La nuit qui obscurcissait peu à peu l’appartement du malade, et qui s’étendait en même temps sur le reste de la terre, n’était point destinée à être tranquille. Le couvre-feu avait sonné depuis deux heures, et il en était neuf. Vers ce temps à peu près chacun se retirait pour dormir, excepté ceux que la dévotion, les devoirs ou les plaisirs tenaient éveillés. C’était le soir du mardi gras, ou ce qu’on appelle en Écosse veille de jeûne ; et les lieux de plaisirs, étaient plus remplis que les églises.
Pendant la journée le peuple se fatigua au jeu de ballon ; les nobles et les gentillâtres employèrent leur temps à des combats de coqs, ou bien à écouter les couplets licencieux du ménestrel, tandis que les citoyens se gorgeaient de gâteaux frits dans du lard, et de pain trempé de bouillon gras dans lequel on avait fait bouillir du bœuf salé, et qu’on avait saupoudré de gruau grillé, plat qui aujourd’hui même n’est point indifférent aux anciens Écossais. Ces exercices et ces mets étaient particuliers à ce jour de fête ; il était, aussi de rigueur que le soir tout bon catholique bût autant d’ale et de vin qu’il pourrait s’en procurer, et que s’il était jeune et agile il dansât au bal ou figurât parmi les danseurs moresques dont, à Perth comme partout ailleurs, le costume était d’une forme particulière, et qui se distinguaient par l’adresse et l’activité. Toute cette gaîté avait cours sous le prévoyant prétexte que le long carême approchait avec tous ses jeûnes, toutes ses privations : il était donc sage de prendre autant de plaisir que possible, et de s’accorder toutes les indulgences imaginables avant le temps de pénitence.
Ces réjouissances accoutumées avaient eu lieu, et dans la plupart des quartiers de la ville chacun s’était livré au repos. La noblesse avait eu soin de prévenir toutes les querelles qui auraient pu survenir entre les gens armés et les citoyens de la ville. La fête s’était passée avec moins d’accident que de coutume : on n’eut à déplorer que trois morts et quelques membres cassés ; mais ces événements arrivèrent à des gens de si peu d’importance qu’on ne se donna, pas même la peine de rechercher quelle en avait été la cause. Le carnaval se terminait donc tranquillement, quoique dans certains lieux on n’eût pas encore renoncé aux amusemens de la journée.
Une bande de danseurs qu’on avait particulièrement applaudie et remarquée semblait vouloir prolonger ses plaisirs jusqu’au milieu de la nuit. L’entrée, comme on l’appelait, était composée de treize personnes habillées de la même manière, ayant des pourpoints de peau de chamois taillés, coupés et brodés d’une manière bizarre. Elles portaient des toques vertes avec des glands d’argent, des rubans rouges, des souliers blancs, de petites sonnettes attachées à leurs genoux et autour de leurs talons, et un glaive nu à la main. Cette élégante troupe avait dansé devant le roi la danse de l’épée, qui consistait dans le choc des armes et dans une suite de poses singulières ; elle alla galamment offrir une seconde représentation de son adresse à la porte de Simon Glover, fit ensuite servir du vin tant pour elle que pour les spectateurs, et but avec acclamation à la santé de la Jolie Fille de Perth. Le vieux Simon parut à la porte de son habitation pour reconnaître la politesse de ses compatriotes, et à son tour fit apporter du vin en honneur des joyeux danseurs moresques de Perth.
– Nous te remercions, père Simon, dit une voix déguisée mais qui cachait mal l’accent fanfaron d’Olivier Proudfute ; mais la vue de ta charmante fille serait plus douce à nos yeux que celle d’un tonneau de malvoisie.
– Je vous remercie aussi voisins, répondit Glover. Ma fille n’est pas bien portante, et ne peut sortir par le froid de la nuit. Mais si ce galant dont il me semble reconnaître la voix veut entrer dans ma pauvre maison, elle le chargera de complimens pour le reste de la compagnie.
– Alors tu nous les apporteras à l’hôtel du Griffon, s’écrièrent les autres à leur compagnon favorisé, car c’est là où nous enterrerons le carnaval, et où nous boirons encore à la santé de la belle Catherine.
– Je suis à vous dans une demi-heure, dit Olivier, et nous verrons qui videra le plus large flacon ou chantera le plus haut. Je veux être gai pendant le reste du carnaval, comme si je devais avoir demain la bouche fermée pour toujours.
– Adieu donc, cria son partner dans le ballet moresque. Adieu, joyeux marchand de bonnets, jusqu’au plaisir de te revoir.
Les danseurs se rendirent alors à leur destination, sautant et chantant tout le long des rues accompagnés par quatre musiciens qui menaient la bande, tandis que Simon Glover introduisait leur coryphée dans sa maison, et lui offrait une chaise au coin de son feu.
– Mais où est votre fille, dit Olivier ; c’est l’aimant qui nous attire nous autres braves lames.
– Réellement elle garde sa chambre, voisin Oliver, répondit Glover ; et même, pour vous parler franchement, elle garde le lit.
– Eh bien ! je vais aller en haut la consoler de son chagrin. Vous m’avez détourné de mon chemin, père Glover, vous devez une amende à une bonne lame comme moi ; je ne veux pas perdre en même temps et la fille et la partie d’auberge. Elle garde le lit, n’est-ce pas ?
Mon chien et moi, près de fille jolie
Notre métier fut toujours d’accourir ;
Quand une fille est triste et veut mourir,
Mon chien et moi venons de compagnie !
Si je mourais, il faut, mes bons amis,
Sous un tonneau que du moins je repose ;
Les bras croisés ; je veux qu’on m’y dépose,
Mon chien et moi côte à côte endormis.
– Ne pouvez-vous pas être sérieux pour un moment, voisin Proudfute ? dit Glover ; je désire un moment de conversation avec vous.
– Sérieux ! répondit le visiteur ; j’ai été sérieux toute la journée : je pouvais à peine ouvrir la bouche sans parler de mort, d’enterrement, ou de quelque chose de semblable, les sujets les plus tristes qu’on puisse trouver.
– Par saint Jean ! voisin, dit Glover, êtes-vous fey ?
– Point du tout : ce n’est point ma propre mort que ces sombres idées m’annoncent. J’ai un bon horoscope, et je vivrai cinquante ans encore. Mais c’est le sort de ce pauvre garçon, l’homme de Douglas, que j’ai renversé à la querelle de Saint-Valentin ; il est mort la nuit dernière : c’est là le poids que j’ai sur la conscience, et qui éveille en moi de tristes réflexions. Ah ! père Simon, nous autres gens de guerre qui versons le sang dans notre colère, nous avons des idées noires quelquefois. J’ai souvent désiré de n’avoir coupé que des bonnets de laine.
– Et je souhaiterais, dit Simon, n’avoir jamais coupé que mes gants ; mais je me suis souvent coupé les doigts. Cependant vous pouvez vous épargner des remords ; il n’y eut qu’un homme dangereusement blessé dans cette affaire, et ce fut celui auquel Henry Smith coupa la main ; on le dit parfaitement rétabli. Son nom est Black Quentin, un des gens de sir John Ramorny. On l’a renvoyé secrètement dans son pays.
– Quoi ! Black Quentin ? Bon Dieu ! c’est le même homme que Henry et moi, car nous sommes toujours à côté l’un de l’autre, avons frappé en même temps ; seulement mon coup tomba un peu plus tôt que le sien. Je crains qu’il n’en résulte quelque trouble dans la ville, et le prévôt le craint aussi. Mais vous dites qu’il se porte bien ; allons, je vais, reprendre ma gaîté, et puisque vous ne voulez pas me laisser voir comment un déshabillé de nuit sied à la jolie Catherine, je vais au Griffon retrouver mes danseurs moresques.
– Restez un instant ; vous êtes le compagnon de Henry du Wynd ; vous lui avez souvent rendu le service de raconter ses actions comme vous venez de le faire : je voudrais que vous puissiez le blanchir à mes yeux d’un autre tort dont on l’accuse.
– Je suis prêt à jurer par la poignée de mon épée que cette accusation est aussi fausse que l’enfer, père Simon. Quoi ! par les lames et les boucliers ! les hommes d’épée ne doivent-ils pas se soutenir entre eux ?
– Soyez calme, voisin bonnetier. Vous pouvez rendre service à l’armurier, si vous voyez juste dans cette affaire. Je vous ai choisi pour vous consulter, non pas parce que je vous considère comme la tête la plus sage de Perth, car si je le disais je ferais un mensonge.
– Bien ! bien ! répondit Proudfute d’un ton satisfait ; je sais ce que vous me reprochez. Vous autres têtes froides, vous pensez que nous sommes des fous nous autres têtes chaudes. Plus de vingt fois j’ai entendu appeler ainsi Henry du Wynd.
– Peu importe que vous soyez brave ou que vous ne le soyez pas, dit Glover ; mais je crois que vous êtes naturellement bon et que vous aimez Henry. Nous sommes un peu brouillés maintenant avec lui. Vous savez qu’on a parlé de mariage entre ma fille et l’armurier ?
– J’ai entendu en effet quelques contes de ce genre depuis la Saint-Valentin. Ah ! celui qui possédera la Jolie Fille de Perth sera un homme heureux. Cependant le mariage gâte les jeunes gens ; moi-même je regrette quelquefois…
– Laisse-là tes regrets pour le moment, dit Glover en l’interrompant un peu brusquement. Il faut que vous sachiez, Olivier, que quelques-unes des commères de la ville qui s’occupent des affaires de tout le monde ont accusé Henry de fréquenter des chanteuses et d’autres femmes de cette espèce. Catherine en a été blessée, et j’ai cru ma fille insultée parce que Henry ne s’est point conduit comme un Valentin devait le faire, mais avait préféré une société inconvenante le jour même où suivant une ancienne coutume il aurait eu la meilleure occasion de parler de son amour à Catherine. – Aussi lorsque le soir il vint fort tard chez moi, je lui refusai ma porte, et comme un vieux fou, je le priai de retourner chez lui rejoindre la compagnie qu’il venait de quitter. Je ne l’ai pas revu depuis, et je commence à croire que j’ai été trop prompt à me mettre en colère. Catherine est ma fille unique, mais j’aimerais mieux la voir mourir que de la donner à un débauché. Cependant je connais Henry Gow comme mon propre fils, je ne puis penser qu’il ait voulu nous offenser, et il y a sans doute moyen d’expliquer à son avantage la faute dont on l’accuse. On m’avait conseillé de m’adresser à Dwining qui a rencontré Smith tandis qu’il se promenait avec sa belle. Si je dois croire l’apothicaire, cette fille était la cousine de l’armurier. Vous savez que Dwining parle un langage avec ses yeux et un autre avec ses lèvres ; mais toi, Olivier, tu as trop peu de malice, je veux dire trop d’honnêteté pour altérer la vérité ; et comme Dwining ajoute que tu as aussi vu cette fille…
– Que je l’ai vue, Simon Glover ! Dwining dit-il que je l’ai vue ?
– Non pas précisément, mais il prétend que vous lui avez raconté que vous aviez rencontré Smith ainsi accompagné.
– Il ment, et je l’écraserai dans un mortier.
– Comment ! ne lui avez-vous jamais parlé de cette rencontre ?
– Quand même je l’aurais fait, n’avait-il pas juré qu’il ne répéterait à aucun être vivant ce que je lui avais communiqué ? Ainsi en vous racontant la chose il est donc devenu un menteur.
– Enfin vous n’avez point rencontré Henry Smith avec une fille perdue, comme on le rapporte ?
– Oh ! bon dieu, je n’en sais rien ; peut-être oui, peut-être non. Croyez-vous qu’un homme marié depuis quatre ans puisse se ressouvenir de la tournure du talon d’une chanteuse, du bout de son pied, de la bordure de son jupon, et d’autres bagatelles semblables ? Non ; je laisse cela au joyeux Henry.
– La conclusion de tout cela, dit Glover perdant patience, est que vous avez rencontré Smith se promenant publiquement dans les rues… ?
– Oh ! non, voisin ; je le rencontrai dans les allées les plus sombres et les plus détournées de la ville, se dirigeant droit vers sa maison avec armes et bagage, et les deux bras occupés comme il convient à un galant garçon, le petit chien soutenu par un et la fille par l’autre. À mon avis elle était fort jolie.
– Par saint Jean ! dit Glover, cette infamie ferait renoncer un chrétien à sa foi pour adorer Mahomet dans sa colère ! Mais il ne reverra plus ma fille ; j’aimerais mieux qu’elle partit pour les Highlands avec son chartreux à jambes nues que de lui voir épouser un homme qui oublie à ce point l’honneur et la décence. N’en parlons plus.
– Père Simon, dit l’indulgent bonnetier, vous ne savez plus ce que c’est que la jeunesse. Du reste leurs relations n’ont pas été de longue durée ; car pour dire la vérité, je les ai un peu surveillés : – j’ai rencontré Smith conduisant sa damoiselle errante aux escaliers de Notre-Dame afin qu’elle s’embarquât sur le Tay ; je sais encore, car je m’en suis informé, qu’elle s’est rendue à Dundee. Ainsi vous voyez que ce n’était qu’une folie de jeune homme.
– Et il vint ici, dit Simon avec amertume, rechercher l’affection de ma fille, tandis qu’une maîtresse l’attendait chez lui ! J’aimerais mieux qu’il eût tué une douzaine d’hommes, faute qui serait encore moindre à tes yeux, Olivier Proudfute ; car si tu n’es pas aussi brave que Smith, tu veux au moins le faire croire ; mais…
– Ne prenez pas la chose aussi sérieusement, dit Olivier qui commençait à réfléchir au tort que son bavardage pourrait faire à son ami et aux conséquences du mécontentement de Henry lorsqu’il apprendrait une indiscrétion faite plutôt par sottise que par mauvaise intention. – Considérez, ajouta-t-il, que c’est une folie qui tient à la jeunesse ; l’occasion est souvent la cause de ces péchés-là, et la confession effacera tout. Je vous avouerai, quoique ma femme soit aussi bonne qu’aucune autre dans la ville, que cependant moi-même…
– Paix, indigne fanfaron ! dit le gantier dans la plus violente colère, tes amours et tes batailles sont d’une égale fausseté. Si tu as besoin de mentir, ce qui, je crois, est dans ta nature, ne peux-tu au moins inventer quelque mensonge qui te fasse honneur ? Crois-tu que je ne voie pas dans ton cœur comme je pourrais voir à travers la corne d’une vile lanterne ? Crois-tu que je ne sais pas, fileur de laine, que tu n’oserais pas plus passer l’entrée de ta propre porte si ta femme avait entendu ce dont tu viens de te vanter, que tu n’oserais croiser ton fer avec un enfant de douze ans qui tirerait le sien pour la première fois de sa vie ? Par saint Jean ! je devrais pour te récompenser d’augmenter le trouble d’une famille, faire connaître à ta Madeleine ce que tu viens de dire.
À cette menace le bonnetier recula, comme si le trait d’une arbalète eût sifflé à ses oreilles au moment où il s’y attendait le moins. Il répondit d’une voix tremblante : – Bon père Simon, vous prenez trop de licence pour un homme à cheveux gris ; pensez donc, voisin, que vous êtes trop vieux pour vous mesurer avec un jeune guerrier comme moi. Quant à ce qui regarde Madeleine, je puis me fier à vous, car je ne connais personne qui soit moins capable de troubler la paix des familles.
– Que ta sottise ne se fie pas plus long-temps à moi dit le gantier hors de lui ; sors d’ici à l’instant même, ou j’emprunte pendant cinq minutes les forces de ma jeunesse pour te donner une leçon.
– Vous avez peut-être un peu bu en ce jour de fête, dit le bonnetier : je vous souhaite un sommeil tranquille ; nous serons meilleurs amis demain.
– Sors d’ici, je te le répète encore ! Je suis honteux qu’un être aussi nul que toi ait le pouvoir de me mettre en colère.
– Idiot ! imbécile ! mauvaise langue ! ajouta Glover en se jetant sur une chaise au moment où le bonnetier disparut. Est-il possible qu’un homme qui ne fait que des mensonges n’en ait point trouvé un lorsqu’il s’agissait de cacher la honte d’un ami ? Et moi,… moi, qui suis-je, puisque je souhaitais que la grossière injure que j’ai reçue ainsi que ma fille fût excusée ? Et cependant telle était mon opinion sur Henry que j’étais prêt à croire toutes les faussetés que cet âne aurait inventées. Mais il est inutile de s’en occuper davantage. Notre nom honorable résistera à toutes les injures qu’on pourra lui faire.
Tandis que le gantier moralisait ainsi sur la confirmation mal reçue du conte que jusqu’alors il n’avait osé croire, le danseur du ballet moresque avait le temps, en traversant les rues de Perth par une nuit froide et sombre du mois de février, de méditer sur les conséquences de la colère du gantier.
– Mais ce n’était rien, se disait-il en lui-même, comparée à celle de Henry du Wind qui avait tué un homme pour une moindre chose que celle de semer la brouille entre lui et Catherine.
– Certainement, ajoutait-il, j’aurais mieux fait de nier le tout ; mais j’ai été subjugué par l’idée de paraître moi-même un vert galant, comme en effet je le suis. J’aurais mieux fait d’aller finir la fête au Griffon ; mais Madeleine fera du tapage si je reviens trop tard. Cependant c’est le dernier jour du carnaval, et je puis demander un privilége. Il me vient une bonne idée : je n’irai point au Griffon, je vais me rendre chez l’armurier ; il doit être chez lui, puisque personne ne l’a vu aujourd’hui. Je tâcherai de faire ma paix avec lui, et je lui offrirai mon intercession auprès du gantier. Henry est un garçon simple et droit, et quoique je sois obligé de convenir qu’il vaut mieux que moi dans une émeute, dans une discussion je puis en faire ce que je veux. Les rues sont paisibles maintenant, la nuit est sombre, et je me cacherai facilement si je rencontre quelqu’un. Oui, je vais me rendre chez Smith, et si je le persuade je me moquerai du vieux Simon. Que saint Ringan me protége cette nuit, et j’avalerai plutôt ma langue que de me laisser exposer par elle à de nouveaux périls. Ce vieux fou-là, quand son sang était échauffé, ressemblait plutôt à un homme disposé à taillader des buffetins qu’à un découpeur de peau de chevreau.
En faisant toutes ces réflexions Olivier marchait vite, mais avec le moins de bruit possible, et se dirigeant vers le Wynd ou ruelle dans laquelle l’armurier, ainsi que nos lecteurs le savent déjà, avait sa demeure. Mais le malheur n’avait point encore cessé de le poursuivre. Comme il tournait dans la rue principale, il entendit un bruit de musique fort près de lui ; ce bruit fut suivi de bruyantes acclamations.
– Ce sont mes compagnons les danseurs moresques, pensa-t-il ; je reconnaîtrais le vieux joueur de violon Jérémie parmi cent autres. Je vais traverser la rue avant qu’ils ne passent : si je suis vu, on pourra croire que je suis à la recherche de quelque aventure, et cela fera honneur à ma bravoure.
Ce désir d’être distingué parmi les plus vaillans et les plus heureux en amour était combattu par quelques prudentes considérations ; cependant le marchand de bonnets essaya de traverser la rue. Mais la bande joyeuse était éclairée par des torches dont la lumière découvrit Olivier ; son habit, d’une couleur claire se voyait de fort loin. Il s’éleva un cri général : – Une prise ! une prise ! s’écria-t-on de toutes parts. Ce bruit couvrit celui de la musique, et avant que le bonnetier eût le temps de se décider à rester ou à fuir, deux jeunes gens robustes, vêtus d’habits bizarres avec des masques de sauvages, et portant dans la main une énorme massue, le saisirent en s’écriant d’un ton tragique : – Rends-toi, homme aux sonnettes, rends-toi sans te défendre, ou tu es un danseur mort.
– À qui dois-je me rendre ? dit le bonnetier d’une voix tremblante ; car quoiqu’il vît qu’il avait affaire à des masques qui parcouraient la ville pour leur plaisir, cependant il avait remarqué qu’ils étaient fort au-dessus de sa classe, et il ne trouvait point d’audace pour partager un jeu où l’inférieur serait sans doute sacrifié.
– Voudrais-tu parlementer, esclave ? répondit un des masques, et faut-il que je te montre que tu es notre captif en te faisant donner à l’instant la bastonnade ?
– En aucune manière, puissant Indien, dit le bonnetier ; je ferai tout ce que vous désirerez.
– Viens ici alors, dit un de ceux qui l’avaient arrêté ; viens et rends hommage à l’empereur des Mimes, roi des Cabrioles et grand-duc des Sombres-Heures ; expliquez en vertu de quels droits vous êtes assez hardi pour chanter et danser, et porter des souliers de peau dans ses domaines, sans lui payer de tribut. Ne savez-vous pas que vous avez encouru la peine de haute trahison ?
– Ce serait bien dur, je pense, répondit le pauvre Olivier, puisque je ne savais pas que Sa Grâce eût ce soir les rênes du gouvernement ; mais je suis prêt à racheter ce délit, si la bourse d’un pauvre fabricant de bonnets le peut, en payant l’amende de quelques pintes de vin ou autre chose semblable.
– Conduisez-le devant l’empereur, fut la réponse universelle. Le danseur moresque fut amené devant un jeune homme mince, mais plein d’aisance et de grâce ; il était magnifiquement vêtu, ayant une ceinture et une tiare de plumes de paon, qu’à cette époque on apportait des Indes comme de rares merveilles. Une courte jaquette posée sur une peau de léopard serrait sa taille ; le reste de sa personne était couvert d’une étoffe de soie couleur de chair, et donnait une idée exacte d’un prince indien ; il portait des sandales attachées avec des rubans écarlates, et tenait à la main une espèce d’éventail comme celui dont les dames se servaient alors, et qui était composé des mêmes plumes de paon réunies en aigrette.
– Quel personnage m’amenez-vous ici ? dit le chef indien ; qui a osé attacher les sonnettes d’un danseur moresque à un âne aussi triste que celui-là ? Écoutez ici, l’ami ; votre habit vous rend un de nos sujets, puisque notre empire s’étend dans tout le monde joyeux, y compris les Mimes et les Ménestrels de tout genre. Eh quoi ! tu ne sais pas répondre ? Il a besoin de boire ; administrez-lui notre coque de noix pleine de vin d’Espagne.
Une immense calebasse remplie de vin fut présentée aux lèvres du suppliant, tandis que le prince et sa suite l’exhortaient à boire.
– Casse-moi cette noisette, et fais-le avec grâce et sans grimace, dit le chef.
Olivier n’aurait pas dédaigné de boire modérément du même vin, mais il était épouvanté de la quantité qu’on exigeait qu’il avalât. Il but un coup, et demanda grâce.
– Plaise à Votre Seigneurie, dit-il, j’ai encore beaucoup de chemin à parcourir, et si j’étais obligé de faire complètement honneur à votre générosité pour laquelle je vous prie d’accepter mes remerciemens, je ne serais pas capable, d’enjamber un ruisseau.
– Voyons si tu es capable au moins de te comporter comme un gaillard. Fais-moi une cabriole. Ah ! une, deux, trois. Admirable ! Encore. Donnez-lui de l’éperon. (Alors un satellite du chef indien toucha légèrement Olivier avec son épée.) Ah ! cette cabriole, vaut mieux que toutes les autres ; il saute comme un chat dans une gouttière ! Présentez-lui encore la coque de noix. Allons, plus de violence ; il a payé pour son forfait, et mérite non-seulement sa liberté, mais une récompense. À genoux, à genoux ; maintenant relevez-vous, sire chevalier de la Calebasse ! Quel est ton nom ? et qu’un de vous me prête une rapière.
– Olivier, plaise à Votre Honneur, je veux dire à Votre Principauté.
– Olivier, dis-tu ? Non, tu es maintenant un des douze pairs, et le hasard a anticipé sur la promotion que nous avions l’intention de faire. Relève-toi, sire Olivier-tête-de-Paille, chevalier de l’ordre du Potiron. Relève-toi, au nom de la Folie, et retourne, au nom du diable, à tes affaires.
En prononçant ces mots le prince indien donna du plat de son épée un coup vigoureux sur les épaules du bonnetier, qui se retrouva sur ses pieds avec plus d’agilité qu’il n’en avait encore montré. Excité par les éclats de rire et le bruit moqueur qu’il entendait derrière lui, il arriva devant la maison de Smith sans s’être arrêté un seul instant, et avec la même rapidité qu’un renard poursuivi cherche sa tanière.
Après avoir frappé à la porte, le fabricant de bonnets pensa qu’il aurait dû réfléchir plus tôt à la manière dont il se présenterait devant Smith, et à celle qu’il devait employer pour lui communiquer l’indiscrétion qu’il avait commise. On ne répondit point à son premier appel, et peut-être au moment où toutes ces réflexions s’élevèrent dans son esprit effrayé, le bonnetier eût abandonné son dessein s’il n’eût entendu dans le lointain le bruit de la musique. Craignant de tomber une seconde fois entre les mains de ces masques brillans auxquels il venait d’échapper, il frappa une seconde fois, et il entendit aussitôt la voix forte et cependant agréable de Henry Gow, qui répondit de l’intérieur de la maison :
– Qui frappe aussi tard ? et que demande-t-on ?
– C’est moi, Olivier Proudfute, dit le bonnetier ; j’ai une bonne plaisanterie à te raconter, compère Henry.
– Va porter tes folies à un autre marché, répondit Smith ; je ne veux voir personne ce soir.
– Mais, compère, bon compère, je suis environné de coquins, et je demande un refuge sous ton toit.
– Sot que tu es, répliqua Henry, le plus lâche des coqs de basse-cour qui se sont battus pendant ces fêtes dédaignerait de mesurer ses forces contre une poule mouillée comme toi.
Dans ce moment un second bruit de musique se fit entendre. Il semblait approcher, et le fabricant de bonnets ne pouvant déguiser ses craintes, s’écria :
– Au nom de notre ancienne amitié, et pour l’amour de Notre-Dame, Henry, accordez-moi un asile, ou demain vous trouverez à votre porte mon cadavre mutilé par les sanguinaires Douglas.
– Ce serait une honte pour moi, pensa le bon Henry, et peut-être son péril est réel. Il y a des faucons qui s’abattraient plutôt sur un moineau que sur un héron. En faisant ces réflexions moitié haut, moitié bas, Henry ouvrit sa porte bien fermée, se proposant de reconnaître la réalité du danger avant de permettre au bonnetier d’entrer chez lui. Mais tandis qu’il regardait dans la rue, Olivier s’élança dans la maison comme un cerf effarouché s’élance dans un hallier, et il était déjà établi près de la cheminée avant que l’armurier qui regardait de tous côtés autour de lui pût se convaincre qu’il n’y avait aucun ennemi à la poursuite du fugitif. Il referma la porte et revint dans la cuisine, mécontent de ce que sa profonde solitude avait été troublée, et sa bonté trompée par des craintes aussi faciles à exciter que celles de son timide voisin.
– Qu’est-ce que cela signifie ? dit-il assez froidement lorsqu’il vit le bonnetier assis près de son foyer ; quelle, est cette farce de carnaval, maître Olivier ? je ne vois personne à votre poursuite.
– Donnez-moi à boire, compère, répondit Olivier ; je suis étouffé par la rapidité avec laquelle je suis venu ici.
– J’ai juré qu’il n’y aurait point d’orgie cette nuit dans ma maison. Je suis dans mes habits de travail, comme vous voyez. C’est pour moi un jour de jeûne, au lieu d’un jour de fête, et j’ai de bonnes raisons pour cela. Vous avez bu assez ce soir, car vous pouvez à peine parler ; si vous désirez encore du vin ou de l’ale, vous pouvez aller ailleurs.
– J’ai déjà assez fait bombance en effet, dit le pauvre Olivier, et je puis ajouter que j’ai été noyé dans la boisson. Cette maudite calebasse ! Une goutte d’eau, compère, c’est tout ce que je désire, et j’espère que je ne vous la demanderai pas en vain, ou si vous voulez, un verre de petite bière.
– Si c’est là tout ce que vous désirez, dit Henry, vous n’en manquerez pas. Mais il faut que ce soit l’excès du vin qui vous porte à demander de l’eau.
En disant ces mots il remplit un demi-flacon d’une barrique qui était auprès de lui, et l’offrit à son hôte ; Olivier l’accepta, et le porta à ses lèvres, tremblant de l’émotion qu’il avait éprouvée ; et quoique la dose fût faible, il se trouvait tellement épuisé par les fatigues, l’inquiétude, la frayeur et les débauches de la journée ; qu’après avoir placé le flacon vide sur la table de chêne, il fit entendre un soupir de satisfaction et garda le silence pendant quelques minutes.
– Maintenant que vous avez bu, compère, dit l’armurier, apprenez-moi ce que vous désirez ; quels sont ceux qui vous menaçaient ? Je n’ai pu voir personne.
– Non, mais ils étaient au moins vingt qui me poursuivaient dans le Wynd. Cependant quand ils nous ont vus tous les deux ensemble, ils ont perdu le courage qu’ils auraient conservé si l’un de nous eût été seul.
– Ne riez point, dit l’armurier, je ne suis point en humeur de plaisanter.
– Par saint Jean de Perth ! je ne plaisante point ; j’ai été arrêté et outragé d’une manière dégoûtante, répondit Olivier en posant sa main sur la partie affectée, par ce fou de Robin de Rothsay, par le vagabond Ramorny et le reste de leur suite. Ils m’ont fait boire un quartaut de malvoisie.
– Vous ne savez ce que vous dites, Olivier ; Ramorny est à la mort, l’apothicaire le dit partout : ce ne sont sûrement point eux qui font de semblables folies au milieu de la nuit.
– Je ne puis l’assurer, mais je puis prêter serment que j’ai reconnu les bonnets que je leur ai faits depuis le jour des Innocens. Ils sont assez singuliers, et d’ailleurs je dois reconnaître mon propre ouvrage.
– On a pu avoir des torts envers vous, reprit Henry ; si vous courez un danger réel, je vais vous faire un lit ici, mais vous vous coucherez à l’instant même, car je ne suis point en humeur de causer.
– Je le désirerais de tout mon cœur, mais Madeleine se fâcherait, c’est-à-dire qu’elle ne se fâcherait pas ; elle sait que cela m’inquiéterait fort peu, mais elle craindrait qu’il ne me fût arrivé quelque accident dans une nuit aussi tumultueuse, elle connaît mon humeur qui est impétueuse comme la tienne, et toujours disposée à répondre à un mot par un coup.
– Alors retourne chez toi ; qu’elle voie que son trésor est en sûreté. Maître Olivier, les rues sont tranquilles, et pour te parler franchement, je désirerais être seul.
– Encore un moment, reprit Olivier qui craignait de rester et qui en même temps redoutait de partir. Il y a eu du bruit dans le conseil de la ville touchant l’affaire de la veille de Saint-Valentin. Le prévôt m’a dit il n’y a pas quatre heures qu’il était convenu avec les Douglas que les différens seraient décidés par un combat singulier. Notre vieille connaissance Dick le Diable renonce à sa qualité, et défend la cause de Douglas et des gentilshommes ; il est dit que vous ou moi soutiendrons la cause de la Belle Ville. Quoique je sois le plus ancien dans le conseil, cependant, par l’amitié que nous nous portons l’un à l’autre, je veux bien te céder la préséance et me contenter de l’humble office de bâtonnier .
Henry Smith, malgré son chagrin, ne put s’empêcher de sourire.
– Si c’est cela qui t’inquiète, lui dit-il, et te retient hors de chez toi au milieu de la nuit, je vais facilement arranger cette affaire. Tu ne perdras point l’avantage qui t’est offert. J’ai soutenu plus de vingt duels, – trop, beaucoup trop. Toi, tu n’as combattu qu’avec ton soudan de bois. – Il serait injuste, malhonnête, cruel, d’abuser ainsi de l’offre que me fait ton amitié. Ainsi rentre chez toi, brave garçon, et que la crainte de perdre cet honneur ne trouble pas ton repos. Sois assuré que tu répondras au cartel, tu en as le droit, puisque tu as été insulté par ce rude écuyer.
– Grand merci de tout mon cœur, dit Olivier embarrassé de cette déférence inattendue. Tu es un aussi bon ami que je l’avais toujours pensé. Mais j’ai autant d’affection pour Henry Smith qu’il en a pour Olivier Proudfute. Je jure par saint Jean que je ne me battrai point à ton préjudice. Maintenant je suis certain de ne plus céder à la tentation ; car tu ne voudrais pas me voir manquer à mon serment, eussé-je vingt duels sur les bras.
– Écoute, répondit Smith : conviens que tu as peur, dis une honnête vérité une fois dans ta vie, ou bien je te laisse terminer cette querelle.
– Eh ! compère, tu sais bien que je n’ai jamais peur ; mais en vérité, c’est un coquin si déterminé ; et j’ai une femme, – la pauvre Madeleine, comme tu le sais, – j’ai des enfans ; et toi…
– Et moi, interrompit Henry brusquement, je n’en ai point, je n’en aurai jamais.
– Comment ? réellement ? – Puisqu’il en est ainsi, j’aimerais mieux te voir combattre que moi.
– De par Notre-Dame ! compère, répondit l’armurier, on se joue facilement de toi. Apprends, sot que tu es, que sir Patrice Charteris qui aime à rire s’est amusé à tes dépens : Crois-tu qu’il voudrait hasarder l’honneur de la ville, et compter sur une tête comme la tienne, ou que je voudrais te céder la préséance dans une affaire de ce genre-là ? Eh ! bon Dieu, retourne chez toi. Que ta Madeleine fixe un bonnet de nuit bien chaud autour de ton front, fais un bon déjeuner, bois de l’eau distillée, et demain tu seras capable de combattre ton Dromond ou soudan de bois, comme tu l’appelles, la seule chose sur laquelle tes coups aient jamais tombé d’aplomb.
– Ah ! il en est ainsi, répondit Proudfute rassuré, mais croyant nécessaire de paraître offensé. Je me moque de ta mauvaise humeur ; tu sais bien que tu ne peux jamais lasser ma patience au point de nous brouiller entièrement. C’en est assez ; mais nous sommes frères d’armes, cette maison est la tienne. Les deux meilleures lames de Perth ne doivent point se mesurer ensemble ; je suis habitué à ton humeur, et j’oublie tout. Mais est-il bien vrai que les deux partis soient unis ?
– Aussi complètement qu’un marteau peut fixer un clou, dit l’armurier. La ville a donné au Johnston une bourse pleine d’or pour ne pas les avoir débarrassés d’un importun appelé Olivier Proudfute, lorsqu’il l’avait en son pouvoir ; cette bourse doit acheter pour le prévôt l’île de Sleepless que le roi lui accorde, car le roi paie tout à la longue. De cette manière sir Patrice obtient l’Inch qui est en face de sa maison. L’honneur est à couvert des deux côtés, car vous comprenez que ce qui est donné au prévôt est donné à la ville. Ce qui vaut le mieux, c’est que les Douglas ont quitté Perth pour marcher contre les Anglais ; on dit que ces derniers sont appelés sur les frontières par le perfide comte de March. Ainsi la Belle Ville est délivrée de Douglas et de sa suite.
– Mais au nom de saint Jean ! comment tout cela s’est-il fait ? dit Olivier ; personne n’en a parlé.
– On dit que celui dont je coupai la main est un serviteur de sir John Ramorny, et qu’il s’est sauvé dans le comté de Fife sa patrie, où sir John lui-même doit être exilé du consentement de tout honnête homme. Mais tout ce qui regarde sir John touche aussi un personnage bien plus important. – Du moins Simon Glover l’assura à sir Patrice Charteris. Je crois deviner la vérité, et je remercie le ciel et tous les saints de ne point avoir tué sur l’échelle celui que je fis prisonnier.
– Il faut aussi que je remercie le ciel et tous les saints, et le plus dévotement possible, dit Olivier, car j’étais près de toi comme tu sais, et…
– Ne parle plus de cela, si tu veux être prudent. Il y a des lois contre ceux qui frappent les princes ; il ne faut point toucher le fer du cheval avant qu’il ne soit refroidi, mais tout est raccommodé maintenant.
– Si cela est ainsi, dit Olivier un peu embarrassé, mais plus rassuré encore par les nouvelles qu’il venait de recevoir d’une personne mieux informée que lui, j’ai raison de me plaindre de sir Patrice Charteris qui, bien que prévôt de la ville, se joue avec l’honneur d’un honnête bourgeois.
– Je te conseille, Olivier, de l’appeler dans la lice, et il ordonnera à ses gens de lâcher ses chiens après toi. Mais la nuit avance tandis que tu bavardes ainsi.
– Je n’ai plus qu’un mot à te dire, compère. Mais donne-moi d’abord un second verre de bière.
– Que la peste t’étouffe ! Je te voudrais dans un lieu où les liqueurs froides sont plus rares. Tiens, vide toi-même le baril à ta volonté.
Olivier prit un second flacon, mais il but, ou du moins sembla boire très lentement, afin de gagner du temps et de réfléchir tout à son aise à la manière dont il devait s’y prendre pour entamer un second sujet de conversation qui lui paraissait une matière bien délicate : quand il songeait à l’humeur irritable de l’armurier. À la fin il ne trouva rien de mieux que d’aborder tout d’un coup la question.
– J’ai vu Simon Glover aujourd’hui, dit-il.
– Eh bien ! dit l’armurier d’une voix sombre et mélancolique, si tu l’as vu qu’est-ce que cela peut me faire ?
– Rien, rien, répondit le bonnetier en pâlissant. Seulement je pensais que vous seriez peut-être bien aise d’apprendre qu’il m’a demandé si je vous avais vu le jour de Saint-Valentin, après l’émeute qu’il y eut aux dominicains, et dans quelle compagnie vous étiez ?
– Je gagerais que vous lui avez répondu que vous m’avez rencontré avec une chanteuse dans la sombre allée qui est là-bas.
– Tu sais bien, Henry, que je n’ai point le don de mentir ; mais j’ai arrangé cette affaire avec lui.
– Et comment, je vous prie ?
– Eh, bon Dieu ! voici. Père Simon, ai-je dit, vous êtes un vieillard, et vous ne savez pas que dans les veines de la jeunesse le sang est comme du vif-argent. Vous pensez, j’en suis sûr, ai-je dit, qu’il se soucie de cette fille, et que maintenant il la tient cachée dans quelque coin de Perth ? Point du tout, ai-je dit ; je sais, et j’en ferais serment, qu’elle a quitté sa maison et qu’elle est partie pour Dundee le lendemain matin. Ah ! je t’ai joliment aidé dans cette circonstance critique.
– En vérité je le pense aussi, et si quelque chose peut ajouter à mon chagrin et à l’humeur que j’éprouve en ce moment, c’est de voir un âne comme toi placer son lourd sabot sur ma tête pour m’enfoncer plus profondément dans la vase, lorsque je n’étais qu’à demi noyé. Sors d’ici, et puisses-tu avoir le sort que ton bavardage mérite ! alors on te trouvera bientôt le cou tordu dans le premier ruisseau. – Sors, te dis-je, ou je te mets à la porte par les épaules.
– Ah ! ah ! s’écria Olivier en s’efforçant de rire, tu le prends ainsi. – Mais, compère Henry, accompagne-moi jusqu’à ma maison dans le Meal Vennal cela te distraira.
– Malédiction sur toi, non !
– Je t’offrirai du vin en abondance si tu veux venir, dit Olivier.
– Je te donnerai des coups de bâton si tu restes, répondit Henry.
– Eh bien ! je pars ; je vais revêtir ton buffetin et ton casque d’acier ; marcher avec ton pas bruyant et siffler ton pibroch favori, « Les os cassés à Loncarty » ; si l’on me prend pour toi, quatre hommes réunis n’oseront m’approcher.
– Prends tout ce que tu voudras, au nom du diable ! mais débarrasse-moi de ta présence.
– Bien, bien, Henry, nous nous reverrons quand tu seras de meilleure humeur, dit Olivier en s’habillant.
– Pars, et puissé-je ne jamais revoir ton sot visage !
Olivier sortit enfin, imitant, aussi bien que cela lui était possible le pas hardi et le maintien ouvert de son redoutable compagnon, et sifflant un pibroch composé sur la déroute des Danois à Loncarty, qu’il avait appris parce que c’était un air favori de l’armurier, qu’il se faisait une règle d’imiter en tout. Mais lorsque l’honnête Olivier, assez bonhomme malgré sa vanité ridicule, quittait le Wynd pour entrer dans High-Street, il reçut un coup par derrière au défaut du casque, et tomba mort sur la place ; il essaya de murmurer le nom de Henry, auquel il s’adressait toujours pour obtenir protection, mais ce nom s’arrêta sur ses lèvres mourantes.