De la chambre nuptiale
Quel est donc celui qui sort ?
C’est Azrael, c’est l’ange de la mort.
SOUTHEY, Thalaba.
Après cette scène terrible, on transporta Lucie dans sa chambre, et elle y resta quelque temps plongée dans une sorte d’anéantissement. Le lendemain elle parut avoir recouvré ses forces et sa résolution, mais on découvrit en elle de nouveaux symptômes qui firent concevoir des alarmes même à lady Ashton. Tantôt elle montrait une légèreté, une gaîté même qui n’était, d’accord ni avec son caractère habituel ni avec la situation où elle se trouvait ; tantôt elle était sombre et morose, et refusait de répondre à toutes les questions qu’on pouvait lui faire ; tantôt enfin elle était capricieuse, opiniâtre, et parlait avec une volubilité que rien ne pouvait arrêter : changements qui se succédèrent plusieurs fois dans la journée. On fit venir les médecins, qui ne comprirent rien à sa maladie, assurèrent qu’elle ne souffrait que d’une violente agitation mentale et qu’il ne lui fallait qu’un exercice modéré et de la dissipation.
Jamais Lucie ne parla de ce qui s’était passé le jour de la signature de son contrat de mariage avec Bucklaw ; il paraît même que sa mémoire n’en avait conservé aucune trace, car il la vit plusieurs fois porter la main à son cou, comme si elle eût cherché le ruban qu’on en avait détaché, et elle disait avec un accent de surprise et de mécontentement :
– C’était le lien qui m’attachait à la vie.
Malgré ces symptômes affligeants, lady Ashton n’en persista pas moins dans ses projets et ne voulut pas même en retarder l’exécution. Elle n’était pourtant pas sans quelque embarras pour sauver les apparences à l’égard de Bucklaw, car elle savait parfaitement que s’il voyait dans sa fille une répugnance prononcée pour ce mariage, il y renoncerait sans hésiter ; ce qu’elle regardait comme un affront et une honte pour elle-même, après tout ce qu’elle avait fait pour le faire réussir. Elle résolut donc que le mariage aurait lieu le jour qui avait été déterminé, si Lucie continuait à se prêter passivement à ce qu’on exigeait d’elle. Elle se flatta que le changement de séjour et une nouvelle situation dans le monde la guériraient plus promptement que les lentes mesures conseillées par les médecins.
Les vues ambitieuses de sir William pour l’agrandissement de sa famille, le désir qu’il avait de trouver dans Bucklaw, dans ses parents et ses amis, un nouvel appui contre le parti du marquis d’Athol le portèrent à approuver une précipitation à laquelle il n’aurait peut-être pas osé s’opposer, quand même il en aurait eu la volonté. Bucklaw et le colonel protestèrent qu’après ce qui s’était passé ce serait une honte de retarder d’une heure l’époque fixée pour le mariage, attendu qu’on pourrait attribuer ce délai à la crainte que leur auraient inspirée la visite inattendue et les menaces de Ravenswood.
Il est pourtant juste de dire ici que si Bucklaw eût été instruit de la santé, ou, pour mieux dire, de la situation d’esprit de miss Ashton, il n’aurait jamais consenti qu’on brusquât les choses de cette manière ; mais à cette époque il était d’usage en Écosse que, pendant les jours qui précédaient immédiatement le mariage, les futurs époux n’eussent que des entrevues très rares et très courtes ; lady Ashton profita si bien de cette circonstance que Bucklaw ne vit et ne soupçonna rien.
La veille du jour du mariage, Lucie eut un accès de légèreté qui fut d’assez longue durée, et elle passa une partie de la soirée à examiner avec la curiosité et le plaisir d’un enfant tout ce qui devait servir à sa parure et à celle de tous les membres de sa famille.
La matinée de ce jour mémorable fut superbe ; toutes les personnes invitées à la cérémonie arrivèrent successivement, et le château, quelque spacieux qu’il rot, suffisait à peine pour les contenir. Non seulement les parents de sir William Ashton, toute la nombreuse famille des Douglas, tous les amis et alliés de Bucklaw se réunirent pour assister à la célébration du mariage, mais encore presque toutes les familles presbytériennes de distinction, à cinquante milles à la ronde, se firent un point d’honneur de s’y trouver, parce que c’était une occasion de jouir d’un triomphe remporté sur leur ennemi politique, le marquis d’Athol, en la personne de son jeune parent.
On servit aux conviés un déjeuner splendide, après quoi l’on songea à monter à cheval pour se rendre à l’église. La fiancée fut amenée dans le salon par sa mère et son frère Henry. Sa gaîté de la veille était alors remplacée par une sombre mélancolie, mais un air grave et sérieux n’est pas extraordinaire dans une occasion si solennelle, et personne n’y fit attention ; d’ailleurs ses yeux brillaient du feu le plus vif, et ses joues étaient animées de couleurs qu’on ne lui avait pas vues depuis longtemps. Sa beauté, l’élégance de sa parure, l’éclat des bijoux dont elle était couverte la firent accueillir par le murmure le plus flatteur, et les dames elles-mêmes ne purent lui refuser leurs éloges.
Pendant que la compagnie montait à cheval, sir William demanda à Henry pourquoi il avait attaché à son côté une épée d’une grandeur démesurée qui appartenait à son frère le colonel. – Pourquoi, lui dit-il, n’avez-vous pas pris celle que je vous ai fait acheter tout exprès à Édimbourg ?
– Je ne sais ce qu’elle est devenue, répondit Henry ; il m’a été impossible de la trouver.
– Vous l’aurez caché vous-même, lui dit son père, afin d’avoir un prétexte pour porter une épée qui aurait pu servir à sir William Wallace. Mais n’importe, ayez soin de votre sœur et montez à cheval.
Henry lui obéit, et se plaça à côté de Lucie au centre de la brillante cavalcade ; il était en ce moment trop occupé de sa grande épée, de son habit brodé, de son chapeau à plumes et d’un beau cheval qu’il montait pour la première fois pour faire attention à quelque autre chose ; mais il se souvint ensuite, et ne l’oublia jamais, que, lorsqu’il avait pris la main de sa sœur pour l’aider à monter à cheval, il l’avait trouvée froide et humide comme le marbre qui couvre un tombeau.
Après avoir gravi des collines et traversé des vallons, la procession arriva à l’église paroissiale, qui fut bientôt remplie non seulement par les conviés qui étaient au nombre de plus de cent, et par leurs domestiques, mais par les curieux que cette cérémonie avait attirés. Le mariage fut célébré conformément aux rites de l’Église presbytérienne, dont Bucklaw depuis peu avait jugé à propos d’adopter les dogmes.
À la porte de l’église on fit une libérale distribution de vivres aux pauvres des paroisses voisines. On avait chargé de ce soin John Mortsheugh, qui avait été récemment promu au grade important de sacristain de l’église paroissiale de Ravenswood, poste qu’il avait échangé sans regret contre celui de bedeau du cimetière désert de l’Armitage.
Sur une pierre plate couvrant un tombeau étaient assises la vieille Ailsie Gourlay et deux de ses commères, les mêmes qui l’avaient aidée à ensevelir la pauvre Alix. Elles examinaient la part qu’elles avaient reçue dans la distribution des comestibles et la comparaient avec envie à celles qui avaient été données à d’autres.
– Tout brave qu’est John Mortsheugh avec son habit neuf, il aurait dû avoir un peu plus d’égards pour ses vieilles commères, dit Annie Winnie : il ne m’a donné que cinq harengs au lieu de six, encore ont-ils l’air de ne pas valoir une pièce de six sous ; et ce morceau de bœuf, je réponds qu’il pèse une once de moins qu’aucun de ceux qui ont été distribués ; et le vôtre est de meilleure apparence.
– Le mien ! dit la paralytique ; il y a la moitié d’os. Si les riches aiment à voir les pauvres accourir à leurs noces et à leurs funérailles, ils devraient du moins leur donner quelque chose qui en valût la peine, ce me semble.
– Croyez-vous qu’ils nous fassent des présents par amour pour nous ? dit Ailsie ; croyez-vous qu’ils s’inquiètent beaucoup si nous mourons de faim et de froid ? Ils nous donneraient des pierres au lieu de pain si cela pouvait satisfaire de même leur vanité ; ils voudraient que nous eussions de la reconnaissance pour eux, comme s’ils nous faisaient du bien par bonté d’âme !
– Et c’est bien vrai, dit Maggie.
– Mais, Ailsie, dit la boiteuse, vous qui êtes la plus âgée de nous trois, avez-vous jamais vu une plus belle noce ?
– Je ne dirai pas que je n’en ai jamais vu de plus belle, mais je pense que nous reverrons bientôt d’aussi belles funérailles.
– J’en serais tout aussi contente, dit Winnie ; nous ne sommes pas obligées de faire les hypocrites pour souhaiter toutes sortes de prospérités à ces gens de qualité qui nous regardent comme des bêtes brutes. J’aime à mettre dans mon tablier ma part de la gratification des funérailles et à fredonner mon vieux refrain :
Mon pain est sur mon cœur,
Et mon sou dans ma tirelire,
Tu n’en es pas meilleur
Et je n’en suis pas pire !
– Et vous avez raison, dit la paralytique : que le ciel nous envoie une bonne fête de Noël et un cimetière plein !
– Mais je voudrais que vous nous disiez, mère Gourlay, dit la boiteuse tandis que toute la compagnie remontait à cheval à la porte de l’église après la cérémonie, car vous êtes la plus âgée et la plus savante de nous, quelle est, parmi tout ce beau monde, la personne à l’enterrement de laquelle vous croyez que nous viendrons bientôt.
– Voyez-vous cette jeune fille toute brillante d’or et de joyaux, qu’on aide à monter sur un cheval blanc, et qui a derrière elle un jeune homme en habit écarlate avec une épée plus grande que lui ?
– Juste ciel, c’est la mariée ! s’écria Annie Winnie, dont le cœur de marbre ne put se défendre d’un premier mouvement de compassion ; c’est la mariée elle-même ! Quoi ! si jeune, si belle, si riche !… et vous croyez que son temps est si proche ?
– Je vous dis que le linceul qui doit l’ensevelir lui monte déjà jusqu’au cou. Il n’y a plus que quelques grains de sable dans son horloge, et cela n’est pas étonnant, on l’a assez secouée pour le faire tomber plus vite. Les feuilles commencent à se faner sur les arbres, mais elle ne verra pas le vent de la Saint-Martin les éparpiller et les faire voler en tourbillon.
– Vous l’avez gardée trois mois, dit la paralytique, et vous avez reçu trois pièces d’or pour vos peines, ou je suis bien trompée.
– Oui, oui, répondit Ailsie en faisant une affreuse grimace, et sir William m’a promis ensuite une belle chemise rouge, des chaînes, un poteau et un baril de poix, tout cela pour avoir passé quatre vingt-six jours et autant de nuits auprès de sa grande sotte de fille. Que dites-vous d’un pareil présent ? Mais il fera tout aussi bien de le garder pour sa femme.
– J’ai entendu murmurer tout bas, dit Annie Winnie, que lady Ashton n’était pas une femme à qui l’on pût se fier.
– La voyez-vous là-bas, dit Ailsie Gourlay, faire caracoler son cheval gris en sortant du cimetière ? Il y a plus de diablerie dans cette femme toute seule que dans toutes les sorcières écossaises qui ont jamais passé par-dessus le Law de North-Berwick au clair de la lune.
– Qu’est-ce que vous parlez de sorcières ? sorcières vous-mêmes ! s’écria Mortsheugh, qui venait de finir sa distribution. Est-ce que vous venez faire des sortilèges dans mon cimetière pour jeter un charme sur le marié et la mariée ? Allez-vous-en bien vite, car si je prends une courroie, je vous ferai trouver le chemin plus promptement que vous ne le voudriez.
– Eh, mon Dieu ! dit Ailsie Gourlay, comme nous sommes donc fier de notre bel habit neuf et de notre perruque bien poudrée, comme si nous n’avions jamais eu ni soif ni faim nous-même ! Et nous irons sans doute racler de notre violon au château toute la nuit, avec tous les autres musiciens de vingt milles à la ronde ? Mais prenez garde que votre chanterelle ne se rompe, John Mortsheugh, je ne vous dis que cela.
– Bonnes gens, s’écria Mortsheugh en s’adressant aux pauvres qui l’entouraient encore, je vous prends tous à témoin qu’elle me menace de me porter malheur. S’il arrive quelque accident cette nuit à mon violon ou à son maître, elle m’aura jeté une pierre qui lui retombera sur la tête, car je la dénoncerai au presbytère et au synode. Il faut qu’on sache que je suis à moitié ministre, à présent que me voilà sacristain d’une paroisse habitée.
Quoique la haine qui tenait ces vieilles séparées du reste de l’espèce humaine eût fermé leur cœur à toutes les joyeuses impressions d’une fête, il n’en était pas de même pour le reste des villageois. La splendeur des costumes, l’éclat des bijoux, le bel ordre d’une cavalcade nombreuse, et surtout l’attente des divertissements qui se préparaient au château où tous les paysans devaient être admis n’avaient pas manqué de produire sur le peuple leur effet ordinaire. L’air retentissait des cris de vivent Ashton et Bucklaw ! Et des décharges continuelles de pistolets, de fusils et de carabines, pour donner aux époux ce qu’on appelait le coup de feu de la mariée, annonçaient l’enthousiasme de la foule qui entourait et qui suivait les principaux personnages. Il y avait bien çà et là un vieux paysan, une vieille femme qui ricanaient tout bas en voyant la pompe déployée par une famille qui, disaient-ils, n’était née que d’hier, mais, tout en regrettant les nobles et antiques Ravenswood, ils n’en suivaient pas moins le cortège, attirés par la bonne chère qui se préparait au château pour les pauvres comme pour les riches, et reconnaissaient par là, malgré leurs préventions, l’influence de l’Amphitryon où l’on dîne.
Ce fut ainsi qu’accompagnée d’une suite nombreuse de gens de tout âge, de tout rang et de toute condition Lucie retourna dans la maison de son père. Bucklaw usa du privilège qu’il venait d’acquérir de se placer à la droite de sa jeune épouse ; mais, peu habitué à la galanterie, il songeait à faire remarquer qu’il était bon écuyer plutôt qu’à l’entretenir et à lui faire la cour. Ils arrivèrent donc tous deux en silence au château au milieu de mille acclamations de joie.
On sait que les noces se célébraient jadis avec une publicité à laquelle se refuse la délicatesse du siècle où nous vivons. Les convives furent traités avec une profusion que nous n’entreprendrons pas de décrire ; les domestiques dînèrent sur la desserte, et les restes furent distribués à la foule avec assez de tonneaux d’ale pour rendre la fête générale. Pendant que les dames se préparaient pour le bal qui devait avoir lieu dans la soirée, les convives de sir William, réunis dans la salle à manger, portaient des toasts fréquemment réitérés avec les meilleurs vins. Ils restèrent à table fort tard, et un message leur ayant appris que les dames les attendaient avec impatience, ils se levèrent enfin, se débarrassèrent de leurs épées, et se rendirent dans la salle de bal, où déjà la musique se faisait entendre. D’après l’étiquette rigoureuse la mariée aurait dû ouvrir le bal ; mais lady Ashton excusa sa fille sur sa mauvaise santé, et, offrant la main à Bucklaw, se chargea de la suppléer.
Mais, comme elle levait la tête avec grâce, en attendant le coup d’archet qui devait lui donner le signal pour commencer la danse, elle fut frappée d’une telle surprise en voyant le changement qu’on avait opéré dans un des ornements du salon qu’elle laissa échapper l’exclamation : – Qui a osé placer ici ce portrait ?
Tous les yeux suivirent à l’instant la direction qu’avaient prise ceux de lady Ashton, et ceux qui connaissaient l’ameublement ordinaire de cet appartement reconnurent qu’on avait retiré le portrait du père de sir William de la place qu’il occupait encore le matin, et qu’on y avait substitué celui de sir Malise Ravenswood dont les sombres regards semblaient menacer d’une terrible vengeance la compagnie rassemblée.
Cet échange devait avoir été fait pendant le dîner, et l’on ne s’en aperçut que lorsque les lustres et les candélabres eurent été allumés pour le bal. Le colonel voulait qu’on fit sur-le-champ les recherches les plus exactes pour découvrir l’auteur de ce qu’il regardait comme un affront pour sa famille et pour toute la société qui se trouvait chez son père ; mais lady Ashton, plus prudente, dit qu’on ne pouvait en soupçonner qu’une servante subalterne à demi folle, dont l’imagination susceptible avait été exaltée par les histoires qu’Ailsie avait racontées dans la cuisine sur la dernière famille ; car c’est ainsi qu’elle désignait toujours la famille de Ravenswood. Le portrait de mauvais augure fut emporté, et lady Ashton ouvrit le bal. Sa grâce et sa dignité justifiaient presque les éloges de quelques vieillards qui prétendaient qu’aucune dame de la nouvelle génération n’aurait pu lui disputer la palme de la danse.
Lorsque lady Ashton s’assit, elle vit sans surprise que sa fille avait quitté le salon ; elle la suivit elle-même, craignant que le mystérieux incident de la transposition des portraits n’eût fait une impression funeste sur elle. Elle trouva probablement que ses craintes étaient sans fondement, car elle rentra au bout d’une heure, d’un air calme et serein ; et, ayant dit à Bucklaw quelques mots à l’oreille, celui-ci ne tarda pas à s’éclipser pour aller rejoindre son épouse.
Le son joyeux des instruments continuait à se faire entendre, et les danseurs se livraient au plaisir avec toute l’ardeur qu’inspirent la jeunesse et la gaîté, quand un cri aigu et perçant arrêta tout à coup la danse et la musique. Un silence profond régna dans l’appartement, chacun resta immobile dans la position qu’il occupait, et, le même cri s’étant répété, le colonel Ashton saisit un candélabre ; croyant avoir remarqué que ces cris étaient partis de la chambre destinée aux deux époux, il en demanda la clef à son frère Henry, qui en avait la garde comme premier garçon de la noce, et s’y précipita, suivi de sir William et de lady Ashton et de deux proches parents de la famille, tandis que toute la compagnie attendait leur retour avec autant d’inquiétude que d’impatience.
Arrivé à la porte de la chambre, le colonel y frappa, appela sa sœur et Bucklaw, et ne reçut d’autre réponse qu’un faible et long gémissement. Il n’hésita plus à ouvrir la porte, mais quelque chose opposait un obstacle qui céda pourtant facilement au premier effort que fit le colonel pour la pousser. On entra dans l’appartement, et la première chose qu’on aperçut fut le corps de Bucklaw, étendu par terre derrière la porte, et nageant dans son sang. Tous poussèrent à l’instant un cri de surprise et d’horreur qui fut entendu dans le salon, et toute la compagnie, concevant de nouvelles alarmes, se précipita vers l’appartement d’où venait ce bruit.
– Elle l’a tué ! dit tout bas à sa mère le colonel Ashton. Cherchez-la. Et, tirant son épée, il sortit de la chambre, se mit à la porte, et jura que personne n’y entrerait que le ministre et un chirurgien qui se trouvait au château. Bucklaw respirait encore ; on s’empressa de le relever, on le transporta dans un autre appartement, où ses amis le suivirent afin de connaître plus tôt ce que le chirurgien penserait de ses blessures.
Cependant sir William, lady Ashton et les deux parents qui les avaient suivis n’avaient pas trouvé Lucie dans le lit nuptial ni dans la chambre. Comme il n’y existait d’autre porte que celle par laquelle ils étaient entrés, et qu’ils avaient trouvée fermée, ils commencèrent à craindre qu’elle ne se fût jetée par la fenêtre, quand l’un d’eux, faisant des yeux une revue plus attentive de l’appartement, découvrit quelque chose de blanc dans le coin d’une grande cheminée. C’était la malheureuse fille qui était accroupie, ou plutôt blottie dans les cendres. Ses cheveux étaient épars, ses vêtements déchirés et souillés de sang, ses yeux brillaient d’un éclat terne et les convulsions de la démence agitaient ses traits. Quand elle se vit découverte, elle grinça des dents, tendit ses mains ensanglantées avec les gestes frénétiques d’un démoniaque.
On fut obligé d’appeler quelques servantes, car ce ne fut qu’en recourant à la force qu’on put la tirer de la retraite qu’elle avait choisie. Elle n’avait pas jusqu’alors prononcé une seule parole distinctement articulée, et ce ne fut que dans le moment où on la transportait hors de cette chambre qu’elle s’écria avec une espèce de joie sinistre : – Vous avez donc emmené votre beau fiancé ? – On la déposa dans un autre appartement, où plusieurs femmes la suivirent pour veiller sur elle et lui donner les soins que sa situation exigeait.
Il serait impossible de décrire la douleur inexprimable de sa famille, l’horreur et la confusion qui régnèrent dans tout le château, les provocations entre les amis de Bucklaw et ceux de la famille Ashton, les excès de la table ayant échauffé tous les esprits.
Le chirurgien fut le seul qui put obtenir de se faire écouter des deux partis. Il déclara que la blessure de Bucklaw, quoique très dangereuse, ne serait pas mortelle si l’on pouvait lui procurer un repos complet. Cette déclaration réduisit au silence ses amis et ses parents, qui avaient insisté jusqu’alors pour qu’on le transportât sur-le-champ dans celui de leurs châteaux qui était le plus voisin de Ravenswood. Ils exigèrent cependant qu’attendu ce qui venait de se passer, il fût permis à quatre d’entre eux de rester dans le lieu qui avait été le théâtre de cette scène sanglante, et d’y conserver une suite nombreuse et bien armée. Sir William ayant consenti à cette demande par timidité, et le colonel parce qu’il ne put mieux faire et en rongeant son frein, tous les autres amis du marié quittèrent le château à l’instant même, malgré l’obscurité de la nuit.
Après avoir mis le premier appareil sur la blessure de Bucklaw, le chirurgien donna ses soins à miss Ashton, qu’il déclara dans le danger le plus imminent. On appela d’autres médecins qui partagèrent tous son opinion. Elle passa toute la nuit dans le délire. Le lendemain matin, elle était dans un état d’insensibilité complète, et les médecins déclarèrent qu’elle subirait dans la soirée une crise qui déciderait de son sort. La crise arriva en effet. Elle sortit de son état de léthargie avec une apparence de calme et de tranquillité, elle souffrit qu’on la changeât de linge, mais, ayant porté la main à son cou, comme pour y chercher son fatal ruban, une foule de cruels souvenirs parurent l’accabler, souvenirs au-dessus de ses forces. D’affreuses convulsions se succédèrent les unes aux autres, et ne se terminèrent que par la mort, sans qu’elle eût pu dire un seul mot pour expliquer la scène fatale qui s’était passée.
Le juge provincial du canton arriva le lendemain de la mort de miss Ashton pour faire une enquête sur les tristes événements qui venaient de se passer dans le château, et il remplit ce devoir pénible avec tous les égards dus à une famille plongée dans une profonde affliction. Mais la seule chose qu’on put imaginer fut que Lucie avait frappé Bucklaw dans un accès de délire. On trouva dans sa chambre l’arme dont elle s’était servie, et qui était encore teinte de sang. C’était le poignard que Henry devait porter, et que probablement la fiancée avait retenu quand on lui montra la veille tous les préparatifs de la noce.
Les amis de Bucklaw comptaient bien que, lors de sa convalescence, il jetterait quelque jour sur cette sombre histoire. Dès qu’il fut en état de soutenir une conversation, ils le pressèrent de questions à ce sujet ; mais il se servit du prétexte de l’état de faiblesse où il était encore pour se dispenser d’y répondre. Enfin, quand il fut de retour chez lui et qu’il put être regardé comme ayant parfaitement recouvré la santé, il réunit un jour chez lui toutes les personnes des deux sexes qui lui avaient montré plus ou moins de curiosité à ce sujet ; et, après leur avoir fait ses remerciements de l’intérêt qu’ils lui avaient témoigné et des offres de service qu’il en avait reçues : – Je vous prie, mes chers amis, leur dit-il, de bien vous mettre dans l’esprit que je n’ai point d’histoire à raconter, point d’injures à venger, point de ressentiment à exercer. Si donc quelque dame me questionne désormais sur les événements de cette malheureuse nuit, je garderai le silence, et je regarderai sa demande comme une preuve qu’elle désire rompre toute liaison avec moi ; et si un homme me montre la même curiosité, ce sera pour moi une invitation de me rencontrer tête à tête avec lui derrière les murs de la Promenade du Duc, au lever du soleil, le lendemain du jour où il m’en aura parlé, et j’espère qu’il agira en conséquence.
Une déclaration si décisive n’admettait pas de commentaire, et Bucklaw ne fut plus tourmenté par des questions indiscrètes. On reconnut bientôt ; qu’il était revenu des portes du tombeau plus sage et plus prudent qu’il ne l’avait jamais été, car sa conduite fut aussi rangée qu’elle avait été dissipée. Il ferma sa porte à Craigengelt, en lui assurant cependant un revenu suffisant pour le mettre à l’abri du besoin, et pour le garantir des tentations ; mais le capitaine perdit tout au jeu en peu de temps, s’associa avec des contrebandiers, fut fait prisonnier avec deux de ses camarades dans une attaque à main armée contre des officiers de la douane, fut condamné comme eux à être pendu, et obtint la commutation de cette peine en celle du bannissement à perpétuité, parce qu’il avait été prouvé, par l’inspection de ses armes, qu’il n’avait pas même brûlé une amorce. Bucklaw ne tarda pas à quitter l’Écosse, passa sur le continent le reste de sa vie, et ne se permit jamais la moindre allusion aux circonstances de son fatal mariage.
Bien des lecteurs trouveront ce qui précède invraisemblable, romanesque, et le regarderont comme le fruit de l’imagination extravagante d’un auteur qui veut plaire à ceux qui aiment les scènes lugubres et terribles ; mais ceux qui connaissent en détail l’histoire d’Écosse, à l’époque où nous avons placé notre histoire, reconnaîtront, malgré le soin que nous avons pris de changer les noms, et au milieu des incidents que nous y avons ajoutés, que LE FOND N’EN EST MALHEUREUSEMENT QUE TROP VRAI.