CHAPITRE XXIX

Tel était le sujet de tous nos entretiens.
Étions-nous tête à tête ou bien en compagnie,
Sans cesse elle en était plus ou moins poursuivie :
Enfin elle perdait à table l’appétit,
Et ne pouvait compter sur le sommeil au lit.

SHAKESPEARE, Les Méprises.

Le lendemain matin vit Bucklaw et son fidèle Achate, Craigengelt, arriver au château de Ravenswood. Ils y furent reçus avec de grandes démonstrations d’amitié par sir William, lady Ashton et leur fils aîné, le colonel Sholto Douglas Ashton. Après avoir longtemps rougi et bégayé, car Bucklaw, malgré son caractère ferme et intrépide sur bien des points, avait cette timidité puérile qui est le partage assez ordinaire de ceux qui ont peu vécu dans la bonne société, il parvint enfin à dire qu’il désirait avoir un entretien avec miss Ashton relativement à leur futur mariage. Sir William et son fils jetèrent les yeux sur lady Ashton, qui répondit avec un air d’aisance qu’elle allait faire venir sa fille sur-le-champ ; – Mais j’espère, ajouta-t-elle en souriant agréablement, qu’attendu la grande jeunesse de Lucie et la circonstance qu’elle a eu la faiblesse de se laisser déjà persuader de contracter un engagement dont elle rougit aujourd’hui, notre ami, M. Bucklaw, lui pardonnera si elle désire que je sois présente à cette entrevue.

– Je vous proteste, ma chère dame, répondit Bucklaw, que c’est précisément ce que je souhaite moi-même, car j’ai si peu d’habitude de ce qu’on appelle la galanterie que je commettrai certainement quelque misérable bévue si je n’ai l’avantage d’avoir un interprète tel que vous.

Ce fut ainsi que le trouble et l’embarras que Bucklaw éprouvait en ce moment lui firent oublier les craintes qu’il avait eues la veille que lady Ashton n’eût employé quelque manœuvre pour déterminer sa fille à consentir tout d’un coup à un mariage pour lequel elle avait témoigné jusqu’alors le plus grand éloignement, et il perdit par là l’occasion de s’assurer par lui-même des véritables sentiments de Lucie.

Le père et le fils sortirent du salon avec le capitaine, et lady Ashton ne tarda pas à y rentrer suivie de sa fille. Lucie parut à Bucklaw telle qu’il l’avait vue précédemment, plutôt calme qu’agitée ; mais un meilleur juge que lui aurait eu peine à décider si ce calme avait pour cause l’indifférence ou le désespoir. Il était d’ailleurs trop ému lui-même pour pouvoir soumettre à un examen attentif les dispositions de la jeune personne ; il bégaya deux ou trois phrases incohérentes, confondit tout ce qu’il voulait dire et resta court avant d’avoir pu finir son discours.

Miss Ashton l’avait écouté, ou du moins avait eu l’air de l’écouter. Mais elle ne lui fit aucune réponse, et continua à s’occuper d’un ouvrage de broderie auquel elle paraissait donner toute son attention, soit par instinct, soit par habitude. Lady Ashton était assise à peu de distance dans une embrasure de croisée, et voyant que Bucklaw était au bout de son rôle, et que sa fille gardait le silence, elle s’écria d’un ton qui tenait le milieu entre la douceur et le reproche : – Lucie ? eh bien ! ma chère, à quoi pensez-vous donc ? N’avez-vous pas entendu ce que M. Bucklaw vient de vous dire ?

L’esprit de la malheureuse fille paraissait n’avoir pas conservé le souvenir de la présence de sa mère. Elle tressaillit a sa voix, laissa tomber son aiguille et prononça, à la hâte et presque tout d’une haleine, ces paroles contradictoires. – Non, madame. Si, milady. Je vous demande pardon. Je n’ai pas entendu.

– Vous n’avez pas besoin de rougir, mon enfant, et encore moins de pâlir et de trembler, dit lady Ashton en s’approchant d’elle. Nous savons qu’une jeune demoiselle bien née ne doit pas se montrer empressée d’écouter les compliments des jeunes gens. Mais vous devez songer que M. Hayston est autorisé par vos parents à vous parler comme il vient de le faire, et que vous avez consenti à l’écouter favorablement. Vous savez combien votre père et moi nous avons à cœur de vous voir faire un mariage si sortable.

Le ton avec lequel lady Ashton prononçait ces paroles respirait la douceur et la tendresse maternelle, mais ses regards, dirigés vers sa fille, lui intimaient en même temps un ordre rigoureux et sévère. Il s’agissait de tromper Bucklaw, ce qui n’était pas très difficile ; mais la pauvre Lucie s’était accoutumée à lire dans les yeux de sa mère ses moindres volontés, quand même celle-ci jugeait à propos de n’en instruire qu’elle.

Miss Ashton, assise sur sa chaise dans un état d’immobilité parfaite, paraissait frappée de terreur, roulant autour d’elle des yeux égarés, et continuant à garder le silence. Bucklaw, qui, pendant tout ce temps, s’était promené en long et en large dans le salon, était parvenu à retrouver sa présence d’esprit, et s’arrêtant tout à coup en face de Lucie : – Je crois, miss Ashton, lui dit-il, que j’ai joué le rôle d’un sot. J’ai voulu vous parler comme on dit que les jeunes filles aiment qu’on leur parle ; vous n’y avez rien compris, et cela ne m’étonne point, car du diable si j’y comprends rien moi-même ! Mais, une fois pour toutes, je veux m’expliquer en bon Écossais. Votre père et votre mère consentent que je vous épouse ; je vous dirai donc que, si vous voulez accepter pour mari un jeune homme franc et loyal qui jamais ne vous contrariera en la moindre chose, vous n’avez qu’un mot à dire. Je vous mettrai à la tête du plus bel établissement qui soit dans le Lothian ; vous choisirez entre le château de Girningham et celui de Bucklaw ; vous aurez la maison de lady Girnington à Édimbourg dans Canongate ; vous irez où il vous plaira ; vous ferez ce que vous voudrez ; vous verrez qui bon vous semblera. Cela est clair. Seulement je réserve un coin au bas bout de la table pour un mauvais sujet de mes amis, de la compagnie duquel je me passerais fort bien, si ce coquin n’avait eu l’art de me persuader qu’elle m’est absolument nécessaire ; ainsi j’espère que vous ne bannirez pas Craigengelt, quoique certainement il ne soit pas difficile de trouver meilleur société.

– Fi donc, Bucklaw, fi donc ! s’écria lady Ashton : comment pouvez-vous supposer que Lucie ait la moindre idée de bannir de chez vous cette franche et bonne créature, le brave capitaine Craigengelt ?

– Il est très vrai, milady, que la franchise, l’honnêteté et la bravoure sont trois qualités qu’il possède au même degré. Mais ce n’est pas ce dont il s’agit. Le drôle connaît ma manière d’être, il sait se rendre utile, il se plie à toutes mes fantaisies, et, comme je vous le disais, j’aurais peine à m’en passer. Mais encore un coup ce n’est pas ce dont il s’agit, et puisque j’ai eu assez de courage pour vous faire directement ma proposition, miss Ashton, je serais charmé de recevoir une réponse de votre propre bouche.

– Mon cher Bucklaw, dit lady Ashton, permettez-moi de venir au secours de la timidité de ma fille. Je vous dis en sa présence qu’elle a déjà consenti à se laisser guider par son père et par moi dans cette affaire. – Ma chère Lucie, ajouta-t-elle en combinant, suivant son usage, un ton de tendresse avec un regard impérieux, parlez vous-même ; ce que je dis n’est-il pas l’exacte vérité ?

– J’ai promis de vous obéir, répondit sa victime d’une voix faible et tremblante, mais à une condition.

– Elle veut dire, reprit sa mère, qu’elle attend la réponse à la demande qu’elle a adressée à Ratisbonne, ou à Vienne, ou à Paris, pour être dégagée de la promesse qu’un homme artificieux avait eu l’art d’obtenir d’elle. Je suis sûre, mon cher Bucklaw, que vous ne la blâmerez point d’avoir sur cet article une délicatesse que nous devons tous apprécier et partager.

– Cela est juste, parfaitement juste, dit Bucklaw, et il fredonna en même temps ce refrain d’une vieille chanson :

Oublions le premier amour.

Et puis un autre aura son tour.

– Mais il me semble, ajouta-t-il, que vous auriez déjà eu le temps de recevoir cinq ou six réponses de Ravenswood. Du diable si je ne vais pas lui en demander une moi-même, si miss Ashton veut m’en charger.

– C’est à quoi nous ne pouvons consentir, dit lady Ashton. Nous avons eu déjà bien de la peine à empêcher mon fils Douglas de faire cette démarche, et elle serait peu convenable de votre part. Nous vous aimons trop pour souffrir que vous alliez faire une telle demande à un homme du caractère de celui dont il s’agit. Mais, au fait, tous les amis de notre famille sont d’avis que, comme cet homme, indigne de tant d’égards, n’a pas daigné faire de réponse, son silence doit être regardé comme un consentement. Un contrat n’est-il pas censé rompu quand les parties intéressées n’insistent pas pour qu’il soit exécuté ? C’est l’opinion bien prononcée de Sir William, qui doit s’y connaître, et ma chère Lucie elle-même devrait partager…

– Madame, s’écria Lucie avec une énergie dont on ne l’aurait pas crue capable, ne me pressez pas davantage. Si ce malheureux engagement est annulé, je vous ai déjà dit que vous disposerez de moi comme vous le voudrez. Mais jusqu’alors je serais coupable aux yeux de Dieu et des hommes si je faisais ce que vous me demandez.

– Mais, ma chère amie, si cet homme s’opiniâtre à garder le silence…

– Il me répondra. Il y a six semaines que je lui ai envoyé par une voie très sûre un duplicata de ma première lettre.

– Vous ne l’avez pas fait ; vous n’auriez pas osé le faire ! s’écria lady Ashton avec un emportement qui n’était guère d’accord avec le ton de douceur qu’elle avait affecté de prendre ; mais reconnaissant sa faute sur-le-champ : – Ma chère Lucie, ajouta-t-elle en reprenant un ton mielleux, comment avez-vous pu faire un telle démarche ?

– Peu importe, dit Bucklaw ; j’approuve et je respecte la façon de penser de miss Ashton : tout ce que je regrette, c’est de n’avoir pas été le porteur de sa dépêche.

– Et combien de temps, miss Ashton, lui demanda sa mère d’un ton ironique, devons-nous attendre le retour de votre Pacolet ? car vous avez sans doute employé quelque substance aérienne ; nos simples courriers de chair et d’os n’étaient pas dignes d’être chargés d’un message si important.

– J’ai compté les semaines, les jours, les heures et les minutes, répondit Lucie ; et, si je n’ai pas une réponse dans huit jours, j’en conclurai qu’il est mort. Jusqu’à ce moment, monsieur, ajouta-t-elle en se tournant vers Bucklaw, je vous aurai une obligation véritable si vous pouvez obtenir de ma mère qu’elle ne me presse pas davantage à ce sujet.

– J’en fais la demande formelle à lady Ashton, s’écria Bucklaw : sur mon honneur, miss Lucie, je respecte vos sentiments, et, quoique je désire plus vivement que jamais de voir la fin de cette affaire, je vous jure que j’y renoncerais si l’on vous pressait de manière à vous causer un seul instant de désagrément.

– Monsieur Bucklaw ne doit craindre rien de semblable, dit lady Ashton pâlissant de colère, quand c’est le cœur d’une mère qui veille au bonheur de sa fille. Me permettrez-vous de vous demander, miss Ashton, dans quels termes était conçue la lettre que vous avez jugé à propos d’écrire ?

– Ce n’était, répondit Lucie, que la copie exacte de celle que vous m’aviez précédemment dictée.

– Ainsi donc, ma chère Lucie, dit sa mère en reprenant un accent affectueux, nous pouvons espérer que dans huit jours vous mettrez fin à toute cette incertitude ?

– Je n’entends pas que miss Ashton soit serrée de si près, madame, s’écria Bucklaw, qui, quoique bizarre, étourdi et inconséquent, n’était pas dépourvu de sensibilité : des messagers peuvent être arrêtés, retardés en route par des événements imprévus. Un cheval déferré m’a une fois fait perdre une journée entière. Permettez-moi de consulter mon agenda. C’est d’aujourd’hui en vingt jours la fête de Saint-Judes. J’ai plus d’une affaire d’ici là, et il faut que je sois la veille à Caverton-Edge pour voir une course entre la jument noire du laird de Kittlegirth et le cheval bai de quatre ans de Johnston le marchand de farine. Mais n’importe, en courant toute la nuit, je puis être ici le lendemain. J’espère donc que comme, d’ici à cette époque, je n’importunerai pas davantage miss Ashton, vous, milady, sir William et le colonel Douglas, vous voudrez bien aussi lui laisser la tranquillité nécessaire pour faire ses réflexions et prendre son parti.

– Vous êtes généreux, monsieur, dit Lucie.

– De la générosité ! non. Je ne suis, comme je vous l’ai dit, qu’un jeune homme un peu étourdi, mais franc et loyal, et je travaillerai à vous rendre heureuse, si vous me le permettez, et si vous m’en donnez les moyens.

À ces mots, il la salua avec plus d’émotion qu’on n’en devait attendre de son humeur habituelle, et se prépara à sortir. Lady Ashton le suivit en l’assurant que Lucie rendait justice à la sincérité de son attachement, et en l’engageant à voir sir William avant son départ. – Puisque nous devons être prêts, ajouta-t-elle en se retournant vers sa fille, à signer, le jour de Saint-Judes, le bonheur de toute la famille…

– Le bonheur de toute la famille ! s’écria douloureusement Lucie tandis que la porte du salon se fermait : dites plutôt l’arrêt de ma mort ! Et joignant sur sa poitrine ses mains desséchées par le chagrin, elle se laissa tomber sur un fauteuil dans un état voisin de l’anéantissement.

Elle en fut bientôt retirée par les cris bruyants de son jeune frère Henry, qui venait lui rappeler la promesse qu’elle lui avait faite de lui donner deux aunes de ruban écarlate pour lui faire des nœuds de jarretières.

Lucie se leva d’un air résigné, et ouvrant une petite boîte d’ivoire, y prit le ruban que son frère désirait, en coupa la longueur convenable et lui en fit deux nœuds de jarretières, comme il voulut.

– Ne fermez pas votre boîte si vite, s’écria Henry, il faut que vous me donniez encore de votre fil d’argent pour attacher les sonnettes aux pattes de mon faucon. Ce n’est pas qu’il le mérite, car, malgré le mal que j’ai eu à le dénicher, malgré la peine que j’ai prise à l’élever, je crains qu’il ne soit jamais bien dressé ; car, après avoir enfoncé ses serres dans le corps d’une perdrix, il la lâche tout à coup et la laisse échapper. Or que peut devenir le pauvre oiseau blessé de cette manière ? Il faut qu’il aille mourir sous le premier genêt ou la première bruyère qu’il peut rencontrer.

– Vous avez raison, Henry, vous avez bien raison, dit tristement Lucie en tenant toujours la main de son frère, après lui avoir donné le fil qu’il venait de lui demander. Mais il existe dans le monde d’autres oiseaux de proie que votre faucon, et encore plus d’oiseaux blessés qui ne désirent que de mourir en paix, et qui cherchent en vain une bruyère ou un genêt pour y cacher leur tête.

– Ah ! voilà une phrase que vous avez trouvée dans quelqu’un de vos romans, dit Henry, et Sholto prétend que cela vous tourne la tête. Mais j’entends Norman siffler le faucon, il faut que j’aille lui attacher ses sonnettes.

À ces mots, il partit avec la joyeuse insouciance de la jeunesse, laissant sa sœur à l’amertume de ses réflexions.

– Il est donc décidé, dit-elle, que je dois être abandonnée par tout ce qui respire, même par ceux qui doivent me chérir le plus ! Je ne vois près de moi que ceux qui m’entraînent à ma perte. Cela doit être ainsi : seule, et sans prendre conseil de personne, je me suis précipitée dans le danger ; il faut, seule et sans conseil, que j’en sorte ou que je meure.

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