Jamais naïade, au bord d’un clair ruisseau,
Aux yeux surpris n’offrit autant de charmes.
WORDSWORTH.
Ravenswood avait alors devant lui un champ vaste pour ses réflexions. Il se voyait placé tout à coup dans l’embarras où il craignait depuis quelque temps de se trouver. Il était en quelque sorte fasciné par le plaisir qu’il éprouvait dans la compagnie de Lucie, et cependant ce n’était jamais sans une répugnance secrète qu’il laissait approcher de son cœur l’idée qu’il pourrait un jour épouser la fille de l’ennemi de son père. Même en pardonnant à sir William Ashton les injures que sa famille en avait reçues, en lui sachant gré des bonnes intentions qu’il lui montrait, il ne pouvait se résoudre à regarder comme possible une alliance avec lui.
Il sentit donc qu’Alix avait raison, et que l’honneur exigeait de lui qu’il quittât à l’instant le château de Ravenswood, ou qu’il se déclarât l’amant de Lucie. Mais, s’il faisait la demande de sa main à son père, cet homme, fier de ses richesses et de sa puissance, ne pourrait-il pas la lui refuser ? Un Ravenswood demander en mariage une Ashton et ne pouvoir l’obtenir ! C’eût été une humiliation trop cruelle. Je désire qu’elle soit heureuse, pensa-t-il, je pardonne en sa faveur à son père tous les maux qu’il a faits à ma famille, mais jamais, non jamais je ne la reverrai.
Il venait de prendre cette résolution, non sans qu’il lui en eût coûté beaucoup, lorsqu’il arriva à un endroit où le chemin se divisait en deux branches, dont l’une conduisait à la fontaine de la Syrène où il savait que Lucie l’attendait, et l’autre directement au château. Avant de prendre ce dernier chemin, il s’arrêta un instant pour réfléchir sur le motif qu’il pourrait alléguer à sir William pour excuser un départ précipité : des lettres d’Édimbourg, n’importe le prétexte. Mais partons, se disait-il quand il vit accourir vers lui Henry Ashton tout hors d’haleine.
– Arrivez donc, monsieur Edgar, arrivez donc ! il faut que vous donniez le bras à ma sœur pour la reconduire au château. Je viens de rencontrer Norman, qui va faire sa tournée dans les bois, et je vais le suivre : c’est un plaisir auquel je ne renoncerais pas pour un jacobus d’or ; ainsi donc je ne puis accompagner Lucie, et elle a peur de s’en aller seule, quoiqu’on ait tué tous les taureaux sauvages. Allons, venez, venez bien vite.
Quand les deux bassins d’une balance sont chargés d’un poids égal, une plume jetée dans l’un d’eux suffit pour le faire pencher. – Il est impossible, pensa Edgar, que je refuse de servir d’escorte à miss Ashton jusqu’au château. Au surplus, après les nombreuses entrevues que nous avons eues ensemble, qu’importe que je la voie encore une fois. D’ailleurs la politesse exige que je lui apprenne l’intention où je suis de quitter aujourd’hui le château.
S’étant convaincu, par ce raisonnement, que non seulement il prenait le parti le plus sage, mais même qu’il ne pouvait décemment en prendre un autre, il entra dans le chemin qui conduisait à la fontaine, et Henry ne l’eut pas plus tôt vu s’avancer de ce côté qu’il disparut comme un éclair, et s’enfonça dans le bois pour y rejoindre le garde forestier et se livrer librement à son goût favori pour la chasse. Ravenswood, n’osant se hasarder à de nouvelles réflexions sur ce qu’il devait faire, doubla le pas pour les éviter, et ne tarda pas à arriver à l’endroit où Lucie l’attendait.
Elle était au milieu des ruines, assise sur une grosse pierre au bord de la fontaine, et semblait regarder les eaux se frayer un chemin à travers les débris de l’édifice dont un sentiment pieux, ou peut-être le remords, avait autrefois entouré cette source. En voyant Lucie seule, couverte du plaid écossais, avec ses longs cheveux échappés en partie au snood et retombant sur ses épaules de neige, un esprit superstitieux aurait pu la prendre pour la naïade immolée. Edgar ne vit en elle qu’une mortelle, mais la plus belle des mortelles ; et elle le devenait encore davantage à ses yeux quand il songeait que, s’il pouvait en croire la vieille Alix, il était l’objet de son affection secrète. En la regardant, il sentait s’affaiblir dans son cœur la résolution qu’il venait de former, comme on voit fondre la cire aux rayons ardents du soleil. Il se hâta de s’approcher d’elle, et elle le salua d’une légère inclination de tête, sans changer de position.
– Mon étourdi de frère vient de m’abandonner, lui dit-elle ; mais il ne tardera pas à revenir, car tout lui plaît ; heureusement ses fantaisies ne sont pas de longue durée.
Ravenswood ne se sentit pas la force de lui dire qu’elle ne devait pas attendre son frère, et, s’abandonnant entièrement au dangereux plaisir de la voir, il s’assit sur le gazon à côté d’elle.
Tout deux restèrent quelques minutes sans parler. – J’aime cet endroit, dit enfin Lucie, comme si ce silence lui eût paru embarrassant. Le murmure de ces belles eaux, le feuillage des arbres, le gazon et les fleurs champêtres qui croissent dans ces ruines le rendent tout à fait pittoresque.
– Il passe pour être fatal à ma famille, dit Edgar, et j’ai quelque raison pour le croire, car c’est ici que j’ai vu miss Ashton pour la première fois, et c’est ici que je dois lui faire mes adieux pour toujours.
Une vive rougeur et une pâleur mortelle se succédèrent rapidement sur les joues de Lucie pendant ce peu de mots prononcés par Edgar.
– Vos adieux ? s’écria-t-elle ! quel motif peut donc vous obliger à nous quitter si promptement ? Est-ce qu’Alix… Je sais qu’elle hait mon père, qu’elle ne l’aime pas du moins, et elle a tenu aujourd’hui des propos si singuliers, si mystérieux ! Mais je sais que mon père est sincèrement reconnaissant du service signalé que vous nous avez rendu. Permettez-moi d’espérer qu’ayant gagné votre amitié depuis si peu de temps nous ne la perdrons pas si vite.
– La perdre, miss Ashton ! Oh ! non ; en quelque lieu que m’appelle la fortune, de quelque manière qu’elle me traite, je serai toujours votre ami, votre ami sincère. Mais il faut que j’obéisse à mon destin ; il faut que je parte, si je ne veux ajouter la ruine des autres à la mienne.
– Vous ne nous quitterez pas, dit Lucie en mettant la main, avec la simplicité de l’innocence, sur le pan de son habit, comme pour le retenir ; vous ne nous quitterez pas. Mon père est puissant, il a des amis qui le sont encore davantage. Ne partez pas sans savoir ce que sa reconnaissance pourra faire pour vous. Je sais qu’il travaille déjà en votre faveur auprès du Conseil privé.
– Cela peut être, dit Ravenswood d’un air de fierté ; mais ce n’est point à votre père, miss Ashton, c’est à mes propres efforts que je veux devoir des succès dans la carrière où je me propose d’entrer. Mes préparatifs sont déjà faits : un manteau et une épée, un cœur brave et un bras déterminé.
Lucie se couvrit le visage de ses deux mains, et des larmes coulèrent malgré elle entre ses doigts.
– Pardonnez-moi, lui dit Edgar en lui prenant la main droite qu’elle lui abandonna après une légère résistance, tandis qu’elle continuait à se cacher le front avec l’autre, pardonnez-moi ; mon caractère est trop rude, trop sauvage, trop indomptable pour un être si doux, si aimable, si sensible. Oubliez que j’ai paru un instant devant vos yeux, laissez-moi obéir au destin. Il ne peut me préparer aucun chagrin plus amer que celui que j’éprouve en me séparant de vous.
Lucie continuait à pleurer, mais ses larmes lui semblaient plus douces. Chaque tentative que faisait Edgar pour lui prouver la nécessité de son départ ne servait qu’à démontrer son désir de ne jamais la quitter. Enfin, au lieu de lui faire ses adieux, il lui engagea sa foi et reçut la sienne en échange. Tout cela se passa si soudainement et fut tellement le résultat de l’impulsion irrésistible du moment qu’avant que Ravenswood eût le temps de réfléchir à la démarche qu’ils venaient de faire leurs lèvres, comme leurs mains, s’étaient donné le gage d’une tendresse éternelle.
– Maintenant, dit-il après un moment d’hésitation, il est convenable que je parle à sir William Ashton. Il faut qu’il connaisse nos sentiments. Ravenswood ne peut rester sous son toit pour s’emparer clandestinement du cœur de sa fille.
– Parler à mon père ! dit Lucie d’un air timide. Oh ! non, non ! ajouta-t-elle plus vivement : pas encore. Attendez que votre état et votre rang dans le monde soient déterminés et fixés. Mon père vous aime, j’en suis sûre ; je crois qu’il consentira… ; mais ma mère…
Elle s’arrêta, n’osant exprimer le doute qu’elle avait que son père osât prendre à ce sujet une résolution positive avant d’avoir obtenu le consentement de lady Ashton.
– Votre mère, Lucie ! répliqua Ravenswood ; c’est une Douglas. Elle est d’une famille qui, même lorsqu’elle était au plus haut point de sa gloire et de sa puissance, a contracté plusieurs alliances avec la mienne. Quelle objection pourrait faire votre mère ?
– Je ne dis pas qu’elle en ferait, répondit Lucie ; mais elle est jalouse de ses droits, et elle peut croire qu’une mère doit être consultée la première sur l’établissement de sa fille.
– Eh bien ! dit Edgar, Londres où votre père m’a dit qu’elle a été obligée de se rendre en quittant Édimbourg, est bien loin d’ici ; mais une lettre peut y arriver et la réponse nous parvenir en moins de quinze jours. Je ne presserai pas sir William d’accepter sur-le-champ mes propositions.
– Mais, dit Lucie en hésitant, ne vaudrait-il pas mieux attendre…, attendre quelques semaines, jusqu’à ce que ma mère soit de retour ? Si ma mère vous voyait, si elle vous connaissait, je suis sûre qu’elle ne ferait pas d’objections, mais jusque-là… je crains que la haine qui a divisé les deux familles…
Ravenswood fixa sur elle ses yeux perçants, comme s’il eût voulu lire au fond de son âme.
– Lucie, lui dit-il, je vous ai sacrifié des projets de vengeance que j’avais nourris longtemps ; j’avais fait serment de les exécuter, avec des cérémonies qui auraient été plus convenables à un païen qu’à un chrétien : je les ai sacrifiés à votre image avant de connaître toutes vos vertus. Pendant la nuit qui suivit les funérailles de mon père, je me coupai une mèche de cheveux, je la jetai dans un brasier que j’avais allumé tout exprès, et je fis serment que ma rage et ma vengeance poursuivraient ses ennemis jusqu’à ce que je les visse s’anéantir de la même manière.
– Vous fûtes bien coupable, s’écria Lucie en pâlissant, de prononcer un vœu si fatal !
– Je me reprocherais bien davantage encore de songer à l’exécuter. Mais à peine vous eus-je vue que je sentis ma fureur se calmer ; j’abjurai mes projets de vengeance, sans savoir encore quelle cause opérait ce changement dans mon cœur, et ce ne fut que lorsque je vous revis que je reconnus l’influence que vous exerciez sur moi.
– Et pourquoi, demanda Lucie, rappeler des sentiments si terribles, des sentiments si incompatibles avec ceux que vous prétendez avoir conçus pour moi, avec ceux dont vous venez de m’arracher l’aveu ?
– Parce que je veux que vous sachiez à quel prix j’ai acheté votre tendresse, quel droit j’ai de compter sur votre constance. Je ne dis pas que j’y ai sacrifié l’honneur de ma maison, le seul bien qui lui reste ; mais, quoique je ne le dise ni ne le pense, le monde le pensera peut-être, je ne puis me le dissimuler.
– Si vous pensez ainsi, vous avez agi bien cruellement avec moi ; mais il n’est pas encore trop tard pour revenir sur vos pas. Reprenez cette foi que vous ne pouvez me donner sans qu’il vous en coûte votre honneur. Ne songeons plus au passé, oubliez-moi, et je m’efforcerai d’oublier moi-même…
– Vous ne m’entendez pas, Lucie ; vous me faites la plus cruelle des injustices. Si je vous ai parlé du prix auquel j’ai acheté votre tendresse, ce n’était que pour vous prouver combien elle m’est précieuse, pour consacrer nos engagements par des nœuds encore plus solides, pour vous montrer par ce que j’ai fait pour obtenir votre affection combien je serais à plaindre si vous deveniez inconstante.
– Et pourquoi, Edgar, croiriez-vous un tel événement possible ? Pourquoi me blesser par un seul soupçon d’inconstance ? Est-ce parce que je vous ai engagé à attendre quelque temps avant d’en parler à mon père ? Liez-moi par tels serments qu’il vous plaira : s’ils ne sont pas nécessaires pour assurer la constance, ils peuvent du moins bannir le soupçon.
Ravenswood eut recours aux prières et aux supplications, il employa tous les moyens que l’amour put lui suggérer pour apaiser Lucie, et Lucie était incapable de conserver un ressentiment durable contre celui qu’elle aimait. Cette petite querelle ainsi terminée, les deux amants se donnèrent un gage de leur foi, de la manière qui était alors en usage, et dont il reste encore quelques traditions parmi le peuple en Écosse : ils rompirent et se partagèrent la pièce qu’Alix avait refusée.
– Toujours elle restera sur mon cœur, dit Lucie en prenant la moitié qui lui était destinée : et la suspendant à un ruban, elle la passa autour de son cou, en la cachant sous son fichu. Je la porterai toujours, jusqu’à ce que vous me la redemandiez, et, tant que je la porterai, jamais mon cœur n’admettra un autre amour.
Ravenswood plaça l’autre moitié sur son sein, en faisant les mêmes protestations. Ils s’aperçurent alors que le temps s’était écoulé bien vite pendant leur entretien, et craignant que leur longue absence ne fût remarquée au château, si elle n’y causait pas d’alarmes, ils se levèrent pour y retourner : mais au même instant ils entendirent siffler une flèche ; elle perça un corbeau perché sur un vieux chêne sous lequel ils venaient de s’asseoir, et l’oiseau tomba aux pieds de Lucie, dont la robe fut tachée de quelques gouttes de sang.
Miss Ashton fut fort alarmée. Ravenswood, surpris et mécontent, se retourna pour voir quel était celui qui venait de leur donner une preuve d’adresse aussi peu attendue que peu désirée, et il vit Henry Ashton qui accourait à eux avec un arc à la main.
– Ah ! ah ! dit-il, vous me voyez donc ? Vous aviez l’air si affairés que je croyais que le corbeau vous tomberait sur la tête sans que vous vous en fussiez aperçus. De quoi vous parlait donc le Maître de Ravenswood, Lucie ?
– Je disais à votre sœur que vous êtes un jeune étourdi, de nous faire attendre ici si longtemps, répondit Edgar, voulant venir au secours de la confusion de Lucie.
– Vous faire attendre ? Ne vous ai-je pas dit de reconduire Lucie au château, parce que j’allais faire une tournée dans le bois avec Norman ? Nous avons couru pendant plus d’une heure tandis que vous étiez assis près de Lucie en vrai paresseux.
– Mais, Henry, dit Ravenswood, comment vous justifiez-vous envers moi d’avoir tué cet oiseau ? Ne savez-vous pas que tous les corbeaux sont sous la protection spéciale des lords de Ravenswood et qu’il est de mauvais augure d’en tuer un en leur présence ?
– C’est ce que me disait Norman, car il m’a accompagné jusqu’ici, et il m’a dit qu’il n’avait jamais vu un corbeau perché aussi près de quelqu’un que celui-ci l’était de vous, et qu’il souhaitait que cela fût de bon augure car c’est l’oiseau le plus farouche. Aussi je me suis avancé pas à pas, bien doucement, et quand j’ai été à portée, paf, le trait est parti, et je n’ai pas mal visé, je crois ; je n’ai pourtant pas tiré dix fois de l’arc.
– Parfaitement, dit Ravenswood, et vous promettez de devenir un bon tireur si vous vous exercez.
– C’est ce que dit Norman ; et si je ne m’exerce pas davantage ce n’est pas ma faute, car, par goût, je ne ferais pas autre chose du matin au soir ; mais mon père et mon précepteur se fâchent quelquefois, et miss Lucie elle-même, tandis qu’elle peut passer des heures entières au bord d’une fontaine, pourvu qu’elle ait un beau jeune homme pour babiller. C’est pourtant ce que je l’ai vue faire vingt fois, vous pouvez m’en croire.
Henry regardait sa sœur en parlant ainsi, et au milieu de son malin bavardage il avait assez de pénétration pour voir qu’il la contrariait, quoiqu’il n’en connût pas la véritable cause.
– Allons, allons Lucie, lui dit-il, je n’ai pas voulu vous chagriner, je n’ai fait que plaisanter, et si j’ai dit quelque chose qui vous déplaise, je suis prêt à me dédire. D’ailleurs il n’y a ici que le Maître de Ravenswood, et quand vous auriez une centaine d’amoureux, qu’est-ce que cela lui fait ?
C’était tout au plus si Edgar était satisfait de ce qu’il venait d’entendre. Il avait cependant assez de bon sens pour ne regarder le propos que Henry venait de tenir que comme le babil d’un enfant gâté qui cherchait à tourmenter se sœur en l’attaquant du côté où il la croyait le plus vulnérable. Il n’était pas d’un caractère à se livrer facilement aux premières impressions, quoiqu’il conservât longtemps celles qu’il avait une fois conçues. Cependant le bavardage du jeune Ashton servit à entretenir dans son cœur quelque vague soupçon, et il fut tenté de craindre que tout ce qu’il gagnerait à l’engagement qu’il venait de contracter serait d’être traîné comme les captifs des Romains à la suite du char de triomphe du vainqueur, pour satisfaire son orgueil aux dépens du vaincu. Cette crainte, nous le répétons, n’avait pas le moindre fondement, et l’on ne peut même dire que Ravenswood la conçut sérieusement. Il était impossible de regarder les yeux de Lucie et de conserver le plus léger doute sur sa sincérité ; cependant sa fierté naturelle, lui rendant plus pénible le sentiment de sa pauvreté, contribuait à ouvrir aux soupçons un cœur qui, dans des circonstances plus heureuses, aurait été inaccessible à un sentiment si bas.
Ils arrivèrent au château, où sir William Ashton, qui avait été un peu surpris de la longueur de leur promenade, se trouva dans le vestibule à leur arrivée. – Si Lucie n’avait pas été si bien accompagnée, dit-il, j’aurais eu beaucoup d’inquiétudes, et j’aurais envoyé à la chaumière d’Alix pour en avoir des nouvelles ; mais avec le Maître de Ravenswood, avec un homme aussi brave et aussi généreux, je savais que ma fille n’avait rien à craindre.
Lucie chercha à alléguer quelque motif pour justifier leur longue absence du château, mais sa conscience lui reprocha de tergiverser, et elle resta court au milieu de la première phrase. Le Maître de Ravenswood voulut venir à son secours et s’efforça de compléter son explication d’une manière satisfaisante, mais il éprouva le même embarras. Il ressemblait à un homme qui, voulant tirer son compagnon d’un bourbier, finit par s’y enfoncer lui-même.
On doit bien supposer que la confusion des deux amants ne put échapper aux regards pénétrants du rusé légiste, habitué par sa profession à suivre la nature humaine dans tous ses détours. Mais il n’entrait pas dans ses vues politiques de paraître s’en apercevoir. Il désirait voir Ravenswood complètement garrotté, tout en restant lui-même parfaitement libre, et il ne pensa point un instant que Lucie, en partageant la passion qu’elle inspirait, pouvait déconcerter tous ses plans. Il ne se dissimulait pas qu’il était possible qu’elle conçût pour Ravenswood ce qu’il appelait quelques sentiments romanesques, et que les circonstances ou la volonté positive et absolue de lady Ashton exigeassent qu’elle y renonçât ; mais il s’imaginait qu’il serait bien facile de les lui faire oublier par un voyage à Édimbourg ou même à Londres, ou par un nouvel ajustement de dentelles, ou enfin par les soins empressés d’une demi-douzaine d’amants, jaloux de remplacer dans son cœur celui qui s’en serait rendu le maître et auquel on lui prescrirait de renoncer. Ainsi, et sous tous les points de vue possibles, il était plus disposé à favoriser le penchant mutuel des deux amants qu’à y opposer des obstacles.
D’ailleurs, en envisageant les choses sous un aspect plus agréable, le mariage de sa fille avec Ravenswood ne lui paraissait ni impossible ni à dédaigner. Il éteignait une haine de famille qui ne le laissait pas sans inquiétude, il confondait les intérêts de cette maison avec ceux de la sienne, et il se donnait pour gendre un homme en qui il reconnaissait les talents et les moyens nécessaires pour s’élever aux premières dignités de l’État. Une lettre qu’il avait reçue dans la matinée et qu’il s’empressa de communiquer à Edgar l’avait encore confirmé dans ces dispositions.
Cette lettre lui avait été apportée par un exprès de l’ami dont nous avons déjà parlé, qui travaillait sous main à assurer le succès du parti des patriotes, à la tête duquel était l’homme qui inspirait le plus de terreur au lord garde des sceaux, l’actif et ambitieux marquis d’Athol. Celui-ci n’aurait pas été fâché d’enrôler sous la même bannière si William Ashton ; il avait chargé ce même ami de le sonder avec précaution à ce sujet, et cet ami avait réussi non pas à la vérité à obtenir du lord garde des sceaux une réponse directe et favorable, mais à s’en faire écouter avec patience. Il en avait informé le marquis, qui lui avait répondu en lui citant l’ancien adage français : Château qui parlemente, et femme qui écoute, sont bien près de se rendre. Un homme d’État qui entend proposer un changement dans les mesures de l’administration sans faire aucune objection paraissait au marquis dans la même situation qu’un château qui parlemente et qu’une femme qui écoute, et il résolut de presser le siège du lord garde des sceaux.
En conséquence il chargea l’ami commun de faire parvenir à sir William Ashton une lettre par laquelle il lui mandait qu’il irait lui faire une visite sans cérémonie dans son château de Ravenswood. On savait que le marquis devait faire un voyage dans le sud de l’Écosse ; les routes étaient mauvaises, les auberges détestables ; quoiqu’il n’eût jamais eu de liaisons intimes avec le lord garde des sceaux, ils étaient membres de la même administration, et c’en était bien assez pour fermer la bouche de ceux qui auraient pu être tentés d’attribuer cette visite à quelque intrigue politique. Le lord garde des sceaux lui répondit sur-le-champ qu’il se ferait un honneur et un plaisir de le recevoir, quoique bien déterminé à ne pas faire un pas en avant pour favoriser les vues du marquis, à moins que la raison, c’est-à-dire son intérêt personnel, ne le lui prescrivît.
Deux circonstances lui faisaient un plaisir particulier en cette occasion : la présence de Ravenswood, et l’absence de lady Ashton. En paraissant accueillir favorablement chez lui le parent et l’ami du marquis d’Athol, il pouvait faire passer sa conduite à cet égard comme la preuve du désir qu’il avait de prouver sa considération pour son collègue en administration, qui ne pouvait qu’en être flatté ; et dans le projet qu’il avait de tergiverser, de louvoyer, de gagner du temps, Lucie devait être une meilleure maîtresse de maison que sa mère, dont le caractère altier et indomptable aurait déconcerté de manière ou d’autre son système politique.
Edgar ne se fit pas prier longtemps pour rester au château jusqu’à l’arrivée du marquis, l’éclaircissement qui avait eu lieu près de la fontaine de la Syrène ayant banni de son cœur tout désir de départ. Lucie et Lockard reçurent donc ordre de préparer, dans leurs départements respectifs, tout ce qui pouvait être nécessaire pour recevoir le marquis avec un luxe et une pompe qu’on ne connaissait guère en Écosse à cette époque.