CHAPITRE XXXIII.

Nous rappellerons maintenant au souvenir de nos lecteurs que Simon Glover et sa fille avaient été forcés de quitter à la hâte leur demeure sans avoir le temps d’instruire Henry Smith de leur départ et de la cause alarmante qui l’occasionnait. Quand donc l’amant arriva dans Curfew-Street le matin de leur fuite, au lieu de la réception cordiale du bon bourgeois et de l’accueil semblable au temps d’avril, c’est-à-dire moitié soleil, moitie pluie, qui lui avait été promis de la part de l’aimable fille de Simon, il apprit seulement la nouvelle désolante que son père et elle étaient partis de grand matin avec un étranger qui se cachait le visage avec grand soin pour ne pas être reconnu : Dorothée, dont le lecteur connaît déjà les talens pour anticiper le mal et pour communiquer les mêmes idées aux autres jugea à propos d’y ajouter qu’elle ne doutait pas que son maître et sa jeune maîtresse ne fussent partis pour les montagnes, afin d’éviter la visite de deux ou trois appariteurs qui, au nom d’une commission nommée par le roi, étaient arrivés dans la maison après leur départ, y avaient fait une perquisition, avaient apposé leurs sceaux sur tous les endroits qui pouvaient contenir des papiers, et avaient laissé pour le père et la fille une sommation de comparaître un certain jour devant la cour de commission, à peine d’être déclarés proscrits. Dorothée eut soin de peindre tous ces détails alarmans sous les couleurs les plus sombres, et la seule consolation qu’elle offrit à l’amant affligé fut de l’informer que son maître l’avait chargée de lui dire de rester tranquillement à Perth, et qu’il recevrait bientôt de leurs nouvelles. Cet avis changea la première résolution de Smith, qui avait été de les suivre sur-le-champ sur les montagnes et de partager le destin qui pouvait leur être réservé.

D’ailleurs quand il réfléchit aux différentes querelles qu’il avait eues avec divers individus du clan de Quhele, et surtout à son altercation personnelle avec Conachar qui était alors devenu un chef puissant, il ne put s’empêcher de penser que son arrivée peu désirée sur le lieu où ils avaient trouvé une retraite pouvait nuire à leur sûreté, au lieu de leur être de quelque utilité. Il connaissait l’intimité habituelle de Simon avec le chef du clan de Quhele, et il en concluait justement que Glover y jouissait d’une protection que sa présence rendrait peut-être moins certaine, tandis que sa prouesse personnelle ne pouvait être pour lui qu’une bien faible ressource dans une querelle avec tout une tribu de montagnards vindicatifs. Cependant son cœur battait en même temps d’indignation quand il songeait que Catherine était au pouvoir du jeune Conachar, qu’il regardait comme un rival déclaré, et qui avait alors tant de moyens de faire valoir ses prétentions. Ce jeune chef ne pouvait-il faire de la main de la fille le prix de la sûreté du père ? Il croyait pouvoir compter sur l’affection de Catherine ; mais elle avait tant de désintéressement dans sa manière de penser, et une tendresse si vive pour son père, que si l’attachement qu’elle avait pour son amant était mis en balance contre la sûreté, peut-être contre la vie de celui à qui elle devait le jour, il ne pourrait guère douter que le premier sentiment ne se trouvât le plus léger. Tourmenté par des pensées sur lesquelles nous n’avons pas besoin d’insister plus long-temps, il résolut pourtant de rester chez lui, d’étouffer ses inquiétudes autant qu’il le pourrait, et d’attendre les nouvelles que le vieillard lui avait fait promettre. Elles arrivèrent, mais elles ne rendirent pas la tranquillité à son esprit.

Sir Patrice Charteris n’avait pas oublié sa promesse de communiquer à l’armurier les projets des fugitifs. Mais au milieu du tumulte qui fut occasionné par le mouvement des troupes, il ne put lui en porter lui-même la nouvelle. Il chargea donc son agent Henshaw de la lui apprendre. Or ce digne personnage était, comme le lecteur le sait, dans les intérêts de Ramorny, à qui il importait de cacher à tout le monde, et surtout à un amant aussi actif et aussi entreprenant que Henry, le lieu véritable de la résidence de Catherine, Henshaw annonça donc à l’armurier inquiet que son ami Glover était en sûreté dans les montagnes, et quoiqu’il affectât d’être plus réservé relativement à Catherine, il ne dit rien qui pût l’empêcher de continuer à croire qu’elle était, ainsi que son père, sous la protection du clan de Quhele. Mais il réitéra au nom de Sir Patrice l’assurance que le père et la fille étaient en parfaite sûreté, et que Henry ne pouvait mieux consulter ses propres intérêts et les leurs, qu’en attendant tranquillement le cours des événemens.

Le cœur déchiré, Henry Gow résolut donc de ne faire aucune démarche jusqu’à ce qu’il eût reçu des nouvelles plus certaines, et il s’occupa à finir une cotte de mailles qu’il avait dessein de rendre la mieux trempée et la mieux polie que ses mains habiles eussent jamais fabriquée. Les travaux de sa profession lui étaient plus agréables qu’aucune autre occupation qu’il aurait pu choisir, et ils lui servaient d’excuse pour se renfermer dans sa boutique et éviter la société, où les bruits vagues qui circulaient tous les jours n’auraient servi qu’à l’inquiéter et à le troubler. Il résolut de se fier à l’amitié éprouvée de Simon, à la foi de sa fille et à la protection du prévôt, qui, pensait-il, après tous les éloges qu’il avait donnés à sa valeur lors de son combat contre Bonthron, ne l’abandonnerait jamais dans la situation critique où il se trouvait. Cependant les jours se passaient, le temps s’écoulait, et ce ne fut que lorsque le dimanche des Rameaux était sur le point d’arriver que sir Patrice Charteris, étant allé à Perth pour prendre quelques arrangemens relativement au combat qui allait avoir lieu, songea à faire une visite à l’armurier du Wynd.

Il entra dans l’atelier avec un air de compassion qui ne lui était pas ordinaire, et qui fit sur-le-champ soupçonner à Henry qu’il lui apportait de mauvaises nouvelles. L’armurier prit l’alarme, et le marteau levé resta suspendu sur le fer rouge, tandis que le bras agité qui le tenait, auparavant fort comme celui d’un géant, perdit sa vigueur au point qu’il put à peine déposer son instrument par terre, au lieu de le laisser échapper de sa main.

– Mon pauvre Henry, dit sir Patrice, je vous apporte des nouvelles peu agréables, mais elles ne sont pas certaines, et quand elles seraient vraies, elles sont de telle nature qu’un homme aussi brave que vous ne devrait pas les prendre trop à cœur.

– Au nom du ciel ! milord prévôt, j’espère que vous ne m’apportez pas de mauvaises nouvelles de Simon Glover ou de sa fille ?

– Relativement à eux, non ; ils sont en sûreté et se portent bien ; mais c’est relativement à vous, Henry, que mes nouvelles ne sont pas si bonnes. Henshaw vous a sans doute appris que j’avais cherché à placer Catherine sous la protection d’une honorable dame, la duchesse de Rothsay : mais cette dame a refusé de s’en charger, et a envoyé Catherine auprès de son père dans les montagnes. Vous pouvez avoir entendu dire que Gilchrist Mac Ian est mort, et que son fils Eachin, qui était connu dans Perth comme l’apprenti du vieux Simon, sous le nom de Conachar, est maintenant chef du clan de Quhele, et j’ai appris d’un de mes domestiques que le bruit court parmi les Mac Ian que le jeune chef recherche la main de Catherine. Mon domestique l’a appris (comme un secret pourtant) pendant qu’il était dans le Breadalbane pour prendre quelques arrangemens relativement au combat qui va avoir lieu. Ce fait n’a rien de certain, mais il a une forte apparence de probabilité.

– Le domestique de Votre Seigneurie a-t-il vu Simon Glover et sa fille ? demanda Henry pouvant à peine respirer, et toussant pour cacher au prévôt l’excès de son agitation.

– Non. Les montagnards semblaient avoir quelque méfiance, ils lui refusèrent la permission de parler au vieillard, et il craignit de les alarmer en leur demandant à voir Catherine. D’ailleurs il ne parle pas leur langue et celui qui a donné ces détails ne sait l’anglais que fort imparfaitement, de sorte qu’il peut y avoir quelque méprise. Cependant il est certain que ce bruit court, et j’ai pensé qu’il valait mieux que vous en fussiez informé. Mais-vous pouvez être bien sûr que le mariage ne peut avoir lieu avant que l’affaire du dimanche des Rameaux ne soit décidée ; et je vous conseille de ne faire aucune démarche avant que nous soyons instruits de toutes les circonstances de cette affaire ; car la certitude est toujours désirable, même quand elle est pénible. – N’allez-vous pas vous rendre à l’assemblée du conseil de la ville ? ajouta-t-il après un moment de silence : On va y parler des préparatifs de la lice dans le North-Inch, et l’on sera charmé de vous y voir.

– Non, milord.

– Je vois par cette réponse laconique, Smith, que cette affaire vous chagrine ; mais après tout, les femmes sont des girouettes ; c’est une vérité incontestable ; Salomon et bien d’autres l’ont éprouvé avant nous.

Et sir Patrice se retira, bien convaincu qu’il s’était acquitté des fonctions de consolateur de la manière la plus satisfaisante.

Le malheureux amant apprit cette nouvelle et écouta ce commentaire avec des sentimens bien différens.

– Le prévôt, se dit-il avec amertume, est un excellent homme ; et certes il fait sonner si haut sa chevalerie, que s’il dit des sottises, un pauvre homme doit les regarder comme des paroles pleines de bon sens, de même qu’il faut qu’il fasse l’éloge de la petite bière, si on lui en présente dans le gobelet d’argent de Sa Seigneurie. Que signifierait tout cela dans une autre situation ? Supposez que je roulasse du haut en bas de Corrichie Dhu, et qu’avant d’être tombé au pied de ce rocher escarpé j’entendisse milord prévôt arriver en me disant : Henry, le précipice est profond, et je suis fâché de vous dire que vous êtes en bon chemin d’y tomber. Mais ne perdez point courage, le ciel peut vous envoyer une pierre ou un buisson pour vous arrêter. Cependant j’ai cru que ce serait une consolation pour vous de savoir le pire qui peut vous arriver. Je ne sais trop, à quelques centaines de pieds près, quelle est la profondeur du précipice, mais vous pourrez vous en faire une idée quand vous serez au fond. Et écoutez, quand viendrez-vous faire une partie de boules ? Et tout ce verbiage doit-il tenir lieu de quelque tentative amicale pour empêcher un pauvre diable de se rompre le cou ? Quand je pense à cela, je suis prêt à perdre l’esprit, et je serais tenté de prendre mon marteau et de tout briser autour de moi. Mais je serai calme, et si cet épervier des montagnes, qui se prétend un faucon, s’abat sur ma tourterelle, il apprendra qu’un bourgeois de Perth est en état de bander un arc.

C’était alors le jeudi qui précède le dimanche de Rameaux ; et les champions des deux clans ennemis devaient arriver le lendemain, afin d’avoir le samedi pour se reposer, se rafraîchir, et se préparer au combat. Deux ou trois individus de chaque parti étaient venus d’avance pour prendre des arrangemens pour le campement de leurs compagnons, et recevoir les instructions convenables sur l’ordre dans lequel ils devaient se présenter au combat. Henry ne fut donc pas très surpris de voir un grand et vigoureux montagnard entrer dans le Wynd où il demeurait, et jeter ses regards de tous côtés à peu près comme les habitans d’un pays sauvage examinent les curiosités d’une contrée plus civilisée. Smith le regarda de mauvais œil, non-seulement à cause de son pays en général contre lequel il avait naturellement des préventions, mais surtout parce qu’il le voyait porter le plaid particulier au clan de Quhele ; une branche de chêne brodée en soie indiquait aussi que cet individu était un des gardes personnels du jeune Eachin, sur les efforts desquels on comptait surtout pour le succès du combat.

Après avoir fait ces observations, Henry se retira dans sa forge, car la vue de cet homme lui échauffait la bile ; et sachant que ce montagnard venu pour être un des champions d’un combat solennel ne pouvait devenir l’objet d’une querelle privée, il voulut du moins éviter d’avoir aucune relation amicale avec lui. Cependant au bout de quelques minutes la porte de son atelier s’ouvrit, et ce montagnard laissant flotter son plaid de manière à relever encore la hauteur de sa taille, entra dans la forge avec la démarche fière d’un homme qui se sent une dignité bien supérieure à tout ce qu’il va rencontrer. Il s’arrêta en entrant, et regarda autour de lui, semblant s’attendre à être reçu avec courtoisie et regardé avec admiration. Mais Henry n’était nullement disposé à satisfaire sa vanité, et il continua à battre une cuirasse qui était sur son enclume, comme s’il ne se fût pas aperçu qu’il n’était plus seul.

– N’êtes-vous pas le Gow Crom (c’est-à-dire le forgeron aux jambes torses) demanda le montagnard.

– C’est ainsi que m’appellent ceux qui veulent avoir l’épine du dos tordue, répondit Smith.

– Je n’ai pas dessein de vous offenser. Je viens pour acheter une armure.

– En ce cas vos jambes nues peuvent vous conduire hors d’ici. Je n’en ai point à vendre.

– Si nous n’étions pas à deux jours du dimanche des Rameaux, je vous apprendrais à chanter sur un autre ton.

– Et comme nous sommes au jour d’aujourd’hui, répliqua Henry avec le même ton d’indifférence méprisante, je vous prie de vous retirer de mon jour.

– Vous êtes un homme incivil ; mais je suis moi-même un fir nan ord , et je sais que le forgeron est impétueux quand le fer est chaud.

– Si vous êtes forgeron vous pouvez vous forger vous-même une armure.

– Et c’est ce que je ferais sans avoir besoin de votre aide, Gow Chrom ; mais on dit qu’en forgeant vos épées et vos armures, vous sifflez des airs et chantez des paroles qui donnent le pouvoir à vos lames de couper l’acier comme si c’était du papier, et qui font que vos cuirasses résistent à la pique et à la lance comme si ce n’étaient que des pointes d’épingles.

– C’est qu’on fait croire à votre ignorance toutes les balivernes auxquelles les chrétiens refusent d’ajouter foi. Je siffle en travaillant tout ce qui me vient à l’idée, comme un honnête artisan ; et souvent c’est la chanson montagnarde : – Je marche au gibet. – Toutes les fois que je chante cet air mon marteau tombe naturellement en mesure.

– L’ami, dit le montagnard avec hauteur, il n’est pas bien de donner des coups d’éperon à un cheval qui a les jambes liées. Vous savez que je ne puis me battre en ce moment, et il y a peu de bravoure à me lâcher des sarcasmes.

– Par les clous et le marteau ! vous avez raison, s’écria Smith en changeant de ton. Mais expliquez-vous, l’ami ; que désirez-vous de moi ? Je ne suis pas en humeur de perdre mon temps.

– Un haubert pour mon chef, Eachin Mac Ian.

– Vous êtes forgeron, dites-vous ; êtes-vous en état de juger de ceci ? demanda notre armurier en tirant d’une caisse la cotte de mailles qu’il avait tout récemment travaillée.

Le montagnard l’examina avec un degré d’admiration dans lequel il entrait quelque jalousie. Il en regarda attentivement toutes les parties, et finit par déclarer que c’était la meilleure armure qu’il eût jamais vue.

– Cent bœufs ou vaches et un troupeau raisonnable de moutons, ce ne serait pas acheter cette armure à bien bon marché, dit-il, pour première tentative ; et cependant je ne vous en offrirai pas moins, n’importe où je les prendrai.

– C’est une belle offre, sans doute ; mais ni or ni marchandises n’achèteront jamais cette cotte de mailles. Je veux faire sur cette armure l’épreuve de mon épée, et je ne la donnerai qu’à celui qui voudra la revêtir pour se battre avec moi de taille et d’estoc, à armes égales. Elle est à votre chef à ces conditions.

– Allons donc ! allons donc ! – Buvez un coup et allez vous coucher, s’écria le montagnard du ton le plus méprisant. Avez-vous perdu l’esprit ? Vous imaginez-vous que le chef du clan de Quhele daignera se battre contre un petit bourgeois de Perth comme vous ? – Écoutez-moi ; je vous ferai plus d’honneur que toute votre parenté n’en a reçu ; je vous combattrai moi-même pour cette belle cotte de mailles.

– Il faut d’abord prouver que vous êtes de ma force, dit Henry en souriant.

– Comment moi qui suis un des Leichtachs d’Eachin, je ne serais pas de votre force !

– Vous pouvez essayer, si vous voulez.

– Vous dites que vous êtes un fir nan ord.

– Savez-vous lancer le marteau ?

– Si je le sais ? – Demandez à l’aigle s’il vole au-dessus du Ferragon ?

– Mais avant de lutter avec moi, il faut vous essayer contre un de mes Leichtachs. – Ici, Dunter, avance pour l’honneur de Perth ! – Et maintenant, montagnard, voici une belle rangée de marteaux. – Choisis celui que tu voudras et passons dans le jardin.

Le montagnard, qui se nommait Norman nan Ord ou Norman du Marteau, montra qu’il méritait ce surnom en choisissant le plus lourd de ceux qui lui étaient présentés, ce qui fit sourire Henry. Dunter, un des ouvriers de Smith, lança son marteau à une distance qu’on pouvait appeler prodigieuse ; mais le montagnard, faisant un effort désespéré, jeta le sien deux ou trois pieds plus loin. Il regarda Henry avec un air de triomphe, et celui-ci se contenta de sourire de nouveau.

– Ferez-vous mieux ? demanda le montagnard à Smith en lui offrant le marteau.

– Non pas avec ce joujou d’enfant, répondit Henry ; à peine est-il assez lourd pour voler contre le vent. – Janniken ! apporte-moi Samson ! Non ; apporte-moi l’Enfant ; Samson est un tant soit peu trop lourd.

Le marteau qu’on lui apporta était deux fois aussi pesant que celui que le montagnard avait choisi comme étant d’un poids extraordinaire. Norman le regarda d’un air surpris, mais son étonnement augmenta quand Henry, se mettant en position, donna le branle un instant à ce lourd instrument qui partit de sa main comme s’il eût été lancé par une machine de guerre. On entendit siffler l’air à travers lequel volait cette masse énorme. Elle tomba enfin, et le fer s’en enfonça d’un pied dans la terre, près d’une toise au-delà de l’endroit où le marteau de Norman était tombé.

Le montagnard, vaincu et mortifié, alla ramasser le marteau, le pesa dans sa main, et l’examina avec attention comme s’il se fût attendu à découvrir dans cet instrument quelque chose de différent d’un marteau ordinaire. Enfin il le rendit à Smith avec un sourire mélancolique.

– Ferez-vous mieux ? lui demanda Henry à son tour.

– Norman a déjà trop perdu à ce jeu, répondit le montagnard en levant les épaules et en secouant la tête ; il a perdu son propre nom d’homme à marteau. Mais le Gow Chrom travaille-t-il réellement à son enclume avec cette masse de fer qui ferait la charge d’un cheval ?

– C’est ce que vous allez voir, confrère, répondit Henry en le reconduisant dans sa forge. – Dunter, dit-il alors, place-moi sur l’enclume cette barre de fer qui est dans la fournaise. Prenant alors un marteau monstrueux, celui qu’il appelait Samson, il se mit à battre le métal, tantôt de la main droite, tantôt de la gauche et quelquefois des deux en même temps, avec tant de force et de dextérité, qu’il forgea un petit fer à cheval en la moitié de temps qu’un forgeron ordinaire aurait employé pour en faire un avec un outil plus facile à manier.

– Oigh ! Oigh ! s’écria le montagnard. Mais pourquoi voudriez-vous vous battre contre notre chef, qui est d’un rang bien au-dessus du vôtre, quand vous seriez le meilleur forgeron qui ait jamais travaillé à l’aide du vent et du feu ?

– Écoutez-moi, dit Henry, vous m’avez l’air d’un bon diable, et je vous dirai la vérité. Votre maître m’a outragé, et je lui donne cette armure de bon cœur pour avoir la chance de le combattre.

– S’il vous a outragé il vous doit une rencontre, dit le garde du corps montagnard. Un outrage fait à un homme renverse la plume d’aigle de la toque du chef. Quand il serait le premier chef de toutes nos montagnes, – et c’est bien ce qu’est Eachin, – il faut qu’il combatte celui qu’il a outragé, ou il perd une rose de sa guirlande.

– L’engagerez-vous à le faire après le combat de dimanche ?

– Je ferai de mon mieux, si les faucons ne sont pas occupés à ronger mes os ; car il est bon que vous sachiez, confrère, que le clan de Chattan a des griffes qui pénètrent profondément.

– Je donne cette armure à votre chef à cette condition ; mais je lui ferai honte en face du roi et de toute la cour, s’il ne m’en paie pas le prix convenu.

– Ne craignez rien ! ne craignez rien ! je l’amènerai moi-même au combat ; soyez-en bien assuré.

– Vous me ferez plaisir ; et pour que vous vous rappeliez cette promesse, je vous fais présent de ce dirk . Regardez-le bien ! Si vous le tenez d’une main ferme et que vous frappiez votre ennemi entre le bas de son casque et le haut de son hausse-col, il n’aura pas besoin de chirurgien.

Le montagnard fut prodigue de remerciemens et se retira.

– Je lui ai donné la meilleure cotte de mailles que j’aie jamais fabriquée, se dit l’armurier à lui-même, se repentant presque de sa libéralité, pour la chance qu’il obtiendra de son chef la faveur de se mesurer avec moi ; et alors que Catherine appartienne à celui qui la gagnera de bon jeu. Mais je crains bien que le jeune chef ne trouve quelque prétexte pour s’en dispenser, à moins qu’il n’ait assez de bonheur, le dimanche des Rameaux, pour vouloir essayer un autre combat. Il y a quelque espoir cependant ; car j’ai vu quelquefois un novice qui n’était qu’un nain avant d’avoir tiré l’épée pour la première fois devenir ensuite un tueur de géans.

Ce fut ainsi, avec peu d’espoir, mais armé de la résolution la plus déterminée, que Henry Smith attendit l’instant qui devait décider de son destin. Ses pressentimens les plus fâcheux venaient du silence de Glover et de sa fille. Ils sont honteux de m’avouer la vérité, pensait-il, et c’est pour cela qu’ils gardent le silence.

Le vendredi à midi les deux petites troupes représentant les clans ennemis arrivèrent à leur destination respective, où elles devaient faire halte et prendre des rafraîchissements.

Les champions du clan de Quhele reçurent l’hospitalité dans la riche abbaye de Scone, tandis que le prévôt régala leurs rivaux dans son château de Kinfauns. On mit le soin le plus scrupuleux à traiter les deux partis avec les mêmes attentions, et de ne fournir ni à l’un ni à l’autre aucun prétexte pour se plaindre de partialité. Pendant ce temps tous les articles d’étiquette furent discutés et réglés entre le lord grand connétable Errol et le jeune comte de Crawford, agissant, le premier de la part du clan de Chattan, et le second comme protecteur de celui de Quhele. Des messagers étaient sans cesse dépêchés d’un comté à l’autre, et ils eurent plus de six entrevues en trente heures, avant que tout le cérémonial du combat pût être complètement arrangé.

D’une autre part, pour empêcher la renaissance d’anciennes querelles dont il existait bien des germes entre les bourgeois et les montagnards leurs voisins, une proclamation défendit aux citoyens d’approcher d’un demi-mille des deux endroits où étaient logés les représentans des deux clans, et aux futurs combattans d’entrer dans Perth sans permission spéciale. On forma un cordon de troupes pour assurer l’exécution de cette mesure, et elles obéirent si rigoureusement à leur consigne, que Simon Glover lui-même, quoique bourgeois et citoyen de Perth, ne put obtenir d’entrer dans la ville parce qu’il était arrivé avec les champions d’Eachin Mac lan, et qu’il portait le plaid bien connu de ce clan. Cet obstacle imprévu empêcha Simon d’aller chercher Henry Smith et de lui faire part de tout ce qui lui était arrivé depuis leur séparation ; communication qui, si elle avait eu lieu, aurait changé le dénouement de notre histoire.

Le samedi soir une autre arrivée eut lieu, et la ville y prit presque autant d’intérêt qu’aux préparatifs du combat si prochain : c’était le comte de Douglas qui entra dans la ville à la tête de trente cavaliers seulement, mais qui tous étaient chevaliers ou gentilshommes du premier rang. Tous les yeux suivaient ce pair redouté, comme on suit le vol d’un aigle au milieu des nuages, sans savoir vers quel point l’oiseau de Jupiter se dirigera, mais avec le silence d’une attention sérieuse, comme si l’on pouvait deviner quel but il se propose en parcourant ainsi le firmament. Le comte traversa la ville au petit pas et en sortit par la porte du Nord. Il mit ensuite pied à terre au couvent des dominicains et demanda à voir le duc d’Albany. Il fut conduit sur-le-champ en sa présence, et le duc le reçut comme un homme qui voulait être gracieux et conciliant, mais qui sentait l’art, et qui ne pouvait cacher l’inquiétude. Après les premiers complimens le comte dit d’un ton grave – Je vous apporte de mauvaises nouvelles, milord, le neveu de Votre Grâce, le duc de Rothsay n’existe plus ; tout annonce qu’il a péri victime de manœuvres criminelles.

– Manœuvres ! répéta le duc avec confusion. – Quelles manœuvres ? – Qui a osé pratiquer des manœuvres contre l’héritier du trône d’Écosse ?

– Ce n’est pas à moi qu’il appartient de l’expliquer, dit Douglas ; mais on dit que l’aigle a été tué par une flèche armée de plumes tirées de ses propres ailes ; et que le chêne a été fendu par un coin fait de son propre bois.

– Comte de Douglas, dit le duc d’Albany, je ne me mêle pas de deviner les énigmes.

– Ni moi d’en proposer, répondit Douglas avec hauteur. – Votre Grâce trouvera dans ces papiers des détails qui méritent d’être lus. Je vais me promener une demi-heure dans le jardin du cloître, et ensuite je viendrai vous rejoindre.

– Vous ne vous rendrez pas près du roi, milord ? dit Albany.

– Non, répondit Douglas ; je présume que Votre Grâce pensera comme moi que nous devons cacher à notre souverain cette grande calamité de famille, jusqu’à ce que l’affaire de demain soit terminée.

– J’y consens volontiers, dit Albany ; si le roi apprenait cette perte, il ne pourrait assister au combat ; et s’il n’y paraissait pas en personne, il est probable que ces gens refuseraient de se battre, et que toutes nos peines seraient perdues ; mais asseyez-vous, je vous prie, milord, pendant que je vais lire ces détails affligeans relativement au pauvre Rothsay.

Il examina les pièces que le comte venait de lui remettre, jetant seulement un coup d’œil sur les unes, et lisant les autres avec autant d’attention que si le contenu en eût été pour lui de la plus haute importance. Quand il eut employé ainsi environ un quart d’heure, il leva les yeux, et dit d’un ton grave : – C’est une consolation, milord, de ne trouver dans ces pièces fatales rien qui puisse faire renaître les divisions qui ont eu lieu dans le conseil du roi, et qui en ont été bannies par l’arrangement solennel qui a eu lieu entre Votre Seigneurie et moi. Par suite de cet arrangement, mon malheureux neveu devait être écarté des affaires publiques jusqu’à ce que le temps eût mûri son jugement. Le destin vient d’en disposer, et en prévenant les mesures que nous devions prendre, il les a rendues inutiles.

– Si Votre Grâce, répliqua le comte, ne voit rien qui doive troubler la bonne intelligence que la tranquillité et la sûreté de l’Écosse exigent que nous maintenions entre nous, je ne suis pas assez peu ami de mon pays pour y regarder de trop près.

– Je vous comprends, milord, dit Albany avec vivacité. Vous vous êtes imaginé un peu à la hâte que je me trouverais offensé que Votre Seigneurie ait exercé ses pouvoirs de lieutenant-général du royaume et ait puni ces détestables meurtriers sur mon domaine de Falkland. Croyez au contraire que je vous suis obligé de m’avoir dispensé d’ordonner le supplice de ces scélérats, que je n’aurais pu voir sans que mon cœur se brisât. Le parlement d’Écosse fera sans doute une enquête sur ce sacrilége, et je m’estime heureux que le glaive de la vengeance ait armé la main d’un homme aussi important que Votre Seigneurie. Nos communications à ce sujet, comme vous devez vous le rappeler, ne tendaient qu’à tenir mon infortuné neveu dans la retraite, jusqu’à ce qu’un an ou deux lui eussent donné plus de discrétion.

– Tel était certainement le projet de Votre Grâce, autant que vous m’en avez fait part, dit le comte ; je puis le certifier en toute sûreté de conscience.

– Eh bien donc ! noble comte, reprit Albany, on ne peut nous blâmer parce que des scélérats, pour satisfaire leur vengeance personnelle, paraissent avoir donné un dénouement sanglant à ce qui n’était de notre part qu’un projet honnête.

– Le parlement en jugera d’après sa sagesse, dit Douglas. Quant à moi, ma conscience m’acquitte.

– Et la mienne m’absout, ajouta le duc d’un ton solennel. Et maintenant, milord, que dirons-nous relativement à la garde de la personne du jeune Jacques , qui devient maintenant le successeur présomptif de son père ?

– C’est au roi à en décider, répandit Douglas que cette conférence impatientait. Je consentirai qu’on fixe sa résidence partout où l’on voudra, excepté à Stirling, à Doune ou à Falkland.

À ces mots il sortit brusquement.

– Le voilà parti, murmura l’astucieux Albany ; il est forcé d’être mon allié, et cependant il se sent disposé à être mon ennemi mortel. N’importe ! Rothsay dort avec ses pères ; Jacques peut le suivre avec le temps, et alors une couronne sera la récompense de toutes mes perplexités.

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