CHAPITRE XXVII

Par les cheveux enfin j’ai saisi la fortune.
Si jamais de mes mains je la laisse échapper ;
C’est moi seul à présent qu’il faut en inculper.
Mais celui qui longtemps fut battu par l’orage
Du retour du beau temps fait un meilleur usage.

Ancienne comédie.

Nos voyageurs arrivèrent à Édimbourg sans accident, et le Maître de Ravenswood établit son domicile chez le marquis, comme cela avait été convenu entre eux préalablement.

Cependant la crise politique qu’on attendait ne tarda point à arriver, et la reine Anne accorda aux tories, dans le gouvernement de l’Écosse, un ascendant qu’ils ne pouvaient pas conserver bien longtemps. Il n’entre pas dans notre plan de retracer ici les causes et les suites de cette révolution. Il nous suffit de dire que chaque parti en fut affecté conformément à ses principes et à ses intérêts. En Angleterre, un grand nombre d’épiscopaux, ayant à leur tête Harley, depuis comte d’Oxford, affectèrent de se séparer des jacobites et en acquirent le sobriquet de whimsicals (capricieux) ; en Écosse, au contraire, le parti de la haute Église ou les Cavaliers, comme ils s’appelaient, furent plus conséquents, quoique peut-être moins prudents dans leur politique ; car ils regardèrent tous les changements qui se firent alors comme un premier pas pour appeler au trône, lors du décès de la reine, son frère le chevalier de Saint-George. Ceux de ses partisans qui s’étaient trouvés froissés conçurent les espérances les plus déraisonnables non seulement de s’indemniser aux dépens de leurs ennemis, mais même d’en tirer une vengeance complète, tandis que les familles attachées au parti whig entrevoyaient le renouvellement des maux qu’elles avaient soufferts sous les règnes de Charles II et de son frère, et craignaient de subir les mêmes confiscations qui avaient été prononcées contre les jacobites pendant le règne de Guillaume.

Mais ceux qui concevaient le plus d’alarmes étaient ces hommes prudents dont on trouve un certain nombre dans tous les gouvernements, et qui fourmillent dans une administration provinciale, telle qu’était alors celle d’Écosse, ces hommes qui sont ce que Cromwell appelait waiters upon Providence, les serviteurs de la Providence, et, en d’autres termes, les constants adhérents du parti au pouvoir. La plupart d’entre eux se hâtèrent d’aller faire abjuration de leurs sentiments politiques entre les mains du marquis d’Athol ; et comme on vit bientôt le vif intérêt qu’il prenait aux affaires de son jeune parent, le Maître de Ravenswood, ils furent les premiers à lui suggérer les mesures à prendre pour le faire réintégrer au moins dans une partie des domaines de ses ancêtres, et pour obtenir la révocation de la sentence qui avait dégradé sa famille de noblesse.

Le vieux lord Turntippet fut un de ceux dont les discours montrèrent le plus d’ardeur en faveur de Ravenswood. Son cœur saignait, dit-il, en voyant un si brave jeune homme, d’une famille si noble et si ancienne, parent du marquis d’Athol, de l’homme qu’il honorait le plus sur la terre, réduit à une si triste situation. Et pour contribuer autant qu’il le pouvait à relever cette antique maison, il envoya à Edgar trois vieux portraits de famille sans cadres et six grandes chaises à dossier garnies de coussins sur lesquels étaient brodées les armes de la maison de Ravenswood : il ne lui réclamait rien, observait-il, ni de l’intérêt ni du principal, quoiqu’il les eût payés de son argent depuis plus de seize ans, lors de la vente du mobilier de la maison du feu lord Ravenswood dans Canongate.

Lord Turntippet avait accompagné lui-même les porteurs de ce splendide présent, mais il fut encore plus déconcerté que surpris, quoiqu’il tâchât de ne montrer que de l’étonnement, en voyant l’air d’indifférence avec lequel il fut reçu par le marquis, qui lui dit que, s’il voulait faire une restitution qui pût avoir quelque mérite aux yeux du Maître de Ravenswood et de ses amis, il devait y comprendre une belle ferme qui lui avait été hypothéquée par le feu lord pour une somme qui ne montait pas au quart de sa valeur, et qu’il s’était fait adjuger en pleine et absolue propriété grâce au désordre qui régnait dans les affaires de cette famille et par des moyens que les hommes de loi connaissaient alors parfaitement.

Le vieux complaisant du pouvoir se récria sur cette proposition ; il prit Dieu à témoin qu’il ne voyait aucune raison pour que le jeune Ravenswood désirât de rentrer en possession de cette ferme, puisqu’il allait être réintégré dans les domaines que sir William avait usurpés sur sa famille, ce à quoi il était disposé à l’aider de tout son pouvoir, parce que c’était une chose juste et raisonnable. Enfin il offrit d’en assurer après son décès la propriété à son jeune ami.

Il n’en fut pourtant pas quitte à si bon marché, et, plutôt que de se brouiller avec le marquis d’Athol, il rendit la ferme en recevant la somme qui lui était due originairement ; c’était le seul moyen qu’il eût pour faire la paix avec les hautes puissances du jour, et il retourna chez lui chagrin et mécontent, disant avec amertume à ses confidents intimes que tous les changements d’administration lui avaient toujours valu quelque petit avantage, mais que celui-ci lui coûtait la plus belle plume de son aile.

On employa les mêmes moyens à l’égard des autres personnes qui avaient profité des malheurs de la famille, et sir William Ashton, qui avait perdu la place de lord garde des sceaux, fut menacé d’un pourvoi devant le parlement pour la cassation des sentences par lesquelles les cours de justice civiles lui avaient adjugé le château et la baronnie de Ravenswood. Avec lui pourtant le Maître de Ravenswood crut devoir agir avec la plus grande franchise, tant à cause de l’hospitalité qu’il en avait reçue que par suite de son amour pour Lucie. Il lui écrivit donc pour lui avouer l’engagement qui existait entre lui et miss Ashton, lui demanda son consentement à leur mariage, et l’assura que s’il l’accordait il réglerait lui-même comme il le jugerait convenable toutes les difficultés qui les divisaient.

Le même courrier qui devait porter cette lettre fut chargé d’en remettre une autre à lady Ashton. Ravenswood la suppliait d’oublier tous les sujets de ressentiment qu’il aurait pu lui donner involontairement, s’étendant fort au long sur l’attachement qu’il avait conçu pour sa fille, attachement qu’il était assez heureux pour croire réciproque, la conjurant de se montrer une véritable Douglas en oubliant d’anciennes préventions, des haines sans fondement, et la priant de croire qu’elle trouverait toujours un serviteur fidèle et respectueux dans celui qui signait Edgar, Maître de Ravenswood.

Il écrivit une troisième lettre à Lucie, et le messager fut chargé de chercher quelque moyen pour la lui remettre en mains propres. Elle contenait les plus fortes protestations d’une constance éternelle et lui parlait du changement qui s’opérait dans sa fortune comme d’une circonstance dont le plus grand prix à ses yeux était de tendre à écarter les obstacles qui pouvaient s’opposer à leur union. Il lui faisait part des démarches qu’il venait de faire pour obtenir le consentement de ses parents et lui exprimait son espoir qu’elles ne seraient pas infructueuses. Dans le cas contraire, il se flattait que son absence d’Écosse pour une mission importante et honorable donnerait aux préjugés le temps de s’affaiblir, et les rendrait plus faciles à déraciner à son retour. Il comptait au surplus que la constance et la fermeté de miss Ashton triompheraient de tout ce qu’on pourrait tenter pour la faire manquer à la foi qu’elle lui avait promise. La lettre était fort longue, mais comme elle était plus intéressante pour les deux amants qu’elle ne pourrait l’être pour nos lecteurs, nous nous bornons à en rapporter ce qui précède.

Le Maître de Ravenswood reçut une réponse à chacune de ces lettres, d’un style bien différent, et par trois voies différentes.

La réponse de Lady Ashton lui parvint par l’exprès qu’il avait envoyé, et à qui elle ne permit de rester au château que le temps qui lui fut strictement nécessaire pour la lettre suivante.

« À M. Ravenswood de Wolfcrag.

Monsieur et inconnu,

J’ai reçu une lettre signée Edgar, Maître de Ravenswood, et je ne sais trop à qui je dois l’attribuer, puisque la famille qui porte ce nom a été dégradée de noblesse pour cause de haute trahison en la personne d’Allan, feu lord Ravenswood.

Si par hasard c’est vous, monsieur, qui avez pris ce titre, vous voudrez bien savoir que je réclame le plein exercice des droits d’une mère sur miss Lucie Ashton ma fille, que j’ai irrévocablement destinée à un homme digne d’elle. Quand il en serait autrement, je ne pourrais accueillir aucune proposition de cette nature de votre part ni de celle de votre famille, qui a constamment porté les armes contre la liberté du peuple et contre les immunités de l’Église de Dieu. Ce n’est pas le souffle d’une prospérité passagère qui peut changer mes sentiments à cet égard. De même que le saint roi David, j’ai déjà vu les méchants revêtus de grands pouvoirs s’élever comme le laurier au vert feuillage : je passai ; ils n’existaient déjà plus.

Je vous prie, monsieur, de bien vous pénétrer de ces vérités, par égard pour vous-même, et je vous engage à ne pas vous adresser davantage à votre servante

Marguerite Douglas ou Ashton. »

Deux jours après avoir reçu cette épître peu satisfaisante, le Maître de Ravenswood fut arrêté dans la grande rue d’Édimbourg par un homme qu’il reconnut pour le domestique de confiance de sir William Ashton : Lockard ôta son chapeau, le salua respectueusement, lui demanda pardon de l’arrêter ainsi dans la rue, lui remit une lettre dont il avait été chargé par son maître et disparut aussitôt. Elle contenait quatre pages in-folio couvertes d’une écriture très serrée, et, comme cela arrive souvent dans les compositions des grands jurisconsultes, on aurait pourtant pu la réduire à bien peu de chose. Ce qui en résultait le plus évidemment, c’était que celui qui l’avait écrite s’était trouvé dans un grand embarras pour la rédiger. Sir William commençait par s’étendre fort au long sur le cas tout particulier qu’il faisait de son jeune ami le Maître de Ravenswood, et sur la haute estime qu’il avait toujours eue pour son ancien ami le marquis d’Athol. Il espérait que, quelques mesures qu’ils puissent adopter en ce qui le concernait, ils auraient les égards convenables à la sainteté des jugements obtenus in foro contentioso : il protestait devant Dieu et devant les hommes que si les lois d’Écosse et les sentences rendues en conformité d’icelles devaient subir un affront devant telle assemblée que ce pût être, les maux qui en résulteraient pour le public feraient à son cœur une blessure plus profonde que tout le préjudice que des procédés si irréguliers pourraient apporter à ses intérêts personnels. Il appuyait beaucoup sur la générosité, sur le pardon mutuel des injures et disait quelques mots sur l’instabilité des choses humaines, lieu commun toujours à l’usage du parti politique qui succombe. Il regrettait pathétiquement et blâmait avec douceur la précipitation avec laquelle on lui avait retiré la charge de lord garde des sceaux, qu’une longue expérience l’avait mis en état de remplir, il osait dire, au grand avantage du public, sans qu’on se fût même donné la peine de s’assurer jusqu’à quel point ses principes politiques différaient de ceux de l’administration actuelle. Il était bien convaincu que le marquis d’Athol n’avait en vue que le bien public, qu’il y travaillait aussi sincèrement que lui-même et que qui que ce fût, et si, dans une conférence, ils étaient convenus de la marche à suivre pour arriver à ce but si désirable, il l’aurait volontiers appuyé de tout son crédit et de tous ses moyens. Quant à l’engagement existant entre sa fille et Ravenswood, il n’en parlait que d’une manière contrainte. Il regrettait que cette démarche prématurée eût eu lieu ; il prenait son jeune ami à témoin qu’il ne lui avait jamais donné aucun encouragement ; il lui rappelait qu’une transaction inter minores, qu’un engagement contracté par une fille sans le concours de ses curateurs naturels était nul et de nul effet aux yeux de la loi. Cette mesure précipitée avait produit sur l’esprit de lady Ashton un très mauvais effet ; elle avait fortifié ses préjugés, et il ne fallait pas songer à les détruire quant à présent. Son fils le colonel de Sholto Douglas Ashton s’était rangé de la manière la plus prononcée du côté de sa mère : ainsi donc il ne pourrait accorder à son jeune ami le consentement qu’il lui demandait sans se mettre en opposition contre toute sa famille et sans risquer d’y opérer une rupture, danger auquel il ne pourrait s’exposer. Il finissait pas espérer que le temps, ce grand médecin, remédierait à tout cela.

Dans un post-scriptum assez court, sir William disait un peu plus clairement que plutôt que d’exposer les lois d’Écosse à recevoir une blessure mortelle, dans le cas où, contre son attente, il plairait au parlement de casser des jugements solennellement rendus, il consentirait à faire extrajudiciairement des sacrifices considérables.

Quelques jours après, un inconnu remit à la porte du marquis d’Athol la lettre suivante, adressée au Maître de Ravenswood :

« J’ai reçu votre lettre, mais ce n’a pas été sans danger. Ne m’écrivez plus jusqu’à ce qu’il arrive un temps plus heureux. Je suis obsédée, mais je serai fidèle à ma parole tant que le ciel me conservera l’usage de la raison. C’est une consolation pour moi de savoir que la fortune vous favorise, et j’en ai grand besoin. » Ce billet était signé L. A.

Ce peu de lignes remplit Ravenswood des plus vives alarmes. Malgré la défense de Lucie, il fit de nouvelles tentatives pour lui faire parvenir de nouvelles lettres, et même pour en obtenir une entrevue ; mais il ne put réussir, et il n’eut que la mortification d’apprendre qu’on avait pris les plus grandes précautions pour empêcher toute possibilité de correspondance entre eux.

Toutes ces circonstances contrariaient d’autant plus Ravenswood qu’il ne pouvait différer plus longtemps à partir d’Écosse pour s’acquitter de la mission importante qui venait de lui être confiée. Avant son départ il remit la lettre de sir William entre les mains du marquis d’Athol, qui, après l’avoir lue, lui dit en souriant que l’ancien lord garde des sceaux avait laissé passer ses jours de grâce, et qu’il fallait qu’il apprît maintenant de quel côté se levait le soleil. Ce fut avec la plus grande difficulté qu’Edgar en arracha la promesse que, dans le cas où sir William consentirait à son mariage avec Lucie, il transigerait avec lui sur toutes ses prétentions, sans porter l’affaire devant le parlement.

– C’est sacrifier les droits de votre naissance, lui dit le marquis, et j’aurais bien de la peine à y consentir si je n’étais bien convaincu que lady Ashton, lady Douglas, ou n’importe quel nom elle se donne, n’en démordra point, et que jamais son mari n’osera la contrarier.

– J’espère cependant, milord, que vous voudrez bien songer que je regarde mon engagement comme sacré.

– Je vous donne ma parole d’honneur que je veux vous servir jusque dans vos folies. Je vous ai fait connaître mon opinion, mais je vous promets d’agir d’après la vôtre, si l’occasion s’en présente.

Le Maître de Ravenswood ne put que faire les plus vifs remerciements à ce parent généreux, à cet ami véritable, et il lui laissa plein pouvoir d’agir pour lui, en toute circonstance, comme il jugerait à propos. Il lui fit alors ses adieux et partit pour le continent, où la mission qu’il avait à remplir paraissait devoir le retenir quelques mois.

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