Ce son impérieux annonce un Montaigu.
Donnez-moi mon épée. Il m’est permis, je pense
De le sacrifier à ma juste vengeance.
On immole sans crime un pareil ennemi.
Roméo et Juliette.
À peine miss Ashton avait-elle laissé tomber sa plume que la porte du salon s’ouvrit, et Ravenswood parut.
Lockard et un autre domestique qui avaient inutilement tenté de lui fermer le passage, étaient immobiles de surprise, et ce sentiment se communiqua bientôt à tous ceux qui se trouvaient dans l’appartement. La surprise du colonel était mêlée de colère, Bucklaw n’exprimait la sienne que par un air d’indifférence hautaine, sir William était déconcerté, lady Ashton évidemment consternée, Craigengelt, à demi caché derrière le colonel et Bucklaw, semblait réfléchir s’il ne ferait pas prudemment de s’absenter, le ministre, les mains levées vers le ciel, paraissait lui adresser une prière mentale et Lucie, immobile comme une statue, semblait sous le charme fatal d’une apparition surnaturelle. La présence d’Edgar pouvait bien en donner l’idée, car son air pâle et défait le faisait ressembler à un spectre plus qu’à une créature vivante.
Il s’arrêta au milieu du salon, vis-à-vis de la table près de laquelle Lucie était encore, et, comme si elle eût été seule dans la chambre, il fixa les yeux sur elle avec l’expression d’un profond chagrin et d’une vive indignation. Son manteau de voyage à l’espagnole, qui ne tenait plus qu’à une seule de ses épaules, déployait ses larges plis. Le reste de son riche costume était souillé de toute la boue qu’il avait ramassée dans une longue course faite à franc étrier jour et nuit. Il avait une épée au côté et des pistolets à sa ceinture. Un chapeau rabattu, qu’il n’avait pas ôté en entrant, donnait un air encore plus sombre à ses traits maigris par le chagrin et par une longue maladie ; sa physionomie, naturellement fière et sérieuse, avait quelque chose de farouche et de sauvage. Sa chevelure en désordre, dont son chapeau laissait échapper une partie, et la fixité de son regard donnaient à sa tête le caractère d’un buste en marbre. Il ne prononça pas un seul mot, et deux minutes se passèrent dans un profond silence.
Ce silence fut enfin rompu par lady Ashton, à qui ce court intervalle avait suffi pour rendre une partie de son audace naturelle. Elle demanda la raison de cette brusque arrivée.
– C’est à moi, madame, dit le colonel, qu’il appartient de faire cette question, et je prie le Maître de Ravenswood de me suivre dans un endroit où il pourra m’y répondre à loisir.
– Personne au monde, s’écria Bucklaw, ne peut me disputer le droit de demander au Maître de Ravenswood l’explication de sa conduite. Craigengelt, dit-il à demi-voix en se tournant vers le capitaine, que diable avez-vous donc à trembler ? Allez me chercher mon épée dans la galerie.
– Je ne céderai à qui que ce soit, dit le colonel, le droit que j’ai de demander raison à l’homme qui vient de faire une insulte sans exemple à ma famille.
– Patience, messieurs, dit Ravenswood en fronçant le sourcil et en étendant la main vers eux comme pour leur imposer silence et faire cesser leur altercation, patience : si vous êtes aussi las de vivre que je le suis, je trouverai le temps et le lieu de jouer ma vie contre l’une des deux vôtres ou contre toutes les deux ; mais, quant à présent, je n’ai pas le temps d’écouter des querelles de têtes légères.
– De têtes légères ! répéta le colonel en tirant son épée à demi hors du fourreau, tandis que Bucklaw recevait la sienne des mains de Craigengelt et en saisissait la poignée.
Sir William Ashton, alarmé pour la sûreté de son fils, s’élança entre les jeunes gens et Ravenswood en s’écriant : – Mon fils, je vous l’ordonne ; Bucklaw, je vous en conjure ! La paix, messieurs, je la réclame au nom de la reine et de la loi.
– Au nom de la loi de Dieu, dit Bidebent s’avançant aussi entre le colonel et Bucklaw et l’objet de leur ressentiment ; au nom de celui qui a proclamé la paix sur la terre et la charité parmi les hommes, je vous supplie, je vous conjure, je vous ordonne de ne commettre aucun acte de violence. Dieu hait l’homme altéré de sang, celui qui frappe du glaive périra par le glaive.
– Monsieur, dit le colonel en se tournant brusquement vers lui, me prenez-vous pour une brute ou pour quelque chose de plus stupide encore, vous qui m’invitez à supporter un tel affront dans la maison de mon père ? Laissez-moi, Bucklaw ; il faut qu’il me rende raison à l’instant, ou, de par le ciel ! je lui passe mon épée au travers du corps dans cette salle même.
– Vous ne le toucherez pas, répondit Bucklaw en portant la main à son épée ; il m’a une fois donné la vie et, quand le diable devrait vous emporter, vous, le château et toute la famille, personne ne l’attaquera en ma présence si ce n’est de franc jeu.
Les passions de ces deux jeunes gens se contredisant ainsi donnèrent à Ravenswood le temps de s’écrier : – Silence, messieurs ! si l’un de vous a réellement envie de mettre mon bras à l’épreuve, qu’il ait un peu de patience, il n’aura pas longtemps à attendre.
Je n’ai affaire ici que pour quelques instants. Est-ce bien là votre écriture, madame ? demanda-t-il à Lucie d’un ton plus doux, en lui présentant la lettre qu’il en avait reçue.
Un oui balbutié, plutôt que prononcé, s’échappa comme à regret de ses lèvres tremblantes.
– Et ceci est-il aussi votre écriture ? lui demanda-t-il en lui montrant la promesse de mariage qu’elle lui avait donnée.
Lucie garda le silence. La terreur, l’amour, le regret, le désespoir, tous les sentiments agissant en ce moment sur son cœur troublèrent son esprit plus que jamais, et il est probable qu’elle ne comprit pas même la question qui venait de lui être adressée.
– Si vous avez dessein, monsieur, dit sir William, de fonder sur cette pièce quelques prétentions légales, vous ne devez pas vous attendre à recevoir de réponse à des questions extrajudiciaires.
– Sir William Ashton, répondit Ravenswood, je vous prie, ainsi que tous ceux qui m’entendent, de ne pas vous méprendre sur mes intentions. Si miss Ashton, de son plein gré, désire que notre engagement soit annulé, comme sa lettre semble l’indiquer, il n’existe pas sur la terre une feuille flétrie par le vent d’automne qui n’ait plus de valeur à mes yeux que le papier que je tiens en main ; mais je veux entendre la vérité de sa bouche. Je ne sortirai pas d’ici sans avoir eu cette satisfaction. Vous pouvez m’écraser par le nombre, je le sais, mais prenez-y garde ; je suis armé, je suis au désespoir, et je ne périrai pas sans vengeance. Voici ma résolution, pensez-en ce qu’il vous plaira. J’apprendrai d’elle-même quels sont ses sentiments, je l’apprendrai d’elle seule, de sa propre bouche, sans témoins. Maintenant voyez ce que vous avez à faire, ajouta-t-il en tirant son épée d’une main et en prenant de l’autre un pistolet qu’il arma, mais en tournant vers la terre la pointe de l’une et le bout de l’autre ; voyez si vous voulez que le sang ruisselle dans ce salon, ou si vous m’accorderez avec ma fiancée l’entrevue décisive que les lois de Dieu et de notre pays m’autorisent à exiger.
Le son de sa voix et l’action dont elle était accompagnée en imposèrent à tout le monde. L’accent énergique du vrai désespoir manque rarement de faire taire les passions plus faibles qui le combattent. Le ministre fut le premier à rompre le silence.
– Au nom de Dieu, s’écria-t-il, ne rejetez pas l’ouverture de paix que va vous faire le plus humble de ses serviteurs. L’honorable Maître de Ravenswood met beaucoup de violence dans la demande qu’il vient de vous faire, mais elle n’est pourtant pas tout à fait déraisonnable. Souffrez qu’il apprenne de la propre bouche de miss Ashton qu’elle s’est fait un devoir de céder aux désirs de ses parents et qu’elle se repent de l’engagement inconsidéré qu’elle a contracté avec lui. Alors il se retirera chez lui en paix et ne vous fatiguera plus de sa présence. Hélas ! les suites du péché de notre premier père se font bien sentir chez ses enfants régénérés ! comment pourrions-nous espérer d’en trouver exempts ceux qui, étant encore garrottés des liens de l’iniquité, se laissent entraîner par le torrent des passions humaines ! Accordez-lui donc l’entrevue sur laquelle il insiste. Elle ne peut occasionner qu’une douleur momentanée à cette honorable jeune demoiselle, et cette peine d’un instant est-elle à comparer avec l’effusion de sang qui peut résulter d’un refus ? je le répète encore, consentez à ma demande. Il est de mon devoir d’agir en ce moment comme médiateur, comme pacificateur. Consentez-y.
– Jamais ! répondit lady Ashton, dans le cœur de laquelle la surprise et la terreur avaient fait place à la rage : jamais cet homme n’aura un entretien secret avec ma fille, avec la fiancée d’un autre. Sortira d’ici qui voudra : quant à moi, j’y reste. Je ne crains ni sa violence ni ses armes, quoique des gens qui portent mon nom, ajouta-t-elle en jetant un regard courroucé sur le colonel, aient l’air d’en être intimidés.
– Pour l’amour du ciel ! madame, s’écria le digne ministre, ne jetez pas d’huile sur le feu. Je suis certain que le Maître de Ravenswood, prenant en considération l’état de la santé de miss Ashton et les devoirs que vous avez à remplir en qualité de mère, ne s’opposera point à ce que vous soyez présente à cet entretien. Je lui demanderai aussi la permission de m’y trouver. Qui sait si mes cheveux blancs ne serviront pas à rétablir la paix ?
– Je consens de tout mon cœur que vous y assistiez, monsieur, dit le Maître de Ravenswood, et lady Ashton peut y rester aussi, si bon lui semble ; mais il faut que tous les autres se retirent.
– Ravenswood, dit le colonel en passant près de lui, vous me rendrez raison de cette conduite avant qu’il soit longtemps.
– Quand il vous plaira, répondit Edgar.
– Mais auparavant, lui dit à son tour Bucklaw, n’oubliez pas que nous avons un compte à régler ensemble, et qu’il ne date pas seulement d’aujourd’hui.
– Arrangez cela comme vous l’entendrez, répondit Ravenswood, mais laissez-moi en paix aujourd’hui. Demain je n’aurai rien de plus à cœur que de vous donner toutes les satisfactions que vous pourrez désirer.
Bucklaw et le colonel sortirent du salon, précédés par le capitaine Craigengelt.
Sir William les suivit, mais il s’arrêta à la porte, et se retournant vers Edgar : – Maître de Ravenswood, lui dit-il d’un ton conciliant, je crois que je n’avais rien fait pour mériter un tel affront. Si vous voulez remettre votre épée dans le fourreau et me suivre dans mon cabinet, je me flatte de pouvoir vous démontrer, par les arguments les plus satisfaisants, l’irrégularité de votre démarche, l’inutilité…
– Demain, monsieur, demain ! s’écria Ravenswood en l’interrompant, j’écouterai demain tout ce qu’il vous plaira : mais cette journée est consacrée à une affaire sacrée.
En même temps il fit un geste de la main pour lui montrer la porte, et sir William se retira.
Edgar alors remit son épée dans le fourreau, désarma son pistolet, le replaça dans sa ceinture, s’avança d’un pas assuré vers la porte du salon, en poussa le verrou, revint près de la table, ôta son chapeau, et, fixant sur Lucie des yeux où l’on ne voyait plus que l’expression d’un violent chagrin, sans mélange de colère : – Me reconnaissez-vous, miss Ashton ? lui demanda-t-il en rejetant en arrière les cheveux qui lui couvraient le front : je suis encore Edgar Ravenswood. – Lucie ne répondit rien.
– Oui, je suis encore, continua-t-il avec un ton dont la véhémence augmentait à mesure qu’il parlait, cet Edgar Ravenswood qui, pour l’amour de vous, a manqué au serment de vengeance qu’il avait solennellement prononcé, et dont tout lui faisait un devoir sacré, qui a oublié ce que l’honneur exigeait de lui, qui a pardonné, qui a même serré avec amitié la main de l’oppresseur de sa famille, de l’usurpateur de ses biens, du meurtrier de son père…
Lady Ashton l’interrompit. – Ma fille n’a pas dessein, dit-elle, de contester l’identité de votre personne. Si elle en pouvait douter, le fiel qui distille de votre bouche suffirait pour la convaincre qu’elle entend parler en ce moment le plus mortel ennemi de son père.
– Encore un instant de patience, madame, dit Ravenswood : ce n’est pas avec vous que j’ai demandé à avoir un entretien. Il faut que j’obtienne une réponse de la bouche de votre fille. Encore une fois, miss Ashton, je suis ce Ravenswood avec qui vous vous êtes liée par un engagement solennel. Est-il bien vrai que vous désiriez aujourd’hui qu’il soit annulé ?
Tout le sang de la pauvre Lucie était glacé dans ses veines, ses lèvres restaient muettes. Enfin faisant un effort sur elle-même, elle prononça d’une voix faible ces mots à peine articulés : – C’est ma mère… Lady Ashton se hâta de l’interrompre.
– C’est la vérité, s’écria-t-elle, c’est moi qui, m’y trouvant autorisée par toutes les lois divines et humaines, lui ai conseillé de rompre un engagement aussi malheureux qu’inconsidéré, un engagement déclaré nul par l’autorité des saintes Écritures.
– Des saintes Écritures ! répéta Ravenswood en la regardant d’un air de mépris.
– Citez-lui, monsieur Bidebent, dit lady Ashton, le texte d’après lequel vous-même, après de mûres réflexions, avez déclaré la nullité de l’engagement dont cet homme emporté prétend soutenir la validité.
Le ministre prit une petite bible dans sa poche et y lut ce qui suit :
Si une femme fait un vœu devant le Seigneur, et s’engage par une promesse tandis qu’elle habite la maison de son père, pendant sa jeunesse, et que son père apprenne le vœu et la promesse dont elle a chargé son âme, et n’en témoigne pas de mécontentement, ce vœu et cette promesse seront valides.
– Et n’est-ce pas précisément ce qui nous est arrivé ? s’écria Ravenswood.
– Ne m’interrompez pas, jeune homme, répondit le ministre, et écoutez la suite du texte sacré :
Mais si son père la désapprouve le jour même qu’il en est instruit, aucun des vœux, aucune des promesses dont elle aura chargé son âme ne seront valides. Et le Seigneur lui pardonnera, parce que son père l’aura désapprouvée.
– Eh bien ! s’écria lady Ashton d’un air triomphant, en répétant par dérision les propres paroles d’Edgar, n’est-ce pas précisément ce qui nous est arrivé ? ne sommes-nous point dans le cas prévu par le Livre Saint ? Cet homme niera-t-il que le père et la mère de miss Ashton aient désapprouvé le vœu et la promesse dont elle avait chargé son âme, aussitôt qu’ils en ont été instruits ? ne l’ai-je pas informé par écrit, et dans les termes les plus exprès, de notre détermination à cet égard ?
– Est-ce là tout ? dit Ravenswood. Et se tournant vers Lucie : Et vous, miss Ashton, ajouta-t-il, êtes-vous disposée à renoncer à la foi que vous m’avez jurée, aux sentiments d’une mutuelle affection, à l’exercice de votre libre volonté, pour les misérables sophismes de l’hypocrisie ?
– L’entendez-vous ? dit lady Ashton en s’adressant au ministre ; entendez-vous le blasphémateur ?
– Que Dieu lui pardonne ! répondit Bidebent, et qu’il daigne éclairer son ignorance !
– Avant de sanctionner ce qui a été fait en votre nom, dit Edgar en continuant de s’adresser à Lucie, n’oubliez pas que je vous ai sacrifié l’honneur d’une ancienne famille. En vain mes amis les plus sincères m’ont fait de fortes représentations : je ne les ai point écoutées. Ni les arguments de la raison ni les terreurs de la superstition n’ont pu ébranler ma fidélité. Les morts mêmes sont sortis de leurs tombeaux pour me conjurer de vous oublier, j’ai méprisé cet avertissement. Voulez-vous aujourd’hui me punir de ma constance, percer mon cœur avec les armes mêmes que ma confiance imprudente vous a mises entre les mains ?
– Monsieur Ravenswood, dit lady Ashton, vous avez fait toutes les questions que vous avez jugées convenables ; vous voyez que ma fille est absolument hors d’état d’y répondre, mais je vais le faire pour elle, et d’une manière qui ne vous laissera, je crois, rien à répliquer.
Vous voulez savoir si Lucie Ashton, librement et volontairement, désire annuler l’engagement qu’elle a eu la faiblesse de se laisser persuader de contracter ? Vous avez sous les yeux la lettre qu’elle vous a écrite pour vous le demander. Mais si cela ne suffit pas pour vous convaincre, je puis vous en donner une preuve encore plus forte. Jetez les yeux sur ce papier ; c’est le contrat de mariage de ma fille avec M. Hayston de Bucklaw, et elle vient de le signer en présence de ce respectable ministre.
Ravenswood prit un instant le contrat et le rejeta avec indignation sur la table. – Et n’a-t-on pas employé la fraude, la compulsion, demanda-t-il à M. Bidebent, pour déterminer miss Ashton à signer ce papier ?
– Non, répondit-il ; je l’atteste sur mon honneur, sur mon caractère sacré.
– Vous aviez raison, madame, dit alors Edgar à lady Ashton : cette preuve est véritablement sans réplique, et il serait aussi honteux pour moi qu’inutile de perdre un seul instant de plus à faire des remontrances et des reproches. – Voici, miss Ashton, dit-il en plaçant devant elle sa promesse de mariage et la moitié de la pièce d’or qu’ils avaient rompue près de la fontaine de la Syrène, voici les gages de votre premier engagement. Puissiez-vous être plus fidèle au second que vous venez de former ! Je vous prierai maintenant de me rendre les mêmes preuves de ma confiance mal placée, je devrais dire de mon insigne folie.
En lui parlant ainsi, il jetait sur elle un regard qui peignait le dépit et le mépris, et les yeux égarés de Lucie semblaient annoncer que son esprit troublé concevait à peine ce qui se passait. Il paraît pourtant qu’elle comprit en partie ce qu’il lui demandait, car elle leva les mains vers son cou comme pour détacher un ruban bleu auquel était suspendue la seconde moitié de la pièce d’or. Elle ne put y réussir, et lady Ashton, prenant des ciseaux, coupa le ruban, et remit au Maître de Ravenswood, en le saluant d’un air de hauteur, le gage de l’engagement qu’il avait contracté, ainsi que la promesse de mariage qu’il avait donnée à Lucie et dont elle s’était emparée depuis longtemps.
– Est-il possible, s’écria Edgar d’un ton adouci, qu’elle portât encore ainsi le gage de ma foi dans son sein ! contre son cœur ! même à l’instant où elle… Mais à quoi bon faire de nouvelles plaintes ? Et, essuyant une larme qui venait de mouiller ses yeux, il reprit sa sombre fierté. Saisissant les deux promesses et les deux moitiés de la pièce d’or, il s’approcha de la cheminée, les jeta dans le feu avec un mouvement de violence et frappa les charbons du talon de sa botte, comme pour assurer leur prompte destruction.
– Je ne vous importunerai pas plus longtemps de ma présence, milady, dit-il alors à lady Ashton, et je ne me vengerai de tous les maux que vous avez voulu me faire et que vous m’avez faits qu’en souhaitant que ce soient les dernières manœuvres que vous employiez contre l’honneur et le bonheur de votre fille. Quant à vous, miss Ashton, je n’ai rien de plus à dire, si ce n’est que je conjure le ciel de ne pas vous punir d’un parjure dont vous vous êtes rendue coupable volontairement et de propos délibéré.
À peine avait-il ainsi parlé qu’il sortit brusquement de la salle.
Sir William avait employé tour à tour les prières et l’autorité pour retenir son fils et Bucklaw dans une autre partie du château, afin qu’ils ne rencontrassent plus Ravenswood avant son départ. Mais, comme celui-ci traversait le vestibule, il y trouva Lockard qui lui remit un billet signé Sholto Douglas Ashton, qui lui demandait où il pourrait trouver le Maître de Ravenswood dans quatre ou cinq jours, attendu qu’il avait une affaire essentielle à régler avec lui aussitôt après un événement important qui devait se passer incessamment dans sa famille.
– Dites au colonel Ashton, répondit-il avec sang-froid, qu’il me trouvera à Wolfcrag quand bon lui semblera.
Comme il descendait l’escalier extérieur qui conduisait de la terrasse dans la cour, il fut encore arrêté par le capitaine Craigengelt, qui lui exprima l’espérance qu’avait le laird de Bucklaw que Ravenswood ne quitterait pas l’Écosse avant huit ou dix jours, attendu qu’il avait dessein de lui offrir les remerciements qu’il lui devait pour toutes les honnêtetés qu’il en avait reçues, tant ce jour-là qu’antérieurement.
– Dites à votre maître, répondit Edgar avec un air de fierté méprisante, qu’il peut choisir le temps qui lui conviendra ; il me trouvera à Wolfcrag, si quelque autre ne l’a pas prévenu dans ses projets.
– Mon maître ! répéta Craigengelt, encouragé par la présence du colonel et de Bucklaw, qu’il aperçut au bas de la terrasse. Permettez-moi de vous dire que je ne souffrirai pas qu’on me parle de la sorte, et que je ne connais personne sur la terre qu’on puisse nommer mon maître.
– Va donc le chercher dans les enfers ! s’écria Ravenswood, s’abandonnant à la colère qu’il avait réprimée jusqu’alors. Et en même temps il poussa le capitaine avec une telle force que celui-ci roula sur les escaliers jusqu’au bas de la terrasse et y resta quelques minutes comme étourdi, jusqu’à ce que Bucklaw fût venu le relever en riant aux éclats.
– Que je suis insensé ! pensa Ravenswood en continuant à s’éloigner. Un tel misérable n’est-il pas indigne de ma colère ?
Il monta alors sur son cheval, qu’il avait attaché en arrivant à une balustrade en face du château, marcha à petits pas jusqu’à ce qu’il fût arrivé près du colonel et de Bucklaw, les salua d’un air fier en passant près d’eux, et les regarda fixement l’un après l’autre, comme pour leur dire : – Je suis prêt maintenant, avez-vous quelque chose à me dire ? Ils lui rendirent son salut en silence, et il continua à marcher très lentement jusqu’à l’avenue qui conduisait au château, pour leur prouver qu’il ne cherchait pas à les éviter. Quand il y fut entré, il se retourna un instant, et, ne les apercevant plus, il pressa de l’éperon les flancs de son cheval et disparut avec la même promptitude qu’un démon chassé par un exorciste.