Nous retournerons maintenant près de la Jolie Fille de Perth, que Douglas, après la scène horrible qui s’était passée à Falkland, avait envoyée près de sa fille, la duchesse veuve de Rothsay ; pour être placée sous sa protection. Cette dame faisait alors sa résidence temporaire dans une maison religieuse nommée Campsie, dont les ruines occupent encore aujourd’hui une situation pittoresque sur les bords du Tay. Elle s’élevait sur le sommet d’une montagne escarpée qui descend dans ce beau fleuve, particulièrement remarquable en cet endroit par la cataracte nominée Campsie-Linn, où ses eaux se précipitent en tumulte par-dessus une chaîne de rochers de basalte qui en arrête le cours comme une digue élevée par la main de l’homme. Charmés de la beauté d’un site si romantique, les moines de Cupar y élevèrent un édifice dédié à un saint obscur nommé saint Hunnand, et ils avaient coutume de s’y retirer, soit pour jouir de la vue de ce paysage pittoresque, soit pour se livrer au recueillement de la dévotion. Ils en avaient ouvert les portes avec empressement pour y recevoir la noble dame qui y demeurait en ce moment, tout ce pays étant sous l’influence du puissant lord Drummond, allié de Douglas. La lettre du comte fut remise à la duchesse par le chef de l’escorte qui conduisait à Campsie Catherine et Louise. Quelque raison qu’elle eût de se plaindre de Rothsay, sa fin tragique et inattendue fit une vive impression sur cette noble dame, et elle passa la plus grande partie de la nuit à se livrer à son chagrin et à des exercices de piété.
Le lendemain matin, qui était celui du mémorable dimanche des Rameaux, la duchesse fit venir en sa présence Catherine et Louise. Toutes deux étaient encore plongées dans un accablement causé par les scènes horribles qui s’étaient passées si récemment sous leurs yeux, et l’air de la duchesse Marjory, comme celui de son père, était fait pour inspirer une crainte respectueuse plutôt que pour attirer la confiance. Elle leur parla pourtant avec bonté, quoiqu’elle parût plongée dans une profonde affliction, et elle apprit d’elles tout ce qu’elles pouvaient lui dire du destin d’un époux imprudent et égaré. Elle se montra reconnaissante des efforts que Catherine et Louise avaient faits pour sauver Rothsay du sort horrible qui lui était destiné. Elle les invita à se joindre à ses prières, et quand l’heure du dîner arriva, elle leur donna sa main à baiser et les congédia en les assurant toutes deux, et particulièrement Catherine, de sa protection, qui leur garantirait, dit-elle, celle de son père, et qui serait pour l’une et l’autre un mur de défense aussi long-temps qu’elle vivrait elle-même.
Elles quittèrent la princesse veuve pour aller prendre leur repas avec ses duègnes et ses dames, dont, au milieu de leur profond chagrin, l’air de dignité imposante glaça le cœur léger de la chanteuse française, et fit même éprouver quelque contrainte au caractère plus sérieux de Catherine Glover. Les deux amies, car nous pouvons les nommer ainsi, ne furent donc pas fâchées de se dérober à la société de ces dames qui, étant toutes de noble naissance, croyaient y déroger en admettant dans leur compagnie la fille d’un bourgeois et une chanteuse errante, et qui les virent avec plaisir sortir pour aller faire une promenade dans les environs du couvent. Un petit jardin, rempli d’arbustes et d’arbres fruitiers, s’avançait d’un côté du monastère jusqu’au précipice, dont il n’était séparé que par un parapet construit sur le bord du rocher, et si peu élevé que l’œil pouvait mesurer la profondeur de l’abîme, et voir l’eau du fleuve se précipiter en écumant et à grand bruit au-dessus du récif qui était sous leurs pieds.
La Jolie Fille de Perth et sa compagne se promenaient à pas lents dans un sentier qui bordait ce parapet dans l’intérieur du jardin, en regardant une vue pittoresque qui les mettait à portée de juger de ce qu’elle devait être quand la saison plus avancée ornait les arbres et la terre de leur parure. Elles gardèrent quelque temps un profond silence. Enfin la gaîté et la hardiesse de l’esprit de Louise s’élevèrent au-dessus des circonstances dans lesquelles elle était encore placée.
– Les horreurs de Falkland, belle Catherine, vous laissent-elles encore plongée dans l’abattement ? Tâchez de les oublier comme je le fais : nous ne pouvons fouler légèrement le sentier de la vie si nous ne secouons les gouttes de pluie qui tombent sur nos mantes.
– Ces horreurs sont de nature à ne pas s’oublier, répondit Catherine ; mais c’est l’inquiétude pour la sûreté de mon père qui m’agite en ce moment, et je ne puis m’empêcher de penser combien de braves gens perdent peut-être la vie en cet instant, seulement à six milles d’ici.
– Vous voulez parler du combat entre soixante champions dont l’écuyer de Douglas vous a parlé hier ? Quel spectacle ce serait pour les yeux d’un ménestrel ! Mais fi de mes yeux de femme ! ils n’ont jamais pu voir des épées se croiser sans être éblouis. Mais voyez donc ! regardez là-bas, Catherine ; là-bas : ce messager qui paraît si pressé apporte certainement des nouvelles du combat.
– Il me semble que je reconnais celui qui court si vite, dit Catherine ; mais si c’est celui que je pense, quelques étranges pensées semblent lui donner des ailes.
Tandis qu’elle parlait ainsi, l’individu qui courait avec tant de précipitation se dirigeait vers le jardin. Le petit chien de Louise courut à sa rencontre en aboyant ; mais il revint à la hâte, et se tapit en rampant derrière sa maîtresse, en continuant à gronder ; car les animaux eux-mêmes savent distinguer quand l’homme est emporté par l’énergie fougueuse d’une passion irrésistible, et ils craignent de le rencontrer dans sa carrière ou de se trouver sur son passage. Le fugitif entra dans le jardin sans ralentir sa course. Il avait la tête nue et les cheveux épars. Son riche hoqueton et ses autres vêtemens semblaient avoir été tout récemment trempés dans l’eau ; ses brodequins de cuir étaient coupés et déchirés, et ses pieds laissaient des traces de sang sur le sol qu’ils pressaient. Il avait l’air hagard, égaré, ou suivant l’expression écossaise, exalté .
– Conachar ! dit Catherine tandis qu’il avançait sans paraître voir ce qui était devant lui, comme le font les lièvres, dit-on, quand ils sont serrés de près par les lévriers ; mais il s’arrêta tout à coup en entendant prononcer son nom.
– Conachar ! dit Catherine, ou pour mieux dire, Eachin Mac Ian, que signifie tout cela ? le clan de Quhele a-t-il été vaincu ?
– J’ai porté les noms que me donne cette jeune fille, dit le fugitif après un moment de réflexion ; oui, je m’appelais Conachar quand j’étais heureux, et Eachin quand j’étais puissant ; mais à présent je n’ai plus de nom : il n’existe aucun clan qui porte celui que tu viens de prononcer, et il faut que tu sois folle pour parler de ce qui n’existe pas à quelqu’un qui n’a plus d’existence.
– Hélas ! infortuné…
– Et pourquoi infortuné ? Si je suis un lâche et un traître, la trahison et la lâcheté ne commandent-elles pas aux élémens ? n’ai-je pas bravé l’eau du Tay sans qu’elle m’étouffât ? n’ai-je pas couru sur la terre sans qu’elle s’ouvrît pour m’engloutir ? quel mortel pourrait s’opposer à mes desseins ?
– Hélas ! il est dans le délire, dit Catherine ; allez appeler du secours, Louise ; il ne me fera aucun mal, et je crains qu’il ne s’en fasse à lui-même. Voyez quels regards il jette sur cette terrible cataracte.
Louise se hâta de faire ce que venait de lui ordonner Catherine, et l’esprit à demi égaré d’Eachin sembla se calmer par son absence : – Catherine, dit-il, à présent qu’elle est partie, je te dirai que je te reconnais. Je sais combien tu aimes la paix, combien tu détestes la guerre : écoute-moi ; plutôt que de porter un coup à mon ennemi j’ai renoncé à tout ce qu’un homme a de plus cher ; j’ai perdu honneur, renommée, amis, et quels amis ! ajouta-t-il en se couvrant le visage des deux mains : oh ! leur amour surpassait l’amour d’une femme. Pourquoi cacherais-je mes pleurs ? Tout le monde a vu ma honte, tout le monde doit voir mon chagrin : oui, tout le monde peut le voir, mais qui en aura pitié ? Catherine, tandis que je courais le long de la vallée comme un insensé, les hommes et les femmes me criaient : – Fi ! fi ! Le mendiant à qui je jetai une pièce d’argent pour en acheter une bénédiction s’en détourna avec dédain en s’écriant : – Malédiction au lâche ! Chaque cloche dont j’entendais le son me semblait répéter : – Honte au fuyard ! Les troupeaux en bêlant et en mugissant, les vents en sifflant, ces eaux furieuses en grondant, faisaient entendre à mes oreilles : – Infamie au poltron ! Mes fidèles Leichtachs sont à ma poursuite, et ils me crient d’une voix faible – Frappe un seul coup pour nous venger : nous sommes morts pour toi !
Tandis que le malheureux jeune homme prononçait ces paroles incohérentes, un léger bruit se fit entendre dans les buissons. – Il n’y a qu’un moyen, s’écria-t-il en sautant sur le parapet et en jetant en même temps un coup d’œil effrayé vers les buissons qu’une couple de domestiques traversaient avec précaution dans le dessein de le surprendre ; mais dès l’instant qu’il en vit sortir une figure humaine, il leva les mains au-dessus de sa tête d’un air égaré, et s’écriant : Bas an air Eachin ! il se précipita dans la cataracte qui écumait sous ses pieds.
Il est inutile de dire qu’un duvet de chardon, seul, aurait pu ne pas être brisé en pièces par une pareille chute. Mais les eaux du fleuve étaient très hautes, et les restes du malheureux jeune homme ne se retrouvèrent jamais. La tradition fournit plus d’un supplément à son histoire : suivant les uns, le jeune chef du clan de Quhele gagna la rive à la nage bien au-dessous de Campsie-Linn, et tandis qu’il errait, livré au désespoir, dans les déserts de Rannoch, il y rencontra le père Clément qui habitait un ermitage dans cette solitude, comme les anciens moines d’Écosse nommés Culdes. Il convertit, dit-on, le repentant Conachar, qui partagea la cellule, les exercices religieux et les privations du bon père, jusqu’à l’instant où la mort les retira tous les deux de ce monde.
Une autre légende beaucoup plus étrange suppose qu’il fut sauvé de la mort par les Daione-Shie, c’est-à-dire les fées, et qu’il continue à errer dans les bois et les endroits solitaires, armé comme les anciens montagnards, mais portant son épée de la main gauche. Le fantôme semble toujours plongé dans un profond chagrin. Quelquefois il paraît disposé à attaquer le voyageur, mais quand on lui résiste avec courage il prend toujours la fuite. Cette légende est fondée sur deux points particuliers de son histoire, sa timidité naturelle et le suicide qu’il commit, circonstances sans exemple dans l’histoire d’un chef montagnard.
Lorsque Simon Glover, après avoir veillé à ce que son ami Henry Smith reçût les secours dont il avait besoin dans sa maison de Curfew-Street, arriva dans la soirée du même jour à Campsie, il y trouva sa fille attaquée d’une forte fièvre, suite de l’agitation que lui avaient occasionnée les scènes dont elle avait été si récemment témoin, et surtout la catastrophe qui l’avait séparée tout à coup de l’infortuné compagnon de sa première jeunesse. L’affection de Louise en fit une garde-malade si attentive et si soigneuse, que Glover déclara que ce ne serait pas sa faute si elle avait à l’avenir recours à sa viole autrement que pour s’amuser elle-même.
Il se passa quelque temps avant que Simon se hasardât à informer sa fille des derniers exploits de Henry et des blessures sérieuses qu’il avait reçues dans le combat ; et il eut soin de faire valoir la circonstance encourageante que son amant fidèle avait refusé les honneurs et les richesses plutôt que de devenir un soldat de profession et de s’attacher à Douglas. Catherine soupira profondément en écoutant la relation du combat sanglant qui avait eu lieu le dimanche des Rameaux sur le North-Inch. Mais elle avait probablement réfléchi, que les hommes prennent rarement l’avance sur leur siècle en fait de civilisation, et qu’un courage téméraire et excessif comme celui de Henry était préférable, dans l’âge de fer où il vivait, à la lâcheté qui avait amené la catastrophe de Conachar. Si elle avait quelques doutes à ce sujet, ils furent dissipés en temps convenable par les protestations de Henry dès que sa santé rétablie lui permit de plaider lui-même sa cause.
– Je rougis presque de dire, Catherine, lui assura-t-il, que l’idée seule d’un combat me répugne aujourd’hui. Celui du dimanche des Rameaux a offert assez de carnage pour rassasier un tigre. Je suis donc résolu à suspendre désormais ma grande épée et à ne plus la tirer du fourreau que contre les ennemis de l’Écosse.
– Et si l’Écosse en avait besoin, répondit Catherine, je l’attacherais moi-même à votre ceinturon.
– Et nous paierons libéralement, Catherine, dit Glover au comble de ses vœux, pour faire dire des messes pour le repos de l’âme de ceux dont l’épée de Henry a abrégé les jours. Cela fera oublier quelques petites peccadilles et nous remettra dans les bonnes grâces de la sainte Église.
– Et nous pourrons y employer, mon père, dit Catherine, les trésors que le misérable Dwining m’a légués ; car je crois que vous ne voudriez pas qu’une fortune qui est peut-être le prix du sang fût mêlée à celle que vous devez à une honorable industrie.
– J’aimerais autant introduire la peste dans ma maison, répondit Glover d’un ton décidé.
En conséquence les trésors du scélérat apothicaire furent distribués aux quatre monastères de Perth ; et depuis cette époque pas le moindre soupçon ne s’éleva sur les principes orthodoxes du vieux Simon ou de sa fille.
Le mariage de Henry et de Catherine eut lieu quatre mois après le combat de North-Inch, et jamais les corporations des gantiers et des armuriers ne dansèrent la danse du sabre avec plus de gaîté qu’aux noces du plus brave bourgeois et de la plus jolie fille de Perth. Dix mois après un berceau arrangé avec soin contenait un bel enfant que Louise berçait en chantant :
Ô Bleu Bonnet, toujours fier et fidèle !
Les noms des parrain et marraine de l’enfant, portés sur son acte de naissance, sont : – Haut et puissant seigneur Archibald, comte de Douglas ; honorable et brave chevalier sir Patrice Charteris de Kinfamis ; et gracieuse princesse Marjory, veuve douairière de Son Altesse sérénissime Robert, de son vivant duc de Rothsay. Avec de pareils protecteurs, une famille s’élève rapidement. Aussi plusieurs des familles les plus respectables d’Écosse, et surtout du comté de Perth, et grand nombre d’individus distingués dans la carrière des arts et dans celle des armes, se font gloire de descendre du Gow Chrom et de la Jolie Fille de Perth .
FIN DE LA JOLIE FILLE DE PERTH.