Je sais, par ouï-dire et par expérience,
Que le temps, la raison, la fortune et l’absence
Ont souvent triomphé du pouvoir de l’amour.
HENDERSON.
– Maintenant que nous voilà délivrés de cet impertinent ménétrier, dit le marquis, je désire vous dire en peu de mots ce que j’ai fait relativement à votre affaire de cœur avec la fille de sir William Ashton. Je n’ai vu la jeune dame que quelques minutes aujourd’hui, de sorte que, ne connaissant pas ses qualités personnelles, je puis dire sans l’offenser que vous auriez pu faire un meilleur choix.
– Je vous suis fort obligé, milord, de l’intérêt que vous avez bien voulu prendre à mes affaires, répondit Ravenswood ; mais je n’avais pas le projet de vous donner cet embarras. Puisque vous connaissez mon attachement pour miss Ashton, tout ce que je puis dire c’est que vous devez supposer que je savais toutes les objections qu’on pouvait faire à ce que je choisisse une épouse dans la famille de sir William, et que, si je me suis avancé si loin dans cette affaire, malgré cette circonstance, il faut que j’y aie été déterminé par des raisons qui m’ont paru plus puissantes que tout ce que le monde pourrait dire à ce sujet.
– Si vous m’aviez écouté jusqu’au bout, mon cher parent, vous m’auriez épargné cette observation, car j’ai si peu douté que vous n’eussiez des motifs suffisants et valables pour agir comme vous l’avez fait que j’ai mis en œuvre tous les moyens que je pouvais convenablement employer pour engager les Ashton à concourir à nos vues.
– Je vous remercie, milord, d’une intervention que je n’avais pas sollicitée ; j’y suis d’autant plus sensible que je suis convaincu que le zèle de Votre Seigneurie ne l’a point emportée au-delà des bornes qu’il ne me conviendrait pas de franchir.
– C’est ce dont vous pouvez être bien sûr. L’affaire était délicate, et je n’aurais pas voulu mettre un homme qui tient de si près à ma famille dans une situation dégradante, ou même équivoque, vis-à-vis de gens comme ces Ashton. Je leur ai représenté les avantages qu’ils trouvaient en donnant à leur fille un époux issu d’une famille ancienne et honorable, et alliée avec les premières maisons d’Écosse ; je leur ai fait connaître, de la manière la plus exacte, le degré de parenté qui existe entre vous et moi ; je leur ai fait même sentir qu’il n’était pas impossible que les affaires politiques prissent une autre tournure et que les atouts d’aujourd’hui ne devinssent de mauvaises cartes dans le prochain parlement ; je leur dis que je vous regardais comme un neveu, comme un fils plutôt que comme un parent éloigné, et que je prenais à vos affaires le même intérêt qu’aux miennes.
– Et quelle a été l’issue de cette conférence, milord ? demanda Ravenswood, qui ne savait plus s’il devait se fâcher ou remercier le marquis de ses bons offices.
– Sir William aurait entendu raison, répondit le marquis ; il n’a nulle envie de perdre sa place, et, sentant combien elle chancellerait dans le cas d’un changement d’administration, il ne serait pas fâché de trouver un appui solide ; il apprécie parfaitement les avantages que lui assurerait cette alliance, et, pour dire la vérité, il semble assez bien disposé en votre faveur ; mais lady Ashton, qui le tient complètement sous sa domination…
– Continuez, de grâce, milord, s’écria Ravenswood en voyant le marquis hésiter ; je désire connaître le résultat de cette singulière conversation. Ne craignez rien, je suis en état de tout supporter.
– J’en suis charmé, répondit le marquis, mais je rougirais presque de vous rapporter la moitié de ce qu’elle m’a dit. Qu’il me suffise de vous apprendre que jamais maître de pension du premier ordre n’a refusé avec plus de hauteur un officier à demi-paie qui lui demande la permission de faire la cour à l’unique héritière d’un riche planteur des Indes occidentales que lady Ashton n’a rejeté toutes les propositions que j’ai pu lui faire en votre faveur, mon cher parent, sans oublier ce que je me devais à moi-même. Je ne puis concevoir quels sont ses projets pour sa fille ; bien certainement elle ne peut la marier plus honorablement, et quant à la fortune, c’est un soin dont son mari s’occupe ordinairement plus qu’elle. Je crois véritablement qu’elle vous hait, parce que vous avez la noblesse d’extraction qui manque à son mari, et peut-être aussi parce que vous n’avez plus les domaines dont il jouit. Mais terminons un entretien qui ne doit pas vous être agréable ; d’ailleurs nous arrivons à notre auberge.
Une épaisse fumée sortait par toutes les crevasses des murs de la Tanière du Renard, et elles étaient nombreuses ; c’était le résultat des efforts que faisait le cuisinier de voyage du marquis d’Athol pour préparer un dîner digne d’être servi à son maître, dîner tel que cette misérable auberge n’en avait jamais vu. Edgar s’arrêta un instant à la porte.
– Milord, lui dit-il, un accident seul a pu vous faire connaître un secret qui n’aurait pas cessé d’en être un, même pour vous, d’ici à quelque temps ; mais, puisque ce secret, qui ne devait être connu que de la personne qui y est intéressée comme moi, devait parvenir aux oreilles d’un tiers, je ne suis nullement fâché que vous en ayez été instruit, rendant complètement justice à votre amitié pour moi.
– Vous pouvez croire, répondit le marquis, que ce secret est en sûreté avec moi. Mais je serais charmé de vous voir renoncer au projet d’une alliance qu’il est difficile que vous recherchiez davantage sans vous dégrader jusqu’à un certain point.
– C’est ce dont je jugerai moi-même, milord, et j’espère que j’y mettrai autant de délicatesse et de fierté qu’aucun de mes amis. Au surplus je n’ai rien demandé à sir William ni à lady Ashton, c’est avec leur fille seule que j’ai contracté un engagement, et sa conduite décidera de la mienne. Si elle continue à me préférer, malgré ma pauvreté, aux riches partis que ses parents lui proposeront sans doute, je dois sacrifier quelque chose à son affection sincère, et puis oublier pour elle l’orgueil de la naissance et les préjugés profondément enracinés d’une haine héréditaire ; si au contraire miss Lucie change de sentiments à mon égard, j’espère que mes amis garderont le silence sur cette humiliation, et je saurai forcer mes ennemis à se taire.
– C’est parler comme il faut, dit le marquis : quant à moi, je vous avoue que je serais fâché que cette affaire allât plus loin. Qu’était ce sir William Ashton il y a vingt ans ? Un petit avocat, qui n’était pas sans talent à la vérité, connaissant bien les lois, et possédant surtout l’art de les faire parler conformément à son intérêt. Il s’est élevé à force d’intrigues, et en se vendant toujours au plus offrant. Mais il est maintenant au bout de sa course, et avec son indécision et l’insolence de sa femme, il aura beau vouloir se donner à bon marché, aucun gouvernement de l’Écosse ne voudra l’acheter. Quant à miss Ashton, je n’ai rien à en dire, mais je puis vous assurer que vous ne trouverez ni honneur ni profit dans une alliance avec cette famille ; peut-être vous restituerait-on, par forme de dot, un faible partie des dépouilles de votre maison ; mais je vous réponds que si vous avez assez de résolution pour faire valoir, devant le prochain parlement, vos droits contre sir William, vous lui ferez rendre gorge bien plus complètement, et vous voyez en moi, mon cher parent, un homme disposé à chasser le renard pour vous, et à lui faire maudire le jour où il a refusé une composition trop honorable offerte par le marquis d’Athol au nom d’un de ses parents.
Il y avait dans tout ce discours quelque chose qui dépassait le but que le marquis se proposait d’atteindre. Ravenswood reconnut parfaitement que le soin de son honneur et de ses intérêts n’était pas ce qui occupait uniquement son noble parent, qu’il était personnellement offensé de la manière dont ses propositions avaient été reçues, et qu’il avait probablement en outre des raisons politiques pour ne pas voir de très bon œil ce projet de mariage. Il ne pouvait cependant s’offenser de ce qui venait de lui être dit : il se contenta donc d’assurer le marquis que son attachement pour miss Ashton était purement personnel, qu’il ne voulait rien devoir à la fortune et à l’influence du lord garde des sceaux, et que la seule chose qui pût le déterminer à rompre son engagement serait de voir Lucie y renoncer elle-même. Il finit par lui demander comme une grâce qu’il ne fût plus question entre eux de cette affaire quant à présent, en l’assurant qu’il lui ferait part de tout ce qui pourrait arriver pour favoriser cette union ou la faire échouer entièrement.
Le marquis eut bientôt à s’occuper d’idées plus agréables, et qui lui fournirent un sujet de conversation beaucoup plus intéressant pour lui. Un exprès, qui lui avait été dépêché d’Édimbourg au château de Ravenswood, arriva en ce moment à la Tanière du Renard, et lui remit un paquet qui contenait les meilleures nouvelles. Les opérations politiques du marquis réussissaient tant à Londres qu’à Édimbourg et il se voyait à la veille de renverser l’administration actuelle et d’être à la tête du gouvernement de l’Écosse, ce qui était le but de son ambition.
On servit le repas qui avait été préparé par les gens du marquis. Pour un épicurien, le contraste que ce repas recherché présentait avec la misérable auberge dans laquelle il était servi aurait pu encore en augmenter le mérite. Le marquis fit avec gaîté une grande partie des frais de la conversation ; il s’étendit avec complaisance sur le pouvoir et l’influence que les événements allaient vraisemblablement lui donner, et sur l’espérance qu’il avait de s’en servir d’une manière utile pour son cher parent. Ravenswood ne pouvait s’empêcher de penser que le marquis revenait un peu trop souvent sur ce sujet, et cependant il crut devoir lui exprimer la reconnaissance que lui inspiraient ses bonnes intentions. Le vin était excellent, parce que le marquis, un peu gourmet, avait toujours soin d’en porter avec lui dans ses voyages ; les deux amis restèrent à table assez longtemps, et le marquis ne s’en aperçut que lorsqu’il fut trop tard pour qu’il pût se rendre à l’endroit où il avait dessein de passer la nuit.
– Mais qu’importe ? dit-il, votre château de Wolfcrag n’est qu’à environ cinq milles d’ici, et je crois que votre cousin d’Athol peut y recevoir l’hospitalité aussi bien que le lord garde des sceaux.
– Sir William Ashton a pris la citadelle d’assaut, répondit Ravenswood, et, de même que plus d’un autre vainqueur, il n’a pas eu lieu de se féliciter de sa victoire.
– Fort bien, fort bien, dit le marquis, que quelques verres de vin avaient mis en belle humeur, je veux donc voir si je ne pourrai pas m’en emparer par adresse. Je vous porte la santé de la dernière jeune dame qui a couché à Wolfcrag, et qui ne s’en est pas mal trouvée. Je ne suis pas aussi délicat qu’elle, et je crois que le lit dont elle s’est contentée peut fort bien me servir. Au surplus, je suis curieux de voir jusqu’à quel point l’amour a le pouvoir d’adoucir un matelas bien dur.
– Vous êtes bien le maître, milord, de m’infliger telle pénitence qu’il vous plaira, mais je vous assure que j’ai un vieux serviteur qui est homme à se pendre ou à se précipiter du haut de la tour s’il vous voit arriver ainsi inopinément. Songez que nous n’avons rien, absolument rien de ce qui serait le plus indispensable pour vous recevoir.
– Peu m’importe, mon cher parent ; je vous assure que je ne suis pas difficile et que je sais m’accommoder de tout. Je me souviens qu’un de mes ancêtres logea dans la tour de Wolfcrag, quand il partit avec votre bisaïeul pour la funeste bataille de Flodden-Field, dans laquelle ils périrent tous deux. En un mot, il est bien décidé que vous me logerez ce soir.
Se trouvant pressé de cette manière, le Maître de Ravenswood ne crut pas pouvoir faire de nouvelles objections, et il se borna à lui demander la permission de le précéder à Wolfcrag, afin de pouvoir faire quelques préparatifs pour l’y recevoir le moins mal qu’il lui serait possible ; mais le marquis n’y voulut pas consentir, il insista pour que son jeune parent prît place dans sa voiture, et à peine voulut-il permettre de faire partir en avant un homme à cheval pour porter à son fidèle majordome, Caleb Balderston, la nouvelle inattendue de cette formidable invasion.
Le marquis, satisfait de pouvoir contenter cette fantaisie, ne paraissait pas pressé de quitter la table, et le jour était à son déclin quand ils montèrent en voiture. Chemin faisant le marquis expliqua à Edgar les vues qu’il avait pour son avancement, s’il réussissait à opérer un changement d’administration en Écosse. Elles consistaient à le charger d’une mission secrète et importante pour le continent et qui ne pouvait être confiée qu’à une personne de haut rang, douée de talents distingués et en qui l’on pût avoir toute confiance, mission qui ne pouvait être qu’honorable et avantageuse pour Ravenswood. Il serait inutile d’entrer dans de plus longs détails sur cette affaire ; il suffit de dire que ce projet devait plaire et plut effectivement beaucoup au jeune Edgar, qui saisit avec transport l’espoir de sortir de son état d’inaction et de devoir à ses propres services un rang et une élévation dignes de sa naissance.
Tandis qu’il écoutait avec le plus vif intérêt les détails que le marquis jugeait à propos de lui donner sur l’affaire dont il comptait le charger, ils rencontrèrent le courrier qu’on avait dépêché à Wolfcrag et qui en revenait. Il s’approcha de la voiture et dit que M. Balderston l’avait chargé d’assurer son maître qu’il allait tout préparer pour le recevoir avec le noble marquis aussi bien que le permettait le peu de temps qui lui restait.
Ravenswood était trop accoutumé à la manière d’agir et de parler de son majordome pour compter beaucoup sur cette assurance ; il savait que Caleb avait les mêmes principes que ces colonels espagnols qui, dans la campagne de…, représentaient dans tous leurs rapports au prince d’Orange, leur général en chef, tous leurs régiments comme au complet et bien pourvus de toutes munitions, pensant que leur honneur et celui de l’Espagne exigeait que leurs troupes parussent tenues dans le meilleur ordre ; et ce n’était que le jour de la bataille que l’on reconnaissait que les cadres n’étaient qu’à moitié remplis, et que leurs soldats manquaient de poudre, de plomb et de cartouches. En conséquence Edgar crut devoir faire pressentir au marquis qu’il ne devait pas s’attendre à une brillante réception.
– Vous ne rendez pas justice au zèle de votre homme de confiance, lui dit le marquis, ou vous voulez me ménager une surprise agréable. J’aperçois là-bas une grande clarté, précisément du côté où je sais qu’est situé Wolfcrag ; et je parierais que c’est une illumination préparée pour notre arrivée. Il faut qu’on n’ait pas épargné les lampes pour qu’elles produisent une si vive lumière. Ce fut ainsi que votre père me trompa, il y a bien des années, dans une partie de chasse que nous fîmes dans les environs de Wolfcrag. Il m’invita à dîner à la tour, en me faisant mille excuses de ne pouvoir m’y recevoir aussi bien qu’il l’aurait désiré, et nous y fîmes, ma foi, aussi bonne chère que dans mon propre château.
– Vous ne reconnaîtrez que trop tôt, milord, que le propriétaire actuel de Wolfcrag est dans l’impossibilité de vous tromper de la même manière, et qu’il ne lui reste qu’un désir inutile de bien accueillir ses amis. Mais j’avoue que je ne sais comment expliquer la lueur brillante qui règne précisément au-dessus de la tour. Il ne s’y trouve qu’un petit nombre de croisées fort étroites ; elles sont cachées par les arbres et par la colline que nous allons monter, et aucune illumination ne pourrait produire une pareille clarté.
Le mystère fut bientôt expliqué, car au même instant on vit accourir Caleb, hors d’haleine, et on l’entendit crier d’une voix entrecoupée : – Arrêtez, messieurs, – arrêtez, arrêtez ! tournez à droite ! n’allez pas plus loin ! S’approchant alors d’une portière de la voiture : – Faut-il que j’aie vécu jusqu’à ce jour ! s’écria-t-il : Wolfcrag est en feu. Les riches tapisseries, les beaux tableaux, tous les meubles précieux sont la proie des flammes ! la tour brûle de fond en comble ; on n’en pourra rien sauver ! Prenez à droite, messieurs, je vous en supplie, et allez à Wolfhope ; tout est préparé pour vous y recevoir. Oh ! malheureuse nuit ! Oh ! pourquoi ai-je vécu pour en être témoin ?
Ravenswood fut d’abord étourdi de cette nouvelle calamité à laquelle il était loin de s’attendre, et faisant ouvrir la portière, il descendit précipitamment de voiture, fit ses adieux à la hâte au marquis en le priant de l’excuser, et commença à monter la colline qui les séparait encore de Wolfcrag. À mesure que l’obscurité augmentait, l’incendie devenait plus visible, et l’on voyait de temps en temps une colonne de flamme qui semblait s’élever jusqu’aux nues.
– Un instant ! s’écria le marquis en descendant aussi de voiture ; attendez-moi, Ravenswood ; nous allons monter à cheval, et courir ensemble au château. Et vous, dit-il à ses gens, prenez l’avance au grand galop, voyez si l’on peut donner quelque secours, sauver une partie des meubles. Courez comme s’il y allait de votre vie.
Tous les domestiques se tournèrent vers Caleb et lui dirent de leur indiquer le chemin. Déjà quelques-uns, pressant les flancs de leurs chevaux, se dirigeaient du côté où paraissait la clarté, quand on entendit de nouveau le vieux majordome s’écrier : – Arrêtez, messieurs, arrêtez ! voilà bien assez de malheurs pour un jour, tâchons du moins qu’il n’arrive pas mort d’homme ! il y a trente barils de poudre dans une tourelle voisine de l’endroit où le feu est le plus violent. Ils ont été débarqués d’un lougre venant de Dunkerque, du temps du feu lord, et d’un moment à l’autre vous entendrez sauter tout ce qui reste de Wolfcrag. À droite, messieurs, à droite, je vous en supplie !
On juge bien que l’effet d’un tel avis fut de faire prendre sur-le-champ, et par le marquis et par sa suite, la route que Caleb indiquait ; et Ravenswood se laissa entraîner par son parent, quoiqu’il ne comprit rien à l’histoire que Caleb venait de conter. – Trente barils de poudre ? s’écria-t-il en saisissant par le bras son vieux serviteur, qui cherchait inutilement à s’échapper ; comment est-il possible qu’il s’en trouve au château une si grande quantité sans que j’en sache rien ? c’est ce que je ne puis concevoir.
– Moi, je le conçois fort bien, dit le marquis. Mais, je vous en prie, ne lui faites pas davantage de questions ; ce n’est ni le lieu ni le moment. Nous avons trop d’oreilles autour de nous, ajouta-t-il en baissant la voix.
– C’est bien parler, dit Caleb à son maître, qui venait de lui lâcher le bras, et j’espère que Votre Honneur ne refusera pas d’ajouter foi à l’honorable témoignage de Sa Seigneurie. Sa Seigneurie se rappelle fort bien qu’en l’année qui suivit la mort de celui qu’on appelait le roi Guillaume…
– Paix ! paix ! mon bon ami, dit le marquis ; j’expliquerai tout cela à votre maître.
– Mais les habitants de Wolfhope, dit Ravenswood, ne sont-ils pas venus apporter du secours avant que les flammes eussent fait tant de ravage ?
– S’ils sont venus ? répondit Caleb, oui ; mais je n’étais pas très pressé de les laisser entrer dans un château où il y avait tant d’objets précieux, de bijoux, d’argenterie.
– Impudent menteur ! s’écria Edgar, vous savez qu’il n’y en avait pas une once.
– D’ailleurs, continua Caleb en élevant la voix assez haut pour couvrir celle de son maître, j’espérais d’abord que vos gens suffiraient pour éteindre le feu, qui paraissait peu de chose ; mais dès qu’il eut gagné la grande salle, où il y avait de si belles tapisseries et des broderies si richement sculptées, il ne fut plus possible d’en être maître, et tous les coquins ont pris la fuite en entendant parler de la poudre.
– Mais, au nom du ciel, s’écria Edgar, dites-moi, Caleb…
– Plus de questions à ce sujet, mon cher parent, dit le marquis, je vous en supplie.
– Encore une seule, milord. Qu’est devenue la vieille Mysie ?
– Mysie ! je n’avais, ma foi, pas le temps de penser à Mysie. Elle est sans doute dans la tour, brûlant peut-être avec elle.
– Vous ne me retiendrez pas davantage, milord, s’écria Ravenswood. La vie d’une pauvre vieille femme qui a fidèlement servi ma famille pendant quarante ans se trouve en danger : je veux voir par moi-même s’il n’existe aucune possibilité de la secourir.
– Comment ! comment ! dit Caleb, Mysie n’a pas besoin de secours. Je l’ai vue de mes propres yeux sortir du château avec tous vos autres domestiques. J’en suis parti le dernier. Il n’y reste plus âme qui vive, et l’on a sauvé vos chevaux. Croyez-vous que j’aurais laissé en péril ma vieille compagne de service ?
– Pourquoi donc me disiez-vous le contraire à l’instant ?
– Vous ai-je dit le contraire ? Il faut donc que j’aie rêvé ; mais dans un pareil moment il est difficile de ne pas perdre la tête. Au surplus, je vous proteste, aussi vrai que je mange du pain, que Mysie est en sûreté, ainsi que le reste de vos gens.
Le marquis représenta à Edgar que, d’après une assurance si solennelle, il ne devait conserver aucune inquiétude, et parvint à le détourner de s’approcher de l’ancien domicile de son père, qui d’un instant à l’autre pouvait être détruit par une explosion terrible. Ils se rendirent ensemble au village de Wolfhope, dont ils trouvèrent tous les habitants occupés à leur préparer une splendide réception. La famille de notre ami Girder le tonnelier montrait un empressement tout particulier, et jamais la cuisine de l’auberge de Mistress Smalltrash n’avait vu son foyer si bien chauffé.
Il est bon d’expliquer ici quelle était la cause du mouvement de zèle qui transportait en ce moment les habitants de ce hameau.
Nous avons oublié en temps et lieu que Lockard, étant parvenu à découvrir la vérité sur la manière dont le sommelier du Maître de Ravenswood s’était procuré les provisions pour son banquet, amusa le lord garde des sceaux par le récit de cet exploit de Caleb. Sir William, jaloux de faire plaisir à Ravenswood, avait depuis lors recommandé le tonnelier pour l’emploi dont l’espérance l’avait consolé de la perte de son gibier.
Cet événement causa une agréable surprise au majordome de Wolfcrag. Quelques jours après le départ de son maître pour le château de Ravenswood, il s’était vu forcé de traverser le hameau de Wolfhope. Lorsqu’il fut près de la porte du tonnelier, Caleb doubla le pas, car il craignait qu’on ne lui demandât le résultat de ses sollicitations en faveur de Girder, ou qu’on ne lui fit un reproche du peu d’effet qu’elles avaient produit. Ce ne fut donc pas sans quelque appréhension qu’il s’entendit appeler en fausset, en haute-contre et en basse, trio qui était formé par les voix de mistress Girder, de sa mère, la vieille dame Loupthe-dyke, et du tonnelier lui-même.
– Monsieur Caleb ! monsieur Caleb Balderston ! arrêtez donc ! Est-ce que vous passerez devant la porte sans boire un coup, après le service que vous nous avez rendu ?
Cette invitation pouvait fort bien n’être qu’une ironie, et Caleb, la prenant dans ce sens, continua sa marche, son vieux castor enfoncé sur ses sourcils, ses yeux baissés à terre comme s’il eût voulu compter les cailloux dont était formé le détestable pavé de la rue ; mais il se vit tout à coup dans la même situation qu’un bâtiment marchand pressé par trois corsaires barbaresques dans le détroit de Gibraltar (que les dames me pardonnent cette comparaison de marin).
– Ne courez donc pas si vite, monsieur Balderston, dit mistress Girder se mettant devant lui pour lui barrer le chemin.
– Qui aurait cru cela d’un ancien ami, d’un ami éprouvé ? s’écria sa mère en l’arrêtant par l’habit. Passer par Wolfhope sans entrer chez nous !
– Ne pas vouloir recevoir nos remerciements ! dit le tonnelier en le saisissant par le bras. Et moi qui en fait si rarement ! Certainement il ne peut y avoir de mauvaises graines semées entre nous, monsieur Balderston, et si quelqu’un vous a dit que je ne suis pas reconnaissant du service que vous m’avez rendu en me faisant nommer tonnelier de la reine, que je sache qui, et je lui brise mes cerceaux sur les épaules.
– Mes bons amis, mes chers amis, dit Caleb, qui ne savait pas encore trop comment interpréter ces discours, à quoi bon tout cela ? On cherche à servir ses amis, quelquefois on y réussit et quelquefois on manque son coup ; quant à moi, je ne demande jamais de remerciements pour ce que je fais, de même que je n’aime pas à entendre des reproches pour ce que je n’ai pas pu faire.
– Ce n’est pas de moi que vous en recevrez, monsieur Caleb, dit l’homme aux tonneaux. Si vous n’aviez eu pour moi que de la bonne volonté, je ne vous ennuierais pas de mes remerciements ; cela réglerait le compte de mon oie, de mes canards sauvages, et des deux barils que je vous ai envoyés. La bonne volonté est comme un tonneau mal joint, monsieur Balderston, elle n’est bonne à rien, mais des services réels sont un tonneau dont les douves sont bien cerclées, et qui peut contenir du vin digne de la bouche du roi.
– Est-ce que vous ne savez pas que Gilbert Girder est nommé tonnelier de la reine, dit la belle-mère, quoiqu’il n’y ait pas vingt milles à la ronde un homme en état de relier un seau qui n’ait demandé cette place ?
– Si je le sais ! dit Caleb, qui vit alors d’où venait le vent ; si je le sais ! répéta-t-il d’un ton qui annonçait son mécontentement d’un pareil doute ; et, rajustant avec un air de dignité son chapeau au bord retroussé, il laissa contempler sur son front tout l’orgueil aristocratique, comme on voit le disque du soleil sortir de dessous un nuage.
– Et comment ne le saurait-il pas ? dit mistress Girder.
– Oui certes, comment ne le saurais-je pas ? dit Caleb ; ainsi donc je serai le premier à vous embrasser, ma commère, et à vous faire mon compliment à vous, tonnelier, ne doutant pas que vous ne sachiez qui sont vos amis et qui vous peut être utile ! j’ai voulu avoir l’air un moment de ne pas vous comprendre d’abord, pour voir si vous étiez de bon aloi, mon garçon ; mais vous ne craignez pas la pierre de touche, oui vraiment !
Il embrassa alors les deux femmes avec un air d’importance et voulut bien permettre à la main calleuse du tonnelier de secouer la sienne cordialement. Cette explication terminée d’une manière si satisfaisante pour Caleb, il ne fit plus aucune difficulté pour entrer chez Girder, et il n’hésita pas à accepter l’invitation qui lui fut faite d’assister à un festin solennel par lequel le tonnelier de la reine voulut célébrer son installation. On invita à ce repas non seulement tous les notables du village, mais même le procureur Dingwall, l’ancien antagoniste de Caleb dans l’affaire du beurre et des œufs, et le vieux majordome y joua le rôle de l’homme important pour qui l’on réserve tous les égards et toutes les attentions.
Caleb amusa tellement les convives par l’histoire de tout ce qu’il pouvait sur l’esprit de son maître, de tout ce que son maître pouvait sur l’esprit du lord garde des sceaux, le lord garde des sceaux sur celui du Conseil, et le Conseil sur celui du roi qu’avant que la compagnie se séparât (ce qui n’eut lieu que fort tard) chaque notable du village croyait déjà monter à quelque poste élevé par l’échelle que Caleb avait présentée à son imagination. Le rusé vieillard non seulement regagna en ce moment toute l’influence qu’il avait autrefois possédée sur les habitants de Wolfhope lorsque l’astre des Ravenswood brillait encore de quelque éclat, mais il acquit même à leurs yeux une importance dont il n’avait jamais joui. – le procureur lui-même, telle est l’irrésistible soif des honneurs ! – le procureur ne put résister à l’attraction, et saisissant un moment favorable pour tirer Caleb dans un coin, il lui parla avec le ton du regret d’une maladie dangereuse dont le substitut du shériff du comté était attaqué en ce moment.
– C’est un excellent homme, monsieur Caleb, un homme très estimable. Mais que vous dirai-je ! – Nous ne sommes que de faibles mortels, bien portants aujourd’hui, – demain, au chant du coq, – à la porte du tombeau. Et s’il faut qu’il succombe, – il faudra que quelqu’un remplisse sa place : – or si elle pouvait, par votre moyen, – mon cher Balderston, tomber entre mes mains, – j’en serais reconnaissant ; une belle paire de gants dont tous les doigts seraient remplis de pièces d’or… – et quelque chose de plus ; nous trouverions bien quelque chose de plus, nous trouverions bien quelques moyens pour forcer tous ces rustres de Wolfhope à se conduire convenablement envers le Maître de Ravenswood, – lord Ravenswood, je veux dire. Que le ciel le protège !
Un sourire et un serrement de main furent la seule réponse que cette ouverture obtint de Caleb, et il se hâta de se retirer, de peur d’être obligé de faire des promesses qu’il n’aurait ni l’intention ni le pouvoir de remplir.
– Dieu me préserve ! dit Caleb quand il se trouva en plein air, et libre de donner l’essor à ses réflexions et au sentiment de plaisir dont il était en quelque sorte gonflé ; a-t-on jamais vu une pareille troupe d’oisons ? Les mouettes et les oies sauvages qu’on voit sur les bords de la mer ont dix fois plus de bon sens. – Si j’avais été le lord grand commissaire du parlement d’Écosse, – ils n’auraient pu me faire mieux la cour : il faut convenir aussi que j’ai bien joué mon rôle. – Mais le procureur ! ah ! ah ! ah ! Dieu me préserve ! j’ai donc assez vécu pour attraper un procureur ; – il veut être substitut du shériff, mais j’ai un vieux compte à régler avec lui, et – pour lui faire payer les frais du passé, il faut lui vendre l’espérance de cette place – aussi cher que vaudrait la place même, place qu’il n’aura jamais, à moins que le Maître ne devienne un peu plus savant dans les voies de ce monde, et c’est ce dont il m’est permis de douter.