CHAPITRE XXXV.

Tandis que le roi retournait à pas lents vers le couvent qu’il habitait alors, Albany, les traits décomposés, dit au comte de Douglas en balbutiant : Votre Seigneurie qui a vu cette scène lamentable à Falkland, ne se chargera-t-elle pas d’apprendre une si triste nouvelle à mon malheureux frère ?

– Je ne m’en chargerais pas pour toute l’Écosse ; répondit Douglas. J’aimerais mieux découvrir ma poitrine à portée de flèche pour servir de but à cent archers du Tynedale. Non, par sainte Brigite de Douglas ! je ne pourrais que lui dire que j’ai vu ce malheureux jeune prince mort ; Votre Grâce pourra peut-être mieux que moi lui expliquer comment cet événement est arrivé. Si ce n’était à cause de la rébellion de March et de la guerre contre l’Angleterre, je pourrais dire ce que j’en pense. À ces mots le comte, saluant le roi, prit le chemin qui conduisait à son logement, laissant Albany se tirer d’affaire comme il le pourrait.

– À cause de la rébellion de March et de la guerre contre l’Angleterre ? se dit le duc à lui-même. – Oui, et à cause de ton propre intérêt, comte orgueilleux ; car tout impérieux que tu es, tu n’oserais le séparer du mien. – Eh bien ! puisque cette tâche tombe sur moi, il faudra bien m’en acquitter.

Il suivit le roi dans son appartement. Robert prit son siége ordinaire, et regarda son frère avec étonnement.

– Comme tes traits sont défaits, Robin ! lui dit-il. Je voudrais que tu réfléchisses plus sérieusement quand il s’agit de faire répandre le sang, puisque tu es si profondément affecté quand il est répandu. Et cependant, Robin, je ne t’en aime que davantage en voyant que ton bon naturel se montre quelquefois, même à travers ta politique étudiée.

– Plût au ciel ! mon frère, mon roi, dit Albany d’une voix étouffée, que je n’eusse rien de plus funeste à vous apprendre que ce que nous avons vu sur la plaine ensanglantée que nous venons de quitter ! Je ne donnerais que bien peu de regrets aux misérables sauvages dont les cadavres y sont empilés. Mais… Il s’interrompit.

– Comment ! s’écria le roi frappé de terreur ; quel est ce nouveau malheur ? Rothsay… oui, ce doit être lui, c’est Rothsay… Explique-toi ! quelle nouvelle folie a-t-il faite ? que peut-il lui être arrivé ?

– Sire, mon roi, le cours des folies de mon infortuné neveu est fini avec lui.

– Il est mort ! il est mort ! s’écria l’infortuné père désespéré. – Albany, comme ton frère, je te conjure de… Mais non, je ne suis plus ton frère ; c’est comme ton roi, homme subtil et ténébreux, que je t’ordonne de m’apprendre toute la vérité, quelque affreuse qu’elle soit.

Albany bégaya : – Sire, les détails ne me sont qu’imparfaitement connus. Mais il n’est que trop certain que mon malheureux neveu a été trouvé, la dernière nuit, mort dans son appartement par suite d’une maladie soudaine, à ce que j’ai entendu dire.

– Ô Rothsay ! ô mon bien-aimé Robert ! plût à Dieu que je fusse mort pour toi, mon fils ! mon cher fils !

Ainsi parlait, en employant les expressions touchantes de la Sainte-Écriture, ce père infortuné, privé de la plus douce espérance, et arrachant sa barbe et ses cheveux blancs ; tandis qu’Albany, muet et bourrelé de remords, n’osait interrompre l’explosion de sa douleur. Mais l’angoisse du roi se changea presque au même instant en un accès de fureur si contraire à son caractère doux et timide, que les remords d’Albany firent place à la crainte.

– Et telle est la fin de tes maximes morales et de tes punitions religieuses ! s’écria Robert. Mais le père insensé qui remit son fils entre tes mains, qui livra l’innocent agneau au boucher est un roi, et tu l’apprendras à tes dépens. Le meurtrier restera-t-il en présence de son frère ? les mains teintés du sang du fils de ce frère ? Non ! – Holà ! holà ! quelqu’un ! – Mac Louis ! – mes Brandanes ! – Trahison ! – au meurtre ! – aux armes, si vous aimez Stuart !

Mac Louis, à la tête de plusieurs gardes, entra précipitamment dans l’appartement.

– Meurtre et trahison, s’écria le malheureux roi. Brandanes, votre noble prince… Son chagrin et son agitation ne lui permirent pas de leur annoncer la fatale nouvelle qu’il avait dessein de leur apprendre. Enfin il reprit son discours entrecoupé : – Qu’on prépare sur-le-champ une hache et un billot dans la cour. Qu’on arrête… Il ne put encore venir à bout de finir cette phrase.

– Qui faut-il arrêter, sire, demanda Mac Louis, qui voyant le roi dominé par l’influence d’une fureur si peu conforme à sa douceur ordinaire, fut presque tenté de croire que son cerveau était dérangé par les horreurs inouïes du combat sanglant dont il venait d’être témoin. Qui faut-il que j’arrête, sire ? répéta-t-il ; je ne vois ici que le duc d’Albany, le frère de Votre Majesté.

– Tu as raison, dit le roi, son court accès de fureur commençant déjà à se calmer ; il n’y a ici personne qu’Albany, personne que le fils de mon père, personne que mon frère. Ô mon Dieu ! donnez-moi la force de résister à cette colère criminelle qui brûle dans mon sein ! – Sancta Maria, ora pro nobis.

Mac Louis jeta un regard de surprise sur le duc d’Albany, qui chercha à cacher sa confusion sous une affectation de vive pitié.

– Ce cruel malheur, dit-il à l’oreille de l’officier, l’a trop fortement ému pour que sa raison n’en soit pas dérangée.

– Quel malheur, milord ? demanda Mac Louis ; je n’en ai appris aucun.

– Quoi ! répliqua le duc, vous n’avez pas appris la mort de mon neveu Rothsay ?

– Le duc de Rothsay mort, milord ! s’écria le fidèle Brandane saisi d’horreur et d’étonnement ; quand ? comment ? où ?

– Il y a deux jours ; les circonstances n’en sont pas encore connues ; dans mon château de Falkland.

Mac Louis regarda fixement le duc un seul instant. Puis, l’œil étincelant et d’un air déterminé, il dit au roi qui semblait encore occupé d’une prière mentale : – Sire, il n’y a qu’une minute ou deux, vous avez prononcé une phrase une phrase à laquelle il manquait un mot. Prononcez-le ! Votre bon plaisir est une loi pour vos Brandanes.

– Je priais le ciel de me préserver de la tentation, Mac Louis, dit le monarque désolé, et c’est vous qui m’y exposez ! Voudriez-vous donner une arme à un furieux ? – Ô Albany ! mon ami, mon frère, mon conseiller de cœur ! comment, comment as-tu pu te résoudre à agir ainsi ?

Albany voyant que le roi commençait à s’adoucir, répondit avec plus de fermeté qu’auparavant : – Mon château, sire, n’oppose pas une barrière au pouvoir de la mort. Je n’ai pas mérité les indignes soupçons qu’annoncent les expressions de Votre Majesté. Je les pardonne à la douleur d’un père privé de son fils ; mais je suis prêt à faire serment devant la croix et l’autel, sur ma part du salut, par l’âme de nos parens communs…

– Tais-toi ! Robert, dit le roi : n’ajoute pas le parjure au meurtre, et tout cela pour t’approcher d’un pas plus près d’un trône et d’un sceptre ! – Prends-les tout d’un coup, et puisses-tu sentir comme moi qu’ils sont de fer rougi ! – Ô Rothsay ! Rothsay ! tu as du moins échappé au malheur d’être roi !

– Sire, dit Mac Louis, permettez-moi de vous rappeler que le trône et le sceptre d’Écosse, quand Votre Majesté cessera d’en être en possession, appartiennent de droit à votre fils le prince Jacques, qui succède aux droits de son frère.

– Tu as raison, Mac Louis, s’écria le roi avec vivacité ; et il succédera, le pauvre enfant, aux périls de son frère. Je te remercie Mac Louis, je te remercie ; tu m’as rappelé qu’il me reste encore quelque chose à faire sur la terre. Fais mettre sous les armes tes Brandanes le plus promptement possible. Que personne ne nous accompagne que ceux dont la fidélité t’est connue ; personne surtout qui ait eu des liaisons avec le duc d’Albany, – je veux dire avec cet homme qui se dit mon frère. – Ordonne qu’on prépare ma litière à l’instant même. Nous nous rendrons dans le comté de Dunbarton ou dans celui de Bute, Mac Louis. Des montagnes, des précipices et le cœur de mes Brandanes défendront cet enfant, jusqu’à ce que nous ayons placé l’Océan entre lui et l’ambition cruelle de son oncle. – Adieu, Robert d’Albany ! adieu pour toujours, homme sanguinaire et endurci ! Jouis de la portion de pouvoir que Douglas voudra bien te laisser, mais ne cherche pas à me revoir. – Garde-toi bien surtout d’approcher du fils qui me reste, car en ce cas mes gardes auront ordre de te percer de leurs pertuisanes. – Mac Louis, aie soin de donner cet ordre.

Le duc d’Albany se retira sans chercher davantage à se justifier, et sans répliquer un seul mot.

Ce qui suit appartient à l’histoire. Dans la session suivante du parlement d’Écosse, le duc d’Albany obtint de ce corps de le déclarer innocent de la mort de Rothsay, tandis qu’il montra qu’il s’en reconnaissait lui-même coupable en prenant des lettres d’amnistie ou de pardon pour le crime. Le malheureux et vieux monarque se renferma dans son château de Rothsay dans le comté de Bute, pour pleurer le fils qu’il avait perdu, et veiller avec inquiétude à la conservation des jours de celui qui lui restait. Il ne vit pas de meilleur moyen pour mettre en sûreté le jeune Jacques que de l’envoyer en France pour recevoir son éducation à la cour du souverain de ce pays. Mais le vaisseau qui y conduisait le prince d’Écosse fut pris par un croiseur anglais, et quoiqu’il y eût alors une trêve entre les deux royaumes, Henry IV fut assez peu généreux pour le garder prisonnier. Ce dernier coup acheva de briser le cœur de l’infortuné Robert III. La vengeance suivit, quoique à pas lents, la trahison et la cruauté de son frère. À la vérité les cheveux blancs d’Albany descendirent en paix au tombeau, et il transmit à son fils Murdoch la régence qu’il avait acquise par des voies si criminelles. Mais dix-neuf ans après la mort du vieux monarque, Jacques Ier revint en Écosse, et le duc Murdoch d’Albany expia sur l’échafaud, ainsi que ses enfans, les crimes de son père et les siens.

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