CHAPITRE XI.

Nous devons raconter maintenant plus en détail les événemens qui avaient été vus d’une manière peu distincte de la fenêtre des appartemens royaux, et peut-être racontés plus inexactement encore par ceux qui en avaient été les témoins. La jeune fille dont nous avons déjà parlé s’était placée dans un lieu où deux larges marches donnant accès au grand escalier lui avaient offert l’avantage d’être d’un pied et demi plus élevée que ceux qui étaient dans la cour, et qu’elle espérait de voir composer son auditoire. Elle portait l’habillement de son état ; il était plus fastueux que riche, et dessinait les formes de sa personne plus que ne le faisaient alors les vêtemens des autres femmes. Elle avait posé près d’elle son manteau et un petit panier qui contenait sa mince garderobe ; un jeune chien de la race des épagneuls était couché près de son bagage et semblait le garder. Une jaquette d’un bleu d’azur ouverte par-devant, brodée d’argent, et serrant la taille de la chanteuse, laissait voir plusieurs camisoles de soie de différentes couleurs, dont la coupe dessinait les contours des épaules et de la poitrine. Une petite chaîne d’argent autour du cou se perdait parmi les camisoles, et reparaissait de nouveau pour montrer une médaille du même métal qui indiquait dans quelle cour ou société de ménestrels la jeune fille avait pris ses degrés dans la gaie ou joyeuse science. Une petite mallette ou sachet de cuir suspendue par-dessus ses épaules au moyen d’un ruban de soie bleue pendait sur son côté gauche.

Son teint brun, ses dents blanches comme la neige, ses brillans yeux noirs, sa coiffure, disaient que son pays natal était la partie la plus méridionale de la France ; le sourire malin de sa bouche et son menton à fossette portaient le même caractère. Ses beaux cheveux tressés autour d’une petite aiguille d’or étaient retenus par un filet de soie mélangé d’or. Un court jupon bordé d’argent correspondant à la jaquette, des bas rouges qui se voyaient jusqu’au milieu de la jambe, et des bottines de peau espagnoles complétaient son ajustement, qui sans être neuf était cependant celui des jours de fête, et dont un grand soin avait conservé la propreté. Elle semblait avoir vingt-cinq ans, mais peut-être la fatigue d’une vie errante avait anticipé sur la main du temps pour détruire la fraîcheur de sa première jeunesse.

Nous avons dit que les manières de la jeune chanteuse étaient vives, nous devons ajouter que ses reparties étaient promptes. Il y avait dans sa gaîté une certaine affectation, parce que cette gaîté était chez elle une des obligations d’un état qui au nombre de ses désagrémens comptait celui de forcer fréquemment à cacher les chagrins du cœur sous un sourire. On pouvait deviner que tel était le sort de Louise qui, soit qu’elle fût réellement l’héroïne de sa propre romance, soit par quelque autre cause de tristesse, révélait souvent malgré elle une suite de pensées profondément mélancoliques qui tempéraient la vivacité d’esprit que la pratique de la science joyeuse exigeait ; Louise manquait aussi, même dans ses saillies les plus gaies, de la hardiesse et de l’effronterie des femmes de son état qui n’étaient jamais embarrassées pour répondre à un geste insolent, et mettre les rieurs contre ceux qui les interrompaient ou se moquaient d’elles.

Il était impossible que cette classe de femmes, nombreuse à cette époque, eût un caractère généralement respecté. Elles étaient néanmoins protégées par les idées du temps, et surtout par les lois de la chevalerie ; rien n’était plus rare que d’entendre ces damoiselles errantes se plaindre d’injures ou de torts commis à leur égard. Elles passaient et repassaient sans danger dans des lieux où des hommes armés auraient probablement rencontré une sanglante opposition. Mais quoique soufferts et protégés en honneur de leur art, les ménestrels des deux sexes, semblables aux musiciens et aux comédiens ambulans de nos jours, menaient une vie trop irrégulière et trop misérable pour être une partie respectable de la société. Parmi les plus scrupuleux catholiques cette profession était même regardée comme un crime.

Telle était la jeune fille qui, placée sur l’espèce d’élévation dont nous avons parlé, s’avança vers les spectateurs, et s’annonça comme ayant reçu ses titres dans la gaie science par un bref d’une cour d’amour et de musique tenue à Aix en Provence sous les auspices de la fleur de la chevalerie, le galant comte Aymer. Elle venait demander aux chevaliers d’Écosse connus dans tout le vaste monde par leur bravoure et leur courtoisie, de permettre à une pauvre étrangère d’essayer de leur procurer quelque amusement par son art. L’amour du chant était à cette époque, comme l’amour de la gloire, une passion générale que chacun affectait, soit qu’il la possédât ou non : ainsi la proposition de Louise fut universellement acceptée. Dans ce moment un vieux moine qui se trouvait parmi les spectateurs crut nécessaire de rappeler à la jeune fille que puisqu’elle était soufferte dans des murs où l’on n’avait point l’habitude de recevoir les personnes de son état, il espérait que rien ne serait dit ni chanté qui pût souiller le saint caractère du lieu.

La jeune chanteuse courba profondément la tête, secoua les boucles de ses cheveux, et se signa dévotement, comme si elle reconnaissait l’impossibilité d’une telle transgression ; elle commença ensuite la chanson de la pauvre Louise que nous avons rapportée à la fin du dernier chapitre.

Ce fut à cet instant que sa voix fut couverte par le cri de – Place, place au duc de Rothsay !

– Ne dérangez personne à mon sujet, dit un jeune et galant cavalier qui entra monté sur un coursier d’Arabie qu’il conduisait avec grâce. Ce cavalier tenait si légèrement les rênes, et lorsqu’il pressait les flancs de son cheval ses mouvemens étaient si peu visibles, que l’animal semblait avancer par sa propre volonté et porter un cavalier trop indolent pour le conduire.

Le prince était couvert de vêtemens fort riches, mais il régnait dans toute sa toilette une extrême négligence. Quoique sa taille fût petite et ses membres délicats, sa tournure était élégante et ses traits étaient beaux. Mais un air de souffrance répandu sur son visage paraissait produit par les soucis ou la dissipation, ou peut-être par ces deux causes réunies. Ses yeux étaient ternes et cernés par les veilles et les débauches de la nuit précédente, tandis que ses joues, d’un rouge enflammé, attestaient ou la fatigue de l’orgie nocturne ou le secours que le prince avait cherché dans des liqueurs spiritueuses pour en détruire l’effet.

Tel était le duc de Rothsay, l’héritier de la couronne d’Écosse, objet d’intérêt autant que de compassion. Chacun se découvrit et lui ouvrit un passage, tandis qu’il répétait négligemment : – Ne vous pressez pas, ne vous pressez pas ; j’arriverai toujours assez tôt dans le lieu où je me rends. – Mais que vois-je ? Une damoiselle de la gaie science ! par saint Giles ! et une jolie fille encore – Ne vous dérangez pas, vous dis-je ; jamais musique ne fut troublée par moi. Une jolie voix, par la messe ! Recommencez encore ce couplet, jeune fille.

Louise ne connaissait pas le jeune homme qui lui parlait. Mais le respect général que chacun lui portait, et l’aisance avec laquelle il recevait les marques de déférence, disaient assez que c’était un homme du plus haut rang. Elle recommença, et chanta de son mieux. Le jeune duc devint pensif vers la fin de la romance. Mais il n’avait pas l’habitude de conserver long-temps une impression mélancolique.

– Voilà des couplets bien tristes, ma jolie brune, dit-il en caressant la jeune chanteuse sous le menton et la retenant par le collet de son habit, ce qui n’était pas difficile, ayant arrêté son cheval près de la marche sur laquelle la jeune fille était placée. – Mais je gagerais que vous savez des chansons plus gaies, ma bella tenebrosa, et que vous pouvez chanter sous un abri de verdure comme au milieu d’une plaine, et la nuit tout aussi bien que le jour.

– Je ne suis point un rossignol, milord, répondit Louise essayant d’échapper à un genre de galanterie qui ne convenait pas aux lieux où elle se trouvait, circonstance à laquelle celui qui lui parlait ne semblait pas faire la moindre attention.

– Qu’avez-vous là, mon enfant ? ajouta le prince en lâchant le collet de l’habit de Louise pour saisir la mallette qu’elle portait.

Louise défit adroitement le nœud du ruban, et laissant le petit sac entre les mains du prince, elle s’éloigna en disant : – Ce sont des noisettes, milord, des noisettes du dernier printemps.

Le prince en prit sa main pleine, et s’écria : – Des noisettes, jeune fille ! elles briseront tes dents d’ivoire, elles gâteront ta jolie voix ; en prononçant ces mots il en cassa une entre ses dents, comme un écolier de village.

– Ce ne sont pas des noisettes de mon beau pays, dit Louise ; mais l’arbre était peu élevé, et les fruits à la portée de la main du pauvre.

– Vous aurez quelque chose qui vous procurera une meilleure nourriture, dit le duc d’un accent où il y avait plus de bonté que dans sa galanterie dédaigneuse et affectée.

Au moment où il se détournait pour demander sa bourse à quelqu’un de sa suite, le prince rencontra le regard sévère et perçant d’un grand homme noir monté sur un cheval gris de fer, qui était entré avec ses gens tandis que le duc de Rothsay causait avec Louise, et qui restait pétrifié par la colère et la surprise que lui occasionnait un spectacle si inconvenant. Celui qui n’eût point encore vu Douglas-le-Noir l’aurait reconnu à son teint basané, à sa taille gigantesque, à son buffetin ou justaucorps de peau de taureau, à son air calme, courageux et réfléchi, mêlé à une fierté indomptable. Il avait perdu un œil à la guerre, et quoique ce malheur ne fût pas visible au premier abord, la prunelle étant restée intacte, sa physionomie en conservait une expression morne et immobile.

La rencontre du gendre royal et de son terrible beau-père dans de telles circonstances captiva l’attention de tous ceux qui étaient présens. Chacun en attendait l’issue en silence, et retenait sa respiration comme pour mieux entendre et voir ce qui allait se passer.

Lorsque le duc de Rothsay comprit à l’expression des traits ordinaires et mornes de Douglas que le comte ne semblait disposé à lui accorder ni le respect qui était dû à son rang ni même le salut de la simple politesse, il prit la résolution de lui montrer combien il attachait peu d’importance à ses regards désapprobateurs. Prenant sa bourse des mains de son chambellan :

– Tiens, jolie fille, dit-il, je te donne une pièce d’or pour ces couplets que tu m’as chantés, une autre pour les noisettes que je t’ai volées, et une troisième pour le baiser que tu vas me donner ; car apprends, ma jolie chanteuse, que lorsqu’une belle bouche (et la tienne, faute de mieux, peut être appelée ainsi) fait entendre pour mon bon plaisir une douce musique, j’ai juré à saint Valentin de la presser contre la mienne.

– Mes chants sont noblement récompensés, dit Louise en reculant, mes noisettes ont été vendues à un bon prix ; tout autre marché, milord, ne serait pas digne de vous et ne saurait me convenir.

– Quoi ! vous faites la réservée, nymphe des grands chemins, dit le prince avec mépris. Sachez, damoiselle, que celui qui vous demande une grâce n’est point habitué aux refus.

– Le prince d’Écosse, le duc de Rothsay, dirent les courtisans à la pauvre fille effrayée, en se pressant autour d’elle ; ne contrariez point ses caprices.

– Mais je ne puis m’élever jusqu’à Votre Seigneurie, dit Louise ; vous êtes si haut sur votre cheval.

– S’il faut que je descende de cheval, l’amende sera plus forte encore, dit le duc de Rothsay. Eh bien ! pourquoi donc cette fille tremble-t-elle ? Place ton pied sur le bout de ma botte, maintenant donne-moi ta main. – Bien, c’est cela. Et il l’embrassa tandis qu’elle était ainsi suspendue en l’air, perchée sur son pied et soutenue par sa main. Voici ton baiser et voici ma bourse, lui dit-il, et pour t’honorer davantage, Rothsay portera ta mallette pendant le reste du jour. Alors il permit à la jeune fille de sauter à terre, et tourna ses regards dédaigneux sur le comte de Douglas, comme s’il eût dit : – Tout cela est en dépit de vos droits et de ceux de votre fille.

– Par sainte Brigite de Douglas, dit le comte, c’en est trop, grossier jeune homme, aussi dépourvu de sens que d’honneur ! Vous savez quelles sont les considérations qui retiennent la main de Douglas, ou vous n’auriez pas osé…

– Savez-vous jouer aux billes, milord ? dit le prince en plaçant une noisette sur la seconde articulation de son index, et la chassant par un mouvement du pouce. La noisette alla, frapper la poitrine large de Douglas, qui fit entendre une exclamation horrible causée par une fureur dont les sons inarticulés ressemblaient au mugissement d’un lion.

– Je vous demande pardon, puissant seigneur, dit le duc de Rothsay tranquillement, tandis que chacun tremblait autour de lui, je n’aurais pas cru qu’une noisette pût vous blesser en voyant votre buffetin ; j’espère qu’elle n’a point touché votre œil ?

Le prieur envoyé par le roi, comme nous l’avons vu dans le chapitre précédent, était enfin parvenu à se frayer un chemin à travers la foule ; et retenant les rênes du cheval de Douglas de manière à l’empêcher d’avancer, il lui rappela que le prince était le fils de son souverain et le mari de sa fille.

– Ne craignez rien, père prieur, répondit Douglas ; je méprise trop cet enfant pour lever un doigt contre lui. Mais je rendrai insulte pour insulte. – Ici, quelqu’un de ceux qui aiment Douglas ! – Chassez-moi à coups de pied cette gourgandine hors du monastère, et qu’elle soit fustigée de manière à se ressouvenir jusqu’au dernier jour de sa vie qu’elle a donné lieu à un jeune étourdi d’insulter Douglas.

Plusieurs hommes s’avancèrent pour exécuter des ordres qui étaient rarement donnés en vain ; et la pauvre Louise eût expié cruellement une offense dont elle avait été la cause innocente et involontaire, si le duc de Rothsay ne l’eût prise sous sa protection.

– Chasser à coups de pied la pauvre chanteuse ! dit-il avec indignation, la fouetter parce qu’elle m’a obéi ! chasse à coups de pied tes malheureux vassaux opprimés, farouche comte ; fouette tes lévriers en défaut ! mais prends garde de porter la main ne fût-ce que sur un chien que la main de Rothsay aurait caressé, et moins encore sur une femme dont les lèvres ont pressé les siennes.

Avant que Douglas pût faire entendre sa réponse qui eût certainement été un défi, il s’éleva un grand tumulte à la porte extérieure du monastère, et des hommes, les uns à cheval, les autres à pied, se culbutèrent pour entrer dans la cour. Ils ne se battaient pas, cependant ils semblaient avoir des intentions hostiles les uns envers les autres.

Quelques-uns furent reconnus pour être des partisans des Douglas, au cœur sanglant qu’ils portaient brodé sur l’épaule les autres étaient des bourgeois de la ville de Perth. Il paraît qu’ils s’étaient battus jusqu’aux portes du couvent ; mais par respect pour un lieu sanctifié, ils baissèrent leurs armes en entrant dans le monastère, et réduisirent leur querelle à une guerre de mots et d’injures.

Ce tumulte eut le bon effet de séparer le prince et Douglas au moment où la légèreté de l’un et l’orgueil de l’autre les poussaient aux plus violentes extrémités. Mais des pacificateurs se présentèrent de tous côtés. Le prieur et les moines se jetèrent parmi la foule, commandant la paix au nom du ciel et au nom du respect dû aux lieux saints, sous peine d’excommunication. On écouta leurs prières ; le duc d’Albany, qui avait été envoyé par son frère au commencement de cette querelle, arriva dans ce moment. Il s’adressa sur-le-champ à Douglas, le conjurant à voix basse de modérer sa colère.

– Par sainte Brigite de Douglas ! je me vengerai, répondit le comte ; lorsque Douglas a reçu un affront, malheur à l’homme qui a osé le provoquer !

– Vous pouvez vous venger lorsqu’il sera temps de combattre, dit Albany ; mais qu’il ne soit pas dit que le grand Douglas, comme une femme hargneuse, ne sait choisir ni le lieu ni le temps de la vengeance. Considérez que tout ce que nous avons fait est au moment d’être détruit par une fatale circonstance. George de Dunbar vient d’avoir une conversation particulière avec le bonhomme, et quoiqu’elle n’ait duré que cinq minutes, je crains qu’il n’ait engagé le roi à dissoudre une alliance que nous avons formée avec tant de peine. La sanction de Rome n’a point encore été obtenue.

– Bagatelle, répondit Douglas avec hauteur ; ils n’oseront pas la dissoudre.

– Non, tant que Douglas sera en liberté, répondit le duc, et en possession de son pouvoir. Mais, noble comte, venez avec moi, et je vais vous montrer la position désavantageuse dans laquelle vous vous êtes placé.

Douglas descendit de cheval et suivit en silence son rusé compagnon. Ils virent dans une salle basse les Brandanes qui avaient pris les armes ; ils étaient couverts de leur casque d’acier et de leur cotte de mailles. Leur capitaine salua le duc d’Albany, et parut désirer lui parler.

– Qu’est-ce, Mac Louis ? dit le duc.

– Nous savons que le duc de Rothsay a été insulté, dit le capitaine, et je puis à peine retenir les Brandanes dans cette salle.

– Brave Mac Louis, dit le duc, et vous, fidèles Brandanes, le prince mon neveu, le duc de Rothsay, est aussi bien qu’aucun gentilhomme peut l’être. Il y a eu quelque désordre, mais tout est tranquille maintenant.

Albany conduisit le comte plus loin et lui dit à voix basse : – Vous voyez, milord, que si le mot d’arrestation était une fois prononcé, on serait promptement obéi, et vous conviendrez que votre suite est peu nombreuse pour employer la résistance.

Douglas se soumit à la nécessité d’attendre patiemment une autre occasion. – Dussé-je, se dit-il, me mordre les lèvres jusqu’au sang, je garderai le silence tant qu’il ne sera pas l’heure de parler.

Pendant ce temps, George de March avait entrepris la tâche plus facile d’apaiser le prince. – Milord de Rothsay, dit-il en s’avançant d’un air grave et cérémonieux, je n’ai pas besoin de vous dire que vous me devez quelque réparation, quoique je ne vous blâme pas personnellement de l’injure qui a détruit la paix de ma famille. Laissez-moi conjurer Votre Grâce, par les égards qu’on doit aux prières d’un homme qui oublie sa propre offense, de laisser là pour l’instant cette scandaleuse querelle.

– Milord, je dois beaucoup d’égards à vos prières, répondit Rothsay, mais ce censeur farouche, cet orgueilleux lord a blessé mon honneur.

– Milord, je n’ai rien à ajouter, sinon que votre père est malade ; il a perdu connaissance en pensant au danger que vous couriez.

– Malade ! mon père ! ce bon vieillard ! il s’est évanoui, dites-vous, milord de March ? Je vole près de lui.

Le duc de Rothsay descendit précipitamment de cheval, et il courait vers le palais comme un jeune lévrier lorsqu’une faible main saisit son manteau, et une femme à genoux s’écria d’un voix tremblante : – Protection, mon noble prince, protection pour une malheureuse étrangère.

– Lâchez ce manteau, vagabonde, dit le comte de March repoussant la suppliante chanteuse.

Mais le jeune prince s’arrêta. – Il n’est que trop vrai, dit-il, j’ai appelé sûr la tête de cette pauvre créature la vengeance d’un démon qui ne pardonna jamais. Ô ciel ! quelle destinée que la mienne, fatale même à ceux qui m’approchent !… Que faire dans cette circonstance ?… Elle ne doit point entrer dans mes appartemens, et tous mes gens sont de tels réprouvés !… Ah ! te voilà près de moi, honnête Henry Smith ? que fais-tu ici ?

– Il y a eu quelque chose de semblable à un coup de main, milord, répondit notre connaissance l’armurier, entre les habitans de la ville et ces vauriens partisans des Douglas ; nous les avons étrillés jusqu’aux portes de l’abbaye.

– J’en suis bien aise, j’en suis bien aise ; j’espère que vous avez battu les drôles dans les règles.

– Dans les règles, dit Votre Altesse ? reprit Henry, mais oui ! Nous avions, il est vrai, l’avantage du nombre ; mais aussi il n’est pas de cavaliers mieux armés que ceux du Cœur sanglant : ainsi dans un sens nous les avons battus dans les règles ; car comme Votre Altesse le sait, c’est le forgeron qui fait les hommes d’armes, et des hommes bien armés ne craignent pas le nombre.

Tandis qu’ils parlaient ainsi le comte de March, qui s’était adressé à quelqu’un près de la porte du palais, revint précipitamment et s’écria : – Milord duc, milord duc, votre père est rétabli, et si vous ne vous hâtez pas, le duc d’Albany, et Douglas auront le temps de le prévenir contre vous.

– Si mon père est rétabli dit le prince léger, et s’il tient ou va tenir conseil avec mon gracieux oncle et le comte de Douglas, il ne convient ni à Votre Seigneurie ni à moi de paraître sans être appelé. Ainsi j’ai le temps de causer de mes affaires avec cet honnête armurier.

– Si cela est ainsi, dit le comte dont les espérances d’une nouvelle faveur à la cour naissaient et s’évanouissaient avec la même promptitude ; s’il en est ainsi, ne comptez plus sur George de Dunbar.

Il se glissa dans la foule d’un air sombre et mécontent. Ainsi, à une époque où l’aristocratie était si dangereuse pour le trône, l’héritier de la couronne se fit deux ennemis des deux plus puissans seigneurs d’Écosse ; il offensa l’un par un méprisant défi, et l’autre par une coupable légèreté. Le duc de Rothsay s’aperçut à peine du départ du comte, ou pour mieux dire il s’applaudit d’avoir échappé à ses importunités.

Le prince continua pendant quelque temps une conversation insignifiante avec notre armurier, qui, grâce à son adresse dans son art, était connu des plus grands seigneurs de la cour.

– J’avais quelque chose à te demander, Smith, dit le prince ; pourrais-tu reprendre un anneau rompu dans mon haubert de Milan ?

– Aussi bien, sous le bon plaisir de Votre Grâce, que ma mère reprenait les nœuds de son filet : le Milanais qui l’a fait ne pourra reconnaître son ouvrage du mien.

– Très bien ! mais ce n’est pas cela que je désirais de toi tout à l’heure, dit le prince ; il faut conduire en un lieu de sûreté cette pauvre chanteuse, mon brave Smith. Tu es un homme capable de servir de champion à une femme : je remets celle-ci sous ta protection.

Henry Smith, comme nous l’avons vu, était hardi et entreprenant lorsqu’il était question de querelles ou d’armes ; mais il avait aussi la fierté d’un bourgeois, et ne désirait nullement se mettre dans des circonstances équivoques qui pourraient lui attirer le blâme de la classe scrupuleuse de ses concitoyens.

– Sous le bon plaisir de Votre Grâce, dit-il, je ne suis qu’un pauvre artisan ; mais quoique mon bras et mon épée soient au service du roi et de Votre Grâce, je ne suis point, sauf votre respect, l’écuyer des dames. Votre Grâce trouvera parmi ses courtisans des chevaliers et des lords d’assez bonne volonté pour jouer le rôle de sir Pandarus de Troyes  : c’est un rôle trop chevaleresque pour le pauvre Henry du Wynd.

– Ah ! ah dit le prince, ma bourse, Edgar… mais j’oubliais que je l’ai donnée à cette pauvre fille. Je vous connais assez vous autres artisans en général, pour m’être aperçu qu’on ne prend point les faucons les mains vides ; mais je suppose que ma parole répondra pour le prix d’une bonne armure, et je te la paierai en y ajoutant des remerciemens pour ce léger service.

– Votre Altesse peut connaître d’autres ouvriers, répondit l’armurier ; mais sauf votre respect, elle ne connaît point Henry Gow. Il vous obéira toutes les fois que vous lui commanderez de fabriquer des armes ou d’en raccommoder, mais il ne se mêle point de rendre service à des princes quand il y a quelques jupons sous jeu.

– Écoute, mulet de Perth, dit le prince en souriant de l’opiniâtre point d’honneur du bourgeois, cette fille ne m’est rien, pas plus qu’à toi ; mais dans un moment d’étourderie, comme tu as dû l’entendre dire si tu ne l’as pas vu toi-même, je lui ai accordé une faveur en passant, qui peut-être lui coûtera la vie. Il n’y a personne ici à qui je puisse me fier pour la protéger contre les courroies des ceinturons et les cordes d’arc avec lesquelles les brutes qui sont à la suite de Douglas la fustigeront, puisque tel est le bon plaisir du comte.

– Si cela est ainsi, monseigneur, cette femme a des droits à la protection de tout honnête homme, et puisqu’elle porte un cotillon, quoique je voudrais qu’il fût moins court et d’une mode moins singulière, je réponds de sa sûreté autant que le peut un seul homme. Mais où faut-il que je la conduise ?

– Par ma foi, je ne puis pas vous le dire ; menez-la chez sir John Ramorny… Mais non, non, il ne se porte pas bien, et en outre il y a des raisons… Menez-la au diable si vous voulez, mais qu’elle soit en sûreté, et vous obligerez Robin de Rothsay.

– Mon noble prince, dit l’armurier, je pense, toujours sauf le respect que je vous dois, que j’aimerais autant confier une femme sans défense aux soins du diable qu’à ceux de sir John Ramorny. Mais quoique le diable travaille au milieu du feu ainsi que moi, je ne connais point sa demeure, et j’espère avec l’aide de la sainte Église le tenir toujours à une distance respectueuse de la mienne. Mais comment m’y prendre pour conduire cette femme hors de la foule et à travers les rues avec son habit de comédienne ? Voilà une nouvelle question.

– Quant à sortir du couvent, ce bon moine, dit le prince en saisissant par le capuchon le premier moine qui tomba sous sa main, père Nicolas ou Boniface…

– Le pauvre frère Cyprien, aux ordres de Votre Altesse dit le religieux.

– Eh bien ! le frère Cyprien, continua le prince, vous conduira par quelque passage secret qu’il doit connaître, et je le reverrai pour lui offrir les remerciemens d’un prince. Le religieux salua en signe de consentement, et la pauvre Louise, dont les regards pendant le débat s’étaient arrêtés alternativement tantôt sur le prince tantôt sur Henry Smith, dit avec vivacité : – Je ne scandaliserai pas davantage ce brave homme par mon fol ajustement ; j’ai un mantelet dont je me sers ordinairement.

– Eh bien ! Smith, dit le prince en riant, tu as le capuchon d’un religieux et le mantelet d’une femme pour t’abriter : je voudrais bien que mes folies fussent cachées aussi saintement ! Adieu, honnête garçon ; nous nous reverrons bientôt.

Alors, comme s’il craignait quelque nouvelle objection de la part de l’armurier, il entra précipitamment dans le palais.

Henry Gow resta stupéfait après le départ du prince. Il se voyait engagé dans une affaire non-seulement dangereuse ; mais bien capable d’occasionner du scandale ; ce qui, joint à la part qu’il avait prise dans la dispute avec son impétuosité ordinaire, pourrait renverser d’un seul coup toutes ses espérances. Cependant laisser une créature sans défense exposée à la barbarie des Galwegians et à la licence des partisans de Douglas, c’était une pensée que l’âme noble de Henry ne pouvait supporter un seul instant.

Il fut tiré de cette rêverie par la voix du moine qui, avec l’accent de cette indifférence que les religieux éprouvent ou affectent pour les affaires temporelles, le pria de le suivre. L’armurier se mit en marche avec un soupir qui ressemblait à un gémissement, et sans donner une grande attention au chemin qu’il parcourait, il fut précédé par le moine dans un cloître et à travers une poterne que le religieux laissa ouverte après avoir regardé derrière lui. Venait ensuite Louise, qui avait pris à la hâte son petit paquet, avait appelé le fidèle animal compagnon de ses courses lointaines, et fuyait toute troublée un lieu où elle avait couru de si terribles dangers.

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