CHAPITRE XXII.

Lorsqu’après un banquet dont la durée parut éternelle au chevalier blessé, le comte de Crawford remonta enfin à Cheval pour retourner à son gîte éloigné dans le château de Dupplin où il résidait à titre d’hôte, le chevalier se retira dans son appartement, tourmenté à la fois par de vives souffrances et de cuisans soucis ; il y trouva Henbane Dwining, et son triste destin le faisait dépendre de lui pour les secours et les consolations dont il avait besoin sous un double rapport. Le médecin, en affectant son humilité ordinaire, témoigna l’espoir qu’il voyait son noble patient heureux et content.

– Heureux comme un chien enragé ! dit Ramorny ; content comme le misérable que la bête a mordu et qui commence à sentir les approches du mal qui doit le dévorer ! Ce jeune garnement voyait ma souffrance et il n’a voulu rien faire pour me soulager. Il faudra que je lui rende justice. Si je la lui avais rendue, à lui et à tout le monde, je l’aurais précipité par la fenêtre et j’aurais mis fin à une existence qui, s’il continue comme il a commencé, deviendra une source de malheurs pour toute l’Écosse, mais surtout pour cette rive-ci du Tay. – Prenez garde en ôtant la ligature, chirurgien ; une mouche qui toucherait de son aile cette plaie enflammée me donnerait comme mille coups de poignard.

– Ne craignez rien, mon noble patron, dit l’apothicaire avec un ricanement qu’il chercha en vain à déguiser sous un ton de sensibilité affectée ; nous allons appliquer un nouveau baume adoucissant, et… eh ! eh ! eh ! nous ferons cesser l’irritation que Votre Honneur supporte avec tant de courage.

– Avec tant de courage, drôle ! dit Ramorny à qui la douleur faisait grincer les dents, je la supporte comme je supporterais les flammes du purgatoire ; on dirait que l’os est un fer brûlant ; ton onguent huileux va siffler en tombant sur la blessure. – Et cependant c’est de la glace de décembre auprès de la fièvre dont mon esprit est dévoré.

– Nous essaierons d’abord l’efficacité de nos émolliens sur le corps, mon noble patron, dit Dwining ; et ensuite si voulez bien le permettre, votre serviteur verra si son art peut quelque chose sur l’esprit agité, quoique j’aie tout lieu d’espérer que la peine mentale tient aussi en partie à l’irritation de la blessure ; et du moment que les souffrances seront adoucies, ce qui je m’en flatte ne sera pas long, peut-être les orages de l’âme se calmeront d’eux-mêmes.

– Henbane Dwining, dit le patient lorsqu’il sentit en effet diminuer la douleur que lui causait sa blessure, tu es un docteur précieux, un docteur inappréciable, mais il est des choses au-dessus de ton art. Tu peux rendre mon corps insensible à cette agonie déchirante, mais tu ne saurais m’apprendre à supporter le mépris de l’enfant que j’ai élevé, que j’aimais, Dwining car je l’aimais !… oui, je l’aimais tendrement ! C’est pour flatter ses vues que j’ai commis mes plus infâmes actions, et il me refuse un mot de sa bouche lorsqu’un seul mot eût pu tout arranger ; et il a souri, oui j’ai vu un sourire sur ses lèvres lorsque ce maudit prévôt, le compagnon et le protecteur de misérables bourgeois, m’a défié, moi que ce prince sans pitié savait être hors d’état de porter les armes. Avant que je l’oublie ou, que je le lui pardonne, tu prêcheras toi-même le pardon des injures. Mais songeons à demain : crois-tu, Henbane Dwining, que les blessures de l’homme assassiné s’ouvriront réellement et qu’elles verseront des larmes de sang à l’approche du meurtrier ?

– Je ne saurais, milord, vous l’assurer autrement que par le bruit public qui garantit le fait, répondit Dwining.

– Cette brute de Bonthron, dit Ramorny, s’effraie à cette idée et dit qu’il préférerait le combat. – Qu’en penses-tu ? Il manie bien le fer.

– C’est le métier de l’armurier de le manier toute la journée, répondit Dwining.

– Quand même Bonthron succomberait, je saurais m’en consoler, dit Ramorny, bien que je perdisse en lui une main qui m’est utile.

– Je crois sans peine que Votre Seigneurie s’en consolera plus vite que de celle qu’elle a perdue dans la dernière bagarre… eh ! eh ! eh ! Excusez ma plaisanterie ! – Mais quelles sont les qualités de ce Bonthron ?

– Celles d’un boule-dogue, répondit le chevalier ; il déchire sans aboyer !

– Vous ne craignez point qu’il fasse d’aveux ? demanda le médecin.

– Qui pourrait dire ce que peut faire la crainte de la mort ? reprit Ramorny. Il a déjà montré une pusillanimité tout-à-fait contraire à la fermeté habituelle de son caractère ; lui qui voulait à peine se laver les mains après avoir tué un homme, craint à présent de voir saigner un corps mort.

– Eh bien ! dit le docteur, il faut que je fasse quelque chose pour lui, s’il est possible, puisqu’après tout ce fut, pour servir ma vengeance qu’il frappa ce coup vigoureux, quoique par malheur il ne l’ait pas porté à celui auquel il était destiné.

– Et à qui la faute, timide coquin, dit Ramorny, si ce n’est à toi, qui indique un méchant daim pour un cerf dix-cors ?

– Bon dieu ! noble chevalier, dit le médecin, voulez-vous que moi qui ne connais presque rien hors de mon art, je me connaisse en bois comme Votre Seigneurie, et que je sache distinguer un cerf d’un daim, une biche d’un chevreuil, dans une rue sombre, à minuit ? J’eus bien quelques doutes lorsque je vis l’individu passer rapidement devant nous en costume de danseur, et se diriger vers la demeure de l’armurier ; je n’étais pas bien sûr que ce fût notre homme ; il me paraissait moins grand. Mais lorsque je le vis sortir après autant de temps qu’il lui en avait fallu pour changer d’accoutrement, et qu’il s’avança casque en tête et affublé du justaucorps de buffle, en sifflant comme c’est l’usage de l’armurier, j’avoue que j’y fus pris, et que je lâchai sur lui le boule-dogue de Votre Seigneurie, qui a fait son devoir en conscience, quoiqu’il se soit trompé de proie. Aussi, à moins que ce maudit Smith n’étende notre pauvre ami raide mort sur la place, je suis déterminé, si l’art y peut quelque chose, à tirer Bonthron de ce mauvais pas.

– Il faudra tout ton art en effet, savant docteur, dit Ramorny, et je crois que ce sera pour lui une rude épreuve ; car apprends que si notre champion est vaincu, en supposant qu’il ne reçoive pas le coup de grâce dans la lice, il en sera tiré par les talons, et sera sans plus de cérémonie hissé à la potence comme convaincu de meurtre ; et quand il y sera resté suspendu une heure ou deux comme un gland de rideau, je doute que tu veuilles te charger de lui remettre le cou.

– Je suis d’un avis différent, n’en déplaise à Votre Seigneurie, répondit Dwining avec douceur. Je saurai bien le transporter du pied même de la potence dans le pays de la féerie, comme le roi Arthur, ou sir Huon de Bordeaux, ou Ogier-le-Danois ; ou bien, si je le préfère, je le laisserai pendre au gibet un certain nombre d’heures ou de minutes et alors je l’escamoterai aux yeux de tous aussi facilement que le vent emporte la feuille desséchée.

– Ce sont de vaines fanfaronnades, sire docteur, reprit Ramorny. Toute la populace de Perth sera sur le lieu de l’exécution ; tous plus avides les uns que les autres de voir mourir un homme attaché au service d’un seigneur pour avoir tué un misérable bourgeois. Ils seront plus de mille autour de la potence.

– Et fussent-ils dix mille, s’écria Dwining, ne saurai-je pas, moi qui suis passé maître, moi qui ai étudié en Espagne et même en Arabie ; ne saurai-je pas tromper les yeux d’une foule ignare et stupide, lorsque le plus mince jongleur qui ait jamais fait des tours de passe-passe réussit à tromper même les regards malins de votre très clairvoyante noblesse ? Je vous dis que je leur donnerai le change, comme si je possédais l’anneau de Keddie .

– Si tu dis vrai, répondit le chevalier, et je ne pense pas que tu osasses te jouer de moi sur un pareil sujet, il faut que tu aies des intelligences avec Satan, et je ne veux rien avoir à démêler avec lui ; – je le repousse et je le défie.

Dwining se livra à son gros rire étouffé lorsqu’il entendit son patron défier ainsi l’esprit malin, et qu’il le vit en même temps faire le signe, de la croix. Il se contint cependant en voyant le front de Ramorny se rembrunir extrêmement, et il dit avec une gravité passable, quoique interrompue de temps en temps par les efforts qu’il lui fallait faire pour réprimer son humeur joyeuse :

– Les compères, très noble chevalier, les compères sont l’âme de la jonglerie. Mais… eh ! eh ! eh – Je n’ai pas l’honneur d’être… eh ! eh !… l’allié du gentilhomme dont vous parlez, et à l’existence duquel je n’ajoute pas une foi extrêmement vive… eh ! eh ! quoique assurément Votre Seigneurie doive savoir mieux que moi à quoi s’en tenir.

Achève, drôle, et dispense-toi de ces ricanemens qui autrement pourraient te coûter cher.

– Très volontiers, intrépide chevalier, reprit Dwining. Apprenez donc que j’ai aussi mon compère ; sans quoi tout mon art me servirait à peu de chose.

– Et quel est-il, je vous prie ?

– Etienne Smotherwell , s’il plaît à Votre Honneur, lochman de cette Belle Ville. Je m’étonne que Votre Seigneurie ne le connaisse pas.

– Et moi je ne m’étonne pas que tu le connaisses. Un drôle comme toi à dû avoir plus d’un rapport avec lui dans l’exercice de ses fonctions, reprit Ramorny ; pourtant ton nez est encore à sa place, tes oreilles ne sont point déchirées, et si tu as quelque marque sur les épaules, tu as le bon esprit de porter un collet montant.

– Eh ! eh ! eh ! Votre Honneur plaisante, dit le médecin ; ce n’est point par suite de circonstance personnelle que j’ai fait la connaissance d’Étienne Smotherwell, mais à cause de certain trafic entre nous dans lequel, ne vous déplaise, j’échange certaines sommes d’argent contre les corps, les têtes et les membres de ceux qui meurent par l’entremise de l’ami Étienne.

– Misérable ! s’écria le chevalier, avec horreur, c’est pour composer des charmes et préparer d’infâmes sortiléges que tu trafiques de ces tristes débris de l’humanité.

– Eh ! eh ! eh ! non, non, s’il vous plaît, répondit le docteur que l’ignorance de son patron amusait beaucoup ; mais nous qui sommes chevalier du scalpel, nous sommes dans l’usage de découper avec soin les membres des personnes défuntes, ce que nous appelons disséquer, afin de découvrir par l’examen du membre mort comment il faut traiter celui qui a encore un principe de vie, mais qu’un accident ou une maladie a presque mis hors de service. Ah ! si Votre Honneur voyait mon pauvre laboratoire, je pourrais lui montrer des têtes et des mains, des pieds et des poumons qu’on croit depuis long-temps tombés en pourriture ; le crâne de Wallace dérobé sur le pont de Londres ; le cœur de sir Simon Fraser qui n’a jamais craint âme qui vive ; le joli crâne de la belle Jeanne Logie. Oh ! que n’ai-je eu le bonheur de pouvoir conserver également la main chevaleresque de mon très honoré patron !

– Brisons là, insolent valet ! veux-tu me dégoûter avec ton catalogue d’horreurs ? – Dis-moi tout de suite où tu en veux venir ; comment ton trafic avec un pendard de bourreau peut-il t’aider à me servir ou à secourir Bonthron ?

– C’est un expédient que je ne propose à Votre Seigneurie qu’en cas d’absolue nécessité, répondit. Dwining. Supposons donc le combat fini, et notre coq battu. Le point essentiel est de le bien convaincre d’avance que s’il a le dessous nous le sauverons du moins de la potence, pourvu qu’il ne fasse aucun aveu qui puisse compromettre Votre Honneur.

– Ah ! et parbleu il me vient une idée, dit Ramorny. – Oui, nous pouvons faire mieux encore ; nous pouvons placer dans la bouche de Bonthron un mot qui ne mettra pas dans un médiocre embarras celui que j’ai tout lieu de maudire pour avoir été la cause de mon infortune. Rendons-nous au chenil du boule-dogue, et expliquons-lui ce qu’il doit faire en prévoyant tous les cas. Si nous pouvons le décider à subir l’épreuve du droit de cercueil, ce n’est peut-être qu’une pure simagrée ; alors nous sommes en sûreté. S’il préfère le combat, il est farouche comme l’ours que les chiens relancent, et il est possible qu’il triomphe de son adversaire ; dans ce cas nous sommes plus qu’en sûreté, nous sommes vengés. Si Bonthron lui-même est vaincu, nous aurons recours à ton expédient ; et si tu t’y prends avec adresse, nous pourrons dicter ses aveux, nous en prévaloir, comme je te l’expliquerai tout à l’heure, et faire un pas de géant dans la carrière si douce de la vengeance. – Cependant il reste encore un risque à courir. Supposons notre mâtin mortellement blessé dans la lice, qui empêchera qu’il ne grommèle quelque espèce de confession différente de celle que nous lui aurions dictée ?

– Qui ? – Eh ! mais, son médecin, dit Dwining. Que je puisse le soigner et mettre seulement un doigt sur sa blessure, et je vous réponds qu’il ne trahira, pas vos secrets.

– Parbleu, voilà un coquin qui ne se fait pas prier pour rendre service ! dit Ramorny.

– Comme le maître ne se fera pas prier pour accorder la récompense, ajouta Dwining.

– Allons faire la leçon à notre agent, reprit le chevalier ; nous le trouverons très docile, car tout limier qu’il est, il sait distinguer la main qui le nourrit de celle qui le maltraite, et il garde une profonde rancune à un mien maître, ou qui le fut du moins, pour quelque traitement injurieux et quelques expressions de mépris qu’il a sur le cœur. Il faut aussi que j’apprenne de toi comment tu t’y prendrais pour sauver notre boule-dogue des mains de cette canaille de bourgeois.

Nous laisserons ce digne couple concerter leurs intrigues secrètes, dont nous verrons plus tard les résultats. Quoique composés d’élémens différens, ils étaient aussi bien accouplés pour imaginer et mettre à exécution de sinistres complots, que des chiens de chasse dont les uns sont habiles à découvrir le gibier et à le faire lever, les autres à se jeter sur lui pour le détruire. L’orgueil et l’égoïsme les caractérisaient l’un et l’autre ; seulement par suite de la différence de rang, d’éducation et de talens, ces vices se manifestaient chez eux de la manière la plus opposée.

Rien ne pouvait moins ressembler à la haute ambition du courtisan favori, du galant privilégié, du guerrier intrépide, que le petit apothicaire soumis et rampant qui semblait rechercher les outrages et se faire un plaisir des affronts, tandis qu’au fond de l’âme il sentait que son esprit et ses connaissances lui assuraient une supériorité qui l’élevait bien au-dessus des seigneurs grossiers de ce temps. Henbane Dwining le savait si bien que, comme un gardien de bêtes sauvages, il se hasardait quelquefois pour son propre amusement à exciter les passions fougueuses d’hommes tels que Ramorny, certain, avec son air d’humilité, d’éluder la tempête qu’il avait soulevée, comme un jeune Indien lance sans crainte son léger canot que sa fragilité même garantit sur des brisans redoutables où un bâtiment plus solide serait infailliblement mis en pièces. Que le baron féodal méprisât l’humble apothicaire, c’était une chose toute simple ; mais Ramorny n’en éprouvait pas moins l’influence que Dwining exerçait sur lui, et s’ils en venaient aux prises, il était presque toujours maté par lui, de même que les écarts les plus furibonds d’un cheval fougueux sont arrêtés par un enfant de douze ans, s’il entend l’art du manége. Dwining ne méprisait pas moins Ramorny, mais son mépris était bien moins équivoque. Il regardait le chevalier, en comparaison avec lui, comme s’élevant à peine au-dessus de la brute, en état sans doute d’opérer la destruction comme le taureau avec ses cornes ou le loup avec ses griffes, mais dominé par de vils préjugés et sous l’empire des fraudes sacerdotales, nom sous lequel Dwining comprenait toute espèce de religion. En somme Ramorny à ses yeux était une créature que la nature lui avait assignée à titre de serf pour travailler à lui procurer l’or qui était son idole, et dont la passion était son plus grand faible, quoiqu’il s’en fallût que ce fût son plus grand vice. Il excusait ce penchant sordide à ses propres yeux en se persuadant qu’il prenait sa source dans l’amour du pouvoir.

– Henbane Dwining, se disait-il en regardant avec délices le trésor qu’il avait secrètement amassé, et qu’il visitait de temps en temps ; Henbane Dwining n’est pas un stupide avare qui n’admire dans ces pièces d’or que leur lustre et leur éclat ; c’est le pouvoir dont elles investissent celui qui les possède, qui le fait les adorer ainsi. Qu’existe-t-il que leur influence magique ne puisse mettre à votre disposition ? Aimez-vous les belles, et êtes-vous laid, difforme, vieux et infirme : voilà un hameçon auquel la plus fière beauté se prendra. Êtes-vous faible, sans appui, exposé à l’oppression : voilà qui armera pour vous des défenseurs plus puissans que le petit tyran que vous craignez. Êtes-vous magnifique dans vos désirs, et voulez-vous étaler tout le luxe extérieur de l’opulence : cette petite cassette, contient bien des collines et des prairies fertiles, bien des forêts remplies de gibier et des milliers de vassaux. Désirez-vous la faveur des cours, temporelles ou spirituelles, les sourires de monarques, le pardon de papes et de prêtres pour d’anciens crimes, et l’indulgence qui encourage à en commettre de nouveaux : tous ces pieux stimulans qui poussent au vice peuvent s’obtenir pour de l’or. La vengeance elle-même que les dieux, dit-on, se réservent parce qu’ils envient aux hommes un si friand morceau, la vengeance peut s’acheter l’or à la main. Mais on peut, aussi se la procurer par la ruse et l’adresse, et c’est le plus noble moyen de l’obtenir. Je réserverai donc mon trésor pour d’autres usages, et j’accomplirai gratuitement ma vengeance, ou plutôt je joindrai le plaisir d’augmenter mes richesses à la douceur de me venger.

Telles étaient les pensées de Dwining, lorsqu’à son retour de chez sir John Ramorny il ajouta à la masse l’or qu’il avait reçu pour ses différens services. Après avoir contemplé le tout pendant une ou deux minutes, il ferma soigneusement à clef son coffre-fort, et sortit pour aller faire ses visites à ses malades, cédant le côté du mur à tous ceux qu’il rencontrait, saluant en ôtant son bonnet le plus mince bourgeois qui tenait une petite boutique, et même le plus simple artisan qui ne gagnait son pain précaire qu’à la sueur de son front.

– Misérables, pensait-il au fond de son cœur en faisant ces saluts, êtres vils et bornés, si vous saviez ce que cette clef peut montrer à vos regards, quelle est la tempête du ciel qui pourrait vous empêcher de vous découvrir devant moi ? Il n’est pas dans votre affreux taudis un chenil assez dégoûtant pour que vous hésitassiez à y tomber à genoux afin d’adorer le possesseur de tant de richesses. Mais je vous ferai sentir ma puissance, quoiqu’il me plaise de la cacher. Je serai comme un incube pour votre ville, puisque vous n’avez pas voulu de moi pour magistrat. Comme le cauchemar, je pèserai sur vous sans cesser d’être invisible. Ce misérable Ramorny aussi, lui qui, en perdant sa main, a comme le pauvre artisan perdu la seule partie précieuse de son être, il accumule sur moi les propos outrageans, comme si rien de ce qu’il peut dire était capable d’intimider un esprit aussi ferme que le mien ! Ah ! lorsqu’il me traite de fripon, de scélérat, d’esclave, il agit aussi prudemment que s’il s’amusait à me tirer des cheveux de la tête, tandis que ma main tient les fibres de son cœur. Je puis me payer au moment même de chaque insulte en lui infligeant quelque bonne peine physique et morale, et… eh ! eh ! eh !… Il faut convenir que je ne reste pas beaucoup en arrière avec Sa Seigneurie.

Pendant que le médecin se livrait ainsi à ses réflexions diaboliques, et qu’il se glissait à sa manière le long de la rue, plusieurs voix de femmes se firent entendre derrière lui.

– Ah ! le voilà, la sainte Vierge en soit bénie ! – Voilà l’homme le plus secourable de Perth, dit une voix.

– Qu’on parle tant qu’on voudra de chevaliers et de rois pour redresser les torts, comme ils le disent ; moi, qu’on me parle de notre digne apothicaire maître Dwining, reprit une autre.

Au même moment le docteur fut entouré et entraîné par les commères, bonnes femmes de la Belle Ville.

– Eh bien ! qu’y a-t-il, demanda Dwining ; quelle vache vient de vêler !

– Il ne s’agit point de vache, dit une des femmes, mais d’un pauvre enfant sans père qui se meurt ; ainsi donc venez vite, car nous avons toute confiance en vous, comme disait Bruce à Donald des Îles.

– Opiferque per orbem dicor, dit Henbane Dwining. Quelle est la maladie de l’enfant ?

– Le croup ! le croup ! s’écria une des commères ; le pauvre petit croasse comme un corbeau.

– Cinanche trachealis. C’est un mal qui va vite en besogne. Conduisez-moi à l’instant auprès de lui, dit le docteur, qui était dans l’habitude d’exercer sa profession libéralement malgré son avarice innée, et humainement malgré sa malignité non moins naturelle. Son motif, puisque nous ne pouvons lui en supposer de meilleur, était sans doute la vanité et l’amour de son art.

Il eût néanmoins trouvé quelque prétexte pour ne pas aller donner ses soins dans le cas actuel, s’il avait su où les bonnes femmes le conduisaient, assez à temps pour préparer une excuse ; mais avant qu’il soupçonnât où il allait, il fut entraîné précipitamment vers la maison d’Olivier Proudfute, d’où l’on entendait le chant des femmes qui ensevelissaient le corps du défunt bonnetier pour la cérémonie du lendemain matin, chant dont les strophes suivantes peuvent être regardées comme une imitation moderne :

Esprit pur, invisible essence,

Qui, près de t’envoler dans les airs pour jamais,

Sembles avec regret priver de ta présence

Le corps que toi seule animais,

Afin de démasquer le crime,

Avant de te venger, ah ! suspends ton essor ;

Avant de t’élancer au ciel ou dans l’abîme,

Jusqu’à demain attends encor.

À l’aspect de la main perfide

Qui si cruellement s’appesantit sur toi,

Quand tu reconnaîtras les pas de l’homicide,

Dont le bruit te glaça d’effroi,

On verra, grâce à ton empire,

La blessure s’ouvrir et tous les nerfs trembler,

Et le sang, jaillissant, prendre une voix pour dire

Le sang, pour le sang doit couler !

Tout endurci qu’il était, le docteur éprouva une certaine répugnance à franchir le seuil de la maison de l’homme dont il avait causé la mort, quoique par l’effet d’une méprise.

– Laissez-moi passer, femmes, dit-il ; mon art ne peut soulager que les vivans : nous ne pouvons rien sur les morts.

– Oui, mais c’est en haut qu’est le pauvre petit… Venez ; venez.

Et Dwining fut forcé de les suivre : Mais il fut surpris, du moment où il eut mis le pied dans le passage, d’entendre les bonnes vieilles qui étaient occupées à ensevelir le corps suspendre tout à coup leur chant, et l’une d’elles dire à l’autre :

– Au nom de Dieu, qui est entré ? Je viens de voir une grosse goutte de sang.

– Non, non, dit une autre voix ; c’est une goutte de baume.

– Non, commère, c’était du sang. Je le demande encore, qui vient d’entrer dans la maison ?

L’une d’elles ouvrit la porte qui donnait sur le passage où Dwining ; sous prétexte de ne pas bien voir l’échelle par laquelle il devait monter dans la partie supérieure de cette maison de lamentation, s’était arrêté, déconcerté par le peu de mots qu’il venait d’entendre.

– Eh ! ce n’est que maître Henbane Dwining, dit une des sibylles.

– Ce n’est que maître Dwining, reprit celle qui avait parlé la première d’un ton de satisfaction, notre meilleur consolateur dans nos afflictions : alors c’était une goutte de baume, à coup sûr.

– Non, dit l’autre ; il se peut encore que ce fût une goutte de sang ; car le docteur, voyez-vous, lorsque le corps fut trouvé, reçut l’ordre des magistrats de sonder la blessure avec ses instrumens, et comment le pauvre cadavre pouvait-il savoir qu’il le faisait dans de bonnes intentions ?

– Oh ! vous avez raison, commère ; et comme le voisin Olivier, le cher homme, prenait souvent ses amis pour ses ennemis lorsqu’il était en vie, on ne peut penser que son jugement soit beaucoup plus sain maintenant qu’il est mort.

Dwining n’en entendit pas davantage, ayant été entraîné jusqu’au pied de l’échelle, et de la porte presque dans une espèce de grenier où Madeleine était assise sur son lit solitaire, serrant contre son sein son enfant dont la figure déjà noire et la respiration pénible et entrecoupée semblait annoncer qu’il était au moment de terminer sa courte existence. Un dominicain était assis près du lit, tenant l’autre enfant dans ses bras et paraissant de temps en temps adresser un mot ou deux de consolations spirituelles, ou faire quelque remarque sur la maladie de l’enfant.

Le médecin jeta sur le bon père un seul regard, rempli de ce dédain profond que les hommes de la science éprouvent pour ceux qui leur semblent se mêler de ce qui ne les regarde pas. Les secours qu’il administra furent aussi prompts qu’efficaces. Il arracha l’enfant des mains de sa mère, lui découvrit la gorge, ouvrit une veine, et le sang en coulant avec abondance soulagea à l’instant le petit malade. Déjà tout symptôme dangereux avait disparu, et Dwining ayant bandé la blessure remit l’enfant entre les bras de sa mère éperdue.

Tant que la vie de son fils avait été en danger, la douleur de la veuve avait été suspendue pour faire place à l’angoisse déchirante de la mère ; mais lorsqu’elle sut qu’il était sauvé, le sentiment de la perte qu’elle avait faite revint l’assaillir de nouveau avec la force d’un torrent qui a brisé l’écluse qui pendant un moment l’avait comprimé.

– Hélas ! très savant docteur, dit-elle, vous retrouvez bien pauvre celle que vous avez connue plus riche autrefois ; mais les mains qui ont rendu ce cher enfant à ma tendresse ne doivent pas s’en aller vides. Généreux, excellent maître Dwining, acceptez son chapelet… les grains en sont d’ivoire et d’argent… Il aimait toujours à avoir tout aussi beau qu’un gentilhomme, et dans toute sa manière d’être il ressemblait plus à un gentilhomme que pas un de nous, et voilà ce qui lui en est advenu.

En disant ces mots dans un muet accès de douleur, elle pressa sur son cœur et contre ses lèvres le chapelet de son défunt mari et le mit entre les mains de Dwining.

– Prenez-le, dit-elle, pour l’amour de quelqu’un qui vous aimait bien. Ah ! il avait coutume de dire que si jamais un homme pouvait être ramené des bords du tombeau, ce devait être par maître Dwining, et son enfant en est revenu aujourd’hui tandis que lui il est étendu là, raide et glacé, sans se douter que son fils a été malade ni qu’il est guéri. Ah ! malheureuse ! malheureuse ! Mais prenez le chapelet, et pensez à sa pauvre âme quand vous le tiendrez entre les doigts. Il n’en sortira que plus vite du purgatoire si les bonnes personnes comme vous veulent prier pour lui.

– Reprenez vos grains, femme ; je n’entends rien aux sortiléges ni aux jongleries, dit le médecin qui, plus ému peut-être qu’il n’eût cru son cœur endurci susceptible de l’être, s’efforçait de repousser le don de sinistre présage ; mais les derniers mots qu’il avait prononcés offensèrent le moine, auquel il ne songeait plus et qu’il croyait bien loin.

– Qu’est-ce à dire, monsieur le docteur ? dit le dominicain ; appelez-vous les prières pour les morts des jongleries ? Je sais que Chaucer, l’auteur anglais, dit de vous autres médecins que la Bible n’est pas ce que vous étudiez beaucoup. Notre sainte mère l’Église a sommeillé quelque temps, mais à présent ses yeux sont ouverts pour distinguer ses amis de ses ennemis, et soyez bien convaincu…

– Eh mais ! très révérend père, dit Dwining, vous ne m’avez pas laissé finir ma phrase. Je disais que je ne pouvais point faire de miracles, et j’allais ajouter que comme l’Église pouvait assurément en opérer, c’était entre vos mains qu’il fallait remettre ce riche chapelet pour que vous en fissiez l’usage le plus convenable pour le soulagement de l’âme du défunt.

En disant ces mots il laissa tomber le chapelet dans les mains du dominicain, et sortit précipitamment de cette maison de deuil.

– Voilà une singulière visite, se dit-il à lui-même dès qu’il se vit dans la rue. Je ne sais par quelle sotte idée, moi qui ne tiens pas beaucoup à ces misères-là, je ne suis pas fâché d’avoir sauvé la vie de ce criard d’enfant ; mais rendons-nous vite chez mon ami Smotherwell, qu’il ne me sera pas difficile de faire entrer dans mes projets au sujet de Bonthron ; et ainsi je sauverai deux vies, tandis que je n’en ai détruit qu’une, après tout.

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