« Qui vous fait donc pâlir ?
» Quel objet effrayant vous a fait tressaillir ? »
SHAKSPEARE. Henry V.
Nous sommes obligés de retourner à présent à Édimbourg, où l’assemblée générale tenait alors ses séances. On sait qu’un noble écossais est ordinairement député, en qualité de grand commissaire, pour représenter la personne du roi dans cette assemblée ; que le gouvernement lui fournit les moyens d’étaler une certaine pompe extérieure, et de soutenir dignement l’auguste caractère de représentant du souverain. Toutes les personnes distinguées par leur rang ou par leur naissance, dans la ville ou aux environs, assistent ordinairement aux levers du lord commissaire, et l’accompagnent en grand cortége jusqu’au lieu de ses séances.
Le seigneur qui remplissait alors cette fonction se trouvait être lié particulièrement avec sir Georges Staunton, et ce fut à sa suite que celui-ci se hasarda à traverser la grande rue d’Édimbourg, pour la première fois depuis la nuit fatale de l’exécution de Porteous. Marchant à la droite du représentant de la majesté royale, couvert de broderies, entouré de toutes les marques du rang et de l’opulence, le noble étranger fixait tous les regards. Qui eût pu deviner, au milieu de tant de pompe et de grandeur, le misérable plébéien frappé d’un arrêt de mort, qui, déguisé sous les haillons de Madge Wildfire, avait guidé une populace furieuse courant à la vengeance ? Il était impossible que personne le reconnût, quand même quelqu’un de ses anciens compagnons, race d’hommes qui vit si peu de temps, aurait prolongé la courte existence accordée ordinairement aux malfaiteurs. D’ailleurs, l’affaire était assoupie depuis long-temps, de même que les passions haineuses dans lesquelles elle avait pris son origine. Il est certain que des personnes connues pour avoir pris part à cette émeute formidable, et pour s’être enfuies d’Écosse par cette raison, après s’être enrichies chez l’étranger, étaient revenues jouir de leur fortune dans leur pays natal, et y vivaient tranquillement sans être poursuivies par la loi. L’indulgence des magistrats était assurément dans cette occasion aussi sage que juste ; car quelle impression utile le châtiment eût-il pu faire sur l’esprit public, lorsque le souvenir de l’offense était effacé, et que la conduite paisible et peut-être même exemplaire du prévenu aurait seule été présente à la mémoire du peuple ?
Sir Georges Staunton pouvait donc parcourir le théâtre de ses anciens exploits, où il avait montré tant de courage et d’audace, sans craindre d’être poursuivi par la loi, ni même d’être découvert ou soupçonné. Mais quels sentimens devaient faire tressaillir son cœur ? C’est ce que je laisse à deviner au lecteur ; il suffira de lui apprendre quel motif avait pu être assez puissant pour lui faire affronter tant de pénibles souvenirs.
En conséquence de la lettre écrite par Jeanie à lady Staunton, et dans laquelle elle avait transmis les aveux de Meg Murdockson et de sa fille Madge, sir Georges s’était rendu dans la ville de Carlisle, et avait trouvé encore vivant l’archidiacre Fleming, le prêtre qui avait reçu ses aveux. Ce respectable vieillard jouissait de la considération publique, et la méritait. Sir Georges crut pouvoir s’ouvrir à lui jusqu’à oser avouer qu’il était père du malheureux enfant qui avait été enlevé par Madge Wildfire, et il représenta son intrigue comme une extravagance de jeunesse de sa part, qu’il brûlait à présent d’expier, en faisant tous ses efforts pour découvrir, s’il était possible, ce que l’enfant était devenu.
En rassemblant les idées confuses qui lui restaient à ce sujet, le vieux prêtre parvint à se rappeler que Meg Murdockson lui avait remis une lettre pour M. Georges Staunton, le jeune, au rectorat de Willingham, par Grantham ; qu’il avait fait parvenir la lettre à son adresse, et qu’elle lui avait été renvoyée avec un billet du révérend M. Staunton, recteur de Willingham, disant qu’il ne connaissait pas la personne à qui la lettre était adressée. Comme cela était arrivé précisément à l’époque où Georges avait quitté pour la dernière fois la maison de son père pour enlever Effie, il lui était facile de concevoir la cause du ressentiment qui avait porté son père à le désavouer ; c’était encore une occasion dans laquelle son caractère indomptable avait causé son malheur. S’il fut resté seulement quelques jours de plus à Willingham, il eût reçu la lettre de Meg Murdockson, dans laquelle elle décrivait exactement la personne et la retraite d’Annaple Baïlzou, la femme à laquelle elle avait remis l’enfant.
Il paraît que ce qui avait engagé Meg Murdockson à faire ces aveux, c’était moins un sentiment de repentir, que le désir d’obtenir, par l’entremise de Georges Staunton ou de son père, des secours pour sa fille Madge. Elle disait dans sa lettre à Georges Staunton, que tant qu’elle eût vécu, sa fille n’aurait eu besoin du secours de personne ; et que, pour elle, elle ne se serait jamais mêlée de toutes ces affaires, si ce n’eût été pour se venger du mal que Georges lui avait fait à elle et aux siens. Mais elle devait mourir, et sa fille se trouverait alors sans ressource, sans avoir même la raison pour la guider. Elle avait vécu assez long-temps dans ce monde pour savoir qu’ici-bas on ne faisait rien pour rien ; voilà pourquoi elle écrivait à Georges Staunton tout ce qu’il pouvait désirer de savoir relativement à son fils, dans l’espoir qu’il ne voudrait pas voir la pauvre créature qu’il avait ruinée périr de misère et de besoin. Quant à ses motifs pour ne pas avoir tout révélé plus tôt, elle avait un long compte à rendre dans l’autre monde, et ils y figureraient.
Le prêtre dit que Meg était morte dans des sentimens à peu près semblables, exprimant souvent quelques regrets à l’égard de l’enfant qui était perdu, mais regrettant plus souvent encore que la mère n’eût pas été pendue ; que son âme était un chaos où se confondaient les remords du crime, la soif de la vengeance, et la crainte de ce que deviendrait sa fille après elle. Cet instinct de sollicitude maternelle, qu’elle avait en commun avec la louve et la lionne, était la dernière ombre de sentiment qui survécût dans ce cœur sauvage.
La triste catastrophe qui termina la vie de Madge Wildfire provint de ce qu’elle profita de la confusion occasionée par l’exécution de sa mère, pour quitter la maison de travail dans laquelle le prêtre l’avait fait entrer, et pour se présenter à la populace furieuse, imprudence dont elle fut la victime, ainsi que nous l’avons déjà vu. Quand le docteur Fleming vit revenir du comté de Lincoln la lettre qu’il y avait envoyée, et le billet de M. Staunton, il écrivit à un de ses amis à Édimbourg, pour le prier de s’informer de ce qu’était devenue la malheureuse fille dont l’enfant avait été dérobé. Son correspondant lui avait répondu qu’elle avait obtenu son pardon, et qu’elle s’était retirée avec toute sa famille dans quelque province éloignée de l’Écosse, ou avait quitté entièrement le royaume. Les choses en étaient restées là jusqu’au moment de la visite de sir Georges Staunton au vieux prêtre, qui, après avoir cherché long-temps parmi ses papiers, retrouva la lettre de Meg Murdockson, et la lui remit, ainsi que les autres notes qu’il avait conservées relativement à cette affaire.
Quels que pussent être les sentimens de sir Georges Staunton en recueillant cette déplorable histoire, et en écoutant le récit de la fin tragique de l’infortunée dont il avait causé la ruine, toujours prêt à tout sacrifier à ses moindres résolutions, il n’eut plus alors qu’une seule pensée, c’était l’espoir qui semblait se présenter de retrouver son fils, et il oubliait tout pour ne songer qu’aux moyens d’y parvenir. Il était vrai qu’il serait difficile de le produire dans le monde sans raconter, de l’histoire de sa naissance et des malheurs de ses parens, plus que la prudence ne le voudrait. Mais s’il était seulement possible de le retrouver, et qu’il se montrât digne de la protection de son père, il y aurait des moyens de parer à tous les inconvéniens. Sir Georges Staunton pouvait, s’il le voulait, l’adopter pour son héritier, sans révéler le secret de sa naissance ; ou bien il pouvait obtenir un acte du parlement qui le déclarât légitime, et qui lui permît de porter le nom et les armes de son père. Cet enfant, d’après les lois de l’Écosse, était même déjà légitime de fait par le mariage subséquent de ses parens. Quoi qu’il en fût, en un mot, l’unique désir de sir Georges était de revoir son fils, dût son retour occasioner une nouvelle série de malheurs aussi terribles que ceux qui avaient suivi sa perte.
Mais où était le jeune homme qui pouvait peut-être encore hériter des honneurs et des biens de cette famille ancienne ? Sur quelle bruyère inculte, sous quel vil déguisement errait-il alors ? Gagnait-il un pain précaire par quelque pauvre métier, par le travail de ses mains, ou par la violence et le brigandage ? Telles étaient les questions que sir Georges brûlait d’éclaircir, et sur lesquelles il ne pouvait obtenir aucun renseignement. Beaucoup de gens se souvenaient qu’Annaple Baïlzou parcourait le pays, mendiant et disant la bonne aventure, faisant des prophéties ; quelques uns se rappelaient l’avoir vue avec un enfant en 1737 ou 1738, mais ils ajoutaient que depuis plus de dix ans elle n’avait point paru dans le comté, et qu’ils lui avaient entendu dire qu’elle allait retourner en Écosse, son pays natal. Ce fut donc en Écosse que sir Georges Staunton crut devoir continuer ses recherches ; et, après avoir quitté son épouse à Glascow, il se rendit à Édimbourg, où l’époque de son arrivée se trouvant coïncider avec celle des séances de l’assemblée générale, son intimité avec le seigneur qui remplissait les fonctions de grand commissaire l’obligea de paraître en public plus tôt qu’il ne l’eût voulu.
À la table de ce seigneur, sir Georges Staunton fut placé près d’un ecclésiastique dont l’extérieur respectable, les manières simples et la conversation pleine de sens, prévenaient en sa faveur. Il demanda son nom, et apprit que c’était M. Butler. Il n’était jamais entré dans les projets de sir Georges d’admettre son beau-frère dans sa confidence, et ce n’avait pas été sans une joie infinie qu’il avait reçu de son épouse l’assurance que mistress Butler, l’honneur et la sincérité même, n’avait jamais laissé transpirer un seul mot de tout ce qu’il lui avait dit au rectorat de Willingham, sans même faire une exception en faveur de son mari. Mais il n’était pas fâché de trouver l’occasion de converser avec un si proche parent, sans être connu de lui, et d’être à même d’observer son caractère, et d’apprécier son esprit. Tout ce qu’il vit et tout ce qu’il entendit servit à lui faire concevoir une haute opinion de Butler. Il reconnut qu’il était généralement respecté des personnes de sa profession, aussi bien que des laïques qui siégeaient dans l’assemblée. Butler y avait fait plusieurs discours remarquables par la clarté, la candeur et l’énergie ; et il était suivi et admiré comme un prédicateur plein d’onction et d’éloquence.
Tout cela était fort satisfaisant pour l’orgueil de sir Georges Staunton, qui se révoltait à l’idée d’avoir une belle-sœur mariée à un homme obscur et inconnu. Il commença alors au contraire à trouver l’alliance si fort au-dessus de son attente, que, s’il devenait nécessaire de l’avouer, dans le cas où il retrouverait son fils, il sentait qu’il n’aurait aucune raison de rougir que lady Staunton eût une sœur qui, par suite des malheurs arrivés dans sa famille, avait épousé un ministre écossais jouissant de la considération de ses compatriotes, et un des chefs de l’Église.
Ce fut dans ces sentimens que, lorsque la compagnie se sépara, sir Georges Staunton, sous prétexte de désirer prolonger la conversation qu’il avait entamée avec Butler sur la constitution de l’Église d’Écosse, pria celui-ci de venir prendre une tasse de café chez lui dans Lawn-Market. Butler y consentit, à condition que sir Georges lui permettrait d’entrer en passant chez une amie dans la maison de laquelle il demeurait, pour lui faire des excuses de ne pas venir prendre le thé avec elle. Ils remontèrent ensemble la grande rue, entrèrent dans le Krames, et passèrent devant le tronc placé pour rappeler aux personnes qui jouissent de la liberté la détresse des pauvres prisonniers. Sir Georges s’arrêta un instant dans cet endroit, et le lendemain on trouva dans le tronc un billet de 20 livres sterling.
Lorsqu’il rejoignit Butler, celui-ci avait les yeux fixés sur l’entrée de la prison, et paraissait plongé dans une profonde rêverie.
– Cette porte paraît très forte, observa sir Georges pour dire quelque chose.
– Elle l’est en effet, monsieur, dit Butler en se retournant et en se remettant à marcher ; mais ce fut mon malheur de la voir un jour beaucoup trop faible.
Dans ce moment, il tourna les yeux sur son compagnon, et voyant sa pâleur, il lui demanda s’il se trouvait indisposé. Sir Georges Staunton convint qu’il avait été assez fou pour manger des glaces, qui presque toujours lui faisaient mal. Avant qu’il pût découvrir où il allait, sir Georges se vit entraîner par Butler, avec une bienveillance irrésistible, dans une maison située près de la prison ; c’était celle de l’ami chez lequel celui-ci demeurait depuis qu’il était à Édimbourg, et qui n’était autre que notre vieille connaissance Bartholin Saddletree, chez lequel lady Staunton avait servi autrefois pendant quelque temps en qualité de fille de boutique. Ce souvenir se présenta aussitôt à l’esprit de son époux, et le sentiment de honte qu’il excita dans son âme en bannit la crainte involontaire que la vue de la prison et la remarque de Butler lui avaient inspirée.
Cependant la bonne mistress Saddletree tournait de tous côtés, et se donnait beaucoup de mouvement pour recevoir le riche baronnet anglais, ami de M. Butler ; elle pria une dame âgée, vêtue en noir, de ne pas se déranger, d’un ton qui semblait exprimer le désir qu’elle cédât la place à ces nouveaux hôtes. En même temps, apprenant ce dont il s’agissait, elle courut chercher des eaux cordiales d’une efficacité reconnue dans tous les cas de faiblesse quelconques. Pendant son absence, la dame en noir se mit en devoir de se retirer, et elle fût sortie sans être aperçue, si son pied n’eût glissé sur le seuil de la porte, si près de sir Georges Staunton, que celui-ci s’avança aussitôt pour la soutenir, et la reconduisit jusqu’au bord de l’escalier.
– Mistress Porteous est bien changée à présent, la pauvre femme, dit mistress Saddletree en revenant avec sa bouteille à la main. Ce n’est pas qu’elle soit très âgée ; oh ! non ; mais elle a éprouvé un grand malheur par le meurtre de son mari… Cette affaire-là vous a causé assez de tracas, M. Butler. Je crois, monsieur, ajouta-t-elle en se tournant vers sir Georges, que vous feriez mieux de boire le verre entier, car à mon avis vous paraissez plus mal que lorsque vous êtes entré.
En effet il était devenu pâle comme un cadavre, en songeant que la personne qu’il venait de soutenir était la veuve d’un homme de la mort duquel il avait été la principale cause.
– Il y a prescription aujourd’hui pour cette affaire de Porteous, dit le vieux Saddletree, qui était confiné par la goutte sur son fauteuil ; il y a prescription claire et évidente.
– Je ne suis pas de votre avis, voisin, dit Plumdamas ; car j’ai entendu dire qu’il fallait que vingt ans se fussent écoulés pour cela ; or, nous ne sommes qu’en 1751 ; l’affaire de Porteous arriva en 1737, et …
– Vous ne m’apprendrez pas la loi, voisin, à moi qui ai dans ce moment quatre procès à conduire, et qui aurais pu en avoir quatorze, sans ma femme. Je vous dis que le chef des séditieux serait ici à la place où est assis ce seigneur, que l’avocat du roi n’aurait pas le droit de l’arrêter. Il y aurait prescription négative, car la loi dit formellement…
– Allons, taisez-vous, dit mistress Saddletree, et laissez ce monsieur s’asseoir et prendre une tasse de thé.
Mais sir Georges ne désirait pas en entendre davantage ; à sa requête, Butler fit ses excuses à mistress Saddletree, et l’accompagna chez lui. Ils y trouvèrent quelqu’un qui attendait le retour de sir Georges Staunton. C’était encore une vieille connaissance de nos lecteurs, Ratcliffe.
Cet homme avait rempli les fonctions de porte-clefs avec tant de vigilance, de finesse et de fidélité, qu’il s’était élevé graduellement au rang de geôlier en chef, ou capitaine de la prison, et l’on se rappelle encore aujourd’hui que des jeunes gens qui désiraient une société amusante plutôt que choisie, invitaient souvent Ratcliffe à leurs joyeuses réunions, afin de l’entendre raconter les faits extraordinaires de sa vie, l’histoire de ses vols, et la manière dont il s’était tant de fois échappé de prison. Mais il vécut et mourut sans jamais reprendre son premier métier, et il n’y songea jamais qu’en causant le verre à la main .
Un habitant d’Édimbourg l’avait indiqué à sir Georges Staunton comme un homme qui pourrait probablement lui donner des renseignemens sur Annaple Baïlzou, qui, suivant le prétexte dont sir Georges couvrait ses recherches, était soupçonnée d’avoir volé autrefois un enfant appartenant à une famille d’Angleterre à laquelle il prenait intérêt. En lui parlant de Ratcliffe, cet homme de loi ne le lui avait désigné que par le titre officiel auquel lui donnaient droit les fonctions qu’il exerçait, de sorte que lorsqu’on vint annoncer à sir Georges que le geôlier de la prison, à qui il avait fait dire de passer chez lui, y était arrivé et l’attendait, il ne se doutait pas qu’il allait retrouver en lui son ancienne connaissance, James Ratcliffe ou Daddy Rat.
Ce fut donc pour lui une nouvelle surprise, et très désagréable, car il n’eut pas de peine à reconnaître les traits remarquables de cet homme. Mais la métamorphose de Georges Robertson en sir Georges Staunton déjoua la pénétration même de Ratcliffe : il salua très humblement le baronnet et Butler, et dit à celui-ci qu’il espérait qu’il l’excuserait de se rappeler qu’ils étaient anciennes connaissances.
– Et vous avez, dans une certaine occasion, dit Butler, rendu un grand service à ma femme. J’espère que vous avez reçu la marque de reconnaissance qu’elle vous en a envoyée ?
– Certainement, certainement ! Mais vous êtes bien changé, M. Butler, depuis que je ne vous ai vu, et ce n’est pas en pire.
– Si changé, que je suis surpris que vous m’ayez reconnu.
– Moi ! du diable si j’oublie jamais une figure que j’ai vue une seule fois ! s’écria Ratcliffe, tandis que sir Georges, au supplice, et ne pouvant s’échapper, maudissait intérieurement la fidèle mémoire du geôlier.
– Et cependant, continua Ratcliffe, le plus habile s’y trompe quelquefois ; car en ce moment même, je vois dans cette chambre, si j’ose le dire, une figure que je croirais appartenir à une de mes vieilles connaissances, si je ne savais quel est l’honorable seigneur à qui elle appartient.
Le baronnet vit le danger dans lequel il se trouvait. – Je ne serais pas très flatté, dit-il en fronçant le sourcil, que ce fût à moi que vous fissiez ce compliment.
– Nullement, monsieur, nullement, dit Ratcliffe en s’inclinant profondément : je suis venu ici pour recevoir les ordres de Votre Honneur, et nullement pour vous ennuyer de mes pauvres observations.
– Fort bien, monsieur, on m’a assuré que vous êtes fort entendu en matière de police. Je m’y entends un peu aussi, et, pour vous le prouver, voici dix guinées d’avance. Vous en aurez quarante autres si vous pouvez me donner quelques renseignemens sur l’affaire dont vous trouverez le détail dans cet écrit. Comme je dois partir incessamment pour l’Angleterre, vous remettrez votre réponse par écrit à M…, mon agent à Édimbourg, ou à Sa Grâce le lord grand commissaire. C’est tout ce que j’avais à vous dire.
Ratcliffe salua et se retira.
– J’ai blessé son orgueil, pensa-t-il en s’en allant, en disant que je trouvais une ressemblance… Et cependant, si le père de Robertson avait demeuré à un mille de la mère de Son Honneur, je ne saurais qu’en penser, le diable m’emporte, quelque fier que soit celui-ci !
Quand sir Georges fut seul avec Butler, il ordonna qu’on servît du thé et du café ; et quand on eut exécuté cet ordre, il lui demanda s’il avait reçu depuis peu des nouvelles de sa femme et de sa famille.
Butler, un peu surpris de cette question, répondit qu’il n’en avait pas reçu depuis plusieurs jours.
– Alors, dit sir Georges, je serai le premier à vous annoncer que, depuis votre départ, on a fait une invasion dans votre paisible demeure. Ma femme, à qui le duc d’Argyle a permis d’habiter sa Loge de Roseneath pendant quelques semaines qu’elle doit passer dans vos environs, a établi chez vous son quartier-général, pour être logée plus près des chèvres, à ce qu’elle dit, mais plutôt, je crois, parce qu’elle préfère la société de mistress Butler à celle du digne capitaine chargé de faire les honneurs du château de Sa Grâce.
M. Butler répondit qu’il avait souvent entendu le feu duc et le duc actuel parler avec de grands éloges de lady Staunton ; qu’il était charmé que son humble habitation eût pu convenir à une dame de leurs amies ; que c’était une bien faible reconnaissance de tous les services qu’il en avait reçus.
– Lady Staunton et moi ne devons pas vous en avoir moins d’obligation de votre hospitalité. Mais puis-je vous demander, M. Butler, si vous comptez retourner bientôt chez vous ?
– Très incessamment, répondit Butler. Les séances de l’assemblée sont terminées ; j’ai fini les affaires particulières que j’avais à Édimbourg, et je ne désire rien tant que de me retrouver au milieu de ma famille. Mais j’ai une somme assez considérable à emporter, et pour faire le voyage plus sûrement, j’attendrai le départ d’un ou deux de mes confrères qui retournent du même côté.
– Mon escorte vaudra bien la leur, M. Butler, et je compte partir demain. Si vous voulez m’accorder le plaisir de votre compagnie, je me charge de vous conduire sain et sauf à la manse de Knocktarlity, pourvu que vous me permettiez de vous y accompagner.
M. Butler accepta cette proposition avec empressement et sir Georges dépêcha sur-le-champ un de ses domestiques, porteur d’une lettre du ministre, pour annoncer à sa femme leur prochaine arrivée. Cette nouvelle ne tarda pas à se répandre dans le village, et l’on sut bientôt dans tous les environs que M. Butler revenait avec un seigneur anglais, et rapportait les fonds nécessaires pour le paiement de son acquisition.
Cette résolution soudaine d’aller à Knocktarlity avait été adoptée par sir Georges Staunton eh conséquence des divers incidens de la soirée. Malgré le changement qui s’était opéré dans ses traits et dans sa fortune, il sentait qu’il avait poussé l’audace trop loin en se hasardant si près du théâtre où il s’était porté à tant d’actes de violence ; il connaissait trop bien, par expérience, la finesse et la pénétration d’un homme tel que Ratcliffe, pour ne pas éviter soigneusement de se retrouver avec lui. Il supposa une indisposition pour ne pas sortir de la soirée, et prit congé par écrit de son noble ami le grand commissaire, alléguant l’occasion qui se présentait de faire le voyage de compagnie avec M. Butler, comme une raison pour quitter Édimbourg plus tôt qu’il ne se l’était proposé.
Il avait eu une longue conférence avec son agent au sujet d’Annaple Baïlzou, et celui-ci, qui était aussi l’homme d’affaires de la famille d’Argyle, fut chargé de recueillir tous les renseignemens que Ratcliffe ou autres pourraient se procurer sur le sort de cette femme et du malheureux enfant ; aussitôt qu’il transpirerait quelque chose de la moindre importance, il devait envoyer sur-le-champ un exprès à Knocktarlity. Ces instructions furent appuyées par un dépôt d’argent, et la prière de n’épargner aucunes dépenses, de sorte que sir Georges Staunton n’avait guère de négligence à craindre de la part des personnes à qui il confiait cette commission.
Le voyage que les deux beaux-frères firent de compagnie fut plus agréable même à sir Georges Staunton qu’il n’avait osé l’espérer. Son cœur, en dépit de lui-même, se trouva soulagé d’un grand poids lorsqu’ils perdirent de vue Édimbourg ; et la conversation agréable de Butler finit par changer le cours de ses idées, et par le détourner de réflexions pénibles. Il commença même à se demander s’il ne serait pas possible d’établir près de lui Butler et son épouse, en lui donnant le rectorat de Willingham. Il ne fallait pour cela que deux choses : l’une, qu’il procurât une place encore plus avantageuse au titulaire actuel ; l’autre, que Butler prît les ordres conformément à l’Église anglicane, mesure à laquelle il ne pensait pas que celui-ci pût avoir la moindre objection à opposer. Il était sans doute pénible de voir mistress Butler entièrement au fait de sa funeste histoire ; mais c’était un malheur auquel il n’y avait plus de remède ; et quoiqu’il n’eût jusqu’à présent aucune raison de se plaindre de son indiscrétion, il serait encore plus sûr de son silence, lorsqu’il l’aurait auprès de lui. Ce serait aussi une compagnie pour son épouse, qui quelquefois le tourmentait pour rester à la ville, lorsqu’il désirait se retirer à la campagne, en alléguant le manque total de société à Willingham. – Madame, votre sœur y est, – serait, suivant lui, une excellente réponse à un semblable argument.
Il sonda Butler sur ce sujet, en lui demandant ce qu’il penserait d’un bénéfice anglais de douze cents livres sterling de revenu, à charge d’accorder de temps en temps sa compagnie à un voisin dont la santé n’était pas bien forte, ni l’humeur très égale. – Il pourrait, dit-il, se trouver quelquefois avec une personne de très grand mérite, qui était dans les ordres en qualité de prêtre catholique ; mais il espérait que ce ne serait pas une objection insurmontable pour un homme dont les sentimens étaient aussi libéraux que ceux de M. Butler. Quelle serait, ajouta-t-il, la réponse de M. Butler, si cette offre lui était faite ?
– Qu’il me serait impossible de l’accepter, répondit M. Butler. Je ne prétends pas entrer dans les débats qui divisent les Églises ; mais j’ai été élevé dans celle dont je suis membre aujourd’hui ; j’ai reçu l’ordination conformément à ses statuts, je crois à la vérité de ses doctrines, et je mourrai sous l’étendard que j’ai suivi depuis mon enfance.
– Quelle peut être la valeur annuelle de votre place, dit Georges Staunton, s’il n’y a point d’indiscrétion à vous faire cette demande ?
– Mais, année commune, elle peut valoir environ cent livres, indépendamment de ma glèbe et de mon champ de dépaissance.
– Et vous vous faites un scrupule de l’échanger contre une de douze cents livres par an, sans alléguer aucune différence essentielle de doctrine entre les deux Églises d’Angleterre et d’Écosse ?
– Je ne me suis pas prononcé sur cet article, monsieur. Il peut y avoir et il y a certainement des moyens de salut dans l’une comme dans l’autre Église ; mais chaque homme doit agir suivant ses propres lumières, et n’écouter que la voix de sa conscience. J’espère que j’ai travaillé et que je travaille encore à la vigne du Seigneur dans cette paroisse d’Écosse, et il me siérait mal d’abandonner, pour l’appât du gain, mon troupeau dans ce désert. Mais même, pour ne parler que du point de vue temporel sous lequel vous avez envisagé la chose, sir Georges, ces cent livres sterling de revenu m’ont nourri et m’ont vêtu jusqu’à présent moi et ma famille, et ne nous ont rien laissé à désirer ; la succession de mon beau-père et d’autres circonstances m’ont encore procuré un revenu de deux cents livres, et je sais à peine à quoi l’employer. Je vous laisse donc à juger, monsieur, si, n’ayant ni le désir ni l’occasion de dépenser trois cents livres sterling par an, il serait sage à moi de vouloir posséder quatre fois cette somme.
– Voilà de la philosophie, dit sir Georges ; j’en avais souvent entendu parler, mais je ne l’avais jamais vu mettre en pratique.
– C’est du bon sens, répondit Butler, et il s’accorde avec la philosophie et la religion plus souvent que les pédans et les bigots ne se l’imaginent.
Sir Georges changea de conversation, et ne chercha point à la ramener sur le même sujet. Quoiqu’il voyageât dans sa voiture, le mouvement semblait l’incommoder beaucoup, et il fut obligé de passer une journée à Mid-Calder et une autre à Glascow, pour se reposer.
Ils arrivèrent à Dumbarton, où sir Georges avait résolu de quitter sa voiture et de louer une barque qui les conduirait à la manse en doublant l’île de Roseneath ; il était d’ailleurs impossible de voyager en voiture dans ce canton. Il se disposait à partir vers quatre heures après midi, avec Butler, un valet de chambre, homme de confiance, et un domestique, laissant avec la voiture son cocher et un autre laquais, lorsqu’un exprès que lui avait dépêché son agent d’Édimbourg arriva, et lui remit un paquet, que sir Georges ouvrit sur-le-champ, et dont la lecture parut lui occasioner beaucoup d’agitation. Le paquet lui avait été expédié immédiatement après son départ d’Édimbourg, mais le messager avait manqué nos voyageurs à Mid-Calder, et il était arrivé avant eux à Roseneath.
Sir Georges fit sur-le-champ une réponse, en chargea l’exprès, le récompensa libéralement, et lui dit de ne pas perdre un instant pour la remettre à son agent.
Sir Georges et Butler s’embarquèrent enfin dans la chaloupe qui les attendait depuis quelque temps. Pendant toute la traversée, qui fut fort longue parce qu’on avait la marée contraire et qu’il fallait toujours ramer, sir Georges Staunton ne cessa de faire à Butler des questions sur les bandits des Highlands, qui avaient infesté le pays depuis l’année 1745. Butler l’informa que la plupart d’entre eux n’étaient pas des Highlanders, mais des Égyptiens et d’autres misérables qui avaient profité du désordre et de l’anarchie, suite ordinaire des guerres civiles, pour se livrer au vol et au pillage avec impunité.
Sir Georges lui demanda ensuite quelles étaient leurs habitudes et leur manière de vivre ; si leurs actes de violence n’étaient pas quelquefois rachetés par des traits de générosité, enfin s’ils ne possédaient pas les bonnes comme les mauvaises qualités qui sont l’attribut des peuplades sauvages.
Butler répondit que sans doute ils laissaient apercevoir de temps en temps quelque lueur de sentimens louables dont il est rare que les plus grands criminels soient entièrement dépourvus, mais que leurs penchans vicieux étaient les principes constans et certains de toutes leurs actions, tandis qu’un trait de vertu n’était chez eux que l’impulsion du moment causée par un concours de circonstances fortuit et singulier.
En répondant aux questions que sir Georges continuait à lui faire à ce sujet avec un intérêt qui causait quelque surprise à Butler, celui-ci prononça par hasard le nom de Donacha-Dhu-Na-Dunaigh, avec qui le lecteur a déjà fait connaissance. La curiosité de sir Georges parut alors redoubler. Il demanda les détails les plus minutieux sur cet individu, son âge, sa figure, les hommes qui composaient sa troupe, et Butler ne put lui donner que peu de renseignement à cet égard. Donacha était véritablement la terreur des campagnes, et cependant il n’était pas aussi redoutable qu’on se le figurait : jamais il n’avait eu plus de quatre hommes sous ses ordres ; et dans la plupart de ses déprédations, il n’était accompagné que de deux ou trois brigands déterminés comme lui. En un mot, M. Butler le connaissait peu, et ce peu suffisait pour qu’il ne désirât pas le connaître davantage.
– Malgré cela, M. Butler, je ne serais pas fâché de le voir un de ces jours.
– Vous n’y réussiriez pas sans danger, sir Georges, à moins que vous ne le vissiez traiter au nom de la loi comme il mérite de l’être, et un tel spectacle n’aurait nul attrait pour vous.
– Et si chacun était traité comme il le mérite, M. Butler, qui pourrait se flatter d’échapper au châtiment ?… Mais je vous parle en énigmes ; je vous les expliquerai quand j’aurai causé à ce sujet avec lady Staunton… Allons, mes amis, courage, dit-il aux rameurs, nous sommes menacés d’un orage.
En effet, une atmosphère lourde et pesante, des nuages qui s’amoncelaient à l’occident, et qui, frappés par les rayons du soleil à son déclin, semblaient une fournaise ardente ; ce silence dans lequel la nature semble attendre l’éclat de la foudre, comme le soldat condamné, les yeux couverts du bandeau fatal, attend le feu du peloton chargé de terminer son existence ; tout semblait présager une tempête. De larges gouttes d’eau tombaient de temps en temps, et obligèrent nos voyageurs à mettre leurs redingotes. La pluie cessa, et une chaleur étouffante, peu ordinaire en Écosse à la fin de mai, les obligea à s’en débarrasser.
– Il y a quelque chose de solennel dans le délai qu’éprouve cet orage, dit sir Georges ; on dirait qu’il attend, pour éclater, quelque événement important qui doit se passer dans le monde.
– Hélas ! répondit Butler, que sommes-nous, pour que les lois de la nature soient subordonnées à nos actions et à nos souffrances ? La foudre s’élancera du sein des nuages, quand ils seront surchargés de fluide électrique, soit qu’une chèvre tombe en ce moment du sommet du mont Arran, soit qu’un héros expire sur le champ de bataille après avoir remporté la victoire.
– L’esprit se plaît, dit sir Georges, à regarder le destin de l’humanité comme le premier ressort qui fait mouvoir tout l’univers. Nous n’aimons pas à penser que nous nous confondrons avec les siècles qui nous ont précédés, comme ces gouttes d’eau se mêlent dans le vaste Océan, y formant un cercle à peine visible à l’instant où elles y tombent, et disparaissent alors pour toujours.
– Pour toujours ! s’écria Butler en levant les yeux au ciel ; nous ne disparaissons pas pour toujours. La mort n’est pas une fin pour nous, c’est un changement, c’est le commencement d’une nouvelle existence, dont le sort dépend de ce que nous aurons fait pendant la première.
Tandis qu’ils discutaient ces graves sujets auxquels les avait assez naturellement conduits l’approche d’une tempête qui menaçait d’être violente, des tourbillons de vent impétueux les empêchaient d’avancer dans le bras de mer qui sépare l’île de Roseneath du comté de Dumbarton. Ils n’avaient plus qu’à doubler un petit promontoire pour arriver au lieu ordinaire de débarquement ; mais tous les efforts des rameurs n’en pouvaient venir à bout, et quelques éclairs annonçaient le commencement de l’orage.
– Ne pourrions-nous débarquer de ce côté du promontoire ? demanda sir Georges.
– Je ne connais entre ces rochers, dit Butler, aucun endroit où le débarquement soit possible.
– Réfléchissez-y encore, reprit sir Georges ; nous allons avoir une tempête terrible.
– Il y a bien l’endroit que nous appelons Hord’s-Cove , dit un des mariniers ; mais il y a tant d’écueils aux environs, que je ne sais si je pourrais diriger la chaloupe de manière à les éviter.
– Essayez, dit sir Georges ; il y aura une demi-guinée pour vous.
Le vieux marin s’assit au gouvernail, et leur dit que s’ils pouvaient débarquer dans la petite baie, ils trouveraient un sentier qui les conduirait à la manse en une demi-heure.
– Mais êtes-vous bien sûr de ne pas échouer ? lui demanda Butler.
– Je l’espère, répondit-il ; mais j’en aurais été bien plus sûr il y a quinze ans, quand Dandie Wilson venait si souvent ici avec son lougre de contrebande. Dandie avait alors avec lui un jeune diable d’Anglais, nommé…
– Songez à ce que vous faites, s’écria sir Georges ; si vous bavardez ainsi, vous nous ferez toucher sur l’écueil de Grindstone… Tenez la chaloupe en ligne droite avec ce roc blanc et le rocher de Knocktarlity.
– Par mon Dieu ! s’écria le vieux marinier en regardant sir Georges d’un air d’étonnement, Votre Honneur connaît la baie aussi bien que moi. Ah ! ce n’est pas la première fois que vous passez près du Grindstone !
En parlant ainsi ils approchaient de la petite baie, qui, entourée de rochers, et protégée par une foule d’écueils, les uns à fleur d’eau, les autres cachés sous les ondes, ne pouvait être aperçue et fréquentée que par ceux qui la connaissaient. En y entrant ils virent une petite barque qui y était déjà amarrée, près du rivage, sous de grands arbres où elle semblait avoir été placée pour être mieux cachée.
Butler dit à sir Georges, en apercevant ce bâtiment : – Vous ne sauriez croire combien j’ai de peine à persuader à mes pauvres paroissiens que la contrebande est un trafic criminel. Ils ont pourtant sous les yeux tous les jours ses funestes conséquences. Je ne connais rien qui produise de plus pernicieux effets sur leurs principes de morale et de religion.
Sir Georges s’efforça de dire quelques mots à voix basse sur l’esprit d’entreprise naturel aux jeunes gens, qu’on doit s’attendre à voir avec le temps plus prudens et plus sages.
– C’est ce qu’on voit rarement, monsieur, répliqua Butler. Ceux qui consacrent leur jeunesse à ce fatal commerce, surtout quand ils ont pris part aux scènes de violence et de sang qui n’en sont que trop fréquemment la suite, périssent tôt ou tard misérablement. J’ai eu plus d’une occasion de m’en convaincre. L’expérience et l’écriture nous apprennent, sir Georges, que l’homme qui a répandu le sang ne vivra pas la moitié de ses jours. Prenez mon bras pour vous aider à descendre à terre.
Sir Georges l’accepta, et il en avait besoin, car son corps se ressentait de l’agitation qu’éprouvait son esprit en se rappelant combien de fois il était descendu en cet endroit avec des sentimens bien différens de ceux qui ranimaient en ce moment.
À peine étaient-ils à terre qu’un grand coup de tonnerre se fit entendre à quelque distance.
– Est-ce quelque présage, M. Butler ? dit sir Georges.
– Un présage favorable, sir Georges, répondit Butler en souriant : intonuit lœvum .
Ils prirent alors un sentier qui traversait un petit bois situé au pied d’une montagne, et qui devait les conduire à la manse de Knocktarlity, où ils étaient attendus avec impatience.
D’après la lettre de sir Georges, les deux sœurs avaient cru que leurs maris arriveraient la veille. Le séjour des voyageurs à Calder avait occasioné leur retard, et les habitans de la manse commençaient même à douter qu’ils arrivassent ce même jour. Lady Staunton ne savait trop si elle devait s’affliger de ce délai, car elle craignait pour son époux l’impression pénible que son orgueil souffrirait en revoyant une belle-sœur qui connaissait toute l’histoire des égaremens dans lesquels une jeunesse fougueuse l’avait plongé, et dont il rougissait alors ; et elle n’ignorait pas que, quelque empire qu’il pût avoir en public sur ses passions, elle était destinée à le voir s’y abandonner en secret devant elle avec une violence qui lui inspirait en même temps la terreur et la compassion. Elle recommanda cent fois à sa sœur de ne laisser paraître aucune marque d’émotion quand il arriverait, et de l’accueillir comme un homme qu’elle n’aurait jamais vu : elle reçut sa promesse qu’elle se conformerait à ses désirs.
Jeanie elle-même ne voyait pas approcher sans une espèce d’inquiétude le moment de cette entrevue ; mais sa conscience ne lui reprochait rien, et l’impatience où elle était de revoir Butler après une si longue absence lui faisait désirer que les voyageurs arrivassent le plus promptement possible. Et pourquoi dissimulerais-je la vérité ? Elle avait fait des préparatifs extraordinaires pour recevoir sir Georges Staunton, et elle pensait quelquefois, avec une sorte de regret, que si deux ou trois plats, qui avaient été préparés pour la veille, ne servaient pas le second jour, il ne serait guère possible de les faire paraître le troisième, et alors qu’en pourrait-elle faire ? Elle fut tirée de tout embarras à ce sujet par l’apparition subite du capitaine à la tête d’une demi-douzaine de vigoureux montagnards, armés comme lui de pied en cap.
– J’ai l’honneur de vous saluer, lady Staunton ; j’espère que j’ai le plaisir de vous trouver en bonne santé. Bonjour, ma bonne mistress Butler ; voulez-vous bien faire donner à ma troupe quelque chose à manger, quelques pots d’ale, quelques verres d’eau-de-vie ? Dieu me damne ! depuis la pointe du jour nous courons les bois et les montagnes, et sans résultat.
En parlant ainsi, il s’assit, ôta sa toque, et, repoussant sa perruque en arrière, s’essuya la tête d’un air d’aisance et d’importance, sans faire attention à l’air de surprise par lequel lady Staunton tâchait de lui faire comprendre qu’il prenait un peu trop de liberté.
– Quand on a une mauvaise commission à exécuter, dit Knockdunder d’un ton de galanterie, en regardant lady Staunton, c’est du moins une consolation de savoir qu’on agit pour une belle dame ; car qui sert le mari sert la femme, comme mistress Butler le sait fort bien.
– En vérité, monsieur, dit lady Staunton, comme vous paraissez m’adresser ce compliment, je dois vous dire que je ne comprends pas en quoi votre excursion de ce matin peut concerner sir Georges.
– De par tous les diables ! cela est trop cruel, milady ! comme si ce n’était pas en vertu d’un mandat qui m’a été remis hier par un exprès dépêché par l’agent de sir Georges à Édimbourg, que j’ai été chargé de rechercher et d’appréhender Donacha-Dhu-Na-Dunaigh, et de le faire comparaître devant Son Honneur, sans doute pour le faire pendre, comme il l’a bien mérité pour vous avoir effrayée, milady, sans compter quelques autres peccadilles moins importantes.
– M’avoir effrayée ! jamais je n’ai parlé à sir Georges de mon aventure près de la cataracte.
– Il faut donc qu’il l’ait apprise de quelque autre manière ; sans cela, pourquoi me ferait-il courir les champs, battre les bois, gravir les montagnes, pour arrêter ce bandit, comme si je devais y gagner quelque chose, quand il ne peut m’en revenir qu’une balle à travers la tête.
– Est-il vraiment bien possible que ce soit par ordre de sir Georges que vous cherchiez à l’arrêter ?
– Par Dieu ! milady, si ce n’eût été le bon plaisir de Son Honneur, j’aurais laissé Donacha bien tranquille tant qu’il aurait respecté les propriétés du duc ; mais il sera pris, il sera pendu, si cela peut faire plaisir à quelque gentilhomme, à quelque ami de Sa Grâce. Dès que j’ai reçu l’ordre, j’ai prévenu une demi-douzaine de gaillards de bon aloi d’être prêts à me suivre ce matin au lever du soleil, en costume montagnard, et…
– Je suis surprise que vous leur ayez donné cet ordre, capitaine, dit mistress Butler : vous devez connaître l’acte du parlement qui défend de porter ce costume.
– Ta, ta, ta, mistress Butler, cet acte a les jambes trop courtes pour arriver jusqu’ici, c’est un enfant de deux ou trois ans ; et d’ailleurs, de par tous les diables ! comment voulez-vous qu’on puisse gravir les montagnes quand on est emprisonné dans ces maudites culottes ? la vue seule m’en donne de l’humeur. Quoi qu’il en soit, je crois que je connais assez bien les endroits hantés par Donacha, car j’ai conduit ma troupe sur-le-champ au lieu où il avait couché, et les cendres du feu qu’il avait allumé étaient encore chaudes ; j’ai battu ensuite tous les bois, tous les buissons ; mais je n’ai pas seulement aperçu le pan de son habit ; il faut qu’il ait reçu du dehors quelque avis qui l’ait mis sur ses gardes.
– Cela se pourrait bien, dit David, car j’ai vu ce matin une barque dans la Baie du bandit.
Les deux jeunes gens, habitués à gravir toutes les montagnes des environs, connaissaient cet endroit, dont leur père ne soupçonnait pas même l’existence.
– Et moi, dit Reuben, je l’ai vu de loin ce matin, entrant dans le petit bois qui couvre le promontoire.
– Par Dieu ! s’écria le capitaine, je ne resterai donc pas ici plus de temps qu’il m’en faut pour boire ce verre d’eau-de-vie. Il est très possible qu’il soit dans ce bois, et il peut trouver à propos de rester près de la cheminée quand elle fume, pensant peut-être qu’on ne s’avisera pas de le chercher si près. J’espère que milady voudra bien excuser mon départ ; je ne tarderai pas à revenir, et je lui ramènerai Donacha mort ou vif, ce qui doit lui être assez indifférent. J’espère passer une soirée agréable avec milady, et prendre ma revanche au trictrac avec M. Butler ; car j’ai toujours sur le cœur les quatre sous qu’il m’a gagnés. Diable ! je voudrais qu’il fût déjà ici, car le temps commence furieusement à menacer d’être humide.
En disant ces mots, et après avoir fait mille saluts et mille excuses de quitter milady, qui les agréa très volontiers, et autant de promesses de revenir bientôt, promesses que mistress Butler ne craignait aucunement qu’il oubliât, tant qu’elle aurait de l’eau-de-vie à lui offrir, Duncan quitta la manse, rassembla ses compagnons, et se mit à battre le bois qui était entre le vallon de Knocktarlity et la Baie du bandit. David, qui était le favori du capitaine à cause de sa vivacité et de son courage, saisit cette occasion pour s’échapper, et pour aider ce grand homme dans ses recherches.