Parlez-moi d’un tel père ! il adore sa fille,
Et sans regret pourtant il la sacrifierait
À l’orgueil, à la crainte, au plus vil intérêt.
Si les flots irrités l’exigeaient pour victime,
Sa main la pousserait sans pitié dans l’abîme.
Anonyme.
Le lord garde des sceaux commença son discours avec l’air de la plus grande aisance, quoiqu’il eût soin d’examiner avec attention l’effet qu’il produisait sur le jeune Ravenswood.
– Vous savez, mon jeune ami, lui dit-il, que la méfiance est une maladie naturelle du temps où nous vivons, et qu’elle expose l’homme le plus vertueux et le plus sage à se laisser tromper par les artifices du premier intrigant. Si j’avais été disposé, il y a quelque temps, à ouvrir mon cœur au soupçon, si j’avais été le rusé politique pour lequel on m’a fait passer à vos yeux au lieu d’être aujourd’hui bien tranquille dans votre château, en pleine liberté de solliciter et d’agir contre moi comme bon vous semble pour faire valoir ce que vous croyez votre droit, vous seriez enfermé dans le château d’Édimbourg ou dans quelque autre prison d’état, à moins que vous n’eussiez réussi à vous sauver en pays étranger, au risque d’une sentence de confiscation des biens qui vous restent.
– Je crois, milord, dit Ravenswood, que vous ne voudriez pas plaisanter sur un tel sujet. J’ai pourtant peine à croire que vous me parliez sérieusement.
– L’innocence est toujours pleine de confiance, elle la porte même quelquefois jusqu’à la présomption ; quoique, au surplus, cela soit bien excusable en pareil cas.
– Je ne conçois pas que la confiance qu’on doit avoir en son innocence puisse jamais passer pour présomption.
– On peut du moins la traiter d’imprudence, dit sir William, puisqu’elle nous induit en erreur, en nous faisant croire que ce qui n’est connu que de notre conscience doit être évident aux autres. C’est pour cette raison que j’ai vu plus d’une fois un coquin se défendre beaucoup mieux qu’un honnête homme faussement accusé n’aurait pu le faire dans les mêmes circonstances. N’ayant pas pour soutien le sentiment de son innocence, un tel misérable ne perd aucun des avantages que la loi lui accorde ; et si son avocat est un homme de talent, il parvient souvent à forcer ses juges à le déclarer innocent. Je me rappelle à ce sujet la fameuse affaire de sir Cooly Condiddle, qui avait été traduit en justice pour un abus de confiance dont tout le monde savait qu’il était coupable. Ses juges furent pourtant obligés de l’absoudre, et il jugea ensuite lui-même des gens qui valaient mieux que lui.
– Me permettez-vous, dit Edgar, de vous prier d’en revenir au sujet qui nous occupait ? Il me semble que vous me disiez qu’on avait conçu contre moi quelques soupçons ?
– Des soupçons, Maître de Ravenswood ! oui, vraiment. Et je puis vous en montrer les preuves, si je les ai ici comme je le pense.
Il sonna et demanda qu’on fît venir Lockard, qui se présenta à l’instant.
– Lockard, lui dit-il, apportez-moi le portefeuille fermant à clef dont je vous ai recommandé d’avoir un soin tout particulier. Vous savez ce que je veux vous dire.
– Oui, milord, répondit Lockard, et il sortit à l’instant pour exécuter les ordres de son maître.
– Je crois que ces pièces doivent s’y trouver, continua le lord garde des sceaux. Il me semble que je les ai laissées dans ce portefeuille, où j’avais mis quelques affaires pour les examiner pendant mon séjour chez lord Littlebrain. Au surplus, je suis bien sûr de les avoir au château de Ravenswood, et peut-être mon jeune ami pourrait-il consentir à me faire l’honneur…
Lockard rentra en ce moment, et remit à son maître un portefeuille en maroquin vert, dont sir William avait la clef dans sa poche. Il en tira, en ayant l’air de chercher beaucoup, deux ou trois pièces relatives à ce qui s’était passé lors des funérailles du feu lord de Ravenswood, et aux démarches qu’il avait faites pour empêcher qu’on ne donnât suite à cette affaire. Il les avait choisies avec soin parmi plusieurs autres, comme étant propres à exciter, sans la satisfaire, la curiosité que son jeune ami devait naturellement éprouver à ce sujet, et à lui prouver que sir William Ashton lui avait servi d’avocat auprès du Conseil privé, et avait joué le rôle de pacificateur.
Laissant ces papiers entre les mains d’Edgar pour qu’il les examinât, le lord garde des sceaux s’approcha de la table sur laquelle le déjeuner était servi ; il entra en conversation tour à tour avec sa fille et avec le vieux Caleb, dont le ressentiment contre celui qu’il appelait l’usurpateur des domaines de la famille commençait à s’adoucir par le ton de familiarité avec lequel il daignait lui parler.
Après avoir lu ces pièces, le Maître de Ravenswood resta quelques instants le front appuyé sur une main, comme plongé dans de profondes réflexions. Il les relut ensuite avec encore plus d’attention, comme s’il eût voulu y découvrir quelque dessein secret, qu’une première lecture ne lui avait pas permis d’y découvrir. Il paraît pourtant qu’elle ne servit qu’à confirmer l’opinion qu’il avait déjà conçue, car il quitta brusquement le banc de pierre sur lequel il était assis, et s’avançant vers le lord garde des sceaux, il lui prit la main, la serra fortement, et lui demanda pardon à plusieurs reprises de l’avoir si mal jugé, et d’avoir été coupable d’injustice à son égard dans le moment où il trouvait en lui, sans le savoir, un homme qui protégeait sa personne et qui défendait son honneur.
L’homme d’État l’écouta d’abord avec une surprise bien jouée, et ensuite avec toutes les démonstrations d’une franche cordialité. Des pleurs coulaient des beaux yeux bleus de Lucie, en voyant cette scène inattendue et attendrissante. Voir le Maître de Ravenswood, naguère si hautain et si réservé, et qu’elle avait toujours regardé comme la partie injuriée, supplier son père de lui accorder son pardon, c’était un changement inespéré dont elle n’était pas moins flattée que surprise.
– Essuyez vos yeux, Lucie, lui dit sir William : faut-il pleurer parce qu’on reconnaît que votre père, quoique attaché au barreau, est un homme juste, un homme d’honneur ? Vous ne me devez pas de remerciements, dit-il alors à Edgar ; ce que j’ai fait pour vous, vous l’auriez fait pour moi, si vous aviez été à ma place. Suum cuique tribuito était la maxime favorite des jurisconsultes romains, et je l’ai apprise en étudiant Justinien. D’ailleurs, ne m’avez-vous pas payé au centuple en sauvant la vie de cette chère enfant ?
– Ah ! répondit Ravenswood, continuant à s’accuser lui-même, le faible service que je vous rendis ne fut qu’un acte d’instinct, produit par l’impulsion du moment ; mais vous, en prenant ma défense dans l’instant où vous connaissiez mes préventions contre vous, où vous saviez combien j’étais disposé à être votre ennemi, vous avez fait un trait de délicatesse et de générosité.
– Eh bien ! dit le lord garde des sceaux, chacun de nous a agi comme il devait le faire naturellement d’après sa position et son caractère, vous en jeune homme un peu inconsidéré, moi en vieillard réfléchi, en juge intègre. Nous n’aurions peut-être pas pu changer de rôle. Du moins, quant à moi, je suis sûr que j’aurais été un fort mauvais toreador ; et vous, mon jeune ami, malgré la bonté de votre cause, vous l’auriez peut-être moins bien plaidée que moi devant le Conseil privé.
– Mon généreux ami ! s’écria Edgar ; et en donnant au lord garde des sceaux ce titre que celui-ci lui avait déjà prodigué si souvent, mais qu’il prononçait lui-même pour la première fois, il accorda à son ancien ennemi l’entière confiance d’un cœur où l’honneur ne régnait pas moins que la fierté. Il était d’un caractère réservé, opiniâtre et irascible, mais franc et plein de droiture ; ses préjugés, quelque profondément enracinés qu’ils fussent, devaient céder devant l’amour et la reconnaissance. Les charmes réels de la fille, joints aux prétendus services que lui avait rendus le père, firent sortir de sa mémoire le vœu solennel de vengeance qu’il avait prononcé dans la nuit qui avait suivi les funérailles de son père ; mais ce vœu avait été enregistré dans le livre du destin.
Caleb était présent à cette scène extraordinaire, et il ne pouvait y assigner d’autre raison qu’une alliance entre les deux familles, et le château de Ravenswood avec tous les domaines qui en dépendaient donnés en dot à miss Ashton. Quant à Lucie, lorsque Edgar lui adressa les excuses les plus passionnées pour l’air de froideur avec lequel il l’avait d’abord accueillie, elle versa encore quelques larmes à travers lesquelles brilla le plus doux sourire, et sans chercher à retirer une main qu’il lui avait prise, elle ne put que l’assurer, d’une voix entrecoupée, du plaisir avec lequel elle voyait une réconciliation complète entre son père et celui qui lui avait sauvé la vie.
Sir William lui-même fut un instant ému et affecté par l’abandon généreux et sans réserve avec lequel le fier Ravenswood abjurait en un instant toute son inimitié, et lui demanda, sans hésiter, pardon de l’injustice dont il se croyait coupable. Ses yeux brillèrent en se fixant sur deux jeunes gens qui paraissaient faits l’un pour l’autre, et déjà unis par les nœuds d’un secret attachement. Il songea à quel point d’élévation pourrait parvenir le caractère entreprenant et chevaleresque de Ravenswood dans des circonstances dont l’obscurité de sa naissance et sa timidité naturelle ne lui permettaient pas de profiter lui-même. Et sa fille, son enfant favori, sa compagne fidèle, ne semblait-elle pas formée pour trouver le bonheur avec un époux tel qu’Edgar ? C’était une tendre vigne qui, pour pouvoir élever ses rameaux vers le ciel, avait besoin d’être soutenue par un ormeau vigoureux. Il se plaisait donc à regarder leur union comme un événement possible, et ce ne fut qu’une heure après que son imagination fut arrêtée dans ses rêves en songeant à la pauvreté du Maître de Ravenswood et à l’impossibilité de faire jamais consentir lady Ashton à un pareil mariage.
Il est certain que le sentiment extraordinaire de bienveillance et d’attendrissement par lequel sir William venait de se laisser surprendre fut une des circonstances qui contribuèrent le plus à donner un encouragement tacite à l’affection mutuelle qui commençait à s’établir entre Edgar et Lucie, en portant les amants à se flatter qu’il verrait leur union avec plaisir. Il parut reconnaître lui-même cette vérité par la suite ; car longtemps après la catastrophe qui termina leurs amours, on l’entendit déclarer plusieurs fois qu’on ne devait jamais permettre à la sensibilité de l’emporter sur le jugement et assurer que le plus grand malheur de toute sa vie avait été dû à un instant de pareille faiblesse. Il faut convenir que, si cette faute qu’il se reprochait fut de courte durée, il en fut longtemps et sévèrement puni.
Après quelques instants de silence, le lord garde des sceaux reprit la parole. – Dans la surprise que vous avez éprouvée en me trouvant meilleur que vous ne me supposiez, lui dit-il, vous avez perdu de vue la curiosité que vous m’aviez montrée relativement à ce Craigengelt, et cependant il fut encore question de vous dans cette affaire.
– Le misérable ! s’écria Ravenswood, je n’eus jamais avec lui qu’une liaison très momentanée, mais il est vrai que jamais je n’aurais dû en avoir aucune. Et que peut-il dire de moi ?
– Assez pour exciter les appréhensions de quelques-uns de nos grands personnages qui, dans leur loyauté exagérée, sont toujours disposés à prendre un parti violent sur de simples soupçons et d’après le rapport d’un délateur mercenaire. Ce furent quelques sottes déclarations sur votre projet d’entrer au service du roi de France ou du Prétendant, je ne saurais dire duquel des deux ; mais un de vos meilleurs amis, le marquis d’Athol, et un homme que vous regardiez comme votre ennemi acharné, et qui avait peut-être quelque intérêt à l’être, ne purent y ajouter foi et prirent votre défense.
– J’en ai beaucoup d’obligation à mon honorable ami, dit Edgar en prenant la main du lord garde des sceaux, mais encore plus à mon estimable ennemi.
– Inimicus amicissimus, dit sir William en lui serrant la main à son tour. Mais j’ai entendu ce misérable prononcer le nom de M. Hayston de Bucklaw : je crains que ce pauvre jeune homme ne suive un bien mauvais guide.
– Il est assez âgé pour pouvoir se diriger lui-même.
– Assez âgé peut-être, mais je doute qu’il soit assez prudent s’il a choisi ce drôle pour son fidus Achates. Craigengelt avait fait au Conseil privé une sorte de dénonciation directe et formelle, mais on aurait pu regarder sous ce point de vue certaines réponses qu’il fit lors de son interrogatoire si nous n’avions eu moins d’égard à son témoignage qu’au caractère d’un pareil témoin.
– M. Hayston de Bucklaw, dit Ravenswood, est homme d’honneur, et je le crois incapable de bassesse ou de trahison.
– Au moins est-il capable de beaucoup d’inconséquences, Maître de Ravenswood, et c’est ce que vous ne pouvez nier ; la mort le mettra bientôt en possession de superbes propriétés, si elle ne l’a pas déjà fait. Lady Girnington, excellente femme, si ce n’est que son caractère acariâtre la rend insupportable à tout le monde, est probablement morte à l’instant où je vous parle. Elle est immensément riche, et tous ses biens doivent passer à Bucklaw. Je connais ses propriétés : ce sont de nobles domaines, qui valent, ma foi, les miens.
– J’en suis charmé, dit Ravenswood, et je le serais encore plus si j’espérais que les mœurs et les habitudes de Bucklaw changeassent avec sa fortune. Mais le choix qu’il vient de faire de Craigengelt pour servir d’intermédiaire entre nous ne me permet guère de compter sur sa conversion.
– C’est bien certainement un oiseau de mauvais augure, dit le lord garde des sceaux : son chant annonce la prison et la potence. Mais occupons-nous du déjeuner. Je vois dans les yeux du digne M. Caleb qu’il pense que nous l’oublions trop longtemps.