PERONIUS. – « Toujours parlant de ma fille. »
SHAKSPEARE. Hamlet.
Deux heures avant que le coq de bruyères eût chanté, Simon fut éveillé par une voix bien connue qui l’appela par son nom.
– Quoi, Conachar ! s’écria-t-il en s’éveillant en sursaut ; – est-il donc déjà si tard ? Ouvrant les yeux, il vit devant lui l’individu auquel il songeait, et au même instant les événemens de la veille s’étant retracés à son souvenir, il s’aperçut avec surprise que la vision conservait la forme qu’il lui avait donnée pendant son sommeil.
Ce n’était pas le chef montagnard armé de pied en cap et tenant en main sa claymore, comme il l’avait vu la veille ; c’était Conachar de Curfew-Street, sous ses humbles vêtemens d’apprenti, et tenant en main une baguette de bois de chêne qu’il avait sous les yeux. Une apparition n’aurait pas surpris davantage notre bourgeois de Perth. Tandis qu’il le regardait avec surprise, le jeune homme dirigea vers lui la clarté d’une lanterne qu’il portait, et dans laquelle brûlait un morceau de bois de marécages , et il répondit à l’exclamation que le gantier avait faite en s’éveillant :
– Oui, père Simon ; c’est Conachar qui vient renouveler connaissance avec vous dans un montent où l’on y fera moins d’attention.
En parlant ainsi, il s’assit sur un tréteau qui servait de chaise, et plaçant sa lanterne à côté de lui, il continua à parler du ton le plus amical.
– J’ai goûté de votre bonne chère plus d’une fois, père Simon ; j’espère que vous n’en avez pas manqué dans ma famille.
– Non certainement, Eachin Mac Ian, répondit le gantier, – car la simplicité de la langue et des mœurs celtiques n’admet aucuns titres honorifiques, – elle était même trop bonne pour ce temps de carême, et beaucoup trop bonne pour moi, car je dois rougir en pensant que vous avez trouvé une chère bien inférieure dans Curfew-Street.
– Je me servirai de votre propre expression, père Simon : elle était trop bonne pour ce que méritait un apprenti fainéant, et pour les besoins d’un jeune montagnard. Mais si vous avez été satisfait hier de la chère que vous avez trouvée, l’avez-vous été également de l’accueil que vous avez reçu ? Ne le niez pas : je sais que vous ne l’avez pas été. Mais mon autorité sur mon clan est encore bien jeune, et je ne dois pas fixer trop tôt son attention sur le temps que j’ai passé dans les basses-terres ; époque que je n’oublierai pourtant jamais.
– J’en comprends parfaitement la cause ; aussi est-ce malgré moi, et en quelque sorte à mon corps défendant, que je suis venu si tôt vous rendre une visite.
– Paix, père Glover ! paix ! Je suis charmé que vous soyez venu voir une partie de ma splendeur montagnarde pendant qu’elle brille encore. Revenez ici après le dimanche des Rameaux, et qui sait ce que vous pourrez trouver et qui vous verrez sur le territoire que nous possédons aujourd’hui ? Le chat sauvage peut creuser sa tanière dans l’endroit où s’élève maintenant la salle de banquet de Mac Ian.
Le jeune chef se tut, et appuya, sur ses lèvres le haut de sa baguette, comme pour s’empêcher d’en dire davantage.
– Il n’y a rien à craindre à cet égard, Eachin ; dit Simon avec cette manière vague que prend, souvent un consolateur tiède quand il veut détourner l’esprit d’un ami de réflexions occasionnées par un danger inévitable.
– Il y a tout à craindre, répondit Eachin ; il y a péril d’une ruine totale, et certitude positive d’une grande perte. Je suis surpris que mon père ait accepté cette proposition astucieuse d’Albany. Je voudrais que Mac Gilly Chattanooga s’entendît avec moi, et alors au lieu de répandre notre meilleur sang l’un contre l’autre, nous descendrions ensemble dans le Stramoine, nous tuerions tout ce qui nous résisterait, et nous prendrions possession du pays. Je serais maître de Perth, il le serait de Dundee, et toute la grande vallée nous appartiendrait jusqu’aux bords du Frisch et du Tay. Telle est la politique que j’ai apprise de votre vieille tête grise, père Simon, tandis que je tenais une assiette, debout derrière vous, et que je vous écoutais jaser le soir avec le bailli Craigdallie.
– On a bien raison de dire que la langue est un membre désordonné, pensa le gantier. Voilà que j’ai tenu une chandelle au diable pour lui montrer le chemin.
Mais il se contenta de dire tout haut : – Ces plans viennent trop tard.
– Trop tard sans doute, répondit Eachin. Les conventions du combat ont reçu nos marques et nos sceaux ; des insultes et des forfanteries mutuelles ont fait de la haine ardente du clan de Quhele et de celui de Chattan une flamme inextinguible. Oui, le temps en est passé. Mais parlons de vos affaires, père Glover. C’est la religion qui vous a amené ici, à ce que Niel Booshalloch m’a dit. Certainement j’avais appris à reconnaître assez bien votre prudence pour ne pas vous soupçonner d’être, en querelle avec l’Église. Quant à mon ancienne connaissance le père Clément, c’est un de ces hommes qui courent après la couronne du martyre ; il croit qu’un poteau entouré de fagots embrasés est plus digne d’embrassemens qu’une jeune épouse. C’est un vrai chevalier errant, armé de toutes pièces pour la défense de ses opinions religieuses, et partout où il va, il trouve à combattre. Il s’est déjà fait une querelle avec les moines de l’île de Sibyle, je ne sais sur quel point de doctrine. L’avez-vous vu ?
– Je l’ai vu, mais je ne lui ai parlé qu’un instant ; j’étais pressé par le temps.
– Il peut vous avoir dit qu’il existe une troisième personne, une personne qui vraisemblablement, je crois, pourrait fuir pour la religion à meilleur titre que vous, citoyen circonspect, ou que lui, prédicateur fougueux, et qui serait bien accueillie si elle venait réclamer notre protection. Ton esprit est bien obscur, vieillard, ou tu ne veux pas me comprendre… ta fille Catherine !
Le jeune chef dit ces derniers mots en anglais, et il continua la conversation dans la même langue, comme s’il eût craint d’être entendu et même comme s’il eût hésité involontairement à s’exprimer comme il le faisait.
– Ma fille Catherine, dit le gantier se rappelant ce que lui avait dit le père Clément ; elle se porte bien ; elle est en sûreté.
– Mais où est-elle ?… avec qui se trouve-t-elle ?… pourquoi n’est-elle pas venue avec vous ?… Croyez-vous que le clan de Quhele n’ait pas pour servir la fille de l’ancien maître de son chef quelques caillachs aussi actives que la vieille Dorothée dont la main a plus d’une fois échauffé mes joues ?
– Je vous remercie encore une fois, et je ne doute ni de votre pouvoir ni de votre bonne volonté pour protéger ma fille ainsi que moi-même. Mais une honorable dame, amie de sir Patrice Charteris, lui a offert un asile sûr, sans qu’elle eût besoin de courir les risques d’un voyage fatigant à travers un pays désolé et déchiré par des dissensions.
– Oh ! oui, sir Patrice Charteris, dit Eachin d’un ton plus réservé et plus froid ; sans contredit il doit être préféré à tout autre. Il est votre ami, je crois ?
Simon Glover mourait d’envie de punir cette affectation d’un jeune homme qu’il avait grondé quatre fois dans un seul jour pour courir dans la rue afin de voir passer sir Patrice Charteris et sa suite ; mais il retint la répartie qui était prête à lui échapper, et répondit simplement :
– Sir Patrice Charteris a été prévôt de Perth pendant Sept ans, et il est probable qu’il l’est encore ; puisqu’on élit les magistrats, non en carême, mais à la Saint-Martin.
– Ah ! père Glover, dit Eachin d’un ton plus amical et plus familier, vous êtes si habitué à voir à Perth des spectacles somptueux, que la vue de notre fête barbare à dû être bien peu de chose pour vous en comparaison. Que pensez-vous de notre cérémonie d’hier ?
– Elle était noble et touchante, surtout pour moi qui connaissais votre père. Quand vous étiez appuyé sur votre claymore et que vous regardiez autour de vous, il me semblait que je voyais mon ancien ami Gilchrist Mac Ian sorti glorieux du tombeau et ayant retrouvé sa vigueur et sa jeunesse.
– J’y ai joué mon rôle avec hardiesse j’espère, et je n’ai guère donné lieu de reconnaître en moi ce misérable jeûne apprenti que vous aviez coutume de… de traiter comme il le méritait.
– Eachin ne ressemble pas plus à Conachar qu’un saumon ne ressemble à un par , quoiqu’on prétende que c’est le même poisson à un âge différent, ou qu’un papillon ne ressemble à une chenille.
– Croyez-vous que pendant que je me revêtais de l’autorité qu’aiment tant toutes les femmes, j’aurais été moi-même un objet sur lequel les yeux d’une jeune fille se seraient arrêtés avec plaisir ? Pour parler clairement, qu’aurait pensé de moi Catherine dans cette cérémonie ?
– Voilà que nous approchons des écueils, pensa Simon Glover, et si je ne suis pas bon pilote, mon navire échouera sur la côte. La plupart des femmes aiment ce qui frappe les yeux, Eachin, répondit-il ; mais je crois que ma fille Catherine est une exception. Elle se réjouirait de la bonne fortune de son ancien ami, du compagnon de sa jeunesse, mais le magnifique Mac Ian, chef du clan de Quhele, ne serait pas pour elle plus que l’orphelin Conachar.
– Elle a toujours été généreuse et désintéressée. Mais vous-même, père Simon, vous qui avez vu le monde bien plus long-temps que votre fille, vous pouvez mieux juger de quelle valeur sont le pouvoir et la richesse pour ceux qui en jouissent. Réfléchissez-y, et dites-moi sincèrement ce que vous penseriez si vous voyiez Catherine sous le dais qui me couvrait la tête hier au soir, souveraine de cent montagnes, ayant droit à l’obéissance et au respect de dix mille vassaux, et au prix de tous ces avantages mettant sa main dans celle de l’homme qui l’aime plus que personne au monde.
– Vous voulez dire dans la vôtre, Conachar.
– Oui ; nommez-moi Conachar. J’aime ce nom, parce que c’est celui sous lequel j’ai été connu de Catherine.
– Eh bien ! dit le gantier cherchant à donner à sa réponse la tournure la moins offensante possible, je vous dirai donc sincèrement qu’en ce cas je souhaiterais de tout mon cœur que Catherine et moi nous fussions en sûreté dans mon humble boutique de Curfew-Street, sans avoir d’autres vassaux que la vieille Dorothée.
– Et avec le pauvre Conachar aussi, j’espère ? Vous ne voudriez pas le laisser languir dans une grandeur solitaire.
– Je ne voudrais pas être assez injuste envers mes anciens amis du clan de Quhele, pour les priver dans un moment critique d’un jeune chef plein de bravoure, ni ravir à ce chef la gloire dont il doit se couvrir à leur tête dans le combat qui va avoir lieu.
Eachin se mordit les lèvres pour cacher son dépit. – Ce ne sont que des mots, rien que des mots, des mots vides de sens, père Simon, dit-il. Vous craignez le clan de Quhele plus que vous ne l’aimez, et vous supposez qu’il serait transporté d’une indignation redoutable si leur chef épousait la fille d’un bourgeois de Perth.
– Et quand je craindrais un pareil résultat, Hector Mac Ian, n’aurais-je pas raison ? Comment se sont terminés des mariages mal assortis dans la maison de Mac Callanmore, dans celle des puissans Mac Leans, et même dans celle des lords des Îles ? Par le divorce, par l’exhérédation, quelquefois même par un destin encore plus funeste pour l’ambitieuse qui s’y était introduite. Vous ne pourriez épouser ma fille devant un prêtre ; vous ne pourriez l’épouser que de la main gauche, et je… Il réprima la vivacité avec laquelle il allait se laisser emporter, et ajouta : – Et je suis un honnête quoique humble bourgeois de Perth, qui préférerais voir ma fille l’épouse légitime et reconnue d’un citoyen de mon propre rang, plutôt que la maîtresse en titre d’un monarque.
– J’épouserai Catherine devant un prêtre et devant le monde entier ; devant l’autel et devant les pierres noires d’Iona ! s’écria l’impétueux jeune homme. Elle est l’amour de ma jeunesse, et il n’y a pas un lien de religion et d’honneur que je ne sois prêt à employer pour m’unir à elle. J’ai pressenti mes vassaux. Si nous remportons la victoire dans ce combat, et avec l’espoir d’obtenir Catherine mon cœur me dit que nous la remporterons, je posséderai tellement leur affection que si mon bon plaisir était de prendre une épouse dans une maison de charité, ils la recevraient avec le même respect que si elle était fille de Mac Callanmore. Mais vous rejetez ma demande ! ajouta Eachin avec aigreur.
– Vous mettez dans ma bouche des paroles offensantes, dit le vieillard, et vous pouvez me punir ensuite comme si je les avais prononcées, puisque je suis entièrement en votre pouvoir. Mais ma fille n’épousera jamais, de mon consentement, qu’un homme de sa condition. Son cœur se briserait au milieu des guerres et, des scènes sanglantes auxquelles votre situation vous expose constamment. Si vous l’aimez réellement, et que vous vous souveniez de la terreur que lui inspirent les querelles et les combats, vous ne voudriez pas qu’elle eût, à vivre au milieu des horreurs de la guerre, qui doit être votre occupation inévitable et éternelle comme elle était celle de votre père. Choisissez une épouse parmi les filles des chefs de vos montagnes, mon fils, ou parmi celles des fiers nobles des basses-terres. Vous êtes jeune, bien fait, riche, noble, puissant, et vous ne ferez pas la cour en vain. Vous trouverez facilement une épouse qui se réjouira de vos victoires, et qui vous consolera dans vos revers. Les unes et les autres seraient également effrayantes pour Catherine. Un guerrier doit porter un gantelet d’acier ; un gant de peau de chevreuil serait mis en pièces en une heure.
Un nuage sombre passa sur le front du jeune chef, qui un moment auparavant avait été animé d’un feu si vif.
– Adieu donc, dit-il, la seule espérance qui aurait pu me conduire à la renommée ou à la victoire. Il resta quelques instans en silence, plongé dans de profondes réflexions, les yeux baissés, fronçant les sourcils et les bras croisés. Enfin il leva les yeux sur Glover, et lui dit : – Mon père, car vous avez été un père pour moi, je vais vous dire un secret. La raison et l’orgueil me conseillent de me taire, mais le destin m’ordonne de parler ; et il faut que je lui obéisse : Je vais vous confier le secret le plus cher qu’un homme ait jamais confié à un homme ; mais prenez garde, de quelque manière que se termine cette conférence, prenez bien garde de ne jamais laisser échapper une syllabe de ce que vous allez apprendre ; car sachez que si vous en parliez dans le coin le plus éloigné de l’Écosse, j’ai des oreilles pour entendre, même à cette distance, et une main et un poignard pour atteindre le cœur du traître. Je suis… le mot ne veut pas sortir de ma bouche.
– Ne le prononcez donc pas, dit le prudent gantier ; un secret n’est plus en sûreté quand il a passé les lèvres de celui à qui il appartient, et je ne désire nullement recevoir une confidence aussi dangereuse que celle dont vous me menacez.
– Il faut que je le prononce et que vous l’entendiez. Dans ce siècle guerrier, mon père, vous avez sans doute vous-même combattu ?
– Une fois seulement, et ce fut quand les Anglais attaquèrent la Belle Ville. Je fus sommé de prendre les armes pour la défendre, comme j’y étais obligé, puisque tous les corps de métiers sont tenus de veiller à la sûreté de la ville et de la protéger.
– Et qu’éprouvâtes-vous en cette occasion ?
– Quel rapport a cette question à ce qui nous occupe ? demanda Simon avec quelque surprise.
– Un rapport très direct, sans quoi je ne l’aurais pas faite, répondit Eachin avec le ton de hauteur qu’il prenait de temps en temps.
– Il est facile de décider un vieillard à parler des anciens temps, dit Simon, qui après un moment de réflexion ne fut pas fâché de laisser arriver la conversation sur un autre sujet que sa fille. J’avouerai donc que le sentiment que j’éprouvai alors n’avait rien de cette confiance, de cette ardeur, de ce plaisir même dont j’ai vu d’autres hommes animés en marchant au combat. J’avais embrassé une profession paisible et mené une vie tranquille, et quoique le courage ne m’ait pas manqué quand l’occasion l’exigeait, j’ai rarement plus mal dormi que la nuit qui précéda cette affaire. J’avais l’esprit tourmenté par tout ce que j’ai entendu dire des archers saxons, ce qui n’était que la pure vérité, qu’ils décochaient des flèches d’une aune de longueur, et qu’ils se servaient d’arcs d’un tiers plus longs que les nôtres. Quand je m’endormais un instant, si une paille de mon matelas me piquait le côté je me réveillais en tressaillant, croyant sentir une flèche anglaise qui m’entrait dans le corps. Vers le matin, comme je commençais à goûter un peu de repos par excès de fatigue ; je fus éveillé par la cloche de la ville qui appelait les bourgeois sur les murailles. Jamais, ni auparavant ni depuis ce temps, aucun bruit ne m’a paru aussi semblable à celui de la cloche qu’on sonne pour annoncer un enterrement.
– Continuez. Qu’arriva-t-il ensuite ?
– Je mis mon armure, une armure telle quelle, et je reçus la bénédiction de ma mère, femme d’un grand courage, qui me parla des exploits qu’avait faits mon père pour l’honneur de la Belle Ville. Ses discours m’encouragèrent, et je me sentis encore plus hardi quand je me trouvai au milieu des autres artisans, tous armés de leurs arcs ; car vous savez que les citoyens de Perth sont habiles dans le maniement de cette arme. On nous distribua à divers postes sur les murailles. Des chevaliers et des écuyers revêtus d’armures à l’épreuve étaient mêlés avec nous, et faisaient bonne contenance, comptant peut-être sur la bonté de leurs cuirasses. Pour nous encourager ils nous informèrent qu’ils tailleraient en pièces à coups d’épée et de hache quiconque de nous essaierait seulement de quitter son poste. Le vieux Kempe de Kinfauns, alors notre prévôt et père de sir Patrice, eut la bonté de me donner cet avis, à moi-même. C’était le petit-fils du Corsaire Rouge, Thomas de Longueville ; il était homme à tenir sa parole, et il s’adressait à moi, peut-être parce qu’une nuit passée presque sans dormir me faisait paraître plus pâle que de coutume et que d’ailleurs j’étais encore bien jeune.
– Et cette exhortation ajouta-t-elle à vos craintes ou à votre résolution ? demanda Eachin qui semblait l’écouter avec beaucoup d’attention.
– Elle ajouta à ma résolution, car je ne connais rien qui puisse rendre un homme plus hardi à braver le danger qu’il a devant lui, que de savoir qu’il en a sur ses talons un autre prêt à le pousser en avant. Eh bien ! je montai sur les murailles avec un courage… passable, et je fus levé avec d’autres sur la tour de Spey, étant regardé comme un bon tireur d’arc. Mais un frisson me saisit quand je vis les Anglais s’avancer en bon ordre pour nous attaquer, leurs archers en avant et leurs hommes d’armes ensuite en trois fortes colonnes. Ils marchaient d’un pas ferme, et quelques-uns de nous auraient voulu tirer sur eux ; mais on nous le défendit strictement, et nous fûmes obligés de rester immobiles, nous tenant à l’abri dernière le parapet autant que nous le pouvions. Lorsque les Anglais formèrent leurs lignes, chacun d’eux se trouvant comme par magie à la place qu’il devait occuper, et se préparant à se couvrir de grands boucliers appelés pavois, qu’ils plantaient devant eux, j’éprouvai encore une étrange difficulté de respirer, et j’aurais voulu retourner à la maison pour boire un verre d’eau distillée . Mais en jetant un regard derrière moi, je vis le digne Kempe de Kinfauns tenant en main une grande arbalète bandée, et je crus que ce serait dommage qu’il perdit un trait contre un bon Écossais, tandis qu’il était en présence d’un si grand nombre d’Anglais. Je restai donc où j’étais, dans un angle assez favorable formé par deux parapets. Les Anglais avancèrent et levèrent leurs arcs, non au niveau de leur poitrine comme le font vos montagnards, mais à l’oreille, et nous envoyèrent une volée de leurs queues d’hirondelles avant que nous eussions le temps de crier saint André. Je fermai les yeux quand je les vis bander leurs arcs, et je crois que je tressaillis quand j’entendis leurs premiers traits frapper contre le parapet. Mais ayant regardé autour de moi et ne voyant de blessé que John Squallit le crieur de la ville, à qui une flèche avait traversé la mâchoire, je repris courage et je tirai à mon tour de grand cœur, et en ayant soin de bien viser. Un petit homme que j’avais ajusté pendant qu’il se montrait un instant de derrière son grand bouclier, tomba l’épaule percée, et le prévôt s’écria : – Bien cousu, Simon le gantier ! – Que saint Jean protége sa bonne ville, mes braves compagnons ! criai-je à mon tour, quoique je ne fusse encore qu’apprenti ; mais c’était pour l’honneur de la corporation. Et si vous voulez m’en croire, pendant tout le reste de l’escarmouche qui se termina par la retraite, de l’ennemi, je bandai mon arc et je décochai mes flèches avec le même calme que si j’avais tiré au blanc et non contre des hommes. Je gagnai quelque réputation, et j’ai toujours pensé depuis ce temps, qu’en cas de nécessité, car ce n’aurait jamais été par goût et par choix, – je ne l’aurais pas perdue. Mais ce fut la seule fois que je portai les armes dans ce qu’on peut appeler une bataille. J’ai couru d’autres dangers ; j’ai tâché de les éviter en homme sage, mais quand ils étaient inévitables j’y ai fait face en homme brave : ce n’est qu’ainsi qu’on peut vivre et lever la tête en Écosse.
– Je comprends ce que vous me dites, mais vous trouverez plus difficile de croire ce que j’ai à vous dire, sachant de quelle race je suis descendu, et ayant connu celui que nous avons mis dans la tombe il n’y a pas vingt-quatre heures. – Il est heureux qu’il soit dans un lieu où il n’apprendra jamais ce que vous allez entendre. Regardez, mon père, la lumière que je porte se consume et commence à pâlir ; mais avant qu’elle expire le mot honteux sera prononcé… Mon père, je suis – UN LÂCHE ! le mot est prononcé enfin, et le secret de mon ignominie est confié à un autre.
L’angoisse du jeune homme était telle en faisant ce fatal aveu, qu’il se laissa tomber presque sans connaissance. Glover, saisi de crainte aussi bien que de compassion, mit tous ses soins à le rappeler à la vie, et y réussit, mais sans pouvoir lui rendre le calme. Eachin se couvrit le visage des deux mains, et versa un torrent de larmes amères.
– Pour l’amour de Notre-Dame ! dit le vieillard, calmez-vous, et révoquez ce vilain mot. Je vous connais mieux que vous ne vous connaissez vous-même. Vous n’êtes pas un lâche, seulement vous êtes trop jeune, vous avez trop peu d’expérience et l’imagination trop vive pour avoir la valeur ferme d’une grise barbe. Je n’entendrais pas un autre parler de vous ainsi, Conachar, sans lui donner un démenti. Je le répète, vous n’êtes pas un lâche. J’ai vu jaillir de vous de vives étincelles de courage, et souvent même pour des causes bien légères.
– De vives étincelles d’orgueil et de colère ! répliqua le malheureux jeune homme, mais quand les avez-vous vu soutenues par la résolution qui aurait dû les accompagner ? Les étincelles dont vous parlez tombaient sur mon cœur lâche comme sur un glaçon que rien ne peut échauffer. Si mon orgueil offensé me portait à frapper, ma lâcheté un instant après me forçait à fuir.
– Manque d’habitude, dit Simon. C’est en escaladant des murailles que les enfans apprennent à gravir les rochers. Commencez par de légers combats, exercez-vous tous les jours au maniement des armes en joutant contre vos amis.
– En ai-je loisir ? s’écria le jeune chef en tressaillant comme si quelque idée horrible se fût présentée à son imagination. Combien de jours reste-t-il à s’écouler entre celui-ci et le dimanche des Rameaux ? Et que doit-il arriver alors ? Une lice fermée d’où l’on ne peut pas plus sortir que le pauvre ours enchaîné au poteau. Soixante hommes, les plus braves, les plus déterminés, un seul excepté, qui puissent descendre de toutes nos montagnes, tous altérés du sang les uns des autres… Un roi, ses nobles, et des milliers de curieux, présens comme à un spectacle pour encourager leur fureur infernale… Les combattans se précipitent les uns sur les autres comme des êtres privés de raison ; l’acier retentit, le sang coule ; ils se déchirent comme des bêtes sauvages ; les blessés sont foulés aux pieds par leurs compagnons ; le sang ruisselle, les bras s’affaiblissent, mais il ne peut y avoir ni pourparler, ni trêve, ni suspension d’armes tant que la vie reste à deux combattans ennemis. Il ne s’agit pas de se cacher derrière des parapets, de lancer des flèches au loin ; il faut combattre corps-à-corps, bras contre bras, jusqu’à ce que la main ne puisse plus se soulever pour maintenir cet affreux combat. Si la peinture seule en est si horrible, que croyez-vous que sera la réalité ?
Le gantier garda le silence.
– Je vous demande encore une fois, qu’en pensez-vous ?
– Je ne puis qu’avoir compassion de vous, Conachar. Il est dur de descendre d’une si brave lignée, d’être fils d’un si noble père, de se trouver par droit de naissance chef d’un peuple si belliqueux, et de manquer ou de croire que vous manquiez, car je pense encore que la faute en est dans une imagination trop vive qui s’exagère le danger, que vous manquiez, dis-je, de cette qualité qui est le partage de tout coq qui mérite une poignée de grain, de tout chien qui est digne d’une curée. Mais comment se fait-il qu’avec cette persuasion que vous êtes hors d’état de livrer ce combat, vous m’ayez proposé à l’instant même de partager votre rang avec Catherine ? Votre pouvoir dépend entièrement de ce combat et ce n’est pas ma fille qui peut vous aider à remporter la victoire.
– Vous vous trompez, vieillard. Si Catherine voulait répondre à l’amour ardent que j’ai conçu pour elle, cette certitude me conduirait en face des ennemis avec toute l’ardeur d’un cheval de bataille. Quelque accablant que soit le sentiment intime de ma faiblesse, l’intérêt que Catherine prendrait à moi m’armerait de force. Promettez-moi, oh ! promettez-moi qu’elle sera à moi si nous remportons la victoire, et Gow lui-même, Gow dont le cœur est du même métal que son enclume, ne se sera jamais battu avec tant de courage. Une passion est vaincue par une passion plus forte.
– C’est de la folie, Conachar. Le souvenir de votre intérêt, de votre honneur, de votre naissance ne peut-il vous donner autant de courage que la pensée d’une jeune fille ! Fi donc, fi !
– Vous ne me dites que ce que je me suis déjà dit moi-même, répondit Eachin en soupirant, mais tout cela est inutile. Ce n’est que lorsque le cerf timide est accouplé avec sa biche qu’il devient désespéré et dangereux. Est-ce l’effet de ma constitution, ou comme le diront nos caillachs des montagnes, celui du lait de la biche blanche ? est-ce la suite de mon éducation paisible et de la contrainte dans laquelle vous m’avez tenu ? ou comme vous le pensez, celle d’une imagination qui se peint le danger comme encore plus terrible qu’il ne l’est en réalité ? c’est ce que je ne saurais dire : mais je connais ma faiblesse, et je… oui, il faut le dire, elle est telle que je ne saurais la vaincre, et si vous pouviez consentir à mes désirs, à une condition, je n’hésiterais pas un instant : je renoncerais au rang auquel je suis élevé, et je me dévouerais à la vie la plus humble.
– Quoi ! vous vous feriez gantier, enfin, Conachar ? Voilà qui est plus fort que la légende de saint Crépin. Non, non, vous n’avez pas la main faite pour ce métier ; vous ne me gâterez plus de peaux de daims.
– Ne plaisantez pas, mon père ; je parle très sérieusement. Si je ne puis me livrer au travail, j’apporterai assez de richesses pour vivre sans cela. Ils me proclameront apostat au son des cors et des cornemuses ; j’y consens : Catherine ne m’en aimera que mieux pour avoir préféré le sentier de la paix au chemin ensanglanté. Le père Clément nous apprendra à avoir pitié du monde, et à lui pardonner quand il nous chargera de reproches qui ne nous feront aucune blessure. Je serai le plus heureux des hommes ; Catherine jouira de tout ce que pourra lui procurer une affection sans bornes, et elle n’aura pas à craindre les spectacles d’horreurs et les sons effrayans que lui aurait préparés le mariage mal assorti que vous projetiez. Et vous, père Glover, tranquillement assis au coin de votre cheminée, vous serez le mortel le plus satisfait et le plus respectable qu’ait jamais…
– Arrêtez, Eachin, arrêtez, je vous prie ; la branche de sapin qui vous éclaire, et avec laquelle ce discours doit se terminer, tire à sa fin, et je voudrais dire un mot à mon tour, car la franchise est ce qu’il y a de mieux en affaire Quelque chagrin, quelque désespoir que vous puissiez éprouver, je dois mettre un terme à ces visions en vous disant tout d’un coup que Catherine ne peut jamais être à vous. Un gant est un emblème de bonne foi, et par conséquent un homme de ma profession doit moins qu’aucun autre manquer à sa parole. La main de Catherine est promise, promise à un homme que vous pouvez haïr, mais que vous devez estimer : à Henry l’armurier. Ce mariage est sortable ; il est conforme à leurs désirs mutuels, et j’ai donné ma parole. Il vaut mieux être franc avec vous : soyez mécontent si bon vous semble ; je suis entièrement en votre, pouvoir, mais rien au monde ne me fera manquer à ma promesse.
Glover parlait d’un ton si décidé que parce qu’il savait par expérience que le caractère irritable de son ci-devant apprenti cédait en bien des cas à une résolution ferme et prononcée. Cependant se rappelant où il était, ce ne fut pas sans quelque mouvement de crainte qu’il vit la flamme mourante s’élancer en l’air et répandre comme un éclair momentané sur le visage d’Eachin qui était pâle comme la mort, tandis que ses yeux roulaient comme ceux d’un homme agité par le délire de la fièvre. La lumière retomba sur-le-champ et s’éteignit ; Simon craignit un instant d’avoir à disputer sa vie contre un jeune homme qu’il savait être capable de se porter à des voies de fait dans ses accès de colère, quelque court que fût son emportement. Il fut délivré de cette inquiétude en entendant Eachin lui dire d’une voix rauque et altérée :
– Que ce dont nous avons parlé cette nuit reste couvert du silence ! Si tu le mets au jour, tu ferais mieux de creuser ton tombeau !
À ces mots la porte de la hutte s’ouvrit, et y laissa entrer un rayon de la lune. Simon vit le jeune chef qui en sortait, et la porte se refermant, il se trouva de nouveau dans l’obscurité.
Le vieux Glover se sentit soulagé d’un grand poids en voyant se terminer d’une manière si paisible une conversation dangereuse dans laquelle il craignait d’avoir offensé Eachin. Il fut pourtant vivement affligé de la situation où se trouvait un jeune homme qu’il avait élevé lui-même.
– Ce pauvre enfant ! pensa-t-il, se voir assis à un poste si éminent pour en être précipité avec mépris ! Je savais en partie ce qu’il m’a dit, car j’avais souvent remarqué que Conachar était plus disposé à se quereller qu’à se battre. Mais, sans être sir William Wallace, je ne puis concevoir cette poltronnerie excessive que ni la honte ni la nécessité ne peuvent surmonter. Et se proposer pour mari de ma fille, comme si une femme devait avoir une provision de courage pour elle et pour son mari ! Non, non ; Catherine doit épouser un homme à qui elle puisse dire : – Mon mari, épargnez votre ennemi ; et non un homme en faveur duquel elle doive s’écrier : – Généreux ennemi, épargnez mon mari !
Fatigué par ces réflexions le vieillard se rendormit enfin. Il fut éveillé le matin par son ami Booshalloch, qui d’un air un peu déconcerté lui proposa de revenir avec lui dans sa chaumière sur la prairie, près du Ballough, c’est-à-dire de l’endroit où le Tay sort du lac. Il lui dit que le chef ne pouvait le voir ce matin, et chercha à l’excuser en ajoutant qu’il était tout occupé des préparatifs du combat ; qu’Eachin Mac lan pensait que Simon Glover ne pouvait être nulle part plus en sûreté que dans la chaumière de Niel, où l’air serait favorable à sa santé, et qu’il avait donné ordre qu’on pourvût à tous ses besoins.
Niel Booshalloch s’étendit sur toutes ces circonstances pour pallier l’espèce de manque d’égards que montrait le chef en congédiant son hôte sans lui donner une audience particulière.
– Son père aurait su mieux agir, continua le gardien des troupeaux, mais où aurait-il pu apprendre de bonnes manières, ce pauvre jeune homme élevé parmi vous autres bourgeois de Perth qui, à l’exception de vous ami Glover, qui parlez notre langue aussi bien que moi-même, sont une race qui ne connaît rien à la civilité.
Simon Glover, comme on peut bien le croire, ne fut pas très fâché du manque d’égards dont son ami était mécontent. Au contraire, il aurait préféré la demeure tranquille du bon bouvier à l’hospitalité bruyante du jeune chef, quand même il n’aurait pas eu tout récemment avec Eachin une conversation sur un sujet pénible qu’il ne se souciait pas d’aborder une seconde fois.
Il se retira donc tranquillement à Ballough, où il aurait passé le temps assez agréablement s’il avait pu être certain que Catherine était en sûreté. Il faisait des excursions sur le lac, dans un petit esquif qu’un jeune montagnard conduisait tandis qu’il s’amusait à pêcher à la ligne. Il débarquait souvent sur la petite île, rendait une visite à la tombe de son ancien ami Gilchrist Mac Ian, et gagna l’amitié des moines en présentant au prieur une paire de gants de martre et à chacun des dignitaires du couvent une paire de peaux de chat sauvage. Il coupait et cousait pendant les soirées les peaux dont il faisait ces petits présens, et c’était un amusement qui lui faisait paraître le temps plus court, tandis que la famille de Niel se groupait autour de lui pour admirer son adresse et pour écouter les histoires et les ballades par lesquelles le vieillard avait le talent d’égayer la soirée.
On doit avouer que le gantier circonspect évitait toute conversation avec le père Clement, qu’il regardait mal à propos comme l’auteur de ses infortunes plutôt que comme un être innocent qui les partageait. – Pour plaire à ses fantaisies, pensait-il, je ne risquerai pas de perdre l’amitié de ces bons moines qui peuvent m’être un jour si utiles. Je crois que ses sermons m’ont déjà fait bien assez de mal : ils ne m’ont pas rendu plus savant, et ils m’ont fait devenir plus pauvre. Non, non, Catherine et lui peuvent penser comme bon leur semblera, mais je saisirai la première occasion de retourner à Perth, comme un chien que son maître rappelle ; je me soumettrai tant qu’on le voudra à la haire et au cilice ; je paierai une bonne amende, et l’Église me recevra dans son giron.
Il s’était passé plus de quinze jours depuis que Glover était arrivé à Ballough, et il commençait à être surpris de n’avoir reçu aucunes nouvelles de sa fille ni de Henry Smith, à qui il pensait que le prévôt avait appris son plan de retraite et l’endroit où il devait se rendre. Il savait que le brave Gow ne pouvait rester sur le territoire du clan de Quhele, attendu diverses querelles qu’il avait eues avec ces montagnards, et notamment avec Eachin tandis qu’il portait le nom de Conachar ; mais il lui semblait que Henry aurait pu lui envoyer quelque message, et lui donner quelque signe de souvenir par le moyen des courriers qui passaient et repassaient sans cesse entre la cour et le clan de Quhele pour régler les conditions du combat, la marche des combattans à Perth, et tous les autres détails qui devaient être concertés d’avance. On était alors à la mi-mars, et le fatal dimanche des Rameaux arrivait rapidement.
Cependant le gantier exilé n’avait pas revu une seule fois son ancien apprenti. Le soin qu’on prenait de fournir à ses besoins sous tous les rapports prouvait qu’il n’était pas oublié ; mais toutes les fois qu’il entendait le son du cor du chef retentir dans les bois, il avait soin de diriger sa promenade du côté opposé. Un matin pourtant il se trouva dans le voisinage immédiat d’Eachin, presque sans avoir le temps de l’éviter ; et voici comment.
Il se promenait livré à ses réflexions dans une petite clairière entourée de grands arbres mêlés de broussailles, lorsqu’une biche blanche sortit du bois, poursuivie par deux chiens de chasse, dont l’un la saisit à la hanche et l’autre à la gorge. Ils la renversèrent à deux cents pas environ du gantier que cet incident imprévu fit tressaillir. Au même instant le son perçant d’un cor et l’aboiement d’un limier lui apprirent que les chasseurs qui poursuivaient la biche n’étaient pas loin, et il entendit leurs cris et le bruit de leur marche dans la forêt. Un instant de réflexion aurait convaincu Simon que ce qu’il avait de mieux à faire était de rester où il était ou de se retirer à pas lents, afin de laisser au jeune chef la liberté de lui parler ou de continuer son chemin, comme il le jugerait à propos. Mais le désir d’éviter la présence d’Eachin était devenu en lui une sorte d’instinct, et alarmé de le savoir si près, il se jeta dans un buisson de coudriers et de houx, où il se trouva complètement caché. À peine y était-il qu’Eachin, les joues couvertes des couleurs que donne l’exercice, sortit du bois et entra dans la clairière, accompagné de Torquil du Chêne son père de lait. Celui-ci avec autant de vigueur que d’adresse fit tourner sur le dos la biche qui luttait encore contre les chiens, lui appuya un genou sur la poitrine, et saisissant de la main droite ses pieds de devant, il présenta de la gauche son couteau de chasse au jeune chef pour qu’il lui coupât la gorge.
– Non, Torquil, dit Eachin, chargez-vous-en vous-même. Je n’ai pas le courage de tuer une biche si semblable à celle qui m’a nourri.
Il prononça ces mots avec un sourire mélancolique, et une larme se fraya un passage entre ses paupières. Torquil regarda un instant son jeune chef avec un air de surprise, et levant ensuite son couteau de chasse, il coupa le cou de la biche avec tant d’assurance et de dextérité, que la lame pénétra jusqu’à l’os. Se relevant alors, il dit en fixant un regard perçant sur Eachin : Ce que je viens de faire à cet animal, je le ferais à tout homme qui aurait entendu mon fils de lait prononcer seulement le nom de biche blanche, et l’accoupler à celui d’Hector.
Si Glover n’avait pas eu auparavant de motif suffisant pour se cacher, ce discours de Torquil lui en fournissait un excellent pour ne pas se montrer.
– Je ne puis le dissimuler, mon père Torquil, dit Eachin, cela paraîtra au grand jour.
– Qu’est-ce que vous ne pouvez dissimuler ? qu’est-ce qui paraîtra au grand jour ? demanda Torquil étonné.
– C’est le fatal secret, pensa Simon ; et maintenant si ce colosse de conseiller privé n’est pas en état de garder le silence, je suppose que je deviendrai responsable de la publicité donnée à la honte d’Eachin.
Saisi de cette nouvelle inquiétude, il profita en même temps, de sa position pour voir, autant qu’il le pouvait, ce qui se passait entre le chef affligé et son confident ; poussé par cet esprit de curiosité qui s’éveille en nous dans les occasions les plus importantes comme les plus triviales de la vie, et que la crainte d’un grand danger personnel ne peut même toujours réprimer.
Tandis que Torquil écoutait ce que le jeune chef lui disait, celui-ci se laissa tomber dans ses bras ; et s’appuyant sur son épaule, termina son aveu par quelques mots qu’il prononça très bas. Torquil semblait l’écouter avec un étonnement qui le rendait incapable d’en croire ses oreilles. Comme pour être bien certain que c’était Eachin qui lui parlait ainsi, il releva le jeune homme de sa posture inclinée, le redressa en le saisissant par une épaule, et fixa sur lui des yeux qui semblaient agrandis et presque pétrifiés par les merveilles qu’il écoutait. Le visage du vieillard changea tellement, et prit un air si sauvage quand il eut entendu les mots que le jeune chef avait prononcés à voix basse ; que Simon craignit qu’il ne le repoussât loin de lui comme un être déshonoré, auquel cas Eachin aurait fort bien pu tomber dans le buisson où le gantier était caché, ce qui aurait pu amener sa découverte d’une manière également pénible et dangereuse. Mais les passions de Torquil, qui éprouvait pour son fils nourricier l’enthousiasme qui caractérise toujours cette sorte de relation parmi les montagnards, prirent un tout autre cours.
– Je n’en crois rien ! s’écria-t-il ; c’est une fausseté ! Cela ne peut être vrai du fils de ton père… du fils de ta mère… encore moins de mon fils nourricier… ! J’offre le gage du combat en face du ciel et de la terre à quiconque soutiendra que c’est la vérité. Un mauvais œil a jeté un sort sur toi, mon cher enfant, et la faiblesse que tu appelles lâcheté est l’ouvrage de la magie. Je me souviens de la chauve-souris qui éteignit la torche à l’instant de ta naissance… jour de joie et de douleur. Mais console-toi, mon cher Eachin, nous irons ensemble à Iona, et le bon saint Colomba , aidé de tous les bienheureux saints et des anges qui ont toujours favorisé ta race, retirera de ton sein le cœur de la biche blanche et te rendra celui qu’on t’a dérobé.
Eachin l’écoutait d’un air qui aurait fait croire qu’il aurait voulu pouvoir ajouter foi aux paroles de celui qui cherchait à le consoler.
– Mais, Torquil, dit-il, en supposant que cela puisse nous servir, le jour fatal est bien voisin ; et si j’entre dans la lice, je crains de vous couvrir de honte.
– Il n’en sera rien… cela est impossible ! s’écria Torquil. L’enfer ne prévaudra pas à ce point !… Nous tremperons ta claymore dans de l’eau bénite ; nous placerons sur ton cimier de la verveine, du millepertuis et du sorbier ; nous t’entourerons, moi et tes huit frères… tu seras en sûreté comme dans un château-fort.
Le jeune Chef murmura encore quelques mots d’un ton si accablé, que Simon ne put les entendre ; mais la réponse de Torquil prononcée d’une voix forte arriva distinctement à son oreille.
– Oui, il peut y avoir un moyen de te dispenser du combat. Tu es le plus jeune des champions de notre clan… Écoute-moi, tu vas voir ce que c’est que l’amour d’un père nourricier, et combien il l’emporte sur tout autre sentiment… Le plus jeune de ceux qui doivent combattre pour le clan de Chattan est Ferquhard Day. Son père a tué le mien, et le sang fume encore entre nous. Je regardais le dimanche des Rameaux comme le jour qui devait en effacer les traces… Mais fais bien attention ! Tu aurais cru que le sang de ce Ferquhard Day ne se serait pas mêlé avec le mien, si on avait versé l’un et l’autre dans le même vase, et cependant il a jeté ses yeux épris sur ma fille unique, sur Eva, la plus belle de nos filles. Imagine-toi ce que j’éprouvai en apprenant cette nouvelle. Ce fut comme si un loup des forêts du Ferragon m’avait dit : Donne-moi ta fille en mariage, Torquil. Eva ne pense pas de même ; elle aime Ferquhard, elle passe les jours à pleurer, et la crainte du combat qui va avoir lieu lui fait perdre ses forces et ses couleurs : qu’elle lui dise un mot favorable, et je sais parfaitement qu’il renoncera à ses pareils, à son clan et au champ de bataille, et qu’il s’enfuira avec elle dans le désert.
– Et le plus jeune des champions du clan de Chattan s’absentant du combat, je puis, comme étant le plus jeune de ceux du clan de Quhele, être dispensé d’y prendre part, dit Eachin en rougissant du moyen honteux de sûreté qui lui était offert.
– Vois, mon chef, dit Torquil, et juge de mes sentimens pour toi… D’autres peuvent t’immoler leur vie et celle de leurs enfans : moi je te sacrifie l’honneur de ma famille.
– Mon ami ! mon père ! s’écria Eachin en serrant Torquil entre ses bras, quel vil misérable je dois être, puisque j’ai l’âme assez lâche pour accepter un tel sacrifice !
– N’en parlons pas ! dit Torquil ; les bois ont des oreilles… Retournons au camp, et nous enverrons chercher cette venaison… En arrière ! Ici ! s’écria-t-il en s’adressant à ses chiens.
Heureusement pour Simon, le limier s’était frotté le nez dans le sang de la biche, sans quoi il aurait pu découvrir la retraite du gantier dans le buisson. Mais ayant perdu ainsi une partie de la finesse de son odorat, il suivit tranquillement les deux chasseurs avec les autres chiens.
Quand le gantier ne put ni les voir ni les entendre, il releva fort satisfait de leur départ, et il se mit en marche dans une direction opposée, aussi vite que son âge le lui permettait. Sa première réflexion eut pour objet la fidélité du père nourricier.
– Le cœur de ces montagnards sauvages est fidèle et loyal, pensa-t-il. Cet homme ressemble plus aux géans des romans qu’à un être pétri de la même argile que nous ; et cependant des chrétiens pourraient recevoir de lui une leçon de fidélité. Son expédient annonce pourtant bien de la simplicité : faire disparaître un homme du rôle des ennemis ! comme s’il ne se trouverait pas une vingtaine de ces chats sauvages disposés à prendre sa place.
C’était ainsi que raisonnait notre gantier ; mais il ne savait pas qu’on avait publié les proclamations les plus strictes pour défendre à tout individu des deux clans, à leurs parens, à leurs alliés, à leurs serviteurs, d’approcher de quinze milles de Perth pendant les huit jours qui précéderaient et qui suivraient le combat, et qu’un corps de troupes devait veiller à l’exécution de cet ordre.
En arrivant chez Booshalloch, notre ami Simon trouva d’autres nouvelles qui l’y attendaient. Elles étaient apportées par le père Clément, qui vint en manteau de pèlerin ou dalmatique, prêt à retourner vers le sud et désirant faire ses adieux à son compagnon d’exil, ou le prendre pour compagnon de voyage.
– Mais, demanda Glover, quel motif vous détermine si soudainement à retourner dans un lieu où vous serez en péril ?
– N’avez-vous pas appris, répondit le père Clément, que le comte de March et les Anglais ses alliés ayant fait retraite en Angleterre devant Douglas, ce bon comte s’est occupé à remédier aux maux de l’état, et a écrit à la cour pour demander qu’on révoquât l’ordre donné à la Haute Cour de Commission d’informer contre l’hérésie, comme n’étant propre qu’à troubler les consciences ; qu’on soumit au parlement la nomination de Robert de Wardlaw à l’évêché de Saint-André, et qu’on prit quelques autres mesures agréables aux communes. La plupart des nobles qui sont avec le roi à Perth, et entre autres sir Patrice Charteris votre digne prévôt, ont appuyé les demandes de Douglas, et le duc d’Albany, soit de bonne volonté, soit par politique, ce que j’ignore, y a consenti. Il est facile, de porter notre bon roi à des mesures de douceur, et d’indulgence ; et ainsi les dents de nos oppresseurs sont limées, et leur proie est arrachée à leurs griffes déchirantes… M’accompagnerez-vous dans les basses-terres, ou, passerez-vous encore quelque temps ici ?
Niel Booshalloch épargna, à son ami l’embarras de répondre.
– Il était, dit-il, autorisé par le chef à dire que Simon Glover resterait à Ballough jusqu’à ce que les champions partissent pour le combat.
Le gantier ne trouva pas cette réponse tout-à-fait d’accord avec une liberté parfaite ; mais, il s’en inquiéta peu en ce moment, parce qu’il y trouvait une bonne excuse pour ne point partir avec le moine.
– C’est un homme exemplaire, dit-il à son ami dès que le père Clément fut parti ; un grand savant et un grand saint. C’est presque dommage qu’il ne soit plus en danger d’être brûlé, car son sermon au poteau ferait des conversions par milliers. Ô Niel Booshalloch ! le bûcher du père Clément serait un sacrifice de bonne odeur et un holocauste pour tous les dévots chrétiens. Mais à quoi servirait de brûler un pauvre ignorant bourgeois comme moi ? On n’offre pas de vieux gants de peau pour de l’encens, à ce que je crois, et ce n’est pas avec des cuirs écrus qu’on nourrit le feu d’un holocauste. Pour dire la vérité, j’ai trop peu de savoir, et je crains trop la brûlure pour qu’une pareille affaire me fasse honneur ; et par conséquent il ne m’en reviendrait, comme nous le disons, que la peur et le mal.
– Et c’est la vérité, répondit Booshalloch.