Désarme-t-on ainsi les rigueurs d’une belle ?
SHAKESPEARE, Richard III.
Un an s’était passé depuis le départ du Maître de Ravenswood pour le continent. On ne croyait pas qu’il dût y rester si longtemps, cependant il y était encore retenu par les affaires de la mission dont il avait été chargé, ou, suivant un bruit généralement répandu, par d’autres affaires qui le concernaient personnellement. Pour faire connaître à nos lecteurs dans quel état se trouvaient alors les choses dans la famille de sir William Ashton, nous allons rapporter une conversation confidentielle qui eut lieu à cette époque entre Bucklaw et son complaisant compagnon de bouteille, le fameux capitaine Craigengelt.
Ils étaient assis aux deux côtés d’une immense cheminée, dans la salle à manger du château de Girnington. Un grand feu de bois brillait dans l’âtre ; une table ronde placée entre eux soutenait deux verres et quelques bouteilles d’excellent bourgogne, et cependant le maître du château avait l’air sérieux, pensif et réfléchi, tandis que le parasite songeait à ce qu’il pourrait dire ou faire pour prévenir ce qu’il redoutait le plus au monde, un accès d’humeur de celui dont il cultivait assidûment les bonnes grâces. Après un long silence, qui n’était interrompu que par le bruit que faisait Bucklaw en battant la mesure contre terre avec la semelle de sa botte, Craigengelt se hasarda enfin à le rompre le premier.
– Je veux être damné, dit-il, si l’on vous prendrait en ce moment pour un homme qui est sur le point de se marier. Que le diable m’emporte si vous n’avez pas plutôt l’air d’un malheureux condamné au gibet !
– Grand merci du compliment, répondit Bucklaw ; mais je suppose que vous pensez à ce qui peut vous arriver quelque jour. Je vous prie, capitaine, pourquoi aurais-je l’air gai et joyeux quand je me sens mélancolique, et diablement mélancolique ?
– Et c’est ce qui fait que je me donne au diable. Vous êtes à la veille de faire le meilleur mariage du pays, un mariage que vous avez vivement désiré, et vous avez l’air rechigné comme une ourse à qui l’on vient d’enlever ses petits !
– Je ne sais, répondit Bucklaw d’un ton d’humeur, si je conclurais ce mariage ou non si je ne me trouvais trop avancé pour reculer.
– Reculer ! s’écria Craigengelt, d’un air d’étonnement bien joué. Ce serait jouer à qui perd gagne. Reculer ! La dot de la fille…
– Dites de la jeune lady, s’il vous plaît, dit Bucklaw en l’interrompant.
– Oh bien ! bien ! je n’ai pas dessein de lui manquer de respect. Mais la dot de miss Ashton n’est-elle pas égale à celle que pourrait vous apporter quelque autre héritière que ce fût dans tout le Lothian ?
– Cela peut-être vrai, mais que m’importe sa dot ? ne suis-je pas assez riche ?
– Et la mère, qui vous aime comme un de ses enfants !
– Même un peu plus que quelques-uns d’entre eux, à ce que je pense. Au surplus, je ne crois pas qu’elle fasse une grande dépense d’affection.
– Et le colonel Sholto Douglas Ashton, qui désire ce mariage plus qu’aucune chose au monde.
– Parce qu’il pourra contribuer à le faire arriver au parlement.
– Et le père, qui est aussi impatient de voir ce mariage se conclure que je l’ai jamais été de voir la fin d’une partie que je suis près de gagner !
– Sans doute, dit Bucklaw avec le même ton d’indifférence. Il désire assurer à sa fille le meilleur parti possible, puisqu’il ne lui est pas permis de la vendre pour sauver le domaine de Ravenswood que le parlement va arracher de ses griffes.
– Mais que direz-vous de la jeune demoiselle ? Il n’en existe pas une plus jolie dans toute l’Écosse. Vous en étiez fou quand elle ne voulait pas de vous, et aujourd’hui qu’elle consent à vous épouser et à renoncer à son engagement avec ce Ravenswood, voilà que vous faites le dédaigneux ! Je ne puis m’empêcher de le dire, il faut que vous ayez le diable au corps. Vous ne savez ni ce qu’il vous faut ni ce que vous voulez.
– Je vais vous le dire en deux mots, reprit Bucklaw en se levant et en se promenant dans l’appartement : je voudrais savoir pourquoi diable miss Ashton a changé d’avis si subitement ?
– Pourquoi vous en inquiéter, puisque le changement est en votre faveur ?
– Vous pouvez avoir raison. Je n’ai jamais beaucoup connu les belles dames, et pourtant je sais qu’elles sont souvent capricieuses en diable. Mais il y a dans le changement de miss Ashton quelque chose de trop soudain, de trop sérieux pour que ce ne soit que l’effet d’un caprice ; c’est l’ouvrage de lady Ashton. Elle connaît toutes les manœuvres qu’il faut employer pour réduire l’esprit humain, de même qu’on emploie les martingales, les cavessons pour dompter un jeune cheval.
– Comment pourrait-on le dresser sans cela ? Comment le rendrait-on soumis et docile ?
– Cela est pourtant vrai, dit Bucklaw en suspendant sa marche, et en s’appuyant sur le dos d’une chaise. D’ailleurs Ravenswood est encore sur mon chemin. Croyez-vous qu’il renonce à l’engagement de Lucie ?
– Bien certainement il y renoncera. Que signifie cet engagement quand ils sont sur le point, lui de prendre une autre femme, elle de choisir un autre mari ?
– Et vous croyez bien sérieusement qu’il va se marier en pays étranger, comme nous l’avons entendu dire ?
– N’avez-vous pas entendu vous-même le capitaine Westenho parler des préparatifs qu’on fait pour cet heureux hymen ?
– Le capitaine Westenho vous ressemble un peu trop, Craigengelt, pour qu’il puisse être ce que sir William appellerait un témoin irrécusable. Personne ne peut mieux boire, mieux jouer, mieux jurer ; et je crois que lorsqu’il s’agit de mentir et de tromper, il ne s’en acquitte pas moins bien. Toutes ces qualités peuvent être utiles, Craigengelt, quand elles s’exercent dans une sphère convenable ; mais elles sentent un peu trop le flibustier pour figurer dans une cour de justice.
– Eh bien ! n’en croirez-vous pas le colonel Douglas Ashton ? Ne nous a-t-il pas assuré qu’il avait entendu le marquis d’Athol dire publiquement, sans savoir qu’il fût présent, que son jeune parent avait arrangé ses affaires de manière à ne pas être obligé de sacrifier le domaine de ses pères pour obtenir la fille langoureuse d’un vieux fanatique sans crédit, et que Bucklaw était le bienvenu à porter les vieux souliers de Ravenswood ?
– A-t-il bien osé parler ainsi ! s’écria Bucklaw en se livrant à un de ces accès de colère auxquels il s’abandonnait assez souvent : si je l’avais entendu, de par le ciel ! je lui aurais arraché la langue du gosier devant ses courtisans, ses flatteurs et sa garde de montagnards. Comment Sholto ne lui a-t-il point passé son épée au travers du corps ?
– Je veux être capot si je le sais. Bien certainement le marquis le méritait bien ; mais c’est un vieillard, un ministre d’État ; il y aurait plus de danger que d’honneur à avoir une affaire avec lui. Pensez à dédommager miss Ashton du tort que de pareils propos peuvent lui faire plutôt que de songer à un homme trop vieux pour se battre, et placé trop haut pour que vous puissiez l’atteindre.
– Je l’atteindrai pourtant quelque jour, ainsi que son cher parent Ravenswood. Mais en attendant je ferai ce qu’exige l’honneur de miss Ashton : il ne faut pas qu’il souffre de tout ce qu’ils peuvent dire. C’est pourtant une sotte affaire, et je voudrais bien qu’elle fût terminée. Allons, Craigengelt, remplissez nos verres, et buvons à sa santé. Une bonne bouteille de vin vaut mieux que tous les bonnets des plus nobles têtes de l’Europe.