« … Je t’envoyais chercher
»…
»…
» Je voulais que plus tard, lorsque le temps jaloux
» Sous le poids de mon corps eût ployé mes genoux
» Ta main guidât les pas de ton malheureux père ;
» Mais mon étoile, hélas ! n’a point été prospère. »
SHAKSPEARE. Henry VI, part. I.
Duncan et sa petite troupe n’avaient pas encore été fort loin en se dirigeant du côté de la Baie du bandit, lorsqu’ils entendirent un coup de feu, qui fut aussitôt suivi d’un ou deux autres.
– Il y a là quelques maudits braconniers, dit Duncan ; attention, camarades !
L’instant d’après ils entendirent le cliquetis des sabres, et Duncan suivi de sa troupe, courut vers l’endroit d’où le bruit partait. Ils virent Butler et les domestiques de sir Georges Staunton au milieu de quatre scélérats qui voulaient les entraîner, tandis que sir Georges était étendu sans connaissance à leurs pieds, avec son épée à la main. Duncan qui était brave comme un lion, prit aussitôt un pistolet, fit feu sur le chef de la bande, et cria à ses gens : – En avant ! Il tira son épée, et la passa au travers du corps du bandit qu’il venait de blesser, et qui n’était autre que Donacha-Dhu-Na-Dunaigh. Les autres scélérats furent bientôt désarmés, à l’exception d’un jeune drôle qui fit une résistance incroyable pour son âge, et dont on eut toutes les peines du monde à s’assurer.
Dès que Butler se vit délivré, il courut au secours de sir Georges Staunton ; mais celui-ci avait cessé d’exister.
– Diable ! c’est un grand malheur, s’écria Duncan ; et je crois que je ferais bien d’en aller prévenir sur-le-champ milady. David, mon garçon, tu as senti l’odeur de la poudre pour la première fois aujourd’hui. Tiens, prends mon sabre, et coupe la tête de Donacha-Dhu-Na-Dunaigh : ce sera un bon apprentissage pour toi, et tu sauras comment t’y prendre lorsque tu voudras rendre le même service à un vivant. Mais attends : cela paraît déplaire à ton père ; ainsi n’en parlons plus. Aussi bien, milady aura plus de plaisir à le voir tout entier ; et j’espère qu’elle me fera l’honneur de convenir que je ne suis pas long à venger la mort d’un gentilhomme.
Telles furent les réflexions d’un homme trop accoutumé aux anciennes mœurs des montagnards pour éprouver beaucoup d’émotion en voyant le résultat d’une pareille rencontre.
Nous n’essaierons pas de décrire l’effet tout contraire que ce malheur inattendu produisit sur lady Staunton, quand on apporta au presbytère le corps sanglant de son mari, qu’elle espérait à chaque instant revoir bien portant. Tout fut oublié, si ce n’est qu’il avait été l’amant de sa jeunesse, et elle ne songea plus ni aux fautes dont il s’était autrefois rendu coupable, ni à ce qu’elle avait eu à souffrir quelquefois des inégalités d’un caractère aigri par le souvenir de ce qu’il avait toujours à craindre. Elle s’abandonna sans réserve à toute sa douleur : les pleurs, les cris, les évanouissemens se succédèrent sans relâche, et il fallut tout le sang-froid et toute la prudence de sa sœur pour l’empêcher de faire connaître les secrets qu’elle avait un si grand intérêt de cacher.
Enfin le silence de l’épuisement succéda à l’emportement de la douleur, et Jeanie alla trouver son mari pour l’engager à prévenir l’intervention du capitaine, en s’emparant, au nom de lady Staunton, de tous les papiers de son défunt mari. Au grand étonnement de Butler, elle lui apprit que lady Staunton était sa sœur, circonstance qui lui donnait le droit et lui faisait même un devoir d’empêcher qu’un étranger ne prît sans nécessité connaissance de ses affaires de famille.
Un crucifix et un chapelet qu’on trouva sur sir Georges, et un cilice qu’il portait sur sa peau, prouvèrent qu’il professait secrètement la religion catholique, et qu’il cherchait à obtenir par des austérités le pardon des crimes qu’il avait commis.
Pendant que le capitaine était sérieusement occupé à se rafraîchir avec sa troupe, à faire panser un de ses hommes qui avait été blessé, et à faire subir un interrogatoire à ses prisonniers, Butler, autorisé par son alliance avec le défunt à examiner ses papiers, réunit tous ceux qui se trouvaient sur lui et dans son bagage ; et dans le paquet qu’il avait récemment reçu de son agent à Édimbourg, il lut avec la plus grande surprise les détails suivans :
Aiguillonné par l’espoir de la récompense qui lui avait été promise, Ratcliffe, à qui les moyens de parvenir à la découverte des crimes les plus secrets étaient familiers, ne fut pas vingt-quatre heures à se procurer les renseignemens qu’on devait avoir sur l’enfant dont il était question. La femme à qui Meg Murdockson l’avait vendu l’avait gardé jusqu’à l’âge de sept à huit ans, et mendiait en le traînant avec elle pour émouvoir la compassion de ceux à qui elle s’adressait. À cette époque elle l’avait vendu à son tour à Donacha-Dhu-Na-Dunaigh ; cet homme, à qui aucun crime n’était étranger, était l’agent d’un horrible trafic qui avait lieu alors entre l’Écosse et l’Amérique, pour envoyer dans les colonies des enfans des deux sexes volés à leurs parens, et dont à leur arrivée on vendait les services à quelque planteur pour un certain nombre d’années. Ratcliffe n’avait pu découvrir ce que l’enfant était devenu depuis ce temps, mais il savait que Donacha-Dhu-Na-Dunaigh était alors dans les montagnes du comté de Dumbarton, et il ne doutait pas qu’en l’interrogeant on ne pût en apprendre davantage.
Muni de ces renseignemens, l’agent de sir Georges avait fait partir sur-le-champ un exprès pour les lui porter et l’avait chargé en même temps d’un mandat d’arrêt rendu contre Donacha-Dhu-Na-Dunaigh, et d’un ordre au capitaine Duncan de Knockdunder de le mettre à exécution.
Ces détails remplirent Butler de sinistres appréhensions. Il alla trouver le capitaine, obtint de lui la communication du procès-verbal de l’interrogatoire qu’il avait fait subir à ses trois prisonniers, et cette pièce, jointe aux aveux que lui fit le plus âgé d’entre eux, qui n’avait pas quitté Donacha depuis plus de dix ans, lui apprit encore les détails suivans :
Donacha Dunaigh avait acheté d’Annaple Baïlzou le malheureux enfant d’Effie, dans l’intention de le vendre à un armateur américain, à qui il fournissait de la chair humaine quand il en trouvait l’occasion. Mais il se passa quelque temps avant que cet armateur parût sur les côtes d’Écosse, et l’enfant, que Donacha avait nommé le siffleur, avait fait quelque impression sur son cœur farouche et sauvage, peut-être parce qu’il reconnaissait en lui les germes d’un caractère aussi indomptable et aussi féroce que le sien. Quand il le menaçait, même quand il le frappait, ce qui n’était pas très rare, l’enfant ne demandait ni grâce ni pardon, ne versait pas une larme, mais cherchait à se venger, autant que son âge le lui permettait.
Il avait le mérite sauvage qui gagna au page porte-carquois de Woggarwolfe le cœur dur de son maître.
– « Comme un fier lionceau il s’étendait aux pieds du brigand, tenait des propos pleins d’une ironie amère, chantait des refrains belliqueux, et vidait la coupe écumante avec l’air dédaigneux d’un petit homme »
En un mot, comme disait Donacha-Dhu, le Siffleur était un véritable fils de Satan, et jamais il ne s’en séparerait. Aussi, dès l’âge de onze ans l’enfant prenait déjà part aux déprédations et aux actes de violence que commettait celui qu’il regardait comme son père. Ce furent les recherches faites par son père réel qui amenèrent le dernier événement de sa vie périlleuse.
Les mesures de rigueur qu’on commençait alors à prendre pour purger le pays des brigands qui l’infestaient, donnaient depuis quelque temps des inquiétudes à Donacha Dunaigh. Il sentait fort bien qu’il n’existait que grâce à l’indulgence précaire de Duncan, et il avait grand soin de ne rien faire qui pût l’offenser personnellement. Mais il savait aussi que cette tolérance pouvait cesser d’un instant à l’autre ; il avait donc résolu de passer en Amérique, sur le navire de l’armateur avec lequel il avait toujours continué de faire son commerce d’hommes, et qui était sur le point de mettre à la voile. Mais, avant son départ, il avait résolu de frapper un grand coup.
Il n’avait pas oublié ses anciens projets de vengeance contre le ministre ; il savait que lady Staunton résidait chez lui, et le Siffleur n’avait pas manqué de lui parler des pièces jaunes qu’il avait vues dans la bourse de cette dame ; enfin il était instruit que son mari, seigneur anglais fort riche, y était attendu incessamment avec le ministre, qui, suivant le bruit général, rapportait d’Édimbourg les fonds nécessaires pour le paiement de l’acquisition qu’il avait faite. Tandis qu’il délibérait sur les moyens qu’il emploierait pour satisfaire en même temps sa vengeance et sa cupidité, il apprit, par un de ses affidés, que le bâtiment sur lequel il comptait s’embarquer allait mettre à la voile de Greenock ; par un autre, que le ministre et le lord anglais arriveraient bien certainement le lendemain soir à la manse ; par un troisième enfin, que le capitaine Duncan avait reçu ordre de le faire arrêter, et qu’il ferait bien de pourvoir à sa sûreté en s’éloignant des lieux où il faisait son séjour habituel, le capitaine devant se mettre à sa poursuite le lendemain à la pointe du jour.
Donacha prit son parti sur-le-champ. Il s’embarqua pendant la nuit avec le Siffleur et quelques uns de ses affidés, et descendit avant le jour dans la Baie du bandit. Son dessein était de rester caché jusqu’à la nuit suivante dans le bois voisin, parce qu’il supposait qu’étant si près du village, Duncan ne s’aviserait pas de l’y chercher ; il pourrait fondre alors sur la paisible habitation du ministre, et y porter le pillage, le fer et le feu. Ce projet accompli, sa barque devait le conduire avec son butin au vaisseau qui l’attendait en rade, comme il en était convenu avec le capitaine.
Il est probable qu’il aurait réussi dans cet abominable dessein, si Butler et sir Georges Staunton n’eussent point passé par le bois où Donacha était caché avec ses complices. Il reconnut le ministre, et voyant deux domestiques portant l’un une cassette, l’autre un porte-manteau, il jugea qu’il y trouverait l’argent qui était le principal but de son entreprise. Il donna, sans hésiter, le signal de l’attaque ; sir Georges succomba après une vigoureuse résistance, et tout porta à croire qu’il était tombé sous les coups de ce fils si long-temps, si inutilement cherché, et retrouvé si malheureusement.
Tandis que Butler était à demi étourdi de toutes ces nouvelles, la voix rauque du capitaine vint ajouter à sa consternation.
– M. Butler, lui dit-il, je prendrai la liberté d’emprunter les cordes des cloches, car je vais donner ordre qu’on pende ces trois coquins demain matin, pour leur apprendre à agir à l’avenir avec plus de circonspection.
Butler l’engagea à se rappeler qu’un acte du parlement avait aboli les juridictions seigneuriales en Écosse, et lui représenta qu’il devait les envoyer à Glascow ou à Inverrary, pour qu’ils y fussent jugés par les juges du Circuit .
– L’acte des juridictions, s’écria-t-il, n’a rien à voir dans le pays du duc d’Argyle, de par tous les diables ! je les ferai pendre tous trois en rang d’ognons, demain matin, devant la fenêtre de lady Staunton. Ce sera pour elle une grande consolation de voir en s’éveillant que la mort du brave seigneur, son mari, a été convenablement vengée.
Butler ayant renouvelé ses instances : – Eh bien ! dit Duncan, pour vous obliger, j’enverrai à Inverrary les deux vieux coquins ; mais quant au petit drôle qu’ils appellent le Siffleur, et que nous avons eu tant de peine à prendre, par Dieu ! je verrai demain matin comment il sifflera au bout d’une corde. Il ne sera pas dit qu’un ami du duc aura été tué dans son pays sans qu’il en ait coûté la vie à deux de ses assassins tout au moins.
– Ne lui refusez pas le temps de faire sa paix avec Dieu, dit Butler, songez à son âme.
– À son âme ! dit Knockdunder ; il y a longtemps qu’elle appartient au diable, et il faut rendre à chacun ce qui lui appartient.
Toutes les prières furent inutiles, et le capitaine donna des ordres pour que l’exécution se fît le lendemain matin. L’enfant du crime et du malheur fut séparé de ses compagnons, et soigneusement garrotté dans une chambre dont le capitaine prit la clef.
Mistress Butler avait pourtant résolu de tâcher de sauver son neveu du sort funeste qui lui était destiné, surtout si, en conversant avec lui, elle entrevoyait quelque espoir de le ramener à une conduite régulière. Elle avait un passe-partout qui ouvrait toutes les serrures de sa maison, et à minuit, tandis que tout dormait autour d’elle, elle parut devant les yeux étonnés du jeune sauvage, qui, pieds et poings liés, était étendu sur un tas de chanvre dans un coin de l’appartement. Elle chercha en vain dans ses traits brûlés par le soleil, couverts de boue, et cachés en partie par de longs cheveux noirs en désordre, quelque ressemblance avec ses parens ; et cependant elle ne put refuser sa compassion à un être si jeune et déjà si coupable ; – plus coupable qu’il ne pouvait le croire lui-même, puisque le meurtre qu’il avait probablement commis de sa propre main, mais auquel il avait au moins participé, n’était rien moins qu’un parricide. Elle plaça de la nourriture sur une table près de lui, et relâcha les cordes qui lui serraient les mains de manière à ce qu’il pût s’en servir pour manger. Il étendit ses mains encore teintes de sang, peut-être du sang de son père, et dévora en silence ce qu’elle lui avait apporté.
– Comment vous nommez-vous ? lui demanda-t-elle pour entrer en conversation.
– Le Siffleur.
– Mais quel est votre nom de baptême ?
– De baptême ! Qu’est-ce que le baptême ? Je n’ai pas d’autre nom que le Siffleur.
– Pauvre infortuné jeune homme ! s’écria Jeanie. Et que feriez-vous si vous pouviez vous échapper d’ici, et éviter la mort qui vous attend demain matin ?
– J’irais joindre Rob-Roy, ou le sergent More Cameron (deux déprédateurs fameux à cette époque), et je tâcherais de venger la mort de Donacha.
– Malheureux enfant ! savez-vous ce que vous deviendrez quand vous serez mort ?
– Je n’aurai plus ni froid ni faim.
– Je n’ose le délivrer, pensa Jeanie, et cependant le laisser mourir dans de tels sentimens, c’est tuer son âme avec son corps. C’est le fils de ma sœur, mon neveu, notre chair et notre sang. Elle remarqua en ce moment que les cordes qui l’attachaient étaient tellement serrées, que ses pieds et ses mains étaient enflés. Ces cordes vous font-elles mal ?
– Beaucoup.
– Et si je les détachais, ne me feriez-vous pas de mal ?
– Non, vous ne m’en avez jamais fait, ni à moi ni aux miens.
– Il peut encore y avoir en lui quelque chose de bon, pensa Jeanie, et en même temps elle détacha ses liens.
Le jeune sauvage se leva avec transport, regarda autour de lui d’un air de joie, battit des mains, sauta en l’air, et effraya Jeanie par les démonstrations du plaisir qu’il éprouvait.
– Laissez-moi sortir ! lui dit-il.
– Je n’en ferai rien, à moins que vous ne me promettiez…
– Attendez, vous serez aussi charmée que moi de sortir d’ici.
Il saisit la chandelle que Jeanie avait placée sur la table, et mit le feu au chanvre, qui s’enflamma au même instant.
Mistress Butler s’enfuit en poussant de grands cris. Le prisonnier la suivit, ouvrit la première fenêtre qu’il trouva, s’élança dans le jardin, sauta par-dessus la haie et gagna le bois avec la vitesse d’un cerf.
Toute la maison fut en alarmes, on éteignit le feu, mais on chercha inutilement le prisonnier. Jeanie garda son secret, et l’on ignora la part qu’elle avait eue à sa fuite. On ne sut que quelque temps après ce qu’il était devenu.
À force de recherches, Butler parvint à apprendre qu’il s’était rendu à bord du bâtiment sur lequel Donacha comptait s’embarquer. Le capitaine du navire l’avait bien reçu, mais se voyant privé de la part que Donacha lui avait promise dans le riche butin sur lequel il comptait, il s’en dédommagea, à son arrivée en Amérique, en vendant le jeune homme pour vingt ans à un planteur de Virginie, qui demeurait bien avant dans le continent. Dès que Butler connut cette nouvelle, il fit passer en Amérique la somme nécessaire pour le rachat de son neveu, avec des instructions afin qu’on prît ensuite les mesures nécessaires pour le corriger de ses penchans vicieux, et développer les bonnes dispositions qu’on pourrait trouver en lui. Mais ce projet bienfaisant ne put se réaliser. Le Siffleur s’était mis à la tête d’une conspiration d’esclaves qui avaient assassiné leur maître, et s’était réfugié chez les sauvages. Depuis ce temps on n’en entendit plus parler, et il est à présumer qu’il vécut et qu’il mourut parmi cette peuplade, aux habitudes de laquelle sa première éducation l’avait parfaitement préparé.
Toute espérance de la réformation de ce jeune homme étant perdue, M. Butler et sa femme ne jugèrent pas à propos de faire connaître à lady Staunton une histoire si pleine d’horreurs, et jamais elle ne sut rien de tout ce qu’on vient de lire relativement à son fils. Elle resta à la manse plus d’un an. Sa douleur fut d’abord excessive, elle fit place à une affliction plus calme, et à une mélancolie que la vie paisible qu’elle menait chez sa sœur n’était pas faite pour dissiper. Un bonheur tranquille n’avait jamais eu d’attraits pour Effie, même dans sa plus tendre jeunesse. Bien différente de Jeanie, elle éprouvait le besoin de la dissipation. Elle quitta donc la solitude de Knocktarlity en versant des larmes qui prenaient leur source dans une affection sincère, après avoir comblé ses hôtes de tous les présens qu’elle pouvait croire utiles et agréables pour eux.
La famille de Knocktarlity apprit dans sa retraite paisible que la belle et riche veuve lady Staunton avait repris sa place dans le grand monde. On ne tarda même pas à recevoir des preuves de son souvenir. Elle envoya à son neveu David Butler une commission pour l’armée, et comme l’esprit militaire de son bisaïeul Bible Butler semblait revivre en lui, sa bonne conduite fit taire la jalousie de cinq cents cadets montagnards de bonne famille, qui ne pouvaient concevoir la rapidité de son avancement. Reuben suivit la carrière du barreau, et s’y distingua aussi, quoique plus lentement. Les charmes et les bonnes qualités d’Euphémie Butler firent la conquête d’un laird montagnard qui ne s’informa jamais quels étaient ses aïeux : la générosité de sa tante en cette occasion ajouta beaucoup à sa fortune ; elle la combla de présens qui rendirent la jeune mariée l’objet de l’envie de toutes les belles des comtés de Dumbarton et d’Argyle.
Après avoir brillé encore dix ans dans le grand monde ; après avoir, comme tant d’autres, caché les chagrins de son cœur sous le masque de la dissipation et de la félicité ; après avoir refusé plusieurs offres avantageuses qui lui furent faites pour rentrer sous le joug de l’hymen, lady Staunton partagea entre la famille de sa sœur la plus grande partie de ses biens, passa en France, et se retira dans le couvent où elle avait reçu son éducation après son mariage. Elle ne prit jamais le voile, mais elle embrassa la religion catholique, vécut et mourut dans la retraite et dans la pratique des vertus et des bonnes œuvres.
Jeanie avait trop de l’esprit de son père pour ne pas regretter amèrement l’apostasie de sa sœur. Butler la consola en lui remontrant que toutes les religions étaient préférables au froid scepticisme, et au tourbillon d’une dissipation frivole qui conduit à l’oubli de tous les devoirs.
Enfin, ces époux estimables, heureux l’un par l’autre, heureux du bonheur, de leur famille, vécurent aimés et respectés, et moururent regrettés par tous ceux qui les avaient connus.
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Lecteur,
Je ne vous aurai pas fait lire inutilement cette histoire, si elle sert de preuve à cette grande vérité, que le crime, quoiqu’il puisse atteindre une splendeur temporelle, ne conduit jamais au véritable bonheur ; que les fâcheuses conséquences de nos fautes subsistent long-temps encore après qu’elles ont été commises, et, comme les fantômes des victimes, poursuivent sans cesse le malfaiteur ; – enfin que le sentier de la vertu, s’il ne mène pas aux grandeurs du monde, mène toujours à la douce paix du cœur.
JEDEDIAH CLEISHBOTHAM.
L’ENVOI PAR JEDEDIAH CLEISHBOTHAM.
Ainsi finit le conte du Cœur de Midlothian, qui a rempli plus de pages que je ne pensais. Le Cœur de Midlothian n’existe plus, ou plutôt il est transporté à l’extrémité de la ville, ce qui me rappelle la phrase du sieur Jean-Baptiste Poquelin, dans son amusante comédie intitulée le Médecin malgré lui, où le docteur prétendu, accusé d’avoir placé le cœur à droite et non à gauche, répond :
« Cela était autrefois ainsi, mais nous avons changé tout cela. »
Si quelque lecteur demande la traduction de cette ingénieuse réplique, tout ce que je puis répondre, c’est que j’enseigne le français aussi bien que les langues classiques, au prix modéré de cinq shillings par trimestre, comme mes prospectus périodiques le font connaître au public.
FIN DE LA PRISON D’ÉDIMBOURG.