Le destin de l’héritier imprudent du trône d’Écosse était bien différent de ce qu’on le supposait généralement dans l’intérieur du château de Falkland. Son oncle ambitieux avait résolu sa mort comme étant le moyen d’abattre la première et la plus redoutable barrière qui existait entre sa propre famille et le trône. Jacques, second fils du roi, n’était encore qu’un enfant, et il pourrait s’en débarrasser plus à loisir : Les vues d’agrandissement de Ramorny, et le ressentiment qu’il avait conçu depuis peu contre son maître en avaient fait un agent volontaire pour immoler le jeune Rothsay ; et la cupidité de Dwining, jointe à la méchanceté naturelle de son caractère, l’y rendaient également disposé. Il avait été déterminé avec la cruauté la plus froidement calculée qu’on devait éviter avec soin tous moyens qui pourraient laisser derrière eux quelques traces de violence, et laisser sa vie s’éteindre par la privation des alimens qui devait détruire rapidement une constitution frêle et affaiblie. Le prince d’Écosse ne devait pas être assassiné ; mais comme Ramorny s’était exprimé dans une autre occasion, devait seulement cesser d’exister.
La chambre à coucher de Rothsay dans la tour de Falkland avait été bien choisie pour l’exécution de cet horrible complot. Un petit escalier étroit dont l’existence était à peine connue conduisait de là par une trappe dans les cachots souterrains du château, par un passage dont se servait le seigneur féodal quand il voulait visiter en secret, et sous quelque déguisement, les habitans de ces régions consacrées au désespoir. Ce fut par cet escalier que les scélérats transportèrent le prince plongé dans un assoupissement léthargique, au fond d’un cachot si profondément creusé dans les entrailles de la terre, que ni les gémissemens ni les cris du captif ne pouvaient se faire entendre, tandis que la solidité de la porte, des gonds et de la serrure aurait résisté long-temps aux efforts qu’on aurait faits pour l’enfoncer quand même on fût parvenu à en découvrir l’entrée. Bonthron, que l’on avait sauvé du gibet pour le faire participer à ce nouveau crime, devint l’instrument de Ramorny dans l’exécution de cet acte de cruauté inouïe contre son maître trahi.
Ce misérable retourna au cachot précisément à l’instant où le prince commençait à sortir de sa léthargie, et que recouvrant le sentiment il se sentit saisi d’un froid mortel, et chargé de fers qui lui permettaient à peine de faire un mouvement sur sa paille humide ; sa première idée fut qu’il faisait un rêve horrible, – la seconde lui offrit un pressentiment confus de la vérité. – Il appela, il cria, il poussa des hurlemens de frénésie ; mais nul secours n’arriva, et l’écho de la voûte de son cachot répondit seul à ses cris. L’agent de l’enfer entendit ces exclamations du désespoir, et en jouit comme d’une indemnité des sarcasmes et des reproches que lui avait adressés le prince par suite de l’aversion qu’un mouvement d’instinct lui inspirait contre ce scélérat. Lorsque le malheureux jeune homme épuisé et perdant tout espoir garda le silence, le barbare résolut de se présenter aux yeux de son prisonnier ; il tira les verroux, détacha la chaîne et ouvrit la porte. Rothsay se souleva autant que ses fers le lui permettaient ; une lueur rouge qui se répandit dans le caveau lui fit d’abord fermer les yeux, et quand il les rouvrit, ce fut pour reconnaître la figure sauvage d’un être qu’il avait tout lieu de regarder comme mort ; il se laissa retomber sur sa paille avec horreur. – Je suis jugé et condamné, s’écria-t-il, et le plus abominable démon de l’enfer est envoyé pour me tourmenter.
– Je vis, milord, dit Bonthron, et pour que vous viviez et que vous jouissiez de la vie, mettez-vous sur votre séant, et mangez votre déjeuner.
– Délivre-moi de ces fers, dit le prince ; tire-moi de ce cachot, et quelque scélérat que tu sois, tu seras l’homme le plus riche d’Écosse.
– Quand vous me donneriez en or le poids de vos fers, répondit Bonthron, j’aimerais mieux vous en voir chargé que de posséder ce trésor. – Mais regardez, vous aimiez à faire bonne chère, voyez celle que je vous ai préparée. À ces mots le misérable, avec un sourire infernal, prenant un paquet qu’il portait sous le bras, écarta un morceau de cuir qui le couvrait, et faisant passer à plusieurs reprises la lumière de sa lampe devant l’objet qu’il apportait, il montra au malheureux prince la tête d’un bœuf récemment séparée du corps, ce qui est connu en Écosse comme étant une annonce de mort inévitable ; il la plaça au pied du lit, ou plutôt de la litière où le prince était étendu. Ménagez bien ces vivres, ajouta-t-il, car il est probable qu’il se passera du temps avant que vous ayez un autre repas.
– Dites-moi seulement une chose, misérable, dit Rothsay ; Ramorny sait-il de quelle manière je suis traité ?
– Sans cela, comment t’aurait-on attiré ici ? répondit le meurtrier ; pauvre bécasse, tu t’es laissé prendre au piége !
À ces mots il ferma la porte, poussa les verrous, et laissa le prince infortuné dans les ténèbres, la solitude et le désespoir. – Ô mon père ! mon père ! s’écria-t-il, tu as véritablement été prophète ! Le bâton sur lequel je m’appuyais est devenu un javelot. – Nous ne nous étendrons pas sur les heures et les jours qu’il passa ensuite en proie à toutes les souffrances et à tous les tourmens du corps et de l’esprit.
Mais la volonté du ciel n’était pas qu’un si grand crime fût commis avec impunité.
Catherine Glover et la chanteuse, quoique négligées par les autres habitans du château qui semblaient n’être occupés que de la situation du prince, ne purent cependant obtenir la permission d’en sortir avant qu’on eût vu comment se terminerait cette maladie alarmante, et si elle était réellement contagieuse. Forcées de se faire société l’une à l’autre, ces deux femmes isolées devinrent compagnes, sinon amies, et leur union se resserra davantage quand Catherine eut appris que c’était précisément la chanteuse à cause de laquelle Henry Smith avait encouru son déplaisir. Elle entendit avec transport cette jeune femme justifier complètement son protecteur, et lui donner toutes les louanges que méritait sa conduite ; d’une autre part Louise, qui sentait la supériorité de la condition et du caractère de Catherine, insistait volontiers sur un sujet qui paraissait lui plaire, et elle prouvait sa reconnaissance pour le brave armurier en répétant souvent la chanson du Bleu Bonnet, qui fut long-temps une chanson favorite en Écosse.
Ô Bleu Bonnet, toujours fier et fidèle,
De ta parole esclave en paladin,
Toi dont le cœur est loyal pour ta belle,
Comme ta tance est ferme dans ta main,
Donne à mes chants un sacré caractère ;
Puis-je en trouver un plus digne sujet ?
J’ai parcouru l’Europe entière,
Je n’ai trouvé qu’un Bleu Bonnet.
Levant l’épée et brandissant la lance,
Mes yeux ont vu la fleur des chevaliers
De l’Allemagne et de la belle France
Se couronner des plus nobles lauriers.
J’ai vu les fils de la libre Angleterre,
Sans se tromper, au but lancer un trait :
Mais dans l’Europe tout entière
Je n’ai trouvé qu’un Bleu Bonnet.
En un mot, quoique la profession peu honorable de la chanteuse eût été pour Catherine en toute autre circonstance un motif qui l’aurait empêchée d’en faire volontairement sa compagnie, cependant forcée comme elle l’était alors à passer avec elle les journées entières, elle trouva de la part de Louise toutes les prévenances d’une humble compagne.
Elles vécurent de cette manière quatre à cinq jours, et afin d’éviter autant que possible les regards et peut-être l’incivilité des domestiques, elles préparaient elles-mêmes leur nourriture dans leur appartement. Cependant, comme quelques relations avec les gens de la maison n’en étaient pas moins indispensables, Louise, plus accoutumée aux expédiens, plus hardie par habitude et désirant plaire à Catherine, se chargeait volontairement de descendre à l’office pour demander à l’intendant ce qui était nécessaire pour leur repas frugal, qu’elle préparait ensuite avec toute la dextérité de son pays.
Louise était descendue dans ce dessein le sixième jour, un peu avant midi, et le désir de respirer un air frais, ou l’espoir de trouver une salade, quelques légumes ou quelques fleurs précoces pour orner leur table, la conduisit dans le petit jardin qui dépendait du château. Elle rentra dans l’appartement qu’elles occupaient dans la tour, pâle comme la mort et agitée comme la feuille du tremble. Sa terreur se communiqua sur-le-champ à Catherine, qui eut à peine la force de lui demander quel nouveau malheur était arrivé.
– Le duc de Rothsay est-il mort ?
– Pire ! on le fait mourir de faim.
– Quelle folie, Louise !
– Non ! non ! non ! non ! s’écria Louise, respirant à peine, parlant bas, et si vite que l’oreille de Catherine pouvait à peine la suivre. Je cherchais quelques fleurs pour orner la table, parce que vous m’aviez dit hier que vous les aimiez. Mon pauvre petit chien entra dans un buisson d’ifs et de houx qui croissent parmi de vieilles ruines près du mur du château, et revint à moi en jappant d’un ton plaintif. J’avançai pour voir quelle pouvait en être la cause, et j’entendis un gémissement comme de quelqu’un qui aurait été à toute extrémité, mais si faible qu’il semblait partir du centre de la terre. Enfin je vis qu’il sortait d’une fente dans la muraille qui est couverte de lierre, et quand j’en approchai l’oreille, je reconnus distinctement la voix du prince, qui disait : – Cela ne peut maintenant durer long-temps ; et alors il me sembla qu’il faisait une prière.
– Juste ciel ! et lui avez-vous parlé !
– Je lui dis : – Est-ce-vous, milord ? et il répondit : – Qui me donne ce nom par dérision ? Je lui demandai en quoi je pouvais l’aider ; et il dit d’une voix que je n’oublierai jamais : – De la nourriture ! je meurs de faim ! – Je suis revenue sur-le-champ pour vous en informer. Que faire ? donnerons-nous l’alarme dans la maison ?
– Hélas ! au lieu de le secourir, ce serait peut-être accélérer sa perte.
– Mais que ferons-nous donc ?
– Je n’en sais rien encore, répondit Catherine, prompte et hardie dans les occasions importantes, quoique ayant moins de dextérité que sa compagne pour trouver des ressources dans les occasions ordinaires ; je n’en sais rien encore, mais nous ferons quelque chose. Un descendant de Bruce ne périra point sans secours.
À ces mots elle prit le vase qui contenait leur soupe et la viande qui avait servi à la faire, enveloppa dans un coin de son plaid quelques gâteaux fort minces qu’elle avait fait cuire sous la cendre, et faisant signe à sa compagne de la suivre avec un petit pot de lait qui faisait partie de leurs provisions, elle prit à la hâte le chemin du jardin.
– Oh ! oh ! notre belle vestale a quitté sa chambre, dit un domestique, la seule personne qu’elle rencontra ; mais Catherine ne s’arrêta point, ne lui répondit rien, et elle arriva dans le jardin sans autre interruption.
Louise lui montra un tas de ruines couvertes de broussailles qui se trouvait près du mur du château. C’étaient probablement les débris de quelque bâtiment en saillie qui y était joint autrefois, et dans lequel se terminait l’étroite ouverture qui communiquait avec le cachot, sans doute pour y donner de l’air. Le temps et la dégradation de la muraille avaient un peu élargi cette fente, de sorte qu’elle laissait pénétrer dans l’intérieur un faible rayon de lumière, quoique ceux qui entraient avec des torches ne pussent l’apercevoir.
– C’est le silence de la mort ! dit Catherine après avoir écouté un instant avec attention. Juste ciel ! il n’existe plus !
– Il faut risquer quelque chose, dit Louise en passant légèrement les doigts sur les cordes de sa viole.
Un soupir fut la seule réponse qui sortit de la profondeur du cachot.
Catherine alors se hasarda à parler : – Je suis ici, milord, je suis ici ; je vous apporte de la nourriture.
– Ah ! Ramorny ! dit le prince, cette cruelle plaisanterie vient trop tard, je me meurs.
– Son esprit est égaré, pensa Catherine, et rien n’est moins étonnant : mais tant que la vie reste, l’espérance subsiste.
– C’est moi, milord, c’est Catherine Glover. Je vous apporte de la nourriture ; mais je ne sais comment vous la faire passer.
– Que le ciel vous bénisse ! Je croyais mes souffrances terminées ; mais je les sens renaître en moi en entendant parler de nourriture.
– Je vous en apporte, milord ; mais comment vous la faire passer ? L’ouverture est si étroite ! la muraille est si épaisse ! Ah ! j’en trouve un moyen. Oui ! vite, Louise, coupez-moi une branche de saule, la plus longue que vous pourrez trouver.
La chanteuse obéit sur-le-champ, et Catherine ayant fendu le gros bout de la branche, elle transmit au prince par ce moyen les gâteaux qu’elle avait apportés et qu’elle trempa dans le bouillon pour qu’ils pussent lui servir en même temps de nourriture et de boisson.
L’infortuné jeune homme mangea peu et avec beaucoup de difficulté ; mais il appela toutes les bénédictions du ciel sur la tête de celle qui lui apportait ce secours. – Je voulais faire de vous la victime de mes vices, lui dit-il, et c’est vous qui cherchez à me sauver la vie ! Mais retirez-vous ; craignez qu’on ne vous voie.
– Je vous rapporterai de la nourriture dès que j’en trouverai l’occasion, dit Catherine. Mais en ce moment Louise la tira par la manche et l’avertit de garder le silence et de se cacher.
Toutes deux se couchèrent derrière les ruines, et elles entendirent Ramorny et Dwining causer ensemble en se promenant dans le jardin.
– Il est plus fort que je ne le pensais, dit le premier à demi-voix. Combien de temps résista Dalvolsey quand le chevalier de Liddesdale le tint enfermé dans son château de l’Hermitage ?
– Quinze jours, répondit Dwining ; mais c’était un homme robuste, et il trouva quelques secours dans le grain qui tombait d’un grenier situé au-dessus de sa prison.
– Ne vaudrait-il pas mieux finir l’affaire par une voie plus prompte ? Douglas-le-Noir vient de ce côté. Il n’est pas dans le secret d’Albany ; il demandera à voir le prince : il faut donc que tout soit terminé avant qu’il arrive.
Ils s’éloignèrent en continuant cette affreuse conversation.
– Maintenant regagnons la cour, dit Catherine à sa compagne, quand elle vit qu’ils avaient quitté le jardin. J’avais formé un plan pour m’échapper moi-même, je le ferai servir à sauver le prince. La laitière arrive ordinairement au château vers l’heure des vêpres, et elle a coutume de laisser sa mante dans le passage quand elle va porter son lait à l’office. Prenez cette mante, couvrez-vous-en avec soin et présentez-vous hardiment à la porte. Le portier est presque toujours ivre à cette heure ; il vous prendra pour la laitière, et si vous montrez un peu de confiance, vous passerez la porte et le pont-levis sans qu’il songe à vous arrêter. Allons, courez cherchez Douglas ; c’est le secours le plus prompt, le seul secours que nous puissions espérer.
– Mais n’est-ce pas ce terrible seigneur qui m’a menacée d’une punition honteuse ?
– Croyez-moi, Louise, des êtres tels que vous et moi ne restent pas une heure dans la mémoire de Douglas, ni en bien, ni en mal. Dites-lui que son gendre, que le prince d’Écosse meurt dans le château de Falkland ; qu’il y meurt d’une mort lente amenée par la faim. Vous obtiendrez de lui non-seulement votre pardon, mais une récompense.
– Je me soucie peu de la récompense ; une bonne action porte sa récompense avec soi. Mais il me semble, qu’il est plus dangereux de rester ici que d’en partir. Que ce soit donc moi qui reste ; je me chargerai de nourrir ce malheureux prince, et vous irez lui chercher du secours. S’ils me tuent avant que vous reveniez, je vous laisse ma viole, et je vous recommande mon pauvre Charlot.
– Non, Louise, vous êtes une voyageuse plus privilégiée et plus expérimentée que je ne le suis. C’est vous qui partirez, et si vous me trouvez morte à votre retour, ce qui n’est pas impossible, portez à mon pauvre père cet anneau et cette boucle de mes cheveux, et dites-lui que Catherine est morte en cherchant à sauver le sang de Bruce. Donnez aussi cette autre boucle à Henry, en lui disant que Catherine a pensé à lui jusqu’à son dernier moment ; et s’il l’a trouvée trop scrupuleuse relativement à l’effusion du sang des autres, il verra que ce n’était point à cause du prix qu’elle attachait au sien.
Elles s’embrassèrent en sanglotant ; et elles passèrent le reste du jour jusqu’au soir à imaginer quelque meilleur moyen pour faire passer de la nourriture au prisonnier, et à construire un tube composé de roseaux creux s’emboîtant les uns dans les autres, pour pouvoir lui transmettre des liquides. La cloche du village de Falkland sonna enfin les vêpres. La laitière arriva avec ses seaux pour apporter la provision ordinaire de lait et pour raconter ou apprendre les nouvelles qui pouvaient courir. Dès qu’elle fut entrée dans l’office, Louise se jetant de nouveau dans les bras de Catherine et l’assurant d’une fidélité inviolable, descendit l’escalier en silence, portant Charlot sous son bras. Un moment après Catherine pouvant à peine respirer la vit passer d’un air fort tranquille sur le pont-levis, couverte de la mante de la laitière.
– Hé ! May Bridjet ! cria le portier ; vous vous en allez bien vite ce soir ! On ne rit guère à l’office, n’est-ce pas ? Maladie et gaîté ne vont pas de compagnie.
– J’ai oublié mes tailles, répondit la Provençale avec une présence d’esprit admirable ; je vais les chercher, et je reviens en moins de temps qu’il n’en faudrait pour écrémer une terrine de lait.
Elle continua sa marche, évita de passer par le village de Falkland, et prit un petit sentier qui traversait le parc. Catherine respira plus librement, et rendit grâces à Dieu, quand elle la vit disparaître dans l’éloignement. Elle passa pourtant encore dans quelque inquiétude l’heure qui s’écoula avant qu’on s’aperçût de l’évasion de Louise ; ce qui arriva aussitôt que la laitière ayant employé une heure à faire ce qu’elle aurait pu terminer en dix minutes, découvrit en se disposant à partir que sa mante de frise grise avait disparu. On fit sur-le-champ une recherche exacte, et enfin les servantes de la maison se rappelèrent la chanteuse, et commencèrent à soupçonner qu’elle pouvait fort bien avoir voulu se procurer une mante neuve en remplacement d’une vieille. Le portier questionné soutint qu’il avait vu partir la laitière immédiatement après le dernier coup de vêpres, et la laitière se présentant elle-même pour démentir cette assertion, il ne trouva d’autre alternative que de dire que c’était le diable qui en avait pris la place.
Néanmoins, comme on chercha inutilement la chanteuse dans tout le château, on devina aisément la vérité ; et l’intendant alla avertir sir John Ramorny et Dwining, qui étaient alors presque inséparables, qu’une des captives s’était évadée. La moindre chose éveille les soupçons des coupables. Ils se regardèrent l’un et l’autre d’un air consterné, et se rendirent ensemble sur-le-champ dans l’humble appartement de Catherine, afin de la prendre par surprise autant que possible, et de l’interroger sur le fait de la disparition de Louise.
– Où est votre compagne, jeune femme ? dit Ramorny d’un air de gravité sévère.
– Je n’ai pas de compagne ici, répondit Catherine.
– Ne plaisantez pas ! reprit le chevalier. Je vous parle de la chanteuse qui habitait cette chambre avec vous.
– Elle est partie, à ce qu’on dit, répondit Catherine, partie il y a environ une heure.
– Et où est-elle allée ? demanda Dwining.
– Comment saurais-je de quel côté peut porter ses pas une femme errante par profession ? répondit Catherine. Elle était sans doute ennuyée de mener une vie solitaire, si différente de celle que lui offrent les danses, les festins et toutes les scènes joyeuses que lui procure son métier. Elle est partie, et ma seule surprise c’est qu’elle soit restée si long-temps.
– Et c’est tout ce que vous avez à me dire ?
– Tout ce que j’ai à vous dire, sir John, répondit Catherine avec fermeté ; et si le prince lui-même m’interrogeait, je ne pourrais lui en dire davantage.
– Il n’y a guère de danger qu’il vous fasse de nouveau l’honneur de vous parler en personne, dit Ramorny, quand même le malheur de le perdre serait épargné à l’Écosse.
– Le duc de Rothsay est-il donc si mal ? demanda Catherine.
– Il n’y a de ressource que dans le ciel, répondit Ramorny en levant les yeux au plafond.
– En ce cas, puisse le ciel lui accorder son aide, dit Catherine, si les secours humains sont insuffisans !
– Amen ! dit Ramorny avec une gravité imperturbable, tandis que Dwining cherchait à donner à sa physionomie cette expression ; mais on eût dit que ce n’était pas sans une lutte pénible qu’il supprimait son air de triomphe malicieux, et ce sourire ironique qu’un discours qui avait une tendance religieuse ne manquait jamais d’appeler sur ses lèvres.
– Et ce sont des hommes, des habitans de la terre, et non des démons incarnés, pensa Catherine pendant que les deux inquisiteurs trompés dans leur attente sortaient de l’appartement, qui en appellent ainsi au ciel, tandis qu’ils boivent goutte à goutte le sang de leur maître infortuné ! – Pourquoi la foudre dort-elle ? Mais elle grondera avant peu, et fasse le ciel que ce soit pour sauver comme pour punir !
L’heure du dîner offrit seule un moment pendant lequel tout ce qui était dans le château étant occupé de ce repas, Catherine crut trouver l’occasion la plus favorable pour s’approcher du cachot du prince sans courir le risque d’être aperçue. En attendant cet instant, elle remarqua quelque mouvement dans le château, qui avait été silencieux comme le tombeau depuis l’emprisonnement du duc de Rothsay. Elle entendait lever et baisser la herse, et à ce bruit se joignait celui des pieds des chevaux, des hommes d’armes tantôt sortant du château, tantôt y rentrant, leurs coursiers couverts d’écumes. Elle vit aussi que tous les individus qu’elle apercevait par hasard étaient armés. Toutes ces circonstances firent battre son cœur bien vivement, car elle en tirait la conséquence que le secours approchait, et d’ailleurs cette sorte d’agitation générale rendait le petit jardin plus solitaire que jamais. Enfin l’heure de midi arriva. Elle avait eu soin, sous prétexte de pourvoir à ses premiers besoins auxquels l’intendant parut disposé à satisfaire, de se munir à l’office du genre de nourriture qu’il lui serait le plus facile de faire passer au malheureux prisonnier. Elle se rendit près des ruines ; elle prononça quelques mots à voix basse pour l’avertir de son arrivée. Elle ne reçut aucune réponse. Elle parla plus haut, le même silence continua.
– Il dort. Elle murmura ces mots à demi-voix, et ils furent suivis d’un tressaillement, d’un frisson et d’un cri d’effroi, quand elle entendit une voix répliquer derrière elle :
– Oui, il dort, mais c’est pour toujours.
Elle se retourna, et vit derrière elle sir John Ramorny, armé de pied en cap ; mais la visière de son casque était levée, et il avait l’air d’un homme prêt à mourir, plutôt que d’un chevalier disposé à combattre. Il prononça ces mots d’un ton grave, tenant une sorte de milieu entre celui qu’aurait pu prendre le calme observateur d’un événement important, et celui de l’agent lui-même de la catastrophe.
– Catherine, continua Ramorny, ce que je vous dis est vrai. Il est mort ; vous avez fait pour lui tout ce qui vous était possible, vous ne pouvez en faire davantage.
– Je ne puis ni ne veux le croire, dit Catherine. Que le ciel me protége ! Penser qu’un tel forfait a pu s’accomplir, ce serait douter de la Providence.
– Il ne faut pas douter de la Providence, Catherine, parce qu’elle a permis qu’un homme dépravé fût victime de ses propres vices. Suivez-moi, j’ai à vous parler de choses qui vous concernent. Suivez-moi, vous dis-je, ajouta Ramorny en voyant qu’elle hésitait, à moins que vous ne préfériez rester à la merci de cette brute de Bonthron ou du médecin Henbane Dwining.
– Je vous suivrai, dit Catherine ; vous ne pouvez me faire plus de mal que le ciel ne le permettra.
Il la fit rentrer dans la tour et lui fit monter ensuite escaliers sur escaliers, échelles sur échelles.
La résolution de Catherine lui manqua. – Je n’irai pas plus loin, dit-elle ; où voulez-vous me conduire ? si c’est à la mort, je puis mourir ici.
– Je vous conduis seulement sur les murailles, folle, répondit Ramorny en ouvrant une porte qui donnait entrée sur la plate-forme de la tour où des soldats préparaient les mangonneaux (ainsi qu’on appelait alors des machines de guerre pour lancer des traits ou des pierres), apprêtaient les arbalètes et empilaient de grosses pierres. Mais les défenseurs du château n’étaient guère plus de vingt, et Catherine crut remarquer en eux des symptômes de doutes et d’irrésolution.
– Catherine, dit Ramorny, je ne dois pas quitter ce poste d’où dépend la défense du château ; mais je puis vous parler ici aussi bien que partout ailleurs.
– Parlez, je suis prête à vous entendre.
– Vous vous êtes procuré la connaissance d’un secret dangereux ; avez-vous assez de fermeté pour le garder ?
– Je ne vous comprends pas, sir John.
– Vous me comprenez, vous savez que j’ai fait périr… assassiné, si vous le voulez, mon ancien maître le duc de Rothsay. Il n’a pas été difficile d’éteindre l’étincelle de vie que vous cherchiez à entretenir. Ses dernières paroles furent pour appeler son père. Vous chancelez ; armez-vous de force, vous avez encore autre chose à entendre. Vous connaissez le crime, mais vous ne savez pas quelles sont les provocations qui l’ont fait commettre. Voyez ! ce gantelet est vide, j’ai perdu la main droite à son service, et quand je me suis trouvé hors d’état de le servir plus long-temps, il m’a chassé loin de lui comme un chien boiteux qui ne peut plus suivre le gibier ; cette perte cruelle est devenue l’objet de ses sarcasmes, et il m’a recommandé le cloître au lieu des salons et des plaisirs qui étaient ma sphère naturelle. Songez à cela ! vous aurez pitié de moi et vous m’aiderez.
– En quoi avez-vous besoin de mon aide ? demanda Catherine toute tremblante : je ne puis ni réparer votre perte, ni empêcher que le crime n’ait été commis.
– Mais vous pouvez garder le silence sur ce que vous avez vu et entendu dans le jardin. Je ne vous demande que l’oubli, car je sais qu’on ajoutera foi à vos paroles, soit que vous attestiez ce qui s’est passé, soit que vous consentiez à le nier. Quant au témoignage de votre compagne, de cette coureuse étrangère, il ne pèsera pas la tête d’une épingle. Si vous m’accordez ma demande, votre parole sera ma garantie, et j’ouvrirai la porte de ce château à ceux qui s’en approchent en ce moment ; si vous ne me promettez pas le silence, je le défendrai jusqu’à ce qu’il ne reste pas un seul homme vivant sur les murailles, et je vous précipiterai du haut de ce parapet. Oui, examinez-en la hauteur, ce n’est point un saut facile à faire, sept escaliers vous ont fait monter ici fatiguée et hors d’haleine ; mais vous en descendrez en moins de temps qu’il ne vous en faudrait pour soupirer. Parlez, la Jolie Fille, et songez que vous avez affaire à un homme qui n’a nulle envie de vous nuire, mais dont la résolution est arrêtée.
Catherine épouvantée n’avait pas la force de répondre à un homme qui paraissait si désespéré ; mais l’arrivée de Dwining lui épargna la nécessité de le faire. Il s’approcha du chevalier avec un air d’humilité qui lui était ordinaire et avec ce sourire ironique mal déguisé qui donnait un démenti à ses manières.
– J’ai tort, noble chevalier, de me présenter devant Votre Vaillance, quand vous êtes occupé avec une belle damoiselle ; mais j’ai une question à vous faire sur une bagatelle.
– Parle, bourreau ! De mauvaises nouvelles sont un jeu pour toi, même quand elles te menacent, pourvu qu’elles soient aussi menaçantes pour d’autres.
– Hé ! hé ! hé ! hem ! Je désirais seulement savoir si Votre Seigneurie avait dessein d’entreprendre la tâche chevaleresque de défendre ce château à l’aide de sa seule main. Pardon, je voulais dire à l’aide de son bras seul. La question n’est pas sans intérêt, car je ne puis aider que bien peu à la défense, à moins que vous ne puissiez persuader aux assiégeans de prendre médecine. Hé ! hé ! hé ! Bonthron est aussi ivre qu’il peut le devenir par le moyen de l’ale et de l’eau-de-vie, et lui, vous et moi, nous composons toute la partie de la garnison qui soit disposée à faire résistance.
– Comment ! ces autres chiens ne se battront-ils pas ?
– Je n’ai jamais vu personne qui en montrât une si faible velléité, jamais. Mais tenez, en voici deux. Venit summa dies. Hé ! hé ! hé !
Eviot et Buncle s’approchèrent avec un air de sombre résolution, en hommes qui avaient bien pris le parti de braver l’autorité à laquelle ils avaient obéi si long-temps.
– Comment ! s’écria Ramorny en marchant à leur rencontre ; pourquoi avez-vous abandonné votre poste ? pourquoi avez-vous quitté la redoute, Eviot ? Et vous, drôle, ne vous ai-je pas chargé de veiller aux mangonneaux ?
– Nous avons un mot à vous dire, sir John Ramorny, répondit Eviot ; et c’est que nous ne combattrons pas pour cette querelle.
– Quoi ! mes écuyers vouloir me faire la loi !
– Nous étions vos écuyers, vos pages, sir John, quand vous étiez grand-écuyer de la maison du duc de Rothsay. Le bruit court que le duc a cessé de vivre : nous désirons savoir là vérité.
– Quel est le traître qui ose répandre de pareils mensonges ? demanda Ramorny.
– Tous ceux qui sont sortis du château pour aller à la découverte, et moi parmi les autres, y ont rapporté la même nouvelle. La chanteuse qui s’est évadée hier a répandu partout le bruit que le duc de Rothsay a été assassiné ou est sur le point de l’être. Douglas arrive avec une force imposante, et…
– Et vous voulez profiter d’un bruit mensonger pour trahir votre maître, lâches que vous êtes ? s’écria Ramorny avec indignation.
– Sir John, dit Eviot, trouvez bon que Buncle et moi nous voyions le duc de Rothsay, et que nous recevions directement ses ordres ; et si nous ne défendons pas ensuite le château jusqu’à la mort, je consens à être pendu sur la tour la plus haute. – S’il est mort de mort naturelle, nous ouvrirons le château au comte de Douglas, qui est, dit-on, lieutenant-général du royaume. – Mais si, ce qu’à Dieu ne plaise ! le noble prince est mort assassiné, nous ne nous rendrons pas complices de ses meurtriers, quels qu’ils puissent être, en prenant leur défense.
– Eviot, dit Ramorny en levant son bras mutilé, si ce gantelet n’eût pas été vide, tu n’aurais pas vécu assez long-temps pour prononcer deux mots de ce discours insolent.
– N’importe, répondit le page, nous ne faisons que notre devoir. Je vous ai suivi long-temps, sir John ; mais à présent je retiens la bride.
– Adieu donc ! et malédiction sur vous tous ! s’écria le chevalier courroucé. Qu’on prépare mon cheval.
– Sa Vaillance va prendre la fuite, dit Dwining à Catherine dont il s’était approché sans qu’elle s’en aperçût. Catherine, vous êtes une folle superstitieuse, comme la plupart des femmes ; cependant vous n’êtes pas sans esprit, et je vous parle comme à un être doué de plus d’intelligence que ce troupeau de buffles qui nous entourent. Ces orgueilleux barons qui dominent le monde, que sont-ils dans le jour de l’adversité ? de la paille d’avoine que disperse le vent. – Que leurs mains frappent comme des marteaux, que leurs jambes, semblables à des piliers, éprouvent quelque accident, adieu les braves hommes d’armes ; le cœur et le courage ne sont rien pour eux, les membres et l’agilité sont tout. Donnez-leur la force animale, ce sont des taureaux furieux – Parvenez à les en priver, et vos héros, de la chevalerie ne sont plus que des chevaux dont on a coupé les jarrets. Il n’en est pas de même du sage. Tant qu’il reste un grain de bon sens dans son corps froissé et mutilé, son esprit est aussi fort que jamais. Catherine, ce matin je méditais votre mort ; mais il me semble que je ne suis pas fâché que vous me surviviez, afin que vous puissiez dire de quelle manière le pauvre apothicaire, le doreur de pilules, le pileur de drogues, le vendeur de poison, a subi son destin, en la compagnie du noble chevalier de Ramorny, vrai baron de fait, et comte de Lindores en perspective. – Que Dieu sauve Sa Seigneurie !
– Vieillard, dit Catherine, si vous êtes réellement si près de subir le destin que vous avez mérité, d’autres pensées vous conviendraient mieux que la vaine gloire d’une philosophie frivole. Demandez à voir un saint homme…
– Oui, répliqua Dwining d’un ton méprisant, que je m’adresse à un moine crasseux qui… – hé ! hé ! hé ! qui ne comprend pas le latin barbare qu’il répète par routine. Ce serait un excellent conseiller pour un homme qui a étudié en Espagne et en Arabie ! Non, Catherine, je me choisirai un confesseur qu’on puisse regarder avec plaisir, et c’est vous qui serez honorée de cette fonction. – Maintenant, jetez les yeux sur Sa Vaillance. La sueur coule sur ses sourcils. – Ses lèvres tremblent de crainte… ; car Sa Vaillance… – hé ! hé ! hé ! – plaide pour sa vie devant ses domestiques, et n’a, pas assez d’éloquence pour les déterminer à lui permettre de s’enfuir. – Voyez comme les muscles de sa physionomie travaillent, tandis qu’il supplie ces brutes, ces ingrats qui lui ont eu tant d’obligations de lui laisser pour sauver sa vie, la même chance qu’a le lièvre poursuivi par les lévriers. – Voyez aussi l’air sombre et déterminé avec lequel ces traîtres, la tête baissée et comme flottant entre la contrainte et la honte, refusent à leur maître cette pauvre et dernière ressource. – Ces êtres vils se croient cependant supérieurs à un homme comme moi ; et vous, folle que vous êtes, vous vous faites une idée assez basse de votre Dieu pour supposer que de pareils misérables soient l’ouvrage de sa toute-puissance !
– Non, esprit malfaisant, s’écria Catherine avec chaleur ; le Dieu que j’adore a doué ces hommes, en les créant, des attributions nécessaires pour le connaître et l’adorer, pour aimer et défendre leurs semblables, pour vivre dans la sainteté et pratiquer toutes les vertus. Ce sont leurs vices et les tentations du malin esprit qui les ont rendus ce qu’ils sont. Oh ! puisse cette leçon faire impression sur votre cœur de roche ! Dieu vous a donné plus de connaissances qu’aux autres ; il vous a accordé des yeux capables de pénétrer dans les secrets de la nature, un esprit intelligent, une main habile ; mais l’orgueil a empoisonné ces dons précieux, et a fait de vous un athée impie quand vous auriez pu être un sage chrétien.
– Athée, dites-vous ? répondit Dwining ; il est possible que j’ai quelques doutes à ce sujet ; mais ils seront bientôt résolus. Je vois arriver quelqu’un, qui m’enverra, comme il en a déjà envoyé tant d’autres, dans un lieu où tous les mystères seront éclaircis.
Les yeux de Catherine suivirent la direction de ceux du médecin vers une percée de la forêt, et elle la vit occupée par un corps nombreux de cavaliers qui arrivaient au grand galop. Une bannière était déployée au milieu d’eux ; et quoique Catherine ne pût voir les armoiries qui y étaient brodées, le murmure qui s’éleva autour d’elle lui apprit que c’était celle de Douglas-le-Noir. Ils s’arrêtèrent à la portée d’un trait. Un héraut suivi de deux trompettes s’approcha de la porte, et ceux-ci ayant sonné de leurs instrumens, il demanda qu’on l’ouvrit à noble et puissant seigneur Archibald comte de Douglas, lieutenant-général du royaume, revêtu des pleins pouvoirs de Sa Majesté commandant en même temps à la garnison du château de mettre bas les armes, sous peine de haute trahison.
– Vous l’entendez, dit Eviot à Ramorny qui avait, encore un air sombre d’indécision, donnerez-vous ordre de rendre le château, ou faut-il que je… ?
– Non, drôle ! s’écria le chevalier, je commanderai jusqu’au dernier instant. – Qu’on ouvre les portes, qu’on baisse le pont-levis, et qu’on rende le château à Douglas.
– Voilà ce qu’on peut appeler une excellente preuve de libre arbitre, dit Dwining : c’est précisément comme si ces instrumens de cuivre que nous venons d’entendre prétendaient que les sons qu’en ont tirés deux soldats enroués leur appartiennent.
– Malheureux vieillard, dit Catherine, ou gardez le silence, ou dirigez vos pensées vers l’éternité qui est sur le point de commencer pour vous.
– Et que vous importe ? répondit Dwining. Vous ne pouvez vous empêcher d’entendre ce que je vous dis, et vous ne manquerez pas de le répéter ensuite ; car c’est encore ce dont aucune femme ne peut s’empêcher. Perth et toute l’Écosse sauront quel homme on a perdu en perdant Henbane Dwining.
Le cliquetis des armures annonça que les nouveaux venus avaient mis pied à terre, étaient entrés dans le château, et en désarmaient la petite garnison. Douglas lui-même parut sur les murailles avec quelques hommes de sa suite, et il leur fit signe de s’emparer de la personne de Ramorny et de celle de Dwining. D’autres amenèrent devant lui Bonthron qu’ils avaient trouvé dans quelque coin, et qui était plongé dans la stupeur de l’ivresse.
– Ces trois hommes sont les seuls qui aient eu accès près du prince pendant sa prétendue maladie, demanda Douglas, continuant une enquête qu’il avait commencée en entrant dans le vestibule.
– Personne ne l’a vu, répondit Eviot ; et cependant j’avais offert mes services.
– Conduis-nous dans l’appartement du duc, et qu’on y amène les prisonniers. Il doit aussi se trouver une femme dans le château, si elle n’a pas été assassinée ou congédiée ; – la compagne de la chanteuse qui a donné la première alarme.
– La voici, milord, dit Eviot faisant avancer Catherine vers le comte.
Sa beauté et son agitation firent quelque impression même sur l’impassible Douglas.
– Ne crains rien, jeune fille, lui dit-il ; tu as mérité des éloges et des récompenses. – Dis-moi, comme si tu étais à confesse, tout ce que tu as vu dans ce château.
Quelques mots, suffirent à Catherine pour raconter tout ce qu’elle savait de cette déplorable histoire.
– Cela s’accorde de point en point avec le récit de la chanteuse, dit Douglas. Maintenant rendons-nous à l’appartement du prince.
Ils entrèrent dans la chambre que l’infortuné duc de Rothsay avait été censé habiter, mais on ne put trouver la clef de la porte, et Douglas fut obligé de la faire enfoncer. Dès qu’ils y furent ; ils virent les restes décharnés du prince qui semblaient avoir été jetés à la hâte sur son lit. Cependant il paraissait d’après divers préparatifs que les meurtriers avaient eu le dessein d’arranger décemment son corps de manière à lui donner un air de mort naturelle, mais ils avaient été déconcertés par l’évasion de Louise. Douglas fixa les yeux sur les restes de ce jeune prince que ses caprices et ses passions désordonnées avaient conduit à une fin si prématurée, à une catastrophe si fatale.
– J’avais des injures à venger, dit-il, mais à la vue d’un tel spectacle il est impossible de s’en souvenir.
– Hé ! hé ! hé ! Les choses auraient été arrangées plus au goût de Votre Omnipotence, dit Dwining, mais vous êtes arrivé trop soudainement, et un maître trop pressé est toujours négligemment servi.
Douglas ne parut pas entendre ce que disait son prisonnier, tant il était occupé à regarder les traits défaits et les membres décharnés du cadavre qu’il avait sous les yeux. Catherine hors d’état de soutenir cette vue plus long-temps, et prête à perdre connaissance, reçut enfin la permission de se retirer. Au milieu de la confusion qui régnait dans tout le château, elle parvint à regagner son appartement où elle fut pressée entre les bras de Louise qui était revenue à la suite de la cavalerie.
Cependant Douglas continua son enquête. On trouva serrée dans la main du prince une touffe de cheveux dont la couleur et la dureté ressemblaient parfaitement aux Crins noirs de Bonthron. Ainsi, quoique la faim eût commencé cette œuvre de mort, il paraissait qu’un acte de violence avait terminé les jours de Rothsay. L’escalier dérobé conduisant au cachot dont les clefs étaient attachées à la ceinture de l’assassin subalterne ; – la situation de ce cachot ; – la fente à la muraille près du tas de ruines ; – la misérable litière de paille, et les fers qui étaient restés étaient autant de preuves de la vérité des déclarations de Catherine et de Louise.
– Nous n’hésiterons pas un instant, dit Douglas à son proche parent lord Balveny, dès qu’ils furent sortis du cachot. Qu’on emmène les meurtriers, et qu’on les pende sur le haut de la tour !
– Mais, milord, il pourrait être à propos d’observer quelques formes de jugement, répondit Balveny.
– À quoi bon ? dit Douglas. Je les ai surpris en flagrant délit, et je puis prendre sur moi d’ordonner leur exécution. – Un instant pourtant. – N’avons-nous pas dans notre troupe quelques hommes de Jedwood ?
– Nous ne manquons ni de Turnbulls, ni de Rutherfords, ni d’Ainslies, etc., répondit lord Balveny.
– Eh bien ! reprit le comte, chargez-les de faire une enquête. Ce sont des hommes loyaux, de braves gens ; si ce n’est qu’ils font un peu de tout pour vivre. Faites-moi exécuter ces scélérats, tandis que je tiendrai une cour de justice dans la grande salle, et nous verrons qui aura le plus tôt fini sa besogne, du jury ou du maréchal-prévôt. – Nous rendrons justice à la Jedwood : Pendez à la hâte ! et jugez à loisir !
– Un instant, milord, s’écria Ramorny, vous pouvez vous repentir de votre précipitation. – Me permettrez-vous de vous dire un mot en particulier ?
– Non, pour le monde entier, s’écria Douglas. Dis tout haut ce que tu as à dire, et devant tous ceux qui sont ici.
– Sachez donc tous, dit Ramorny à voix haute, que ce noble comte avait reçu du duc d’Albany et de moi-même, par la main de ce traître, de ce lâche Buncle, – qu’il le nie s’il le peut, des lettres conseillant d’écarter quelque temps le duc de Rothsay de la cour, et de le tenir en retraite dans ce château de Falkland.
– Mais pas un mot de le jeter dans un cachot ; – de le faire périr de faim ; – de l’étrangler, répliqua Douglas avec un sourire austère. – Faites emmener ces scélérats, Balveny ; ils souillent trop long-temps l’air que Dieu nous permet de respirer.
On conduisit les prisonniers sur le haut de la tour. Mais pendant qu’on y faisait les préparatifs de leur exécution, l’apothicaire exprima un désir si ardent pour le bien de son âme, disait-il, de revoir encore une fois Catherine, qu’elle consentit à remonter sur la plate-forme et à être témoin d’une scène contre laquelle son cœur se révoltait, dans l’espoir que l’endurcissement de Dwining aurait fait place à de meilleurs sentimens à l’approche de ses derniers momens. Un seul regard lui fit voir Bonthron plongé dans la stupeur la plus complète que l’ivresse puisse produire ; Ramorny, dépouillé de son armure cherchant en vain à cacher sa crainte, et conversant avec un prêtre dont il avait demandé le secours ; et Dwining ayant le même air d’humilité basse et rampante qu’elle lui avait toujours connu. Il tenait en main une petite plume d’argent, avec laquelle il venait d’écrire quelques mots sur un morceau de parchemin.
– Catherine, dit-il, je désire, hé hé hé ! – je désire vous parler de la nature de ma foi religieuse.
– Si tel est votre dessein, pourquoi perdre avec moi un temps si précieux ? – Adressez-vous à ce bon père.
– Ce bon père est déjà, – hé ! hé ! hé ! – un adorateur de la divinité que j’ai servie. Je désire donc procurer à l’autel de mon idole une nouvelle adoratrice en vous, Catherine. Cet écrit vous apprendra comment vous pouvez entrer dans ma chapelle, où j’ai si souvent offert mes hommages en sûreté au Dieu que je me suis fait. Je vous laisse à titre de legs toutes les images qu’il contient, uniquement parce que je vous hais et vous méprise un peu moins que ces misérables et absurdes créatures que j’ai été obligé jusqu’ici d’appeler mes semblables. – Et maintenant retirez-vous ; ou plutôt restez, et vous verrez que la fin du charlatan ne démentira pas sa vie.
– À Notre-Dame ne plaise ! dit Catherine.
– Maintenant, reprit Dwining, je n’ai plus qu’un seul mot à dire ; et ce noble lord peut l’entendre si bon lui semble.
Lord Balveny s’approcha avec quelque curiosité ; car l’air de résolution déterminée d’un homme qui n’avait jamais manié une épée ni porté une armure, et qui n’était à l’extérieur qu’un pauvre nain maigre et hideux, lui paraissait quelque chose qui ressemblait à de la sorcellerie.
– Vous voyez ce petit instrument, dit l’apothicaire en montrant la plume d’argent ; eh bien ! il peut me fournir le moyen d’échapper au pouvoir de Douglas-le-Noir lui-même.
– Ne lui donnez ni encre ni parchemin, s’écria Balveny à la hâte ; il écrirait un charme.
– Hé ! hé ! hé ! ce n’est point cela, n’en déplaise à Votre Sagesse et à Votre Vaillance, dit Dwining en dévissant le haut de la plume formant un petit étui, où il prit quelque chose qui semblait un morceau d’éponge ou quelque substance semblable, mais qui n’était pas plus gros qu’un pois. À présent, faites attention !… Il fit passer entre ses lèvres ce qu’il venait de prendre. – L’effet en fut instantané. Il tomba, et ce n’était déjà plus qu’un cadavre, mais dont les traits exprimaient encore une ironie méprisante.
Catherine poussa un grand cri, et descendit précipitamment pour se soustraire à ce spectacle horrible. Lord Balveny resta un moment dans la stupeur de la surprise, après quoi il s’écria : – Ceci peut être de la magie ! Pendez-le ! mort ou vif ; pendez-le ! Si son infâme esprit ne s’est retiré que pour un temps, il ne retrouvera du moins à son retour qu’un cou disloqué.
On obéit à cet ordre, et il donna ensuite celui de procéder à l’exécution de Bonthron et de Ramorny. Le premier fut pendu avant qu’il eût l’air de bien comprendre ce qu’on voulait faire de lui. Rarnorny, pâle comme la mort, mais conservant encore le même esprit d’orgueil qui avait causé sa ruine, fit valoir son rang de chevalier, et réclama le privilége de mourir par le glaive, et non par la corde.
– Douglas ne change jamais rien aux sentences qu’il prononce, répondit Balveny. Cependant les priviléges seront respectés. – Qu’on fasse venir ici le cuisinier avec son couperet ! – Le cuisinier ne tarda pas à se rendre à ses ordres. – Pourquoi trembles-tu ? drôle ! dit lord Balveny. Brise-moi avec ton couperet les éperons dorés qui sont aux talons de cet homme. – Bien ! maintenant, John Ramorny, tu n’es plus chevalier ; tu es un roturier, et tu peux figurer au gibet. – Maréchal-prévôt, pendez-le entre ses deux compagnons, et plus haut qu’eux, s’il est possible.
Un quart d’heure après Balveny alla informer Douglas que les criminels étaient exécutés.
– En ce cas, il n’y a plus besoin de jugement, répondit le comte. Mais qu’en dites-vous, messieurs les jurés ? ces trois hommes étaient-ils coupables de haute trahison, oui ou non ?
– Coupables, répondirent les jurés complaisans avec une unanimité édifiante ; nous n’avons pas besoin d’autres preuves.
– Qu’on sonne donc le boute-selle, dit Douglas, et montons à cheval. Nous n’emmènerons qu’une suite peu nombreuse. Que chacun garde le silence sur tout ce qui s’est passé ici jusqu’à ce que le roi en soit informé, ce qui ne pourra avoir lieu qu’après le combat du dimanche des Rameaux. Lord Balveny, choisissez les hommes qui nous accompagneront, et prévenez-les, ainsi que ceux qui resteront ici, que quiconque jasera sera puni de mort.
Quelques minutes après Douglas était à cheval avec le cortége qui devait le suivre. Il envoya un exprès à sa fille la duchesse veuve Rothsay, pour l’avertir de se rendre à Perth en suivant les côtes du Lochleven, sans approcher de Falkland, et il confia à ses soins Catherine Glover et Louise, comme deux jeunes personnes à la sûreté desquelles il prenait intérêt.
Comme ils traversaient la forêt ils jetèrent un regard en arrière, et ils virent les corps des trois criminels qui ne semblaient plus que trois points noirs, sur la plus haute tour du château.
– La main est punie, dit Douglas ; mais qui accusera la tête qui a conçu ce forfait ?
– Vous voulez dire le duc d’Albany ? dit Balveny.
– Oui, mon cher parent, répondit Douglas ; et si je suivais l’impulsion de mon cœur, je l’accuserais de ce crime, car je ne doute pas qu’il ne l’ait autorisé. Mais il n’en existe d’autre preuve que de forts soupçons, et d’Albany s’est attaché de nombreux amis de la maison de Stuart ; et dans le fait, la faiblesse du roi et la conduite désordonnée de Rothsay ne leur laissaient pas le choix d’un autre chef. Si j’allais donc rompre les nœuds de l’union que j’ai récemment formée avec Albany, il en résulterait une guerre civile qui serait la ruine de la pauvre Écosse dans un moment où elle est menacée d’une invasion par l’activité de Percy, appuyée de la trahison de March. Non, Balveny, il faut laisser au ciel le soin du châtiment d’Albany, et dans le temps que sa sagesse aura choisi, sa vengeance éclatera sur lui et sur sa maison.