles gens se remplir le ventre d’une telle manière, tandis que… mais patience ! si une partie de cette bonne chère ne prend pas le chemin de Wolfcrag, mon nom n’est pas Caleb Balderston.

Dans cette résolution, il entra hardiment dans la cuisine, et alla embrasser la mère et la fille avec un air de politesse et d’affection : Wolfcrag était la cour des environs, et Caleb en était le premier ministre. Or, on a toujours remarqué que, quoique les sujets du sexe masculin qui paient les taxes voient souvent d’assez mauvais œil les courtisans qui les imposent, ceux-ci n’en sont pas moins favorablement accueillis par le beau sexe, à qui ils fournissent le détail des nouvelles modes et des sujets de conversation. Les deux femmes sautèrent donc au cou du vieux Caleb, et il eut lieu d’être content de la cordialité de cette réception.

– Est-ce donc bien vous, M. Balderston ? dit la jeune dame. C’est un miracle que de vous voir ici ! asseyez-vous, asseyez-vous donc : mon mari sera bien content de vous voir vous ne l’aurez jamais vu de si bonne humeur de toute votre vie. Nous faisons aujourd’hui le baptême de notre premier enfant, qui a maintenant six semaines. Mais vous en avez sans doute entendu parler ; nous avons tué un mouton, et mon mari a été se promener dans les marais avec son fusil. J’espère que vous resterez à la cérémonie, M. Balderston, et que vous souperez avec nous ?

– Non, non, la bonne femme, répondit Caleb, je ne suis venu que pour vous faire mon compliment de félicitation. J’aurais été bien aise de dire un mot à votre mari, mais je suis pressé, et puisqu’il n’est pas ici… et il fit un mouvement comme s’il eût voulu partir.

– Vous ne vous en irez point comme cela, s’écria la vieille en l’arrêtant et usant du privilège de leur ancienne connaissance pour le retenir ; vous ne vous en irez pas sans rien accepter : cela porterait malheur à notre nouveau-né.

– Je vous dis que je suis très pressé, la bonne mère, répliqua le majordome en se laissant forcer à s’asseoir sans trop de résistance : mais quant à manger, ajouta-t-il en voyant la maîtresse de la maison s’empresser de mettre devant lui une assiette, une fourchette et un couteau, quant à manger cela m’est impossible. Je crois qu’on nous trouvera quelque jour morts d’indigestion au château, car nous sommes à table du matin au soir. J’en suis honteux en vérité.

– Oh ! peu m’importe, M. Balderston, dit la jeune femme, il faut que vous goûtiez des puddings de ma façon. En voici du noir ou du blanc, voyez lequel vous préférerez.

– Tous deux, ma chère amie, tous deux. Je garantis que l’un et l’autre sont excellents. Mais l’odeur m’en suffit après le dîner que j’ai fait.

Le pauvre diable n’avait pris qu’un verre d’eau de toute la journée.

– Cependant, continua-t-il, je ne veux pas vous faire un affront, et avec votre permission je vais les envelopper dans une serviette, et je les emporterai pour mon souper ; car je suis las des puddings de Mysie : elle y met tant d’ingrédients différents, tant de choses recherchées… Vous le savez bien, Marion, j’ai toujours aimé les puddings du pays, et les jolies filles du pays, dit-il en se tournant vers la femme du tonnelier. Savez-vous bien que votre fille est tout votre portrait ? Voilà comme vous étiez lors de votre mariage avec Gilly. Il n’y avait pas une plus jolie fille dans notre paroisse. Mais belle brebis, joli agneau, comme on dit.

Les femmes sourirent du compliment adressé à chacune d’elles, et un peu aussi du soin avec lequel Caleb enveloppait les deux puddings dans une serviette blanche qu’il avait apportée dans sa poche, comme un dragon qui va en maraude se charge d’un sac pour y entasser tout ce qu’il trouvera à piller.

– Et quelles nouvelles au château ? demanda la femme du tonnelier.

– Quelles nouvelles ? ma foi ! aucune de bien importante, si ce n’est que nous y avons en ce moment le lord garde des sceaux avec sa fille qu’il est disposé à jeter à la tête du Maître de Ravenswood, à moins que celui-ci n’ouvre les bras pour la recevoir ; et je garantis qu’il attachera à la queue de sa robe au moins tous nos anciens domaines.

– Vraiment ! s’écrièrent en même temps les deux femmes. Est-elle jeune ? est-elle jolie ? quelle est la couleur de ses cheveux ? comment s’habille-t-elle ? à l’anglaise ou à la mode du pays ?

– Ta, ta, ta ! Il me faudrait une journée pour répondre à toutes ces questions, et je n’ai pas une minute. Vous devez juger qu’avec de pareils hôtes je ne manque pas d’ouvrage au château. Mais où est donc Girder ?

– Il est allé chercher le ministre, répondit mistress Girder, le digne et révérend père Pierre Bidebent, demeurant à Mosshead. Le brave homme souffre d’un rhumatisme qu’il a gagné en couchant dans les cavernes pendant la persécution.

– Oui, oui, un whig, un puritain, dit Caleb avec un mouvement d’aigreur dont il ne fut pas maître. Mais je me souviens qu’autrefois, Marion, vous et vos enfants, vous ne vous chauffiez pas de ce bois et que, comme tant d’autres braves femmes, vous vous contentiez des sermons et des prières d’un ministre de l’Église du pays.

– Cela est bien vrai, M. Balderston, mais que voulez-vous que j’y fasse ? Il faut bien que Jeanne se coiffe de la manière qui convient à son mari et qu’elle chante ses psaumes sur l’air qui lui plaît, et non autrement ; car il est le maître à la maison, M. Balderston, et plus que le maître, je puis vous l’assurer.

– Et tient-il aussi les cordons de la bourse ? demanda Caleb, aux projets duquel la suprématie masculine ne paraissait pas favorable.

– Il tient jusqu’au dernier sou. Cependant elle n’a pas à se plaindre ; elle est bien nourrie, bien vêtue, comme vous le voyez, M. Balderston, dix fois mieux que bien des femmes qui valent mieux qu’elle.

– Fort bien ! fort bien ! Marion, dit Caleb un peu découragé mais ne perdant pas tout espoir, vous conduisiez votre mari tout différemment ; au surplus, chacun à sa guise. Mais il faut que je m’en aille. J’aurais voulu voir un moment Girder, parce que j’ai entendu dire que Pierre Puncheon, tonnelier des magasins de la reine à Leith, vient de mourir, et je pensais qu’un mot que mon maître dirait au lord garde des sceaux pourrait être utile à votre gendre, Marion ; mais puisqu’il n’est pas ici…

– Oh ! vous attendrez qu’il revienne, n’est-ce pas ? Je lui ai toujours dit que vous lui vouliez du bien, mais il prend la mouche au moindre mot qui le pique.

– Eh bien ! j’attendrai jusqu’à la dernière minute que j’aurai de libre.

– Et ainsi donc, dit la jeune épouse de M. Girder, vous pensez que miss Ashton est jolie ; il faut bien qu’elle le soit pour qu’elle puisse prétendre à notre jeune lord, qui est lui-même si beau garçon ; il a une figure, une main, un maintien à cheval ! on le prendrait pour le fils d’un roi ! Il faut que vous sachiez, M. Balderston, qu’il lève toujours la tête du côté de ma fenêtre quand il passe dans le village ; ainsi vous jugez que je dois le connaître aussi bien que qui que ce soit.

– À qui dites-vous cela, ma chère amie ? Mon maître ne m’a-t-il pas dit cent fois que la femme du tonnelier de Wolfhope a les plus beaux yeux noirs qui soient à vingt milles à la ronde ? – Ce sont les yeux de sa mère, milord, lui dis-je, je les ai connus à mes dépens. Eh ! Marion ! ah ! ah ! ah ! combien de fois avons-nous ri ensemble dans notre jeune temps !

– Taisez-vous, vieux fou ! s’écria mistress Lightbody : est-ce ainsi qu’il faut parler devant de jeunes femmes ? Eh mais ! Jeanne, n’entends-je pas crier l’enfant ? Oui, c’est bien lui. Qu’est-ce donc qu’il peut avoir ?

Et vite la mère et l’aïeule se précipitèrent hors de la cuisine, se coudoyant et courant à l’envi l’une de l’autre, pour voir ce qui pouvait avoir troublé le repos du jeune héros de la soirée, qui était dans une chambre au premier étage.

Dès que Caleb vit qu’il avait le champ libre, il prit une grosse prise de tabac pour se donner du courage et s’affermir dans sa résolution. – Je veux être pendu, pensa-t-il, si Girder et Bidebent touchent à cette oie et à ces deux canards sauvages. Et s’adressant alors à un enfant d’environ dix ans qui tournait la broche chargée de ces deux pièces friandes : – Mon garçon, lui dit-il en lui mettant deux pence dans la main, allez m’acheter un peu de tabac chez mistress Smalltrash ; elle vous donnera un morceau de pain d’épice pour votre peine ; et ne soyez pas inquiet de la broche, je la tournerai jusqu’à ce que vous soyez de retour.

Dès qu’il fut parti, Caleb, regardant d’un air grave et sévère le second tourneur de broche, ôta du feu la broche dont il s’était chargé d’avoir soin, couvrit d’une seconde serviette qu’il avait en poche l’oie et les canards, et enfonçant son chapeau sur ses yeux, sortit en triomphe de la cuisine et de la maison, appuyant sur son épaule la broche chargée des trophées de sa victoire.

Il ne fit que s’arrêter un instant à la porte de l’auberge pour dire que le laird de Bucklaw ne pourrait avoir cette nuit un lit au château. Si ce message fut fait par Caleb d’une façon un peu trop laconique, il devint une véritable insulte en passant par la bouche d’une servante, et un homme plus calme et plus patient que Bucklaw aurait pu s’en fâcher comme lui. Le capitaine Craigengelt, aux applaudissements unanimes de la compagnie, proposa de donner la chasse au vieux renard, avant qu’il pût regagner son terrier, et de le faire danser sur une couverture. Caleb aurait couru de grands risques si Lockard n’eût intimé aux domestiques de son maître et à ceux de lord Littlebrain que sir William Ashton se trouverait très offensé qu’on fit la moindre insulte à un serviteur du Maître de Ravenswood. Leur ayant parlé d’un ton assez ferme pour leur ôter toute envie de se divertir aux dépens du vieux majordome, il partit de l’auberge avec deux domestiques portant les provisions qu’il avait pu s’y procurer, et il rejoignit Caleb à la sortie du village.

Share on Twitter Share on Facebook