CHAPITRE XXX

Que s’ensuit-il enfin ?
Une triste apathie, un sombre et noir chagrin,
Un morne désespoir, précurseur ordinaire
De la mort qui bientôt finit votre misère.

SHAKESPEARE, Les Méprises.

Pour justifier la facilité avec laquelle Bucklaw, qui réellement n’était pas dépourvu de bonnes qualités, laissait égarer son jugement par les manœuvres de lady Ashton, tandis qu’il faisait à sa manière la cour à Lucie, il faut que le lecteur se rappelle le régime intérieur auquel les femmes étaient soumises à cette époque dans les familles d’Écosse.

Les mœurs de ce pays, sous ce rapport comme sous plusieurs autres, étaient les mêmes que celles de la France avant la révolution. Les jeunes personnes d’un rang distingué voyaient très peu la société avant d’être mariées, et elles étaient tenues, par les lois comme par le fait, sous une dépendance absolue de leurs parents, qui, lorsqu’il s’agissait de leur établissement, consultaient plus souvent l’intérêt et les convenances que l’inclination de leurs enfants. En pareilles circonstances celui qui devait épouser n’attendait guère de sa future qu’un consentement tacite aux volontés de ceux qui avaient droit de disposer d’elle : et, comme il avait peu d’occasions de la connaître, il se décidait ordinairement d’après l’extérieur, de même que les amants de Portia, dans le Marchand de Venise, choisissent, d’après le métal dont elle est composée, chacune des cassettes dont l’intérieur doit décider de leur sort : en un mot, c’était une loterie, laissant au hasard le soin de décider s’il devait gagner ou perdre.

Telles étaient les mœurs générales du siècle ; il n’était donc pas étonnant que Bucklaw, que des habitudes de dissipation avaient tenu éloigné jusqu’alors de la bonne société, ne cherchât pas, dans celle qui devait être son épouse, des sentiments que des gens ayant plus d’expérience et de délicatesse auraient à peine songé à y trouver. Il savait, ce qui est généralement regardé comme le point principal, que les parents et les amis de Lucie s’étaient prononcés ouvertement en sa faveur, que cette prédilection était fondée sur de puissants motifs, et il ne croyait pas avoir à s’inquiéter d’autre chose.

Il est certain que depuis le départ de Ravenswood la conduite du marquis semblait avoir été calculée tout exprès pour mettre une barrière insurmontable entre son parent et lady Ashton. Il aimait sincèrement Edgar, mais cette affection n’était pas dirigée par le jugement ; ou, pour mieux dire, de même que tant d’amis et de protecteurs, il consultait ce qu’il regardait comme les véritables intérêts de son jeune parent, quoiqu’il sût qu’en agissant ainsi il contrarierait ses inclinations et ses désirs.

Il avait employé tout le crédit dont il jouissait comme ministre pour faire accueillir par le parlement d’Écosse un appel qu’il interjeta, au nom de Ravenswood, des jugements qui avaient accordé à l’ancien lord garde des sceaux la propriété de la baronnie dont il portait le nom. Cette mesure, étant appuyée de toute la force de l’autorité ministérielle, fit jeter les hauts cris à tous les membres du parti opposé, qui la représentèrent comme un empiétement inouï, arbitraire et tyrannique sur le pouvoir judiciaire. Mais, si tel fut l’effet que cette démarche produisit sur des gens qui n’avaient d’autres liaisons avec la famille Ashton qu’une conformité de sentiments politiques, on peut juger de l’irritation qu’elle occasionna dans le sein de celle-ci. Sir William, encore plus intéressé que timide, était réduit au désespoir par la perte dont il était menacé. Le ressentiment de son fils, le colonel, nourri dans les idées d’orgueil de sa mère, devint une rage à la seule idée qu’il pouvait perdre les biens qu’il regardait comme son patrimoine. Mais l’esprit encore plus vindicatif de lady Ashton y trouva de nouveaux aliments pour sa haine et regarda cette demande judiciaire comme une offense qui devait nourrir à jamais le désir de la vengeance dans tous les cœurs de sa famille.

Lucie même, la douce et confiante Lucie, entraînée par l’opinion de tout ce qui l’environnait, ne put s’empêcher de regarder la conduite de Ravenswood, ou pour mieux dire celle de son parent, comme précipitée et fermant la porte à toute conciliation. – Il avait été accueilli par mon père, pensait-elle ; c’est en sa présence et sous ses yeux que notre attachement prit naissance. Aurait-il dû l’oublier si promptement ? ne devait-ce pas être une raison pour qu’il fit valoir avec plus de modération ce qu’il regarde comme ses droits légitimes ? J’aurais renoncé pour lui à des biens vingt fois plus considérables que ceux dont il cherche à recouvrer la propriété avec une ardeur qui prouve qu’il a oublié combien je me trouve intéressée dans cette affaire.

Lucie était pourtant forcée de renfermer ses plaintes dans son cœur, car elle n’aurait pas voulu augmenter encore l’animosité qu’avaient conçue contre son amant tous ceux dont elle était entourée, qui se récriaient hautement contre les mesures adoptées par le marquis d’Athol, comme étant illégales et vexatoires, tyranniques, pires que les actes les plus arbitraires commis dans les plus mauvais temps des Stuarts.

Par une conséquence naturelle, on employa auprès d’elle tous les moyens, tous les raisonnements possibles pour la déterminer à rompre son engagement avec Edgar, engagement qu’on lui peignait comme honteux, scandaleux, criminel, étant formé avec l’ennemi de sa famille, et calculé pour ajouter encore à l’amertume de la disgrâce que son père venait d’essuyer.

Miss Ashton ne manquait pourtant pas de résolution, et, quoique seule et sans secours, elle aurait pu résister à bien des choses. Elle aurait pu endurer les plaintes de son père, ses murmures contre ce qu’il appelait la conduite tyrannique du parti dominant, ses éternels reproches d’ingratitude contre Ravenswood, ses dissertations sans fin pour prouver la nullité de l’engagement qui subsistait entre lui et sa fille, ses citations des lois romaines et de celles d’Écosse, du droit canon, et ses instructions sur l’étendue que devait avoir la puissance paternelle, patria potestas.

Elle aurait pu souffrir avec patience ou écouter avec l’indifférence du mépris des railleries amères, et même les emportements de son frère le colonel Ashton, et à peine aurait-elle fait attention aux propos impertinents et déplacés des amis et des parents de sa famille.

Mais il n’était pas en son pouvoir de résister ou d’échapper aux persécutions constantes de l’infatigable lady Ashton, qui, oubliant tout autre projet, tendait tous les ressorts de son esprit pour rompre l’engagement de sa fille et de Ravenswood, et pour élever entre eux une barrière insurmontable en unissant Lucie à Bucklaw. Sachant pénétrer plus avant que son mari dans les replis du cœur humain, elle n’ignorait pas que sa vengeance ne pouvait porter un coup plus terrible à celui qu’elle regardait comme son ennemi mortel, et elle n’hésita point à lever le bras pour le frapper, quoiqu’elle sût que son poignard devait percer en même temps le sein de sa fille. Inébranlable dans ses projets, elle rouvrit toutes les blessures du cœur de sa fille et les fit cruellement saigner en les sondant sans pitié. Enfin elle employa toutes les ruses, se couvrit de tous les déguisements qui pouvaient favoriser ses desseins, et prépara à loisir toutes les manœuvres dont il est possible de faire usage pour déterminer dans l’esprit d’un autre un changement auquel on attache une grande importance. Quelques-unes de ces manœuvres étaient toutes simples, et nous n’aurons besoin d’en parler qu’en passant ; mais elle en employa qui étaient caractéristiques du temps et du pays où ces événements se passaient ; et des personnages qui jouaient un rôle dans cette singulière tragédie.

Il était de la plus grande importance pour la réussite des projets de lady Ashton qu’il ne pût exister aucune correspondance entre les deux amants. Elle employa donc toute son autorité sur tout ce qui composait sa maison, et y ajouta le moyen auxiliaire et non moins puissant des récompenses pécuniaires pour que toute intelligence entre eux devînt impossible. Lucie paraissait jouir de toute sa liberté, et cependant jamais forteresse assiégée n’avait subi un blocus si rigoureux. Le château de son père était comme entouré d’un cercle magique et invisible dans l’enceinte duquel rien ne pouvait entrer, et d’où rien ne pouvait sortir sans la permission expresse de la fée qui l’avait tracé. Ainsi toutes les lettres que Ravenswood avait écrites à Lucie pour l’informer des causes qui prolongeaient si longtemps son absence, toutes celles que la pauvre Lucie lui avait adressées par des voies qu’elle croyait sûres, pour lui demander les motifs de son silence, étaient tombées entre les mains de sa mère. Il n’était guère possible que, dans ces lettres interceptées, et surtout dans celles d’Edgar, il ne se trouvât quelque chose qui irritât encore l’animosité et qui fortifiât l’obstination de celle qui s’en emparait ; mais les passions de lady Ashton étaient trop violentes pour avoir besoin de nouvel aliment. Elle brûlait toutes ces épîtres aussitôt qu’elle en avait fait la lecture, et les voyant se réduire en cendres, se consumer en fumée, un sourire se peignait sur ses lèvres, la joie du triomphe brillait dans ses yeux, et elle se flattait que les espérances de ceux qui les avaient écrites s’anéantiraient de la même manière.

Il arrive assez souvent que la fortune favorise les combinaisons de ceux qui sont prompts et habiles à profiter de toutes les chances que le hasard leur présente. Il se répandit un bruit qui, comme cela est assez ordinaire, paraissait fondé sur des circonstances plausibles, et qui cependant n’avait aucun fondement solide. On disait que le Maître de Ravenswood était sur le point d’épouser sur le continent une jeune demoiselle d’une naissance distinguée et d’une fortune considérable. Cette nouvelle fut bientôt le sujet de toutes les conversations, car deux partis qui se disputent l’autorité et la faveur populaire manquent rarement de profiter de tous les événements de la vie privée de leurs adversaires pour en faire des sujets de discussion politique.

Le marquis d’Athol savait mieux que personne que ce bruit n’était nullement fondé ; mais il n’entrait pas dans ses vues de le démentir, puisqu’il n’y voyait rien que d’honorable pour son jeune parent. Il s’expliqua donc à ce sujet publiquement et sans détour, non pas dans les termes grossiers que le capitaine Craigengelt lui avait attribués, mais d’une manière assez offensante pour la famille Ashton. – Son jeune parent, dit-il, ne lui avait pas encore annoncé cette nouvelle, mais il n’y voyait rien que de vraisemblable, et il souhaitait de tout son cœur qu’elle se confirmât : un tel mariage convenait beaucoup mieux et ferait infiniment plus d’honneur à un jeune homme plein de talents et de moyens qu’une alliance avec la famille d’un vieux légiste whig qui avait ruiné son père.

L’autre parti, au contraire, oubliant le refus que le Maître de Ravenswood avait éprouvé de la famille Ashton, jeta feu et flammes contre lui et lui reprocha son inconstance et sa perfidie, l’accusant de n’avoir cherché à s’emparer du cœur de Lucie que pour l’abandonner lâchement ensuite.

Lady Ashton ne manqua pas d’arranger les choses pour que cette nouvelle arrivât au château de Ravenswood par différents canaux. Elle savait qu’elle produirait plus d’impression sur sa fille et qu’elle prendrait mieux les couleurs de la vérité quand elle aurait été répétée par des personnes qui n’avaient entre elles aucune relation. Les uns en parlèrent comme d’un bruit courant, les autres avaient l’air d’y attacher beaucoup d’importance. Tantôt on en parlait à l’oreille de Lucie sur le ton de la plaisanterie, tantôt on l’en informait gravement comme d’un sujet qui devait lui faire faire de sérieuses réflexions.

Henry même, quoiqu’il aimât véritablement sa sœur, devenait un instrument dont on se servait pour la tourmenter. Un matin il accourut dans sa chambre, une branche de saule à la main, en lui disant qu’on venait de l’envoyer du continent tout exprès afin qu’elle la portât. Lucie avait la plus vive affection pour son jeune frère ; et ce sarcasme, qui n’était qu’une étourderie irréfléchie, lui fit plus de peine que les insultes étudiées de son frère aîné. Mais elle ne fit voir aucun ressentiment : – Pauvre Henry ! s’écria-t-elle en lui jetant ses bras autour du cou, vous ne faites que répéter ce qu’on vous a appris ! Et en même temps elle versa un torrent de larmes.

Malgré l’étourderie de son âge et de son caractère, Henry fut ému.

– Lucie, s’écria-t-il, ne pleurez pas ainsi ; je vous jure que je ne me chargerai plus de leurs messages, car je vous aime mieux toute seule qu’eux tous ensemble. Et l’embrassant tendrement : – Quand vous voudrez vous promener, ajouta-t-il, je vous prêterai mon petit cheval, et vous pourrez sortir du village si bon vous semble, et sans que personne puisse vous en empêcher, car je vous réponds qu’il galope joliment.

– Et qui pourrait m’empêcher de me promener hors du village ? lui demanda Lucie.

– Oh ! c’est un secret, lui répondit son frère : mais essayez d’en sortir, et vous verrez qu’à l’instant même votre cheval se déferrera, ou deviendra boiteux, ou que la cloche du château sonnera pour vous rappeler, ou enfin qu’il surviendra quelque accident qui vous empêchera d’aller plus loin ; mais j’ai tort de vous dire tout cela, car si Sholto le savait, il ne me donnerait pas la belle écharpe qu’il m’a promise. Adieu, ma sœur.

Ce dialogue ne fit que redoubler l’accablement de Lucie en lui prouvant ce qu’elle avait déjà soupçonné, qu’elle était en quelque sorte prisonnière dans la maison de son père. Nous l’avons représentée au commencement de notre histoire comme ayant un caractère un peu romanesque, aimant les récits où l’amour régnait au milieu des merveilles, et s’identifiant quelquefois avec les héroïnes de roman dont les aventures s’étaient gravées dans sa mémoire, faute d’avoir eu de meilleurs livres à lire. La baguette de fée dont elle s’était servie jusqu’alors pour se procurer des visions enchanteresses devint celle d’un magicien, esclave soumis à un mauvais génie, et dont le pouvoir se borne à faire paraître des spectres effrayants qui glacent de terreur celui qui les évoque. Elle se regarda comme l’objet du soupçon, du mépris, de l’indifférence, peut-être de la haine de sa propre famille, et, pour comble de malheur, elle se crut abandonnée même par celui pour l’amour duquel elle avait encouru l’animadversion de tout ce qui l’entourait. En effet, l’infidélité de Ravenswood semblait devenir chaque jour plus évidente.

Un officier de fortune, nommé Westenho, ancien camarade de Craigengelt, arriva du continent précisément à cette époque. Le digne capitaine, sans agir de concert avec lady Ashton, qui était trop fière pour recourir à des auxiliaires et trop adroite pour dévoiler ses manœuvres aux yeux d’un ami de Bucklaw, avait pourtant l’adresse d’agir constamment de manière à favoriser tous ses plans. Il engagea son ami à répéter tout ce qu’il avait entendu dire du prétendu mariage que Ravenswood était, disait-on, sur le point de contracter, à y ajouter d’autres circonstances de son invention, et il donna ainsi à cette calomnie une nouvelle apparence de vérité.

Assiégée de toutes parts, presque réduite au désespoir, Lucie changea alors tout à fait de caractère, et céda aux souffrances et aux persécutions. Elle devint sombre et distraite ; tantôt silencieuse et tantôt oubliant sa timide douceur, elle répondait avec courage et même avec fierté à ceux qui ne cessaient de la harceler. Sa santé commença aussi à décliner, la pâle maigreur de ses joues et son regard égaré témoignèrent qu’elle était atteinte de ce qu’on appelle une fièvre nerveuse. Tout cela eût touché la plupart des mères, mais lady Ashton, inébranlable dans ses projets, voyait tous ces signes de dépérissement sans éprouver plus de pitié que l’ingénieur quand il voit les tours d’une ville assiégée ébranlées par la foudre de ses batteries.

Ou plutôt elle considérait les inégalités d’humeur de sa fille comme une preuve que sa constance allait expirer. – Telle pêcheur reconnaît, par les convulsions du poisson qu’il a harponné, qu’il sera bientôt temps de le tirer à terre.

Pour accélérer la catastrophe, lady Ashton eut recours à un expédient qui était d’accord avec le caractère et la crédulité de ce temps-là, mais que le lecteur déclarera véritablement diabolique.

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