Ne me répliquez point, faites ce que j’ordonne.
Veillez à ce qu’il soit parfaitement reçu :
Un homme d’importance est toujours bien venu.
Nouveau moyen de payer de vieilles dettes.
Sir William Ashton était un homme de bon sens ; il n’ignorait aucun des détours du dédale des lois, il avait une grande connaissance pratique du monde ; et cependant son caractère, sous plus d’un rapport, se ressentait de sa timidité naturelle et des moyens d’intrigue auxquels il devait son élévation. On pouvait remarquer souvent que, malgré le soin qu’il avait pris de cultiver son esprit, il était resserré dans une médiocrité dont il ne pouvait sortir, et que tous ses efforts ne pouvaient voiler la petitesse naturelle de son esprit. Il aimait à faire parade de ses richesses avec ostentation, moins en homme à qui l’habitude en fait une nécessité qu’en parvenu qui prend plaisir à étaler sa nouvelle opulence. Nul détail, quelque trivial qu’il fût, ne pouvait lui échapper, et Lucie ne put s’empêcher de remarquer la rougeur du mépris qui se peignait sur le visage de Ravenswood quand il entendait le lord garde des sceaux discuter gravement avec Lockard, et même avec sa vieille femme de charge, des minuties dont on ne s’inquiète jamais chez les personnes de haut rang, parce qu’il est impossible qu’elles soient oubliées.
– Je pardonne à sir William, dit un soir Ravenswood à Lucie, le désir qu’il a de recevoir convenablement le marquis d’Athol, car cette visite est un honneur pour lui, et il doit prouver qu’il y est sensible ; je trouve fort bon qu’il veuille que rien ne manque à sa réception, mais quand je le vois descendre aux misérables détails du garde-manger, de l’office, et même du poulailler, j’avoue que je perds patience. J’aimerais mieux alors la pauvreté de Wolfcrag que toute l’opulence du château de Ravenswood.
– Et cependant, dit Lucie, ce fut en faisant attention à ces détails que mon père se trouva en état d’acquérir…
– Les biens que mes ancêtres furent obligés de vendre, pour avoir fait autrement, ajouta Edgar. Soit ! mais un porteur ne peut soutenir que sa charge, fût-elle de l’or le plus pur.
Lucie soupira. Elle ne voyait que trop clairement que son amant méprisait les manières et les habitudes d’un père qu’elle avait toujours regardé comme son meilleur, comme son seul ami, et dont la tendre affection l’avait souvent consolée de la froideur et des dédains de sa mère.
Les amants ne tardèrent pas a découvrir encore qu’ils différaient aussi d’opinion sur un autre point non moins important. La religion, cette mère de la paix, était si mal entendue dans ces temps de discorde que ses formes et sa discipline étaient un sujet de dissensions perpétuelles et de haine envenimée. Le lord garde des sceaux, attaché au parti des whigs, était par conséquent membre de l’église presbytérienne, pour laquelle il avait cru devoir, en plusieurs occasions, montrer plus de zèle qu’il n’en avait peut-être réellement ; et, par une suite naturelle, sa famille avait été élevée dans les mêmes principes. Ravenswood, au contraire, partageait ceux des épiscopaux, et reprochait quelquefois à Lucie le fanatisme de quelques-uns des ministres du culte qu’elle professait, tandis que de son côté elle lui laissait entrevoir sans intention l’horreur que lui inspiraient des formes religieuses qu’on lui avait fait envisager comme contraires à l’esprit de la véritable piété.
Leur affection mutuelle n’en souffrait pourtant aucunement. Elle semblait même augmenter à mesure qu’ils se connaissaient mieux, mais elle n’était pas sans mélange de quelques sensations pénibles. Ravenswood avait l’âme plus élevée, plus fière que les gens avec qui Lucie avait habituellement vécu jusqu’alors ; ses idées étaient plus nobles, plus libérales ; il méprisait ouvertement des opinions qu’on avait appris à Lucie à respecter ; aussi une sorte de crainte se mêlait-elle à la tendresse qu’elle avait conçue pour lui. De l’autre côté, il voyait dans miss Ashton un caractère doux et flexible qui lui semblait trop susceptible de se prêter à toutes les formes que voudraient lui donner ceux avec qui elle vivait ; il lui semblait qu’il aurait voulu trouver dans son épouse un esprit plus indépendant, plus prononcé, capable, en s’embarquant avec lui sur l’océan de la vie, de jouir du calme et de braver la tempête. Mais elle était si belle, elle lui était si tendrement attachée, elle avait une telle égalité d’âme qu’en regrettant de ne pouvoir lui inspirer plus de résolution et de fermeté, en éprouvant parfois un peu d’impatience des craintes excessives qu’elle lui montrait que leur tendresse réciproque ne fût découverte trop tôt il sentait que ce caractère de douceur, qui allait presque à la faiblesse, ne faisait que la lui rendre encore plus chère. C’était un être timide qui s’était mis sous sa protection, qui avait fait de lui l’arbitre de sa destinée : enfin ses sentiments pour Lucie étaient ceux qui depuis ont été exprimés avec tant de charme par notre immortelle Joanna Baillie :
– « Ô ma douce bien-aimée ! veux-tu t’attacher à moi comme une de ces frêles plantes qui fixent leurs légers rameaux sur un âpre rocher ? J’ai été battu et endurci par les orages. – Cependant, aime-moi toujours comme tu m’aimes, – tendrement. – Je t’aimerai dans la sincérité de mon cœur, tout en me reconnaissant peu fait pour une compagne si douce et si aimable. »
S’ils avaient eu le temps de se connaître parfaitement avant de s’abandonner à la passion qui les dominait, Ravenswood eût inspiré trop de crainte à Lucie pour qu’elle eût pu lui accorder de l’amour, et lui-même aurait regardé la douceur et la docilité de miss Aston comme une faiblesse d’esprit qui la rendait peu digne de son attachement. Mais ils s’étaient donné leur foi et ils se bornaient à craindre, Lucie, que l’orgueil de son amant ne lui fit regretter un jour de lui avoir accordé sa tendresse, et Edgar, que l’absence, les difficultés, les instances des parents de miss Ashton ne pussent déraciner de son cœur trop facile l’attachement qu’elle lui avait voué.
– Bannissez une pareille crainte, lui dit-elle un jour qu’il la lui avait laissé entrevoir. Les miroirs, qui réfléchissent successivement tous les objets, sont faits de matériaux solides et compacts, comme le verre et l’acier : mais les substances d’une nature plus douce ne perdent jamais l’impression qu’elles ont une fois reçue.
– Ce que vous me dites est de la poésie, Lucie, répondit Edgar, et vous savez qu’elle se nourrit de fictions.
– Eh bien ! croyez-moi donc, répliqua-t-elle, quand je vous dis en bonne prose qu’il est bien vrai que je n’épouserai jamais personne sans le consentement de mes parents, mais que ni la force ni la persuasion ne me feront jamais consentir à accorder ma main à un autre que vous, à moins que vous ne renonciez vous-même au droit que je vous y ai donné.
Les amants ne manquaient pas d’occasions pour avoir de semblables explications. Henry leur tenait rarement compagnie, car, ou la nécessité le forçait à écouter les leçons de son précepteur, ou son goût l’entraînait dans les bois avec Norman et les autres gardes forestiers. Quant à sir William, il passait toutes les matinées dans son cabinet, occupé à entretenir des correspondances de toute espèce, à réfléchir non sans inquiétude sur les différentes nouvelles qu’il recevait de toutes les parties de l’Écosse, et sur le changement qu’on prévoyait dans le système d’administration publique ; enfin à calculer la force des deux partis rivaux. Souvent il songeait aux préparatifs de la réception du marquis d’Athol, dont l’arrivée avait été retardée par une affaire imprévue, donnait à ce sujet des ordres à ses gens, les contremandait ensuite, et finissait encore par en revenir à ses premières idées.
Au milieu de ces diverses occupations politiques et domestiques, il ne semblait pas s’apercevoir que sa fille n’avait pas d’autre compagnie que celle de Ravenswood. Ses voisins, suivant l’usage des voisins de tous les pays, le blâmaient de souffrir qu’il s’établît une telle intimité entre ces deux jeunes gens, à moins qu’il ne les destinât l’un à l’autre, ce qu’on avait peine à croire. Le fait est qu’il n’avait d’autre but que de gagner du temps jusqu’à ce qu’il eût pu découvrir jusqu’à quel point le noble marquis prenait intérêt aux affaires d’Edgar et pouvait lui être utile. Jusqu’à ce qu’il ne lui restât aucun doute sur ces deux objets, il ne voulait s’engager à rien, pour se conserver la liberté d’agir suivant que les circonstances et son intérêt pourraient l’exiger. Mais, de même que la plupart des personnes rusées et intrigantes, il avait dépassé le but qu’il se proposait d’atteindre.
Parmi ceux qui se trouvaient disposés à blâmer avec le plus de sévérité la conduite de sir William Ashton en permettant le séjour prolongé du Maître de Ravenswood et les soins constants qu’il rendait à miss Lucie étaient le nouveau laird de Girningham et son fidèle écuyer ou compagnon de bouteille, personnages que nous avons déjà connus sous les noms d’Hayston de Bucklaw et du capitaine Craigengelt. Le premier avait hérité des biens immenses de sa vieille grand-tante, et avait trouvé dans ses coffres une somme d’argent assez considérable pour lui permettre d’éteindre toutes les hypothèques qui grevaient son domaine paternel de Bucklaw, dont il avait voulu continuer à porter le nom. Le capitaine Craigengelt lui avait pourtant proposé un moyen plus avantageux de faire valoir cette somme, en la plaçant en France, où le système de Law était en ce moment dans la plus haute faveur ; il lui avait même offert de se rendre à Paris pour cette opération. Mais Bucklaw avait reçu de l’adversité une leçon salutaire, et malgré tous les efforts de Craigengelt il ne voulut prêter l’oreille à aucun projet qui pourrait compromettre la nouvelle fortune qu’il venait d’acquérir. – Celui qui a mangé du pain d’avoine, bu de l’eau et couché sur un matelas de bourre dans la tour de Wolfcrag, disait-il quelquefois, doit songer toute sa vie au mérite de la bonne chère, du bon vin et d’un bon lit, et ne jamais risquer d’avoir besoin de recourir à une pareille hospitalité.
Craigengelt se vit donc trompé dans l’espérance qu’il avait d’abord conçue de trouver une dupe dans son ami. Mais il ne laissait pas de tirer un avantage considérable de la fortune que Bucklaw venait d’acquérir. Celui-ci, qui n’avait jamais été bien délicat sur le choix de la compagnie qu’il fréquentait, était charmé d’avoir près de lui un homme avec lequel ou aux dépens duquel il pouvait rire quand bon lui semblait ; dont la complaisance était inépuisable, qui se prêtait à toutes ses fantaisies, qui savait dissiper l’ennui par sa grosse gaîté, et qui était toujours prêt à lui épargner le désagrément de s’enivrer solitairement quand il lui prenait envie de boire une bouteille de vin, ce qui lui arrivait assez fréquemment. À ces conditions, Craigengelt était toujours bien reçu au château de Girningham, et il y faisait sa résidence presque habituelle.
Dans aucun temps et dans aucune circonstance, une telle intimité ne pouvait être avantageuse pour Bucklaw : elle ne lui était pourtant pas aussi dangereuse qu’elle aurait pu l’être s’il n’avait parfaitement connu le caractère de ce vil parasite et s’il n’avait eu pour lui le plus souverain mépris. Cette mauvaise société tendait néanmoins à détruire les bons principes que la nature avait eu intention de lui inspirer.
Craigengelt n’avait jamais pardonné au Maître de Ravenswood la manière méprisante dont il lui avait arraché le masque d’honneur et de courage dont il s’était couvert ; et son caractère, aussi méchant que lâche, ne trouvait pas de moyen plus commode pour assurer sa vengeance que de tâcher d’enflammer contre lui le ressentiment de Bucklaw.
Il ne manquait donc aucune occasion de remettre sur le tapis l’histoire du duel qu’Edgar avait refusé d’accepter, et il cherchait à persuader son patron, par toutes les insinuations possibles, que son honneur était intéressé à en demander satisfaction ; mais Bucklaw finit par lui imposer péremptoirement silence à ce sujet.
– Je pense, lui dit-il, que Ravenswood ne m’a pas traité convenablement en cette occasion, et je ne vois pas quel droit il avait de m’envoyer une réponse si cavalière. Mais il m’a donné la vie une fois, et, en couvrant cette affaire des voiles de l’oubli, je me regarde comme quitte envers lui. S’il lui arrivait de me faire quelque nouvelle insulte, je regarderais notre ancien compte comme balancé, et alors je sais ce que j’aurais à faire, et il pourrait prendre garde à lui.
– Bien certainement, s’écria Craigengelt, car avant la troisième botte vous l’auriez couché par terre.
– Ce que vous dites là ne prouve qu’une chose, c’est que vous ne l’avez jamais vu se battre, ou que vous n’y entendez rien.
– Que je n’y entends rien ! la plaisanterie est excellente ; n’ai-je pas pris des leçons de M. Sagou, qui était le premier maître en fait d’armes de Paris, du signor Poco, à Florence, de mein herr Durchstossen, à Vienne ?
– Je ne sais pas si tout cela est vrai, mais en le supposant, qu’en résultera-t-il ?
– Que je veux être damné, Bucklaw, si dans tous ces pays j’ai jamais vu Français, Italien ou Allemand se tenir sous les armes, pousser une botte et la parer aussi bien que vous.
– Je crois maintenant que vous mentez, Craigengelt. Cependant j’ose me flatter que je sais manier l’épée, le sabre et le pistolet tout aussi bien qu’un autre.
– Et mieux que quatre-vingt-dix-neuf autres sur cent, qui croient connaître le noble art de l’escrime quand ils ont appris à dégager le fer et à faire une feinte. Je me souviens qu’étant à Rouen en 1695, je me trouvais un jour à l’Opéra avec le chevalier de Chapon. Nous y vîmes trois freluquets anglais qui…
– Est-ce une longue histoire que vous allez me conter ? dit Bucklaw en l’interrompant sans cérémonie.
– Elle sera longue ou courte, comme vous le voudrez, répondit le parasite.
– Eh bien ! qu’elle soit courte. Est-elle gaie ou sérieuse ?
– Diablement sérieuse, car le chevalier et moi…
– En ce cas j’aime mieux que vous ne me la contiez pas du tout. Versez-moi un verre de bordeaux de ma bonne vieille tante, et, comme dit le Highlander, skioch doch na skiaill .
– C’est ce que me répétait le vieux sir Evan Dhu, lorsque je me mis en campagne avec les braves garçons en 1689 : Craigengelt, souvent vous êtes un aussi brave camarade que quiconque ait jamais manié l’épée ; mais vous avez un défaut : vous…
– Un défaut ! s’écria Bucklaw : s’il vous avait connu comme je vous connais, il en aurait trouvé vingt autres. Mais au diable vos longues histoires ! proposez-moi une santé.
Craigengelt se leva, alla sur la pointe des pieds jusqu’à la porte, passa la tête en dehors pour voir si personne n’était dans les environs, la ferma avec soin, revint à sa place, resta debout ; et tenant son verre d’une main tandis qu’il plaçait l’autre sur la garde de son épée, il dit à demi-voix : – À la santé du roi qui est de l’autre côté de l’eau.
– Écoutez-moi, capitaine, reprit Bucklaw, je vous dirai que, pour ce qui est de la politique, je garde ma façon de penser dans mon cœur. J’ai trop de respect pour la mémoire de ma vénérable tante lady Girnington pour exposer ses domaines à des amendes et à des confiscations par quelque sotte étourderie. Amenez-moi le roi Jacques à Édimbourg à la tête de trente mille hommes, et je vous dirai ce que je pense de ses droits. Mais pour me jeter dans la nasse corps et biens, c’est ce que vous ne me verrez pas faire. Ainsi quand vous voudrez porter des santés la main sur l’épée de manière à ce qu’on puisse les faire passer pour des actes de trahison contre l’autorité établie, vous pouvez aller chercher fortune ailleurs.
– Eh bien ! portez vous-même la santé qu’il vous plaira, Bucklaw : fût-ce celle du diable, je vous en ferai raison.
– Je vous en proposerai une qui vous semblera plus agréable. Que dites-vous de miss Lucie Ashton ?
– De tout mon cœur ! s’écria le capitaine en levant son verre. C’est la plus jolie fille de tout le Lothian. C’est bien dommage que son vieux radoteur de père la jette à la tête de cet orgueilleux mendiant, Edgar Ravenswood.
– Il ne la tient pas encore, dit Bucklaw d’un ton qui, quoique assez indifférent, excita vivement la curiosité de son compagnon, et même l’espoir de tirer quelque confidence. Car il ne lui suffisait pas d’être souffert chez lui, il aurait voulu, en se rendant nécessaire, s’y établir sur un pied plus solide.
– Je croyais, dit Craigengelt après un moment de silence, que c’était une affaire arrangée. Ils sont toujours ensemble, et l’on ne parle pas d’autre chose dans tout le pays entre Lammerlaw et Traprain.
– On peut dire ce qu’on veut, mon garçon, mais je sais ce qui en est, et je bois, vous dis-je, à la santé de miss Lucie Ashton.
– J’y boirais à genoux, si je pouvais croire que la demoiselle eût l’esprit de rouer ce damné fils d’Espagnol.
– Craigengelt, dit Bucklaw d’un ton sévère, je vous prie de ne jamais mettre le mot rouer et le nom de miss Ashton dans la même phrase.
– Quoi ! ai-je dit rouer ? non, écarter, mon cher roi de trèfle ; par Jupiter, c’est écarter que j’ai voulu dire, et j’espère qu’elle l’écartera comme une basse carte au piquet, et qu’elle prendra en sa place le roi de cœur : vous savez qui je veux dire, le roi de cœur ? Mais…
– Mais quoi ?
– Mais je sais qu’ils passent des heures entières en tête à tête, dans les champs, dans les bois, et…
– C’est la faute de son radoteur de père ; mais cette folie sortira bientôt de la tête de miss Lucie, si elle y est jamais entrée. Et maintenant remplissez votre verre, capitaine, je veux vous rendre heureux. Je vais vous confier un secret, un projet dans lequel il s’agit d’un nœud coulant, d’un lien, mais au figuré.
– Quelque projet de mariage ? dit Craigengelt, dont la figure s’allongea considérablement en faisant cette question, car il prévoyait que, Bucklaw une fois marié, il se trouverait à Girningham dans une situation beaucoup plus précaire que pendant le joyeux célibat de son patron.
– Oui, mon garçon, un mariage. Mais pourquoi cela rend-il si pâles les rubis de vos joues ? Il y aura toujours un coin vacant à la table du château de Girningham. On placera sur ce coin une assiette, un couteau, une fourchette, un verre surtout, et vous serez toujours le bienvenu à vous asseoir, quand tous les jupons du Lothian auraient juré le contraire. Croyez-vous que je sois homme à me remettre en lisières ?
– J’ai entendu dire la même chose à bien des braves gens, à de bons amis, mais le diable m’emporte si je sais pourquoi les femmes ne m’ont jamais aimé. Elles ont toujours trouvé moyen de m’expulser avant la fin du premier mois de mariage.
– Il fallait tâcher de conserver votre terrain pendant ce mois, alors vous étiez bien sûr de la victoire.
– Je n’ai jamais pu y réussir, répondit le parasite d’un air abattu. J’étais ami intime de lord Castle Cuddy ; nous étions comme les deux doigts de la main : je montais ses chevaux, j’empruntais en son nom de l’argent pour lui et pour moi, je dressais ses faucons, je lui apprenais à faire ses paris avec avantage quand il lui prit fantaisie de se marier ; je lui fis épouser Katie Glegg, dont je me croyais aussi sûr qu’on puisse l’être d’une femme : eh bien ! quinze jours après, la porte du château me fut fermée.
– Mais j’ose croire, dit Bucklaw, que je ne ressemble pas plus à lord Castle Cuddy que Lucie Ashton ne ressemble à Katie Glegg.
D’ailleurs, que cela vous plaise ou non, ce n’est pas ce qui influera sur l’affaire. La question est de savoir si vous voulez m’obliger.
– Vous obliger ! vous, le meilleur de mes amis, pour qui je ferais nu-pieds le tour du monde ! Mettez-moi à l’épreuve ; nommez-moi le temps, le lieu, les circonstances, et vous verrez si je ne vous suis pas tout dévoué en tout et partout.
– Eh bien, il faut que vous fassiez deux cents milles pour moi.
– Deux cents ! j’en ferai cinq fois deux cents, et j’appellerais cela le saut d’une puce. Je vais faire seller mon cheval sur-le-champ.
– Un moment, il faut d’abord que vous sachiez où vous devez aller, et ce que vous aurez à faire. Vous savez, ou je vous apprends, que j’ai dans le Northumberland une parente nommée lady Blenkensop. Pendant mon adversité elle perdit jusqu’au souvenir de mon nom ; mais depuis qu’elle m’a vu réchauffé par le soleil de la prospérité, elle s’est parfaitement rappelé notre parenté.
– Au diable soient ces misérables à double face ! s’écria le capitaine avec un ton d’emphase. Du moins on pourra dire de John Craigengelt qu’il fut l’ami de ses amis dans la bonne comme dans la mauvaise fortune, dans la pauvreté comme dans l’opulence ; et vous en savez quelque chose, Bucklaw.
– Je n’ai rien oublié, Craigengelt : je me souviens parfaitement que, lorsque je me trouvais sans ressource, vous avez voulu me garrotter pour le service du roi de France et du Prétendant et que, peu de temps après, vous m’avez prêté une vingtaine de pièces d’or, parce que, comme je le crois fermement, vous veniez d’apprendre que la vieille lady Girnington avait eu une attaque mortelle de paralysie. Mais n’importe, Craigengelt, je ne vous dis pas cela par forme de reproche, c’est seulement pour vous prouver que je sais apprécier les choses, et je crois, après tout, que vous m’aimez assez à votre manière, c’est-à-dire parce que vous y trouvez votre intérêt.
C’est ce qui fait que je m’adresse à vous en ce moment, parce que mon malheur veut que je n’aie pas de meilleur conseiller. Mais, pour en revenir à cette lady Blenkensop, il faut que vous sachiez qu’elle est intime amie de la duchesse Sarah…
– De Sarah Jennings ! Oh ! c’en est une bonne en effet !
– Taisez-vous s’il est possible, et gardez pour vous vos sottises jacobites. Je vous dis que, grâce à une petite-fille de cette duchesse de Marlborough, cette mienne parente est devenue commère de lady Ashton, de la femme du lord garde des sceaux. Or, dans le moment où je vous parle, ladite duchesse est en visite chez ladite lady Blenkensop, dans un château sur les bords du Wansbeck, et comme l’usage de ces grandes dames est de regarder leurs maris comme des zéros dans tout ce qui concerne l’intérieur de leur famille, il a plu à celle-ci de mettre sur le tapis un projet d’alliance entre ma Seigneurie et l’honorable Lucie Ashton, lady Ashton agissant comme plénipotentiaire de son mari et de sa fille, sans autres pouvoirs que ceux qu’elle s’était donnés elle-même, et la mère Blenkensop stipulant pour moi et en mon nom aux mêmes qualités. Vous pouvez bien penser que je fus un peu étonné quand j’appris qu’un traité dans lequel j’étais partie intéressée se trouvait presque conclu sans qu’on m’eût fait l’honneur de me consulter.
– Je veux être capot si cela est conforme aux règles du jeu, mais quelle réponse fîtes-vous ?
– Ma première idée fut d’envoyer au diable le traité et celles qui l’avaient négocié. La seconde fut d’en rire. La troisième fut de penser que l’affaire n’était pas déraisonnable, et me convenait assez.
– Mais je croyais que vous n’aviez vu qu’une seule fois la demoiselle à la chasse… sous un masque… je suis sûr que vous me l’avez dit.
– N’importe, Craigengelt, elle me plaît. Et puis la manière dont ce Ravenswood m’a traité ! me fermer sa porte à dîner avec des piqueurs et des laquais, parce qu’il avait l’honneur de recevoir dans son château de la famine le lord garde des sceaux et sa fille, comme s’il eût rougi de ma compagnie ! Dieu me damne ! c’est un tour que je ne lui pardonnerai que quand je lui en aurai joué un autre.
– Fort bien pensé ! s’écria Craigengelt, l’affaire commençant à prendre une tournure qui lui plaisait. Si vous l’emportez sur lui en cette occasion, il en crèvera de dépit !
– Non, non ! son cœur est cuirassé de raison et de philosophie, ingrédients que vous ne connaissez pas plus que moi, Craigengelt ; mais je mortifierai son orgueil, et c’est tout ce que je désire.
– Un instant, dit le capitaine, je vois maintenant pourquoi il vous a fermé la porte de sa misérable tour en ruine. Rougir de votre compagnie ! non, non. Il craignait d’être supplanté par vous dans le cœur de la demoiselle.
– Croyez-vous ? mais non, impossible. Que diable ! il est évidemment plus bel homme que moi.
– Qui ? lui ! il est noir comme la crémaillère ; et, quant à sa taille… c’est un grand gaillard, sans contredit : mais parlez-moi d’un homme de moyenne taille, vigoureux, bien proportionné…
– Que le diable vous emporte ! s’écria Bucklaw, et qu’il m’emporte aussi pour me punir de vous écouter ! Ne sais-je pas que quand je serais bossu vous m’en diriez tout autant ? Mais, pour en revenir à Ravenswood, il ne m’a pas ménagé, je ne le ménagerai point, et si je puis lui souiller sa maîtresse, je la lui souillerai.
– La lui souiller ! vous gagnerez la partie, avec point, quinte et quatorze, mon roi d’atout : vous le ferez pic, repic et capot.
– Me ferez-vous la grâce de vous taire ? Les choses en sont venues au point que j’ai accepté les propositions de ma parente : dot, douaire, tout est convenu, et l’affaire doit se conclure dès que lady Ashton sera de retour ; car c’est elle seule qui règle tout ce qui concerne ses enfants. Il ne me reste qu’à leur envoyer quelques papiers.
– Donnez-les-moi, et je pars. Diable ! j’en jure par ce verre de vin, j’irais pour vous au bout du monde, aux portes de Jéricho.
– Oui, je crois que vous feriez quelque chose pour moi, et beaucoup pour vous-même, mais écoutez-moi. Vous sentez qu’il ne me faudrait qu’un commissionnaire pour envoyer ces titres ; si je désire que vous les portiez, c’est parce que dans la conversation vous pourrez, sans avoir l’air d’y attacher aucune importance, lâcher un mot du séjour que Ravenswood fait chez le lord garde des sceaux et lui parler d’une visite que doit y faire le marquis d’Athol, pour arranger, comme c’est le bruit général, un mariage entre son parent et miss Ashton. Je serais bien aise de savoir ce qu’elle dira de tout cela, car je ne veux pas disputer le prix de la course s’il est probable que Ravenswood arrive au but avant moi. Les paris sont déjà en sa faveur.
– N’en croyez rien, la jeune donzelle a trop de bon sens… Et à cause de cela je vais boire à sa santé une troisième fois ; malheur à qui ne m’en fera pas raison.
– Écoutez-moi, Craigengelt. Songez que vous allez vous trouver avec des femmes comme vous n’en avez guère vu, des femmes d’un rang distingué ; songez qu’il ne faut pas jurer à chaque parole, avoir toujours le diable à la bouche. Au surplus j’écrirai à lady Blenkensop, je lui dirai que vous êtes entré fort jeune dans l’état militaire, que votre éducation a été négligée.
– Oui, oui, dit Craigengelt : dites-lui que je suis un franc soldat, loyal, brave, honnête.
– Non, pas des plus braves, pas des honnêtes, mais tel que vous êtes… j’ai besoin de vous, parce qu’il faut donner de l’éperon dans les côtes de lady Ashton pour la faire marcher.
– Je les lui enfoncerai, s’écria le capitaine. Je lui ferai prendre le galop comme à une vache poursuivie par un essaim de guêpes.
– Maintenant, Craigengelt, il me reste à vous dire que vos bottes, votre chapeau, vos vêtements sont très bons pour une société d’ivrognes, mais ils ne sont pas convenables pour paraître en bonne compagnie ; il faut donc vous procurer un nouvel équipement. Et voici, ajouta-t-il en lui présentant une bourse bien garnie, de quoi payer les frais.
– En vérité, Bucklaw, dit Craigengelt, sur mon âme, mon ami, vous me traitez mal, vous ne me connaissez pas ! Cependant, ajouta-t-il en prenant la bourse, puisque vous l’exigez, je ne veux pas vous désobliger.
– Fort bien. Maintenant, à cheval, votre costume, et en route ; prenez mon cheval noir aux courtes oreilles, je vous en fais présent.
– Je bois à l’heureux succès de ma mission, dit l’ambassadeur en se versant rasade.
– Je vous remercie, et je vous fais raison. Je ne vois à craindre qu’une fantaisie qui pourrait passer par la tête du père et de la fille, mais on dit que la mère les fait tourner l’un et l’autre du bout du petit doigt comme bon lui semble. Mais, à propos, songez bien à oublier auprès d’elles votre jargon jacobite.
– Diable ! vous faites bien de m’y faire penser. La dame est whig et des amies de cette vieille Sarah de Marlborough. Grâce à mon étoile, je sais au besoin prendre toutes les couleurs. J’ai combattu sous les drapeaux de John Churchill aussi bravement que sous ceux du vieux Dundee ou du duc de Berwick.
– Pour cette fois, Craigengelt, je crois que vous dites la vérité. Mais il est bien tard ; vous ne pouvez vous occuper ce soir des préparatifs de votre voyage, descendez dans le caveau, et montez-nous une bouteille de vin de Bourgogne de 1678 : c’est dans la quatrième case à main droite. Écoutez ! montez-en une demi-douzaine, pendant que vous y êtes ; nous en aurons pour toute la soirée.