Ne fermez pas l’oreille aux avis d’un vieillard.
Quel motif avez-vous pour ce brusque départ ?
Vous faites, j’en conviens, ici fort maigre chère,
Et vous pourriez dîner mieux sur une autre terre ;
Mais chez les étrangers si tout est à foison,
Leurs mets les plus exquis sont souvent du poison.
Restez chez vous. Leur feu vaut-il notre fumée ?
La Courtisane française.
Le lord garde des sceaux et sa fille s’étant retirés après le déjeuner pour se préparer à partir, le Maître de Ravenswood profita de ce moment pour faire ses arrangements de manière à pouvoir aussi quitter Wolfcrag un jour ou deux. Il était indispensable qu’il fît part de ses intentions au vieux Caleb, et il trouva ce fidèle serviteur dans l’office, occupé à calculer combien de temps les restes du dîner de la veille et du déjeuner du jour pourraient entretenir la table de son maître, en les ménageant avec économie. Heureusement, pensait-il, il ne se fait pas un dieu de son ventre, et pour comble de bonheur, nous n’avons plus ici ce Bucklaw, qui aurait avalé en un seul repas un cheval avec sa selle. Pour le déjeuner, mon maître n’est pas plus difficile que Caleb, un peu de cresson ou du pourpier, et un morceau de pain d’avoine, en voilà autant qu’il lui en faut. Quant au dîner, voyons : il ne reste des deux canards qu’une carcasse un peu sèche, mais n’importe, cela suffira pour aujourd’hui. Oh ! oui, cela suffira. Pour demain, cette cuisse d’oie…
Il fut interrompu dans ses calculs par l’arrivée du Maître de Ravenswood, qui l’informa, non sans quelque hésitation, qu’il avait dessein d’accompagner sir William au château de Ravenswood et d’y passer un jour ou deux.
– Que la bonté du ciel ne le permette pas ! s’écria le vieillard, devenant aussi pâle que la nappe qui avait servi pour le déjeuner, et qu’il s’occupait à plier.
– Et pourquoi, Caleb, lui demanda son maître, pourquoi désirez-vous que la bonté du ciel ne me permette pas de rendre à sir William la visite qu’il m’a faite ?
– Oh ! M. Edgar, répondit Caleb, je ne suis qu’un domestique, il ne me convient pas de parler, mais je suis un vieux serviteur. J’ai servi votre père et votre grand-père ; j’ai même vu lord Randal, votre bisaïeul : il est vrai que je n’étais encore qu’un enfant.
– Et qu’est-ce que tout cela a de commun, Caleb, avec une visite d’honnêteté que j’ai dessein de rendre à un voisin ?
– Ce que cela a de commun, M. Edgar ? Votre conscience ne vous dit-elle pas que ce n’est pas au fils de votre père à aller chez de tels voisins ? Que deviendrait l’honneur de la famille ? Ah ! s’il venait à entendre raison, s’il vous rendait ce qui vous appartient, quand même vous penseriez à honorer sa famille de votre alliance, je ne dirais pas non ; car la jeune demoiselle est une créature bien douce, bien aimable. Mais jusque-là il faut vous tenir à votre place. Je les connais. Ils ne vous en priseront que plus.
Caleb frappait assez juste, et Ravenswood le sentit, mais, ne voulant pas en convenir, il tourna la chose en plaisanterie. – Vous allez plus vite en besogne que moi, Caleb, lui dit-il ; vous me cherchez déjà une épouse dans une famille où vous ne voulez pas que je rende une visite. Mais qu’avez-vous donc ? vous êtes pâle comme la mort ?
– Vous vous moqueriez de moi, M. Edgar, si je vous le disais ; et cependant Thomas le Rimeur n’a jamais menti, jamais ses prédictions n’ont manqué de s’accomplir, et il en a fait une relative à votre famille qui me fait trembler si vous allez à Ravenswood. Faudrait-il que j’eusse assez vécu pour en voir l’accomplissement !
– Et quelle est donc cette prédiction terrible, Caleb, lui demanda Edgar, qui désirait calmer les craintes de son fidèle serviteur.
– Jamais, répondit Caleb, je n’ai récité ces vers à âme qui vive, pas même à Mysie. Je les ai appris d’un vieux prêtre qui avait été confesseur de votre grand-père, dans le temps que la famille était catholique. Mais combien de fois ne me suis-je pas répété ces paroles mystérieuses ! Je ne pensais guère, ce matin, qu’elles me reviendraient à l’imagination aujourd’hui.
– Trêve de sottises, Caleb ! s’écria son maître d’un ton d’impatience. Dites-moi ces vers sur-le-champ : je veux les connaître.
Caleb, n’osant résister, leva les yeux et les mains vers le ciel, et, les joues pâles de crainte, récita d’une voix tremblante les vers suivants :
Quand le dernier des Ravenswood ira
Dans le château qui ce nom portera.
Pour fiancée une morte il prendra,
Dans le Kelpy son coursier logera,
Et pour jamais sa famille éteindra.
– Je connais le Kelpy, Caleb, dit le Maître de Ravenswood ; n’est-ce pas ainsi qu’on nommait autrefois les sables mouvants qui se trouvent le long de la mer entre Wolfcrag et Wolfhope ? Mais jamais homme de bon sens ne s’avisera d’y loger son cheval.
– Ne cherchez pas à expliquer la prophétie, M. Edgar. À Dieu ne plaise que nous en connaissions jamais le sens ! Mais restez chez vous, et laissez les étrangers retourner chez eux. Nous en avons fait pour eux bien assez, et en faire davantage serait agir contre l’honneur de la famille.
– Je vous sais le meilleur gré de vos avis, Caleb, mais je ne vais pas au château de Ravenswood pour y chercher une fiancée ni morte ni vivante, et je tâcherai de trouver pour mon cheval une meilleure écurie que le Kelpy. D’ailleurs je ne me suis jamais hasardé dans cet endroit depuis qu’une patrouille de dragons anglais y fut engloutie il y a environ dix ans. Mon père et moi nous les vîmes du haut de la tour lutter contre la marée qui s’avançait, et qui les entraîna avant qu’on pût leur donner du secours.
– Et ils l’avaient bien mérité, les coquins ! dit Caleb. Qu’avaient-ils besoin d’aller faire le métier d’espion sur nos côtes et d’empêcher d’honnêtes gens de rapporter chez eux un petit baril d’eau-de-vie ? Combien de fois n’ai-je pas été tenté de faire feu sur eux de la vieille couleuvrine qui était alors sur la tourelle du sud ! Mais je craignais que le coup, en partant, ne fit crever la pièce.
Caleb était alors tellement occupé à maudire les soldats anglais qui empêchaient la contrebande que son maître échappa à de nouvelles remontrances et alla rejoindre ses hôtes. Tout était prêt pour leur départ. Lockard avait sellé les chevaux, et l’on se disposa à se mettre en route.
Caleb avait, non sans peine, ouvert les deux battants de la grande porte, et, debout tout à côté, il tâchait, en prenant un air d’importance respectueuse, de faire oublier qu’on n’y voyait ni portier, ni gardes, ni domestiques en livrée.
Le garde des sceaux lui rendit d’un air de bonté le salut qu’il lui adressa, et, se baissant sur son cheval, lui glissa dans la main le présent qu’il était alors d’usage que tout hôte en partant fit aux domestiques de la maison où il avait été reçu. Lucie sourit au vieillard avec sa douceur ordinaire, lui dit adieu et lui remit aussi son présent avec tant de grâce, avec un accent si doux qu’elle aurait entièrement gagné le cœur de Caleb s’il n’eût eu trop présents à l’esprit la prophétie de Thomas le Rimeur et le tort que la famille Ashton avait fait à celle de Ravenswood. Quoi qu’il en soit, il se serait volontiers écrié comme le duc, dans Comme il vous plaira :
Vous trouveriez bien mieux le chemin de m, e plaire, Si vous aviez reçu le jour d’un autre père.
Ravenswood, à côté de Lucie, encourageait sa timidité, et, tenant la bride de son cheval, le guidait le long du sentier rocailleux et étroit par où l’on descendait du château, quand il entendit Caleb l’appeler à grands cris. Il craignit que ses compagnons de voyage ne trouvassent singulier qu’il ne voulût pas s’arrêter un instant pour écouter ce que son domestique pouvait avoir à lui dire, et, tout en maudissant le zèle déplacé de son fidèle serviteur, il retourna vers la porte de la tour, laissant Lockard s’acquitter d’une fonction qui lui semblait si douce.
Il commençait à demander au vieillard, d’un ton un peu brusque, pourquoi il le rappelait ainsi, quand Caleb s’écria à demi-voix : – Paix ! monsieur, paix ! je n’ai qu’un mot à vous dire, mais je ne pouvais pas le dire devant tous ces gens-là. Voilà trois bonnes pièces d’or, ajouta-t-il en lui mettant dans la main ce qu’il venait de recevoir, prenez-les, vous aurez besoin d’argent là-bas. Mais chut ! dit-il en voyant son maître prêt à se récrier : il ne faut pas qu’on sache cela. Seulement ayez soin de les changer dans la première ville, car elles sont toutes neuves, et il est possible qu’elles gagnent quelque chose.
– Vous oubliez, Caleb, lui dit son maître en le forçant à reprendre cet argent, que ma bourse est encore suffisamment garnie. Gardez cela pour vous, mon vieil ami, et laissez-moi partir (car Caleb retenait son cheval par la bride), je vous assure que je ne manque pas d’argent. Vous savez que vous avez l’art d’arranger les choses de manière que nous ne dépensons rien, ou presque rien.
– Eh bien ! elles serviront dans un autre moment. Mais êtes-vous bien sûr que vous avez assez d’argent ? car, pour l’honneur de la famille, il faudra que vous fassiez une politesse aux domestiques en vous en allant, et il faut que vous puissiez montrer quelque chose quand on vous dira : Allons, Maître de Ravenswood, je vous parie une pièce d’or… Alors tirez votre bourse, faites voir que vous pourrez tenir la gageure, ayez soin de ne pas être d’accord sur les conditions et remettez votre argent dans la poche.
– Cela devient insupportable, Caleb, il faut que je parte.
– Et vous partirez donc, dit Caleb, passant rapidement du genre didactique au pathétique, vous partirez après tout ce que je vous ai dit de la prédiction, de la fiancée morte et du Kelpy ? Allons, ajouta-t-il en soupirant et en lâchant la bride du cheval, il faut bien qu’un homme volontaire fasse ses volontés. Mais je vous en conjure, monsieur Edgar, si vous allez chasser dans le parc, ne buvez pas à la fontaine de la Syrène : vous savez… Allons, le voilà parti aussi vite qu’une flèche. – Oh ! vraiment les Ravenswood ont perdu la tête aujourd’hui, aussi vrai que je ferais sauter celle d’une ciboule.
Le vieux majordome suivit des yeux son maître aussi longtemps qu’il lui fut possible de le distinguer, en essuyant de temps en temps une larme qui mouillait sa paupière. – À côté d’elle ! dit-il ; oui, tenant la bride de son cheval. Le saint homme a eu bien raison de dire : « À cela vous reconnaîtrez que la femme a empire sur tous les hommes. » – Sans celle-ci, peut-être notre ruine n’aurait-elle pas été complète.
Le cœur plein de funestes présages, Caleb rentra dans la tour pour y reprendre ses occupations ordinaires, aussitôt que les voyageurs eurent disparu à ses yeux.
Cependant ceux-ci continuaient gaîment leur route. Le Maître de Ravenswood, ayant une fois pris son parti, n’était pas homme à chanceler dans sa résolution par un esprit de doute et d’inquiétude. Il s’abandonna sans réserve au plaisir qu’il trouvait dans la compagnie de miss Ashton, et montrait une galanterie empressée qui s’approchait de la gaîté, autant que le permettaient son caractère et la situation de ses affaires de famille. Le lord garde des sceaux avait été frappé de la justesse de ses observations, et de la manière peu commune dont il avait profité de ses études. Il appréciait surtout en lui une qualité qu’il ne possédait nullement lui-même, un caractère ferme et décidé qui ne laissait entrer dans son cœur ni crainte ni hésitation. Sir William s’applaudissait secrètement de s’être réconcilié avec un ennemi si redoutable, et il jouissait d’avance de l’élévation à laquelle il prévoyait que son jeune compagnon de voyage pourrait parvenir si le vent de la faveur de la cour venait jamais à enfler ses voiles.
– Que peut-elle désirer ? pensait-il, car son esprit évoquait toujours pour lui une opposition dans la personne de lady Ashton ; que peut désirer de plus une mère en mariant sa fille que d’assoupir une réclamation très dangereuse et de s’assurer un gendre noble, brave, doué de grands talents, allié à des hommes puissants, sûr de conduire sa barque au port, de quelque côté que vienne le vent, et fort précisément là où nous sommes faibles, par sa naissance et son courage ? Certainement pas une femme raisonnable ne pourrait hésiter ; mais, hélas !… Ici il s’arrêta dans ses raisonnements, parce qu’il ne pouvait se dissimuler que lady Ashton n’était pas toujours raisonnable, dans le sens qu’on doit attacher à ce mot. Préférer quelque laird campagnard, ajouta-t-il pourtant, à un jeune homme aussi noble que brave, négliger de s’assurer la paisible possession du château et de la majeure partie des domaines de Ravenswood par un compromis si facile, ce serait un acte de véritable folie !
Telles étaient les réflexions auxquelles se livrait ce vétéran en politique, lorsqu’ils arrivèrent au château du lord Littlebrain, où il avait été préalablement convenu qu’ils dîneraient afin de se reposer, pour se remettre ensuite en marche.
Ils y furent reçus par les maîtres du logis avec une politesse marquée. Lord Littlebrain, qui était revenu la veille après l’orage, fit en particulier l’accueil le plus flatteur au Maître de Ravenswood. Il n’avait été promu que depuis peu de temps à la dignité de pair d’Écosse, et il était arrivé à cette élévation autant par le bonheur qu’il avait eu de se faire une réputation d’éloquence, en employant dans ses discours une profusion de lieux communs, que par une attention suivie à l’état du baromètre politique, en cherchant constamment à rendre service à tous ceux de qui il pouvait en attendre. Se trouvant l’air un peu emprunté sous sa nouvelle grandeur, et ayant peine à en soutenir le poids, il faisait une cour assidue à tous ceux qui, étant nés dans cette sphère élevée, consentaient à rabaisser leur vol pour lui permettre de les atteindre. Les attentions que son épouse et lui eurent pour le jeune Ravenswood ne manquèrent pas de lui donner une nouvelle importance aux yeux du lord garde des sceaux, qui, quoiqu’il eût un certain degré de mépris pour les talents de lord Littlebrain, avait une haute opinion de la justesse de son jugement dans tout ce qui concernait son intérêt personnel.
– Je voudrais, pensait-il, que lady Ashton fût témoin de cette réception. Personne ne sait aussi bien que Littlebrain de quel côté le pain est beurré, et il fait sa cour au Maître de Ravenswood comme un mendiant affamé à un cuisinier. Peut-être est-il au courant des intrigues du marquis d’Athol pour opérer un changement dans l’administration. Et sa femme, elle met en avant ses quatre filles si gauches et si maussades comme si elle voulait lui dire : Voyez et choisissez ; mais elles ne sont pas plus comparables à Lucie qu’une chouette à un cygne, et elles peuvent chercher d’autres chalands pour leurs gros sourcils noirs.
Après le dîner, nos voyageurs, qui avaient encore à faire la plus grande partie de leur voyage, se remirent en route, après que le lord garde des sceaux et le Maître de Ravenswood et les domestiques eurent bu ce qu’on appelle en Écosse le doch an dorroch, ou le coup de l’étrier, avec les liqueurs réservées aux personnes de leur rang.
La nuit commençait à tomber lorsqu’ils entrèrent dans la longue avenue, bordée de vieux ormes, qui conduisait en droite ligne en face du château de Ravenswood. Les feuilles des arbres agitées par le vent du soir semblaient soupirer en voyant l’héritier de leurs anciens maîtres à la suite de leur nouveau maître. Un secret sentiment, à peu près semblable, pesait aussi sur le cœur de Ravenswood. Il devint par degré plus silencieux, et se trouva, sans s’en apercevoir, derrière Lucie, à côté de laquelle il avait toujours marché jusqu’alors. Quoiqu’il fût bien jeune à cette époque, il se rappelait encore le jour où, à la même heure, il avait suivi son père quittant, pour ne jamais y revenir, le château dont il tirait son titre et son nom. La façade de l’antique édifice, vers lequel il se souvenait de s’être retourné plusieurs fois ce jour-là, était aussi sombre qu’un vêtement de deuil, mais à présent elle étincelait de lumière. Les unes étaient stationnaires comme des étoiles fixes et les autres erraient de croisée en croisée, indiquant les préparatifs qu’on faisait pour recevoir le maître du logis, dont un courrier avait annoncé l’arrivée. Ce contraste produisit un effet pénible dans le cœur d’Edgar et réveilla quelques-uns des sentiments qu’il nourrissait encore naguère contre le nouveau propriétaire du domaine de ses ancêtres. Sa physionomie avait un air de gravité sévère lorsque, étant descendu de cheval, il se trouva dans un château qui n’était plus le sien, entouré des nombreux domestiques de celui qui en était alors le maître.
Sir William Ashton se tourna vers lui pour lui dire, avec la cordialité que leur nouvelle liaison semblait autoriser, qu’il était le bienvenu au château de Ravenswood, mais il s’aperçut des idées qui l’occupaient et il se contenta de lui faire un profond salut, témoignant ainsi avec délicatesse qu’il savait apprécier les sentiments qui agitaient le cœur de son jeune hôte.
Deux domestiques, portant de superbes chandeliers d’argent, introduisirent la compagnie dans un salon que Ravenswood crut reconnaître, mais où de nombreux embellissements annonçaient l’opulence des habitants actuels du château. La vieille tapisserie qui, du temps de son père, couvrait les murs de ses lambeaux avait été remplacée par une élégante boiserie ; les panneaux sculptés représentaient des guirlandes de fleurs et des oiseaux qui, quoique l’ouvrage du ciseau, étaient si bien imités qu’ils semblaient battre des ailes et enfler leur gosier pour chanter. De vieux portraits de famille et quelques trophées d’armes avaient fait place aux portraits en pied du roi Guillaume et de la reine Marie, de sir Thomas Hope et de lord Stair, célèbres jurisconsultes écossais. On y voyait aussi ceux du père et de la mère du lord garde des sceaux ; celle-ci, à l’air guindé, rechigné et acariâtre, couverte d’un mantelet noir, avec un de ces bonnets de nos anciennes matrones appelés pinners , et tenant à la main un livre de dévotion ; l’autre, montrant, sous une calotte de soie noire à la genevoise, collant sur sa tête comme si elle eût été rasée, une véritable figure de puritain où l’orgueil paraissait dans toute sa petitesse, et terminée par une barbe rousse taillée en pointe. C’était enfin une de ces physionomies dans l’expression desquelles l’hypocrisie semble le disputer à l’avarice et à la friponnerie.
– Et c’est pour faire place à de telles gens, pensa Ravenswood, que mes ancêtres ont été chassés de la place qu’ils avaient occupée si longtemps sur les murs qu’ils avaient construits ? Il les regarda encore une fois, et plus il les regardait, moins le souvenir de Lucie Ashton, qui n’était pas entrée avec eux dans le salon, avait de pouvoir sur son imagination. On y voyait aussi deux ou trois drôleries hollandaises, comme on nommait alors les tableaux de van Ostade et de Téniers, et un assez bon morceau de l’école italienne.
Mais on remarquait surtout deux grands portraits en pied, de grandeur naturelle, représentant : l’un, le lord garde des sceaux en grand costume ; l’autre sa noble épouse couverte de soie et d’hermine : beauté altière exprimant tout l’orgueil de la maison des Douglas dont elle était descendue. La vérité avait triomphé du talent du peintre, et il n’avait pu donner sur la toile à la figure du mari cet air d’autorité légitime qui indique la pleine et entière jouissance du pouvoir domestique, de sorte qu’au premier coup d’œil il était facile de juger qu’en dépit de sa masse et de ses broderies en or, c’était le mari qui, dans l’intérieur de son ménage, portait les jupons. Le parquet de ce beau salon était couvert de riches tapis. De grands feux brillaient dans deux cheminées et dix bras d’argent, réfléchissant, dans les plaques dont ils étaient garnis, la lumière des bougies, rendaient la clarté égale à celle du plus beau jour.
– Le Maître de Ravenswood voudrait-il accepter quelques rafraîchissements ? demanda sir William Ashton, qui commençait à trouver le silence embarrassant.
Il ne reçut aucune réponse. Ravenswood était si occupé à examiner les divers changements qui avaient eu lieu dans cet appartement qu’il ne s’aperçut point que le lord garde des sceaux lui parlait. Celui-ci réitéra les mêmes offres en ajoutant que le souper ne tarderait pas à être servi. Edgar sortit alors de sa distraction et vit qu’il jouait un rôle ridicule, ou du moins qu’il montrait trop de faiblesse en se laissant abattre par la pensée de sa fortune actuelle. Il fit donc un effort sur lui-même pour entrer en conversation avec sir William et tâcha de prendre un air d’aisance autant que cela lui fut possible.
– Vous ne pouvez être surpris, sir William, lui dit-il, de l’attention avec laquelle j’examine les changements que vous avez faits dans ce salon. Du temps de mon père, lorsque nos infortunes l’eurent forcé de vivre dans la retraite, il n’était guère habité que par moi. C’était ma salle de récréation, quand le temps ne me permettait pas de me promener dans le parc. Dans ce coin à gauche j’avais un petit établi de menuisier avec quelques outils que le vieux Caleb m’avait procurés, et dont il m’apprenait à me servir ; dans celui-ci, je suspendais ma ligne, mes filets, mon arc et mes flèches.
– J’ai un petit bambin qui a absolument les mêmes goûts, dit le lord garde des sceaux qui désirait changer la conversation ; il n’est heureux que lorsqu’il est dans le parc occupé à la chasse ou à la pêche. (Il sonna.) Qu’on fasse venir Henry ! Je présume qu’il est pendu au tablier de sa sœur ; car il faut que vous sachiez, Maître de Ravenswood, que cette petite fille est le bijou de toute la famille.
Cette allusion à Lucie, quoique faite avec adresse, ne suffit pas pour interrompre le cours qu’avaient pris les idées de Ravenswood.
– Nous fûmes obligés, dit-il, de laisser dans cet appartement quelques portraits de famille et des trophées d’armes. Oserai-je vous demander ce qu’ils sont devenus ?
– Cet appartement, répondit le lord garde des sceaux en hésitant, a été arrangé pendant notre absence, et vous savez que cedant arma togœ est la maxime favorite des jurisconsultes ; je crains qu’on ne l’ait suivie un peu trop à la lettre. Cependant j’espère… je suis sûr que j’avais donné ordre… Certainement on en a pris soin : puis-je me flatter que, lorsqu’on les aura retrouvés, vous voudrez les accepter en expiation de leur déplacement ?
Edgar le salua d’un air raide et guindé, et, les bras croisés sur la poitrine, il continua à examiner le salon.
Henry, enfant gâté d’environ quinze ans, y entra en ce moment en sautant. – Voyez comme Lucie est contrariante aujourd’hui, papa, s’écria-t-il : elle ne veut pas descendre à l’écurie pour voir le petit cheval que Bob Wilson m’a ramené de Galloway.
– Vous avez eu tort de lui en faire la demande. La place d’une demoiselle n’est pas à l’écurie avec les palefreniers.
– Eh bien ! vous aussi vous êtes contrariant ; mais patience ! quand maman reviendra, elle vous dira votre fait à tous deux.
– Taisez-vous, petit impertinent ! Où est votre précepteur ?
– Il est allé à la noce à Dunbar ; et Henry se mit à chanter :
De Dunbar vive le boudin !
Tal de ral, tal de ral.
De Dunbar vive le boudin,
Quand on veut faire un bon festin !
– Je suis fort obligé à M. Corders de son attention. Et qui a eu soin de vous pendant mon absence ?
– Norman, Bob Wilson… et moi-même.
– Un garde-chasse, un palefrenier ! voilà d’excellents précepteurs pour un jeune avocat ! Vous ne connaîtrez jamais que les lois sur la chasse et contre les braconniers.
– À propos de chasse, Norman a tué un daim pendant votre absence. Mais Lucie m’a dit que vous avez tué avec la meute de lord Littlebrain un cerf dix cors. Cela est-il vrai ?
– Il me serait impossible de dire s’il en avait dix ou vingt. Mais voilà quelqu’un, ajouta-t-il en lui montrant Edgar, qui vous parlera de chasse beaucoup mieux que je ne pourrais le faire : allez le saluer et faites connaissance avec lui. C’est le Maître de Ravenswood.
Le père et le fils causaient ainsi près du feu, tandis qu’Edgar, le dos tourné de leur côté, examinait un des tableaux qui étaient suspendus dans le salon. Henry courut à lui, le tira par le pan de l’habit avec la liberté d’un enfant gâté. – Monsieur ! monsieur ! s’écria-t-il, me direz-vous si c’était un cerf dix cors ? Mais dès que Ravenswood se fut retourné et que Henry eut vu sa figure, celui-ci parut tout à coup déconcerté. Il se tut, fit quelques pas en arrière, et regarda Edgar avec un air de surprise et de crainte qui avait banni de ses traits toute la vivacité qui y brillait habituellement.
– Approchez-vous, monsieur Henry, dit le Maître de Ravenswood ; je me ferai un plaisir de répondre à toutes vos questions.
– Qu’avez-vous donc, Henry ? lui demanda son père, vous n’avez pas coutume d’être si timide, si sauvage.
Tout fut inutile. Après avoir bien examiné Edgar, Henry décrivit autour de lui un demi-cercle pour s’en éloigner, marchant avec précaution sans le perdre de vue, et alla rejoindre son père près duquel il semblait vouloir se coller comme pour se mettre sous sa sauvegarde. Ravenswood, ne voulant pas écouter la discussion qui commençait à s’établir entre le père et le fils, se retourna vers les tableaux, et en continua l’examen sans faire attention à leur entretien, qui se passait à demi-voix.
– Pourquoi ne parlez-vous pas au Maître de Ravenswood, tête folle ? dit le lord garde des sceaux.
– C’est qu’il me fait peur, répondit Henry.
– Peur ! répéta son père en le secouant par le bras. Et qu’a-t-il donc de si effrayant ?
– C’est qu’il ressemble au portrait de sir Malise de Ravenswood, dit Henry à voix basse.
– Quel portrait ? imbécile. Je croyais que vous étiez un écervelé, mais je crains que vous ne soyez qu’un idiot.
– Le portrait de sir Malise de Ravenswood, vous dis-je. On croirait que c’est sa figure qui s’est détachée de la toile. Je l’ai vu assez souvent pour le connaître, puisqu’il est dans la pièce où les filles font la lessive. La seule différence, c’est que le portrait a une barbe, des moustaches, et je ne sais quoi autour du cou.
– Et qu’y a-t-il de si surprenant que M. Edgar ressemble à un de ses ancêtres ?
– Rien du tout. Mais s’il vient ici pour nous chasser du château, s’il a avec lui vingt hommes déguisés, s’il s’écrie tout à coup avec une grosse voix : J’attends le moment, s’il vous tue comme sir Malise tua l’ancien maître du château…
– Sottises ! fadaises ! s’écria le lord garde des sceaux, qui n’était pas très charmé d’être forcé à se rappeler le souvenir de cette anecdote. Heureusement Lockard vint annoncer que le souper était servi, ce qui mit fin à cette conversation.
Lucie entra au même instant par une autre porte : elle avait changé de costume depuis son arrivée. Ses traits charmants, qui n’étaient voilés que par les boucles de ses beaux cheveux blonds, sa taille de sylphide couverte d’une robe de soie bleu de ciel, sa grâce enchanteresse et son sourire firent disparaître, avec une rapidité qui étonna Edgar lui-même, toutes les idées sombres qui avaient occupé son imagination depuis qu’il était entré dans le château. Il ne pouvait trouver en elle aucune trace de ressemblance ni avec le puritain à barbe noire et son épouse à mine renfrognée, ni avec l’air de duplicité du lord garde des sceaux et la physionomie impérieuse de lady Ashton. Lucie lui semblait un ange descendu du ciel, qui n’avait rien de commun avec les simples mortels parmi lesquels il daignait habiter. Tel est le pouvoir qu’exerce la beauté sur l’imagination d’un jeune homme ardent et enthousiaste.