CHAPITRE X.

« Vraiment, si je sais comment arranger ces

« affaires qui me tombent ainsi en désordre sur

« les bras, je veux qu’on ne me croie plus.

SHAKSPEARE. Richard III.

Le duc d’Albany, ainsi que le roi son frère, portait le nom de Robert. Le nom de baptême du dernier avait été Jean jusqu’à l’instant où il monta sur le trône ; mais les superstitieux du temps ayant observé que le malheur avait constamment accompagné ce nom pendant la vie et les règnes de Jean d’Angleterre, Jean de France et Jean Baliol d’Écosse, il fut convenu que pour détourner le mauvais présage le nouveau roi prendrait le nom de Robert, rendu cher à l’Écosse par le souvenir de Robert Bruce. Nous mentionnons ceci pour expliquer la singularité de deux frères portant le même nom de baptême dans une famille, ce qui à cette époque n’était certainement pas plus commun qu’aujourd’hui.

Le duc d’Albany, avancé en âge comme le roi, n’était pas plus porté que lui aux entreprises guerrières. Mais s’il ne brillait point par le courage, il ne manquait pas de prudence pour le cacher adroitement, certain que ce défaut, s’il était seulement soupçonné, renverserait tous les plans formés par son ambition. Il avait aussi assez de fierté pour suppléer en cas d’extrémité à la valeur qu’il ne possédait pas réellement, et assez d’empire sur ses esprits pour en dissimuler l’agitation. Sous d’autres rapports c’était un politique habile : il était calme, plein de sang-froid et artificieux ; arrêtant ses regards sur le but qu’il désirait atteindre, tandis qu’il était encore éloigné ; ne le perdant jamais de vue, quoique les détours de la route qu’il suivait parussent souvent devoir le conduire vers une tout autre direction. Dans sa personne il ressemblait au roi, car sa taille et ses manières étaient également nobles et majestueuses ; mais il avait sur son frère aîné l’avantage d’être exempt d’infirmités et d’avoir un esprit plus actif. Son costume était riche et sévère ainsi qu’il convenait à son âge et à son rang. Comme le roi son frère, il ne portait d’armes d’aucune espèce : une gaine de petits couteaux occupait à sa ceinture la place d’un poignard ou d’une épée.

Au moment où le duc entra, le prieur après s’être incliné devant lui se retira respectueusement dans un renfoncement de la salle, afin que la conversation des deux frères ne fût point gênée par la présence d’un tiers. Il est nécessaire de dire que c’était dans une embrasure de fenêtre placée dans la façade intérieure des bâtimens du monastère appelés le Palais à cause des fréquens séjours qu’y faisaient les rois d’Écosse, mais qui ordinairement était la résidence du prieur ou de l’abbé. La fenêtre ouverte au-dessus de l’entrée principale des appartemens royaux présentait à la vue la cour intérieure du couvent, bornée à droite par la longueur de la magnifique église, à gauche par un bâtiment contenant les cellules, le réfectoire, la chapter-house ou salle du chapitre, et d’autres appartemens qui s’élevaient au-dessus. Toute cette partie était indépendante de l’espace occupé par le roi Robert et sa suite. Un quatrième rang de bâtimens dont la noble façade extérieure était située au levant, consistait dans un vaste hospice pour la réception des étrangers ou des pèlerins, et dans des offices et des magasins pour les amples provisions nécessaires à l’hospitalité fastueuse des pères dominicains. Une voûte élevée conduisait à la cour intérieure par la façade orientale ; elle se trouvait précisément opposée à la fenêtre où le prieur Anselme s’était placé ; ses regards pouvaient pénétrer sous la voûte sombre, et observer les rayons de lumière qu’elle recevait du portail de l’est qui était ouvert ; mais en raison de la hauteur à laquelle il était élevé, et de la profondeur de la voûte, son œil ne distinguait qu’imparfaitement le portail opposé. Il est nécessaire de faire attention à ces localités : nous revenons maintenant à la conversation qui eut lieu entre les deux princes.

– Mon cher frère, dit le roi en arrêtant le duc d’Albany comme il s’inclinait pour lui baiser la main ; mon cher frère, pourquoi ce cérémonial ? ne sommes-nous pas l’un et l’autre fils du même Stuart d’Écosse et de la même Élisabeth More ?

– Je ne l’ai point oublié, répondit le duc d’Albany en se levant, mais je ne dois pas oublier, même dans l’intimité de mon frère, le respect qui est dû au roi.

– Oh ! cela est vrai, trop vrai, Robin ! dit le roi ; le trône est comme un roc élevé et stérile sur lequel ni fleur ni verdure ne peuvent jamais prendre racine. Les affections les plus tendres, les sentimens les plus doux sont interdits à un souverain. Un roi ne doit pas serrer son frère contre son cœur, il n’ose pas montrer son amour à un fils.

– Tel est en effet, sous quelque rapport, le destin de la grandeur, sire ; mais le ciel qui a écarté un peu de la sphère de Votre Majesté les membres de sa propre famille, lui a donné tout un peuple pour enfans.

– Hélas ! Robert, votre cœur eût rempli mieux que le mien les devoirs de la royauté. Je vois de la hauteur où le sort m’a placé cette foule que vous appelez mes enfans : je les aime, je les voudrais voir heureux, mais ils sont nombreux et trop loin de moi. Hélas ! le plus pauvre d’entre eux a quelque être chéri qu’il peut presser sur son sein et sur lequel il répand toute la tendresse d’un père ! Tout ce qu’un roi peut donner à son peuple est un sourire, un sourire semblable à ces inutiles rayons que le soleil jette de loin sur la cime glacée des monts Grampiens. Robert ! notre père nous caressait, ses réprimandes étaient mêlées d’affection ; cependant c’était un monarque comme moi. Pourquoi ne me serait-il pas permis comme lui de ramener mon pauvre enfant prodigue par la tendresse autant que par la sévérité ?

– La tendresse n’a-t-elle pas déjà été essayée, sire ? reprit le duc d’Albany avec le ton d’un homme affligé des vérités qu’il se croit obligé de dire ; les moyens de douceur sont assurément les premiers dont on devait faire usage. Votre Grâce est le meilleur juge pour décider s’il n’y a pas assez longtemps que ces moyens sont employés, et si la sévérité ne serait pas plus efficace. Il est exclusivement en votre pouvoir royal de prendre avec le duc Rothsay les mesures que vous jugerez les plus convenables pour son bonheur et celui du royaume.

– Ceci est cruel, mon frère ; vous m’indiquez la pénible carrière dans laquelle vous voulez que j’entre, et vous ne m’offrez point votre appui pour la parcourir.

– Mon appui est aux ordres de Votre Grâce ; mais de tous les hommes je dois être le dernier à conseiller à Votre Majesté des mesures sévères contre votre fils et votre héritier, le ciel m’en préserve ! moi à qui, en cas d’extinction de votre famille, cette fatale couronne doit appartenir. Ne serait-il pas dit et pensé par le violent March, par l’orgueilleux Douglas, qu’Albany a semé la discorde entre le roi son frère et l’héritier du trône d’Écosse, afin d’en aplanir la route à sa propre famille ? Non, sire ! Je puis sacrifier ma vie à votre service ; mais mon honneur doit se conserver intact.

– Vous dites vrai, Robert, vous dites très vrai, reprit le roi en se hâtant d’interpréter suivant ses désirs les paroles de son frère ; nous ne devons pas souffrir que ces lords puissans et dangereux s’aperçoivent qu’il y a quelque chose qui ressemble à la discorde dans la famille royale. Cela doit être évité par-dessus tout ; ainsi nous allons encore essayer l’indulgence, dans l’espoir de corriger les folies de Rothsay. J’aperçois en lui de temps en temps des étincelles de raison qui le rendent digne d’être aimé. Il est jeune, bien jeune ; il est prince et dans toute la fougue de son âge. Nous aurons avec lui de la patience comme un bon cavalier avec un coursier indocile. Laissez passer cette humeur légère, et personne plus que vous ne sera satisfait de sa conduite. Vous m’avez quelquefois reproché avec tendresse d’être trop retiré, trop doux : Rothsay n’a point ces défauts.

– Je gagerais ma vie qu’il ne les a pas, reprit le duc sèchement.

– Il ne manque pas plus de jugement que de vivacité, continua le pauvre roi plaidant la cause de son fils contre son frère ; je l’ai envoyé chercher pour assister au conseil aujourd’hui, et nous verrons comment il s’acquittera de son devoir. Vous convenez vous-même, Robert, que le prince ne manque ni de finesse ni de capacité pour les affaires, quand il est disposé à les traiter sérieusement.

– Sans aucun doute, sire, quand il est disposé à les traiter sérieusement.

– C’est ce que je dis, et mon cœur est satisfait que vous soyez d’accord avec moi, Robert, dans le dessein que j’ai d’essayer encore l’indulgence envers ce pauvre jeune homme. Il n’a plus de mère pour plaider sa cause auprès d’un père irrité. Il faut se le rappeler, Albany.

– Je désire que les moyens les plus agréables aux sentimens paternels de Votre Majesté soient aussi les plus sages et les meilleurs.

Le duc s’aperçut de l’innocent stratagème par lequel le roi essayait d’échapper à la conséquence de ses raisonnemens, désirant adopter sous le prétexte d’avoir obtenu la sanction de son frère une manière de procéder à l’égard de son fils entièrement opposée à ce qu’il venait de lui recommander. Mais quoiqu’il vit qu’il ne pouvait l’entraîner à suivre la conduite qu’il lui avait indiquée, il ne voulut point abandonner tout espoir, résolu de saisir une meilleure occasion pour obtenir les tristes avantages que de nouvelles querelles entre le roi et le prince lui donneraient bientôt.

Pendant ce temps le roi Robert craignant que son frère ne reprît le sujet pénible auquel il venait d’échapper, appela le prieur des dominicains. – J’entends le trot d’un cheval, lui dit-il ; de l’endroit où vous êtes placé, vous pouvez voir dans la cour, révérend père ; regardez par la fenêtre, et dites-nous qui arrive. – Rothsay, n’est-ce pas ?

– Le noble comte de March avec sa suite, répondit le prieur.

– Cette suite est-elle nombreuse ? dit le roi. Ses gens entrent-ils dans la cour intérieure ?

Au même moment, Albany dit au roi, à voix basse : – Ne craignez rien, les Brandanes de votre maison sont sous les armes.

Le roi le remercia par un signe de tête, tandis que le prieur répondait ainsi à la question qui lui avait été faite.

– Le comte est accompagné par deux pages, deux gentilshommes et quatre varlets. Un page le suit dans le grand escalier, portant l’épée de Sa Seigneurie. Le reste de la suite s’est arrêté dans la cour, et… Bon Dieu, qu’est-ce que cela signifie ? j’aperçois une chanteuse avec sa viole, se préparant à chanter sous les fenêtres de l’appartement royal, et dans le cloître des dominicains, comme elle pourrait le faire dans la cour d’une hôtellerie ! Je vais ordonner qu’on la chasse immédiatement.

– Ne le faites pas, mon père, dit le roi. Laissez-moi implorer la grâce de la pauvre voyageuse. La gaie science qu’elle professe se trouve tristement associée à la misère à laquelle est condamnée cette race errante de ménestrels. En cela elle ressemble aux rois qui trouvent partout des acclamations sur leur passage, et qui soupirent en vain après le bonheur paisible que le plus pauvre paysan goûte au milieu de sa famille. Que la chanteuse errante ne soit point chassée, mon père ; laissez-la chanter si cela lui plaît devant les officiers et les cavaliers qui sont dans la cour. Peut-être cela les empêchera-t-il de se quereller les uns les autres ; ils appartiennent à des maîtres si fougueux !

Ainsi s’exprima le monarque bien intentionné, mais faible, et le prieur s’inclina en signe d’obéissance. Tandis qu’il parlait le comte de March entra dans la salle d’audience, dans le costume des cavaliers du temps, et le poignard au côté.

Il avait laissé dans l’antichambre le page d’honneur qui portait son épée. Le comte était beau et bien fait, son teint animé, ses cheveux touffus et blonds, et ses brillans yeux bleus étincelaient comme ceux d’un aigle ; il trahissait dans ses manières, qui étaient cependant agréables, un caractère irritable et prompt, et sa position dans le monde comme haut et puissant seigneur féodal ne lui donnait que trop de liberté pour satisfaire ses passions.

– Je suis bien aise de vous voir, comte de March, dit le roi en s’inclinant gracieusement, vous avez été pendant longtemps absent de notre conseil.

– Sire, répondit March en saluant profondément le roi, et n’adressant au duc d’Albany qu’un salut hautain et cérémonieux, si j’ai été absent des conseils de Votre Majesté, c’est parce que ma place était remplie par des conseillers plus agréables, et je n’en doute pas, plus habiles. Maintenant je viens seulement pour dire à Votre Grâce que les nouvelles reçues des frontières d’Angleterre rendent nécessaire que je retourne sans délai dans mes propres domaines. Votre Majesté a son frère, le sage, le politique duc d’Albany, avec lequel elle peut prendre des décisions, et le puissant et valeureux comte de Douglas pour les exécuter. Je ne suis utile que dans mon pays, et je me propose d’y retourner incessamment avec la permission de Votre Majesté, pour y remplir ma charge de gardien des frontières de l’est.

– Vous n’agirez pas si cruellement avec nous, cousin, répondit le bon monarque. Il y a de mauvaises nouvelles ici. Ces malheureux clans des Highlands commencent à se révolter ouvertement, et la tranquillité de notre propre cour requiert les meilleurs de nos conseillers et les plus braves de nos barons pour exécuter ce que nous aurons résolu : Le descendant de Thomas Randolph n’abandonnera sûrement pas le petit-fils de Robert Bruce dans une telle circonstance.

– Je laisse avec lui le descendant de James Douglas, plus célèbre encore. Sa Seigneurie se vante qu’elle ne met jamais le pied dans l’étrier sans avoir mille hommes à sa suite comme garde ordinaire ; et c’est, je suppose, ce que les moines d’Aberbrothock attesteront volontiers. Certainement, tous les chevaliers de Douglas sont plus capables de réprimer un essai révolté de soldats des hautes-terres que je ne le suis de résister aux archers d’Angleterre et au pouvoir de Henry Hotspur. Et de plus voilà Sa Grâce le duc d’Albany, si zélé dans ses soins pour la sûreté de Votre Majesté, qu’il fait prendre les armes à vos Brandanes quand un sujet soumis s’approche de la résidence de son roi avec une pauvre demi-douzaine de chevaux, le cortége du plus mince baron qui possède une tour et mille acres de bruyère. Puisqu’on prend de telles précautions lorsqu’il n’y a pas la plus légère apparence de péril, – car je suppose qu’on n’en redoutait aucun de moi, – Votre Majesté sera certainement bien convenablement gardée dans un danger réel.

– Milord de March, dit le duc d’Albany, les plus minces barons dont vous venez de parler mettent leur suite sous les armes quand ils reçoivent leurs plus chers et leurs plus proches amis en-deçà de la grille de fer de leur château ; et s’il plaît à Notre-Dame, je n’apporterai pas moins de soins pour la sûreté de la personne du roi qu’ils n’en apportent pour la leur. Les Brandanes composent le cortége immédiat de Sa Majesté, ils appartiennent à sa maison, et cent d’entre eux sont une faible garde autour d’un roi quand vous-même, milord, aussi bien que le comte de Douglas, ayez souvent à votre suite un nombre d’hommes dix fois plus considérable.

– Milord duc, répondit March, lorsque le service du roi l’exigera, je pourrai me mettre en campagne avec dix fois le nombre de cavaliers que vous venez de nommer ; mais je ne l’ai jamais fait avec des intentions hostiles contre Sa Majesté, non plus que par orgueil pour surpasser les autres nobles.

– Frère Robert, dit le roi remplissant encore son rôle de pacificateur, vous avez tort d’élever un soupçon contre milord de March. Et vous, cousin de March, vous vous méprenez sur la prudence de mon frère ; mais écoutez : pour faire diversion à cette violente conférence, j’entends les sons d’une musique qui n’est pas sans agrément ; vous connaissez cette joyeuse science, milord, et vous l’aimez ; allez à cette fenêtre qui est là-bas, à côté du saint prieur, auquel nous ne voulons adresser aucune question touchant les plaisirs mondains ; vous nous direz si la musique et le lai sont dignes d’être écoutés. Les paroles sont françaises, je crois. Le jugement de mon frère d’Albany ne vaut pas celui d’une huître sur de pareilles matières ; ainsi c’est vous, cousin, qui nous direz si la pauvre chanteuse mérite une récompense. Notre fils et lord Douglas arriveront bientôt, et alors, lorsque notre conseil sera assemblé, nous traiterons des sujets plus importans.

Quelque chose de semblable à un sourire dédaigneux se montra sur les lèvres et sur les fiers sourcils du comte de March, tandis qu’il se rendait dans l’embrasure de la fenêtre. Il se plaça en silence à côté du prieur. Tout en obéissant aux ordres du roi, il devinait et méprisait la timide précaution employée par le monarque pour prévenir une querelle. L’air qui était joué sur une viole fut d’abord vif et gai ; on y reconnaissait une teinte de la simple musique des troubadours. Mais peu à peu la voix de femme et les sons de l’instrument qui l’accompagnait devinrent plaintifs et interrompus comme s’ils eussent exprimé les sentimens pénibles de la chanteuse.

Le comte offensé, quel que fût d’ailleurs son goût pour les talens sur lequel le roi l’avait complimenté, donna comme on doit le supposer peu d’attention à la voix de l’étrangère. Son cœur orgueilleux était combattu par la fidélité qu’il devait à son souverain, aussi bien que par l’amour qu’il conservait encore pour le bon monarque, et un désir de vengeance né d’une ambition trompée et de l’injure qui lui avait été faite par la substitution de Marjory Douglas, devenue la femme de l’héritier du trône à la place de sa propre fille déjà fiancée à ce jeune prince. March avait les vices et les vertus des caractères irrésolus ; et même alors qu’il venait adresser ses adieux au roi, avec l’intention de renoncer à la fidélité qu’il lui avait jurée aussitôt qu’il serait rendu dans ses propres domaines féodaux, il restait indécis sur un projet si criminel et rempli de tant de périls. Il fut occupé de ces réflexions pendant la première partie du lai de la jeune fille. Mais de nouveaux objets attirèrent plus puissamment son attention, détournèrent le cours de ses pensées et les fixèrent sur ce qui se passait dans la cour du monastère. La romance était dans le dialecte provençal, langage de la poésie dans toutes les cours de l’Europe et particulièrement en Écosse. Les vers en étaient plus simples cependant que ne l’étaient en général les sirventes, et ressemblaient plutôt au lai d’un ménestrel du nord. On peut les traduire ainsi :

LE LAI DE LA PAUVRE LOUISE.

Pauvre Louise ! ta douce voix

Dans les manoirs, dans les chaumières,

Répète aux timides bergères :

Gardez-vous bien d’aller au bois.

Pauvre Louise !

Pauvre Louise ! déjà le jour

Dardait ses feux sur ton visage :

L’air était frais dans le bocage,

Les oiseaux y chantaient l’amour !

Pauvre Louise !

Pauvre Louise ! de ces beaux lieux

Jamais ne vint un loup terrible

Menacer le hameau

Pour toi le loup eût valu mieux !

Pauvre Louise !

Pauvre Louise ! dans le sentier

Un chasseur paraît devant elle,

Et lui dit qu’il la trouve belle ;

L’or brillait sur son baudrier.

Pauvre Louise !

Pauvre Louise ! pour ton bonheur

Combien l’or était peu de chose !

Ta bouche semblait une rose !

L’innocence était dans ton cœur.

Pauvre Louise !

Pauvre Louise ! qu’est devenu

Ce qui devait te rendre fière ?

Le chasseur fût-il téméraire ?

Dis-moi, ton cœur, l’as-tu perdu ?

Pauvre Louise !

Pauvre Louise ! son triste chant

Ne vous invoquera plus guère ;

Son tombeau s’ouvre sur la terre ;

Mais là-haut est un Dieu clément.

Pauvre Louise !

La romance ne fut pas plus tôt achevée que le roi, craignant que la dispute ne se renouvelât entre son frère et le comte de March, appela ce dernier. – Que pensez-vous de la musique, milord ? lui dit-il ; il me semble, à la distance à laquelle je l’ai entendue, qu’elle était vive et agréable.

– Mon jugement ne fait pas loi, sire, répondit March, mais la chanteuse peut se passer de mon approbation, puisqu’elle semble avoir reçu celle de Sa Grâce le duc de Rothsay, le premier juge d’Écosse.

– Comment ! dit le souverain alarmé, mon fils est-il en bas ?

– Il est sur son cheval près de la chanteuse, reprit March avec un malicieux sourire, et il semble autant intéressé par sa conversation que par sa musique.

– Qu’est-ce que cela signifie, père prieur, dit le roi ; mais le prieur se retira de la fenêtre.

– Je ne veux pas voir, sire, répondit-il, des choses qu’il me serait pénible de répéter.

– Qu’est-ce que tout cela signifie ? dit une seconde fois le roi dont la rougeur couvrit le visage, et qui sembla vouloir se lever de son siége ; mais il changea de pensée, craignant d’être comme témoin de quelque folie du jeune prince qu’il n’aurait peut-être pas le courage de punir avec la sévérité nécessaire. Le comte de March paraissait prendre du plaisir à instruire le monarque de ce que sans contredit il ne désirait pas savoir.

– Sire, s’écria-t-il, cela va de mieux en mieux. La chanteuse n’a pas seulement attiré l’attention du prince d’Écosse, ainsi que celle de tous les varlets et soldats qui sont dans la cour, mais elle a captivé celle de Douglas-le-Noir, que nous n’avions point reconnu jusqu’à présent pour un admirateur si passionné de la gaie science. Mais en vérité je conçois sa surprise, car le prince vient d’honorer le joli professeur de chant et de viole d’un baiser d’approbation.

– Comment ! dit le roi, Rothsay joue avec une chanteuse, et cela en présence de son beau-père ? Allez, mon bon père prieur, envoyez-moi le prince ici immédiatement ; allez, mon cher frère. – Et lorsqu’ils eurent l’un et l’autre quitté l’appartement, le roi continua : – Allez, bon cousin de March, tout cela finira mal, j’en suis sûr ; je vous en prie, allez, cousin, et ajoutez mes ordres aux prières de l’abbé.

– Votre Majesté oublie, dit le comte de March avec l’accent d’une personne profondément offensée, que le père d’Élisabeth de Dunbar ne serait point un intercesseur convenable entre Douglas et son royal gendre.

– J’implore votre pardon, répondit le bon vieillard, je conviens qu’on a eu tort envers vous ; – mais mon fils sera assassiné ; il faut que j’y aille moi-même.

Le pauvre roi, en quittant précipitamment son siége, manqua une marche, trébucha, et tomba lourdement sur le carreau. Sa tête heurta l’angle du fauteuil, et pendant une minute il perdit l’usage de ses sens. La vue de cet accident calma subitement le ressentiment de March et attendrit son cœur. Il courut vers le monarque, le replaça sur son siége, employant avec autant de tendresse que de respect les moyens qui lui semblaient les plus convenables pour le rappeler à la vie. Robert ouvrit les yeux et regarda autour de lui d’un air égaré.

– Qu’est-il arrivé ?… Sommes-nous seuls ?… Qui est avec nous ?

– Votre sujet soumis, March, répondit le comte.

– Seul avec le comte de March ! répéta le roi, qui dans son trouble ne pouvait entendre sans alarmes le nom d’un chef puissant qu’il savait avoir mortellement offensé.

– Oui, mon gracieux souverain, avec le pauvre George de Dunbar qu’on a voulu perdre dans l’esprit de Votre Majesté, et qui dans le moment du danger serait peut-être plus fidèle à votre royale personne que ses accusateurs.

– En vérité, cousin, on a eu de trop grands torts envers vous ; mais, croyez-moi, nous tâcherons de les réparer.

– Si Votre Majesté le désire, interrompit le comte, ils peuvent l’être en effet ; le prince et Marjory Douglas sont proches parens ; la dispense de Rome fut accordée sans les formalités nécessaires ; – leur mariage ne peut être valide. – Le pape disposé à tout faire pour un monarque si religieux rompra cette union peu chrétienne, en raison du premier contrat. Réfléchissez bien, sire, continua le comte enflammé par les pensées ambitieuses auxquelles cette occasion imprévue de plaider lui-même sa propre cause avait donné lieu, réfléchissez à votre choix entre Douglas et moi. Il est grand et puissant, j’en conviens ; mais George de Dunbar porte les clefs d’Écosse à sa ceinture, et pourrait amener une armée aux portes d’Édimbourg avant que Douglas pût quitter les limites de Cairntable pour s’y opposer. Votre royal fils aime ma pauvre fille abandonnée, il hait l’orgueilleuse Marjory de Douglas. Votre Majesté peut juger du respect qu’il lui porte par sa conduite avec une chanteuse errante, même en la présence de son beau-père.

Le roi avait écouté les raisonnemens du comte avec l’attention troublée d’un timide cavalier emporté par un cheval impétueux dont il ne peut ni arrêter ni diriger la course. Mais les derniers mots éveillèrent dans son esprit la pensée du danger que courait son fils. Il dit d’une voix troublée : – Ô Dieu ! cela est trop vrai. – Mon fils ! – Douglas ! – Ah ! mon cher cousin, évitez que le sang ne soit répandu, et tout sera comme vous le désirez. – Écoutez, j’entends du bruit, c’est le choc des armes.

– Par ma couronne de comte ! par ma foi de chevalier ! dit March regardant à la fenêtre qui donnait sur la cour intérieure du couvent, alors pleine de gens armés brandissant leurs sabres, et dont les échos répétaient le bruit du choc des armures. L’entrée voûtée et profonde était remplie de guerriers aussi bien que son extrémité ; on pouvait prévoir qu’un combat allait s’engager entre ceux qui essayaient de fermer la porte et ceux qui se pressaient pour la franchir.

– Je vais me rendre dans la cour, continua le comte de March, et réprimer promptement cette querelle subite, suppliant humblement Votre Majesté de réfléchir à ce que j’ai eu la hardiesse de lui proposer.

– Je le ferai, je le ferai, beau cousin, dit le roi, songeant à peine à quoi il s’engageait. Allez, prévenez le tumulte, et empêchez que le sang ne soit répandu.

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