CHAPITRE XV.

Nous avons découvert les secrets du confessionnal ; ceux de la chambre du malade ne nous sont pas plus cachés. Dans un sombre appartement où des onguens et des fioles annonçaient que, l’apothicaire n’avait point épargné les remèdes, un grand et maigre jeune homme était couché sur un lit, vêtu d’une robe de nuit attachée autour de sa taille ; la pâleur était répandue sur son visage, et mille passions tumultueuses s’agitaient dans son sein.

Tout dans l’appartement annonçait l’opulence. Henbane Dwining, l’apothicaire qui soignait le patient, se glissait d’un coin de la chambre à l’autre avec l’adresse et l’agilité d’un chat, en s’occupant à mélanger les drogues et à préparer les appareils. Le malade fit entendre un ou deux gémissemens, et le médecin s’approchant de son lit lui demanda si ces plaintes étaient un effet des souffrances de sa blessure ou de ses peines morales.

– Des deux, valet empoisonneur, répondit sir John Ramorny ; elles sont aussi causées par le chagrin d’être obligé de supporter ta maudite compagnie.

– Si cela est ainsi, je puis au moins remédier à un des maux de Votre Seigneurie ; dit l’apothicaire, en quittant ces lieux pour me rendre dans ceux où d’autres affaires m’appelleront. Grâce aux querelles de ces temps orageux ; si j’avais vingt mains au lieu de deux pour m’assister dans mon art (et l’apothicaire montrait ses mains décharnées), il y aurait assez d’ouvrage pour les occuper, et de l’ouvrage bien récompensé encore, où l’argent et les remerciemens se disputent à qui paiera le mieux mes services ; tandis que vous, sir John, vous reportez sur votre chirurgien la colère que vous devriez seulement éprouver pour l’auteur de votre blessure.

– Il est au-dessous de moi de te répondre, vilain, dit sir John ; mais chaque mot de ta malicieuse langue est un poignard qui ouvre des plaies que tous les baumes de l’Arabie ne pourraient fermer.

– Sir John, je ne vous comprends pas ; mais si vous donnez ainsi carrière à vos accès de rage, il est impossible qu’il n’en résulte pas de la fièvre et de l’inflammation.

– Alors pourquoi parles-tu de manière à m’échauffer le sang ? pourquoi dire que toi, indigne, tu aurais besoin de plus de mains que la nature ne t’en a donné, quand moi, un chevalier, un gentilhomme, quand je suis mutilé comme un invalide ?

– Sir John, reprit l’apothicaire, je ne suis pas un théologien ni un croyant bien ferme de ce que les théologiens nous enseignent. Cependant je dois vous rappeler que la Providence aurait pu vous traiter plus cruellement encore ; car si le coup qui vous a fait cette blessure avait atteint le haut de vos épaules auxquelles il était destiné, il aurait abattu votre tête au lieu d’amputer un membre d’une moindre importance.

– Je souhaiterais que cela eût été ainsi, Dwining, je souhaiterais que le coup eût été porté plus haut ; je n’aurais point vu alors des plans combinés avec tant d’adresse renversés tout à coup par la force brutale d’un paysan ivre. Je ne serais point réservé à voir des coursiers que je ne puis monter, des lices où je ne puis entrer, des grandeurs dont je ne puis plus jouir, des batailles où je ne puis plus combattre. Je ne serais pas réservé, avec les passions impétueuses et l’ambition d’un homme, à mener désormais la vie tranquille des femmes, méprisé par elles aussi comme un misérable impotent indigne d’obtenir les faveurs du beau sexe.

– Supposons qu’il en soit ainsi, je vous prierai cependant de faire attention, répondit Dwining toujours occupé à préparer l’appareil des blessures, que vos yeux que vous auriez perdus avec votre tête, peuvent vous présenter encore un plaisir aussi grand que ceux de l’ambition, que ceux de la victoire dans les lices ou sur les champs de bataille, que ceux de l’amour même.

– Mes facultés intellectuelles sont trop faibles pour vous comprendre, répondit Ramorny ; quel est le magnifique spectacle qui m’est réservé dans mon malheur ?

– Le plaisir le plus vif qu’un homme puisse connaître, reprit Dwining. Alors, avec l’accent d’un amant qui prononce le nom d’une maîtresse adorée et dont la Passion se devine jusque dans le son de sa voix, il ajouta le mot : VENGEANCE !

Le malade s’était soulevé sur son lit pour écouter la solution de l’énigme de l’apothicaire. Il se recoucha lorsqu’il l’eut entendue, et après un moment de silence il dit : – Dans quel collége chrétien avez-vous puisé cette morale, maître Dwining ?

– Ce n’est point dans un collége chrétien, car quoiqu’elle soit secrètement approuvée dans la plupart, elle n’est ouvertement adoptée dans aucun. Mais j’ai étudié parmi les sages de Grenade, où le Maure courageux montre hautement le poignard qu’il vient de retirer sanglant du cœur de son ennemi, et fait gloire de la doctrine que le timide chrétien pratique sans oser l’avouer.

– Tu es un vilain dont l’âme a plus d’énergie que je ne le croyais.

– Les eaux les plus tranquilles sont aussi les plus profondes, et l’ennemi qui est le plus à craindre est celui qui ne menace point avant de frapper. Vous autres chevaliers et hommes d’armes vous allez droit à votre but, l’épée à la main ; nous autres clercs nous gagnons tout à force d’adresse ; et sans bruit, par des routes détournées, nous arrivons non moins sûrement à nos desseins.

– Et moi, dit le chevalier avec dédain, dont jusqu’ici le pied armé, en marchant à la vengeance, faisait retentir les échos, faut-il être obligé de me servir d’une chaussure comme la tienne ?

– Celui qui manque de force doit user d’adresse, répondit le médecin.

– Et dis-moi franchement dans quelle intention tu veux m’apprendre les leçons du diable. Pourquoi veux-tu m’engager plus vite et plus loin dans ma vengeance que je ne semble le désirer ? Je suis vieux dans l’expérience des hommes, et je sais que ceux de ton espèce ne laissent point échapper de semblables mots sans projets, ni ne se hasardent à recevoir les dangereuses confidences d’hommes tels que moi sans avoir l’espoir d’arriver par ce moyen à un but particulier. Quel intérêt peux-tu avoir sur la route ou paisible ou sanglante que je parcourrai dans ces circonstances ?

– Pour parler franchement, sire chevalier, ce qui ne m’arrive pas ordinairement, je vous dirai que le chemin que je suivrai pour ma vengeance est le même que le vôtre.

– Que le mien ? dit Ramorny avec un ton de surprise et de mépris ; je pensais que je visais trop haut pour que tu pusses y atteindre. Tu as la même vengeance à poursuivre, que Ramorny ?

– C’est la vérité, reprit Dwining, car le rustre de forgeron dont est parti le coup qui vous a blessé m’a souvent accablé de mépris et d’injures. Sa valeur brutale et déterminée est un reproche vivant de ma subtilité naturelle ; je le crains, et par conséquent je le hais.

– Et vous espérez trouver en moi un actif coadjuteur ? dit Ramorny toujours avec un ton méprisant. Mais apprenez que l’artisan est d’un degré trop bas pour m’inspirer ni haine ni crainte. Cependant il sera puni. Nous ne haïssons pas le reptile qui nous a piqué, quoique nous puissions le renverser et le fouler aux pieds. Je connais le coquin depuis long-temps : je sais qu’il est adroit à manier les armes, et de plus un des prétendans de cette dédaigneuse poupée dont les charmes ont inspiré notre sage et prudente entreprise. Démons qui dirigez ce monde de ténèbres, par quel excès de malice avez-vous décidé que la main qui a pointé la lance contre le cœur d’un prince serait coupée comme un jeune arbre par le bras d’un vilain, et pendant une débauche de nuit ! Bien, médecin ; jusqu’ici notre route est la même, et tu peux croire que j’écraserai cette vipère puisque cela te convient. Mais ne pense pas m’échapper lorsque ce premier point de ma vengeance sera accompli, ce qui ne demandera ni beaucoup de temps ni beau coup d’adresse.

– Cela ne sera pas aussi aisé que vous le supposez, dit l’apothicaire ; car si Votre Seigneurie veut me croire, il ne serait ni sûr ni prudent de se mesurer avec lui. C’est l’homme le plus fort, le plus hardi, le plus habile à manier l’épée qu’il y ait dans la ville de Perth et dans les environs.

– Ne crains rien, on lui trouvera son pareil, eût-il la force de Samson. Mais écoute-moi bien ; n’espère pas toi-même échapper à ma vengeance si tu ne consens à devenir mon agent passif dans la scène qui suivra. Écoute-moi bien ; je te le répète encore, je n’ai point fait mes études dans un collége mauresque, j’ai peut-être moins d’appétit que toi pour la vengeance, cependant je veux en avoir ma part. Attention, médecin, tandis que je vais me découvrir à toi. Mais prends garde de me trahir, car quelque puissante que soit ta science diabolique, tu as pris des leçons d’un démon inférieur au mien. Écoute. Le maître dont j’ai servi les vertus et les vices avec trop de zèle pour ma propre réputation peut-être, mais enfin avec une fidélité inviolable ; cet homme dont j’ai flatté les folies et pour lequel j’ai supporté la perte irréparable que j’ai faite est, pour obéir aux prières d’un père presque en enfance, à la veille de me sacrifier, de m’ôter sa faveur, et de m’abandonner à la merci d’un parent hypocrite avec lequel il essaie de se racommoder à mes dépens : s’il persévère dans ce dessein ingrat, tes maures vindicatifs dont le teint est plus sombre que la fumée de l’enfer rougiront de voir leur vengeance surpassée ; mais je veux encore lui donner une chance pour son honneur et sa sûreté avant de m’abandonner à toute ma rage. – Ma confiance n’ira pas plus loin. – Prends ma main en signe de consentement ; prends ma main, dis-je ! Où est la main qui devrait être le gage de la parole de Ramorny ? elle est clouée au pilori ou jetée avec dégoût aux chiens vagabonds qui la dévorent peut-être en cet instant. Pose donc seulement tes doigts sur ce tronc mutilé, et jure de me servir dans ma vengeance comme je jure de te servir dans la tienne. Hé bien ! seigneur médecin, vous devenez pâle ! – Celui qui dit à la mort, « Avance ou recule, » peut-il trembler en pensant à elle ou en l’entendant nommer ? je n’ai point mentionné votre récompense, car celui qui aime la vengeance pour elle-même ne doit rien exiger de plus : Cependant si des terres et des sommes d’or peuvent augmenter ton zèle dans cette cause, crois-moi, tu n’en manqueras pas.

– Elles conviennent en quelque chose à mes humbles désirs, répondit Dwining ; l’homme pauvre dans cette cohue qu’on appelle le monde est renversé comme un nain au milieu d’une foule, et bientôt écrasé sous les pieds : le riche et le puissant se lèvent comme des géans au-dessus des autres, et sont à leur aise tandis que tout est tumulte autour d’eux.

– Eh bien ! médecin, place-toi au-dessus de la foule aussi haut que l’or pourra t’élever. Cette bourse est pesante, et ce n’est qu’une faible partie de ta récompense.

– Et cet armurier ? mon noble bienfaiteur, dit l’apothicaire en mettant la bourse dans la poche ; cet Henry du Wynd ou n’importe comment on l’appelle ? – La nouvelle qu’il a été puni de son crime n’adoucirait-elle pas la douleur de votre blessure plus efficacement que les baumes de la Mecque ?

– C’est une chose au-dessous des pensées de Ramorny ; et je n’éprouve pas plus de ressentiment contre lui que je n’en ai contre l’arme insensible dont il a fait usage. Mais il est juste que ta haine soit satisfaite. Où le trouve-t-on ordinairement ?

– J’y ai souvent réfléchi, répondit Dwining. Mais attenter à sa vie en plein jour et dans sa propre maison, cela serait imprudent et dangereux, car il a cinq ouvriers qui travaillent avec lui dans sa forge ; quatre d’entre eux sont de robustes coquins, et tous chérissent leur maître. La nuit ce serait presque aussi difficile, car sa porte est fortement assujétie par des barres de bois de chêne et de fer, et si on pouvait la forcer tout le voisinage accourrait à son secours, surtout dans ce moment où l’on est encore alarmé par le souvenir de la veille de Saint-Valentin.

– Cela est vrai, répondit Ramorny ; cependant il est dans ta nature de tromper, même avec moi. – Tu connaissais ma main et mon cachet ; comme tu le dis, quand cette main fut trouvée, dans la rue, semblable aux restes dégoûtans d’une boucherie. – Pourquoi, puisque tu la reconnaissais, suivis-tu ces lourdauds de citoyens qui allaient consulter ce Patrice Charteris, auquel on devrait enlever les éperons pour lui apprendre à embrasser la défense de mauvais bourgeois ? tu les suivis encore lorsqu’ils déshonorèrent cette main insensible que sir Patrice (si elle était encore à sa place) ne serait pas digne de toucher pendant la paix ou d’en éprouver la force pendant la guerre.

– Mon noble patron, aussitôt que j’eus des motifs de croire que c’était vous qui aviez été blessé, j’employai tous mes moyens de persuasion pour apaiser le tumulte ; mais ce fanfaron de Smith et quelques autres têtes chaudes crièrent qu’il fallait se venger. Votre Seigneurie sait peut-être que ce garçon se qualifie le chevalier de la Jolie Fille de Perth, et croit qu’il est de son honneur de poursuivre toutes les querelles de son père ; mais j’ai brouillé ses affaires de ce côtés et c’est déjà un avant-goût de vengeance.

– Que voulez-vous dire ? demanda le malade.

– Votre Seigneurie saura, répondit le médecin, que cet armurier est un gaillard qui n’a pas des mœurs fort régulières. Je l’ai rencontré le jour de Saint-Valentin, quelque temps après le combat entre les gens de la ville et la suite de Douglas ; oui, je l’ai rencontré se glissant à travers les allées et les passages avec une chanteuse, portant le paquet et la viole de cette fille sous le bras. Que pense de cela Votre Seigneurie ? n’est-ce pas là un joli écuyer ? être le rival d’un prince dans ses amours avec la plus jolie fille de Perth, couper la main à un chevalier, à un baron, et devenir le cavalier d’une vagabonde, tout cela dans vingt-quatre heures ?

– Eh ! mais, je l’estime davantage depuis que je lui connais cette humeur de gentilhomme, tout vilain qu’il est. Je voudrais qu’il fût un dévot scrupuleux au lieu d’un gaillard, et je t’aurais aidé de meilleur cœur dans ta vengeance. Et quelle vengeance ! se venger sur un armurier ! embrasser la querelle d’un misérable fabricant de chanfreins ! Cependant cela sera ; tu l’as déjà commencée par tes propres manœuvres.

– Bien faiblement encore, dit l’apothicaire. Je pris soin que deux ou trois personnes et les plus bavardes de Curfew-Street, qui n’aiment point à entendre appeler Catherine « la Jolie Fille de Perth », eussent connaissance de l’histoire de son fidèle Valentin. Elles ont mordu à l’hameçon avec tant de promptitude qu’au lieu de douter de l’histoire elles jureraient plutôt maintenant qu’elles en ont été les témoins de leurs propres yeux. L’amant arriva chez le père une heure plus tard, et vous pouvez deviner la réception qu’il reçut de Glover, car la jeune fille ne voulut pas même le regarder. Votre Seigneurie voit maintenant comment je me suis procuré un avant-goût de vengeance ; j’espère obtenir le reste, puisque nous venons de former une ligue de frères.

– De frères ! dit le chevalier avec mépris. Mais n’importe, les prêtres disent que nous sommes tous pétris du même limon. Je n’en sais rien. – Il me semble qu’il existe quelque différence. Enfin celui qui a été formé dans un moule plus parfait tiendra sa parole à son inférieur. Tu seras satisfait ; appelle mon page.

Le médecin appela, et un jeune homme parut.

– Eviot, dit le chevalier, Bonthron n’est pas sorti ; est-il ivre ?

– Non, grâce au sommeil qu’il a pris après avoir bu, répondit le page.

– Alors dites-lui de venir ici, et fermez la porte.

On entendit bientôt après un pas lourd qui s’approchait de l’appartement ; un homme entra dont la courte taille semblait être compensée par la largeur de ses épaules et la force de ses bras.

– Il y a un homme auquel tu auras affaire, Bonthron, dit le chevalier.

Les traits grossiers de Bonthron s’adoucirent un peu, et sa bouche fit une contorsion en essayant de sourire.

– Ce médecin te montrera l’homme en question, reprit le chevalier. Calcule bien le temps, le lieu et les circonstances qui pourront assurer ton succès, et prends garde de te tromper ; car l’homme dont je te parle est le batailleur Smith du Wynd.

– Il faudra user d’adresse, répondit l’assassin, car si je manque mon coup, je puis me regarder comme mort. Toute la ville de Perth parle de la valeur et de la force de cet armurier.

– Prenez deux autres personnes pour vous aider, dit le chevalier.

– Non pas, répondit Bonthron ; si quelque chose doit être double que ce soit la récompense.

– Compte qu’elle le sera, si tu t’acquittes parfaitement de ta commission.

– Fiez-vous à moi, sire chevalier, j’ai rarement manqué mon coup.

– Suis les avis de cet homme prudent, dit sir John en montrant le médecin ; attends que Smith se présente, et ne bois pas jusqu’à ce que ta tâche soit remplie.

– Soyez-en certain, répondit le sombre sicaire ; ma vie dépend d’un coup dirigé par une main sûre. Je connais celui auquel j’ai affaire.

– Sors, jusqu’à ce que le médecin te commande de le suivre ; apprête ta hache et ton poignard.

Bonthron salua et sortit.

– Votre Seigneurie confie cette affaire à un seul homme, dit le médecin lorsque l’assassin eut quitté la chambre. Je vous prierai cependant de vous souvenir qu’il y a deux nuits Smith renversa six hommes armés.

– Un homme comme Bonthron, lorsqu’il a bien choisi son moment, vaut mieux qu’une douzaine de jeunes débauchés à demi troublés par le vin. Appelle Eviot ; tu vas exercer d’abord ton talent de guérir, et il n’y a point de doute que tu réussiras. Dans la seconde affaire, tu seras aidé par un homme qui te vaut dans l’art d’envoyer promptement et adroitement les gens dans l’autre monde.

Le page Eviot parut une seconde fois, et obéissant à un signe de son maître, aida le chirurgien à changer l’appareil de la blessure de sir John. Dwining regardait le bras nu avec une espèce de plaisir qui tenait à sa profession, et qui était augmenté encore par la méchanceté de son cœur. C’était une jouissance pour lui que de contempler la souffrance. Le chevalier arrêta un instant ses yeux sur l’horrible spectacle, et succombant sous le poids de sa douleur, il fit entendre malgré ses efforts pour cacher son mal un profond gémissement.

– Vous gémissez, dit le médecin d’une voix douce et insinuante, mais avec un sourire de joie et de dédain qui se montra malgré lui sur ses lèvres et que sa dissimulation habituelle ne put entièrement déguiser ; vous gémissez, mais rassurez-vous : cet Henry Smith connaît son affaire, son épée atteint le but aussi bien que son marteau l’enclume. Si un homme moins habile eût frappé ce coup fatal, il eût endommagé seulement l’os et lacérée les muscles : tout mon art eût été inutile ; mais les blessures que fait Henry Smith sont nettes. Ce sont des amputations aussi faciles à guérir que celles, que pourrait faire mon propre scalpel. Dans quelques jours, en suivant avec attention les ordonnances de votre médecin, vous serez capable de sortir.

– Mais ma main ? la perte de ma main ?

– Cette perte peut être cachée pendant quelque temps, dit le médecin ; j’ai confié à quelques bavards sous le plus grand secret, que la main qui fut trouvée était celle de votre valet Black Quentin, et Votre Seigneurie sait qu’il est parti pour le comté de Fife d’une manière à le faire croire généralement.

– Je sais, dit Ramorny, que ce conte peut cacher la vérité pour quelques jours ; mais ensuite que deviendrai-je ?

– Cela peut être caché jusqu’à ce que Votre Seigneurie se retire de la cour. Alors quand de nouveaux événemens auront fait perdre le souvenir du dernier tumulte, on pourra dire que votre blessure vient de l’éclat d’une lance ou du trait d’une arbalète. Votre esclave trouvera des moyens convenables pour le faire croire, et assurera que c’est la vérité.

– Cette pensée me rend fou, dit Ramorny avec un nouveau gémissement causé autant par ses peines morales que par ses souffrances : cependant je ne vois pas de meilleur remède.

– Il n’y en a point d’autre, répondit le médecin pour qui les tourmens du chevalier étaient un spectacle délicieux ; maintenant on sait que vous êtes retenu dans votre chambre en conséquence de quelques contusions, et chagriné par la résolution que le prince a prise de vous retirer sa faveur et de vous congédier de sa maison, d’après les avis du duc d’Albany : cela est connu publiquement.

– Vilain, tu te plais à me tourmenter, dit le malade.

– Toute cette affaire bien considérée, dit Dwining, Votre Seigneurie s’en est encore assez bien tirée. Il vous manque une main, il est vrai, et c’est un mal sans remède ; mais au moins elle est bien coupée, et il n’y a point en France ou en Angleterre de chirurgien – barbier qui eût pu faire cette opération aussi adroitement que Smith.

– Je comprends tout ce que je lui dois, répondit le chevalier essayant de cacher sa colère sous un maintien composé ; et si Bonthron ne le paie par un coup appliqué aussi adroitement, et s’il ne rend pas l’assistance du chirurgien inutile, vous direz que sir John Ramorny ne sait pas s’acquitter d’une obligation.

– C’est une pensée noble comme vous-même, sire chevalier, répondit le médecin ; mais laissez-moi ajouter que l’adresse de l’opérateur aurait été vaine, et que l’hémorrhagie eût épuisé vos veines sans les bandages, le cautère et les styptiques appliqués par les bons moines et par les services de votre humble vassal Henbane Dwining.

– Paix ! s’écria le malade, avec ta voix de mauvais augure et ton nom de plus mauvais présage encore . Il me semble, tandis que tu parles des tortures que j’ai endurées, que je sens les nerfs de la main que j’ai perdue frémir, s’étendre, se contracter, comme s’ils faisaient encore agir les doigts qui ne peuvent plus saisir un poignard.

– Ceci explique, n’en déplaise à Votre Seigneurie, un phénomène bien connu dans notre profession. Parmi les anciens sages, il y en a qui ont pensé qu’il existe encore de la sympathie entre les nerfs d’un membre amputé et la partie qui en a été retranchée, et que dans un cas semblable au vôtre, par exemple, les doigts que vous n’avez plus peuvent encore frémir et se contracter, comme répondant à l’impulsion qui provient de leur sympathie avec les forces vitales du membre auquel ils ont appartenu. Si nous pouvions recouvrer la main qui est maintenant attachée à la croix de la ville ou sous la garde de Douglas-le-Noir, j’aimerais à observer cet étonnant phénomène, mais je suppose qu’on pourrait avec autant de sûreté essayer de ravir la proie d’un aigle affamé.

– Et tu pourrais avec autant de sûreté te jouer de la colère d’un lion blessé que de celle de sir John de Ramorny ! dit le chevalier, agité d’une indignation qu’il ne pouvait plus maîtriser. Misérable ! fais ton devoir, et souviens-toi que s’il me manque une main pour saisir un poignard, j’en ai plus de cent à mes ordres.

– La vue d’un seul levé avec colère serait suffisant, dit Dwining, pour éteindre les facultés vitales de votre chirurgien ; mais alors, ajouta-t-il d’un ton moitié insinuant moitié moqueur, qui pourrait apaiser les douleurs cuisantes que mon patron souffre en ce moment et qui l’exaspèrent même contre son pauvre serviteur, parce qu’il cite les règles de l’art de guérir ? bien peu de chose sans doute comparé au pouvoir d’infliger des blessures.

N’osant pas jouer davantage avec l’humeur du dangereux malade, le chirurgien s’appliqua sérieusement à panser la blessure ; il y appliqua un baume parfumé dont l’odeur se répandit dans l’appartement, tandis qu’il changeait en une douce fraîcheur le feu de la blessure. Le bien qu’en éprouva le malade fut d’un effet si prompt, qu’au lieu d’un gémissement il fit entendre une exclamation de plaisir, et se laissa retomber sur son lit pour jouir du calme et du bien-être qu’il venait d’éprouver.

– Votre Seigneurie sait maintenant où sont ses amis, dit Dwining. Si vous aviez donné carrière à votre rage et dit : – Tuez-moi cet indigne charlatan, en quel lieu, dans l’enceinte des quatre mers de la Grande-Bretagne, auriez-vous pu trouver un homme qui vous eût fait autant de bien ?

– Oubliez mes menaces, bon médecin, dit Ramorny mais faites attention à la manière dont vous vous comporterez envers moi. Les gens de ma sorte ne supportent guère les plaisanteries sur leurs souffrances. Allez, et gardez vos brocards pour les misérables qui sont couchés dans les hôpitaux.

Dwining n’essaya pas d’en dire davantage, mais versa dans une petite coupe remplie d’eau quelques gouttes d’une fiole qu’il tira de sa poche.

– Ce breuvage, dit-il, est un médicament qui produira un sommeil non interrompu.

– Combien durera-t-il ? demanda le chevalier.

– Cela est incertain, répondit le médecin, et dépend de la manière dont le médicament opérera. Peut-être jusqu’à demain matin.

– Peut-être jusqu’à l’éternité, dit le malade ; seigneur médecin, goûtez-moi cette liqueur sur-le-champ, ou elle ne touchera pas mes lèvres.

L’apothicaire obéit avec un sourire dédaigneux.

– Je boirais le tout volontiers, dit Dwining ; mais le jus de cette gomme des Indes donne le sommeil à l’homme bien portant comme au malade, et mes occupations me commandent de me tenir éveillé.

– Je vous demande pardon, Dwining, dit Ramorny en baissant les yeux, comme s’il était honteux d’avoir manifesté son soupçon.

– Il est inutile de demander pardon, reprit le médecin, à celui qui ne peut s’offenser. L’insecte doit remercier le géant de ce qu’il ne l’écrase pas sous ses pieds. Cependant, noble chevalier, les insectes ont le pouvoir de faire du mal aussi bien que les médecins. Que m’aurait-il coûté d’empoisonner le baume que j’ai mis sur votre blessure, et de faire par ce moyen gangréner votre bras jusqu’à l’épaule, en figeant votre sang dans vos veines comme une gelée corrompue ? Qui m’aurait empêché d’employer des secrets plus subtils encore, et d’infecter votre chambre avec des essences qui eussent affaibli peu à peu les sources de votre vie, jusqu’à ce qu’elles se fussent éteintes comme une lumière au milieu des vapeurs d’un caveau souterrain ? Vous estimez peu mon pouvoir, si vous ne savez pas que mon art me procure des moyens de destruction plus profonds encore. Mais le médecin ne tue point le malade dont la générosité le fait vivre, et surtout celui par lequel il espère être vengé. Encore un mot. S’il était nécessaire de vous réveiller, car qui dans l’Écosse peut espérer de dormir huit heures sans être troublé ? l’odeur de cette forte essence contenue dans cette petite boîte serait suffisante. Adieu, sir chevalier ; si vous ne pensez point que j’aie une conscience très délicate, accordez-moi au moins de la raison et du jugement.

En parlant ainsi le médecin quitta l’appartement : sa contenance naturellement basse et rampante avait quelque chose de plus assuré par la victoire qu’il venait de remporter sur son impérieux malade.

John Ramorny resta plongé dans de tristes réflexions jusqu’au moment où il sentit l’influence du breuvage narcotique. Il se réveilla pour un instant et appela son page.

– Eviot ! – J’ai eu tort, ajouta-t-il, de me découvrir ainsi à cet empoisonneur de charlatan. – Eviot !

Le page entra dans l’appartement.

– Le médecin est-il parti ? demanda sir John.

– Oui, seigneur, répondit le page.

– Seul ou accompagné ?

– Bonthron a parlé avec lui en particulier et l’a suivi presque aussitôt, d’après les ordres de Votre Seigneurie, m’a-t-il dit.

– Grand Dieu ! Oui, cela est vrai ; il est allé chercher quelques médicamens. Il reviendra bientôt. S’il est ivre, empêche-le d’entrer dans ma chambre, et ne lui permets de causer avec personne. Il déraisonne lorsqu’il a bu. C’était un brave garçon avant qu’un Anglais lui eût fracassé le crâne. Mais depuis ce temps il parle un mauvais jargon toutes les fois qu’une coupe a touché ses lèvres. Qu’est-ce que le médecin vous a dit, Eviot ?

– Rien, sinon qu’il m’a recommandé que Votre Seigneurie ne soit point dérangée.

– Vous devez lui obéir ponctuellement en cela, dit le chevalier. Je sens le sommeil qui me gagne ; j’en ai été privé depuis cette blessure, ou du moins si j’ai dormi, c’était pour bien peu de temps. Aidez-moi à ôter ma robe de chambre, Eviot.

– Que Dieu et les saints vous envoient un repos tranquille, milord, dit le page en se retirant après avoir rendu à son maître le service qu’il lui demandait.

Comme Eviot quittait la chambre, le chevalier, dont les idées devenaient de plus en plus confuses, murmura en faisant allusion au souhait du page :

– Dieu, les saints ! J’ai dormi autrefois bien tranquille sous une pareille protection. Mais maintenant je pense, si je ne puis parvenir à voir l’accomplissement de mes espérances ambitieuses ou de ma vengeance, que le meilleur souhait qu’on puisse me faire est que le profond sommeil qui va m’accabler dans l’instant soit l’avant-coureur de celui qui me rendra pour toujours au néant. Mais je ne puis raisonner plus long-temps.

En parlant ainsi il s’endormit profondément.

Share on Twitter Share on Facebook