CHAPITRE XIII.

« Je vous garantis que le coquin ne se noiera point, quand même son navire ne serait pas plus solide qu’une coquille de noix. »

SHAKSPEARE. La Tempête.

Butler ne sentit ni fatigue ni appétit, quoique la manière dont il avait passé la nuit précédente eût dû lui donner l’un et l’autre ; mais il les oublia dans son empressement à aller au secours de la sœur de Jeanie.

Il marchait d’un pas si rapide qu’il semblait courir, lorsqu’il fut surpris de s’entendre appeler par son nom. La voix qui le prononçait semblait lutter contre une toux asthmatique, et se distinguait à peine au milieu du trot retentissant d’un poney des Highlands.

Il se tourna, aperçut le laird de Dumbiedikes qui pressait sa monture pour le rejoindre, celui-ci ayant à suivre le même chemin que lui pendant environ l’espace de deux cents toises. Butler s’arrêta, ne sachant pas trop bon gré au cavalier essoufflé de retarder ainsi son voyage.

– Oh ! oh ! cria le laird en retenant près de notre ami Butler son bidet au pas inégal, j’ai là une bête bien volontaire.

Butler aurait volontiers tourné à gauche pour reprendre la route d’Édimbourg, sachant bien que tous les efforts de Dumbiedikes auraient été inutiles pour vaincre l’obstination celtique de son bucéphale ; car Rory Bean (c’était le nom du bidet) n’aurait pas dévié d’une toise du sentier qui conduisait à son écurie. Alors même qu’il s’arrêta pour reprendre haleine après un trot inutile pour Rory comme pour son cavalier, la forte résolution de Dumbiedikes lui resta pour ainsi dire au gosier sans qu’il pût l’exprimer. Ce ne fut donc qu’au bout de deux minutes que Butler lui entendit prononcer les mots suivans, qui ne sortirent de sa bouche que par suite de deux efforts :

– Oh ! oh ! M. Butler, voilà une belle journée pour la moisson.

– Très belle ! répondit Butler. Et il fit un pas pour s’éloigner.

– Un moment ! s’écria le laird, un moment ! ce n’est pas là ce que j’ai à vous dire.

– Dépêchez-vous donc ! dit Butler en s’arrêtant : vous savez que je suis très pressé, et tempus nemini… Vous connaissez le proverbe.

Dumbiedikes ne connaissait pas le proverbe, et il ne chercha pas même à avoir l’air de le connaître, comme bien d’autres l’auraient fait à sa place ; il recueillait ses esprits pour la grande affaire qui l’occupait tout entier, et ne pouvait pas s’amuser à défendre ses avant-postes.

– M. Butler, dit-il, savez-vous si M. Saddletree est un grand jurisconsulte ?

– Je n’ai que sa parole pour le croire, répondit Butler d’un ton sec ; mais il se connaît sans doute lui-même.

– Oui ! dit le laird d’un ton qui signifiait – je vous comprends, M. Butler ; – en ce cas, je chargerai de la défense d’Effie mon propre homme d’affaires, Nicol Novit (fils du vieux Nicol Novit, et presque aussi fin que son père).

Ayant ainsi montré plus de sagacité que Butler n’en attendait de lui, il porta la main à son chapeau galonné, et intima à son cheval, avec le talon, l’ordre de se remettre en route, signal auquel Rory Bean obéit avec cette promptitude que montrent toujours les hommes et les animaux quand on leur ordonne de faire ce qui est conforme à leur inclination.

Butler se remit en route, non sans un mouvement de cette jalousie que lui avait inspirée plusieurs fois l’assiduité du laird dans la famille de Deans. Mais il était trop généreux pour nourrir long-temps un sentiment si voisin de l’égoïsme. – Il est riche de ce qui me manque, se dit-il à lui-même ; pourquoi regretterais-je qu’il ait eu le cœur d’offrir quelque chose de ce qu’il possède, pour rendre service à ceux, pour qui je ne puis former que de stériles souhaits ? Au nom du ciel, faisons chacun ce que nous pouvons. Qu’elle soit heureuse, il suffit ! et sauvée de la honte et du malheur qui la menace ; – que je puisse seulement trouver les moyens de prévenir la terrible épreuve de ce jour ; et adieu à toute autre pensée, quoique mon cœur saigne de m’en séparer.

Il doubla le pas, et ne tarda pas à arriver devant la porte de la Tolbooth, ou, pour parler plus correctement, devant l’endroit où la porte avait existé. Son entrevue avec l’inconnu mystérieux, le message dont il l’avait chargé pour Jeanie, la conversation qu’il avait eue avec elle à ce sujet, tout cela occupait tellement son esprit, qu’il ne songeait plus à l’événement tragique dont il avait été, la nuit précédente, le témoin involontaire. Il ne fit aucune attention aux groupes qui étaient dispersés dans la rue, causant à voix basse, et se taisant dès qu’un étranger en approchait ; à la triple sentinelle en faction devant le corps-de-garde ; ni enfin à l’air inquiet de la populace, parmi laquelle chacun sentait fort bien que, coupable ou non, il pouvait être soupçonné d’avoir pris part aux évènemens qui s’étaient passés. Tels sont, le lendemain d’une orgie nocturne, des buveurs hardis, devenus tout-à-coup timides et tremblans.

Rien de tout cela ne frappa les yeux de Butler. Toutes ses pensées étaient absorbées par un sujet tout différent, et bien plus intéressant pour son cœur. Mais quand il se trouva devant l’entrée de la prison, quand il vit les murs noircis par le feu qui en avait consumé la porte, et un double rang de grenadiers qui en remplaçait les verrous, toutes les horreurs de la nuit précédente se retracèrent à son souvenir. Il n’en avança pas moins vers la Tolbooth, et demanda s’il pouvait parler à Effie Deans, en s’adressant au même geôlier à cheveux blancs qu’il avait vu la veille.

– Je crois, dit celui-ci sans répondre directement à sa question, que c’est vous qui êtes venu demander à la voir hier dans la soirée ?

– Moi-même, dit Butler.

– Oui, oui, dit le geôlier ; vous m’avez demandé si c’était à cause de l’affaire du capitaine Porteous que je fermais la porte plus tôt qu’à l’ordinaire.

– Cela est possible, mais ce que je vous demande en ce moment, c’est si je puis voir Effie Deans.

– Entrez ! entrez ! montez l’escalier à droite et entrez dans la première chambre à main gauche.

Le geôlier suivit Butler, son trousseau de clefs à la main, sans même oublier la grosse clef de la porte qui n’existait plus, et qu’il portait encore par suite d’une ancienne habitude. Mais à peine Butler fut-il entré dans la chambre qu’il entendit la porte se refermer aux verrous derrière lui.

D’abord Butler n’en conçut aucune inquiétude, s’imaginant que c’était une suite de la précaution habituelle du porte-clefs ; mais quand il entendit le commandement adressé à une sentinelle, et le bruit des armes d’un soldat mis en faction à la porte fermée sur lui, il appela de nouveau le geôlier. – Mon bon ami, lui dit-il, l’affaire pour laquelle j’ai besoin de parler à Effie Deans est très urgente, ne me laissez pas attendre long-temps.

Point de réponse.

– S’il était contre les règles de voir en ce moment votre prisonnière, j’aimerais mieux revenir plus tard, car j’ai beaucoup d’affaires aujourd’hui, et fugit irrevocabile tempus, se dit-il en lui-même.

– Si vous aviez des affaires, répondit l’homme aux clefs, vous auriez dû les faire avant de venir ici, car vous trouverez qu’il est plus facile d’y entrer que d’en sortir. Je ne crois pas qu’un autre rassemblement s’avise de revenir ; les lois ont repris leur cours ; vous l’apprendrez à vos dépens, mon voisin.

– Que voulez-vous dire, monsieur ? s’écria Butler : vous me prenez certainement pour un autre. Je me nomme Reuben Butler, prédicateur de l’Évangile.

– Je le sais, je le sais fort bien.

– Eh bien, si vous le savez, je crois pouvoir vous demander aussi de quel droit vous prétendez me retenir ici ! Ignorez-vous qu’on ne peut arrêter sans mandat aucun sujet de Sa Majesté Britannique ?

– Sans mandat ?… Le mandat est en ce moment à Libberton avec deux officiers du sheriff chargés de le mettre à exécution. Si vous étiez resté chez vous comme un homme honnête et tranquille, vous auriez eu la satisfaction de le voir. Mais vous êtes venu vous incarcérer vous-même. Pouvais-je vous en empêcher, mon garçon ?

– Ainsi donc je ne puis ni voir Effie Deans, ni sortir d’ici ?

– Non, voisin, non. Laissez la jeune fille songer à ses affaires, vous avez bien assez des vôtres ; et quant à votre sortie d’ici, c’est le magistrat qui en décidera. – Mais adieu, j’attends les charpentiers qui vont mettre une nouvelle porte à la place de celle qui a été brûlée la nuit dernière par vos honnêtes gens, M. Butler.

Tout cela était non seulement très impatientant, mais alarmant. Il n’est nullement agréable de se trouver emprisonné, même sur une fausse accusation, et des hommes doués d’un courage naturellement plus ferme que Butler auraient pu en être inquiets. Il ne manquait pourtant pas de cette résolution que donne le sentiment de l’innocence, mais son imagination était facile à émouvoir, son tempérament délicat, et il était loin de posséder ce sang-froid dans le danger qui est l’heureux partage d’une santé robuste et d’une sensibilité moins susceptible. Une idée encore vague des dangers qu’il pouvait courir se présentait à ses yeux. Il essaya de se retracer tous les évènemens de la nuit précédente, dans l’espoir d’y trouver quelque moyen d’expliquer et de justifier sa conduite, car il ne doutait plus qu’il ne fut arrêté parce qu’on l’avait vu marcher à la tête de l’attroupement. Ce fut avec inquiétude qu’il reconnut qu’il ne pouvait citer aucune personne de sa connaissance qui eût été témoin des efforts qu’il avait faits plusieurs fois inutilement pour engager les factieux d’abord à ne pas le retenir, et ensuite à épargner les jours du malheureux Porteous. La détresse de la famille de Deans, la situation dangereuse d’Effie, le rendez-vous suspect où Jeanie avait promis de se trouver, et qu’il ne pouvait plus espérer d’interrompre, avaient part aussi à ses réflexions.

Quelque impatient qu’il fût d’obtenir des éclaircissemens certains sur la cause de son arrestation, et d’être remis en liberté, s’il était possible, il fut saisi d’un tremblement involontaire, qui lui sembla de mauvais augure, quand, après être resté une heure dans cette chambre solitaire, il reçut ordre de comparaître devant le magistrat. On le fit sortir de la prison, escorté d’un détachement de soldats, et avec cet appareil de précautions qu’on a toujours si ridiculement soin de prendre après un événement qu’on aurait prévenu en les employant auparavant.

On l’introduisit dans la chambre du conseil, nom qu’on donnait à la salle où les magistrats tiennent leurs séances, et qui était à peu de distance de la prison ; il s’y trouvait deux ou trois sénateurs de la ville qui paraissaient occupés à interroger un homme debout devant une table ronde couverte d’un tapis vert, au bout de laquelle ils étaient assis.

– Est-ce là le prédicateur ? dit un des magistrats à l’officier de police qui amenait Butler. Celui-ci ayant répondu affirmativement : C’est bon, reprit le magistrat, qu’il attende un moment, nous nous occuperons de son affaire quand nous aurons expédié celle de cet homme. Elle ne sera pas longue.

– Ferons-nous sortir M. Butler ? demanda l’officier de police.

– Cela n’est pas nécessaire : qu’il reste où il est.

On fit asseoir Butler entre deux gardes sur un banc au fond de la salle. Elle était grande et mal éclairée, n’ayant qu’une seule fenêtre ; mais, soit par hasard, soit par un calcul de l’architecte qui avait vu les avantages qu’on pouvait tirer d’un tel arrangement, le jour tombait précisément sur l’endroit où l’on plaçait les prévenus, tandis que le côté de la salle où siégeaient les magistrats était entièrement dans l’ombre.

Butler examina avec attention le prisonnier qu’on interrogeait, dans l’idée qu’il reconnaîtrait peut-être en lui quelqu’un des principaux conspirateurs qu’il avait vus la nuit précédente. Mais, quoique les traits de cet individu fussent frappans, il ne put se souvenir de l’avoir jamais vu.

C’était un homme d’environ cinquante ans, fort basané, ayant les cheveux coupés très près de la tête, légèrement bouclés et d’un noir jais, quoique commençant à grisonner. Sa physionomie annonçait un fripon plutôt qu’un scélérat ; on y distinguait plus d’astuce que de férocité. Ses yeux noirs et vifs, son regard effronté, son sourire sardonique, lui donnaient ce qu’on appelle vulgairement un air subtil, ce qui veut dire généralement une disposition à la friponnerie. Dans une foire ou sur un marché, on l’aurait pris sans hésiter pour un maquignon bien au fait de toutes les ruses de son métier ; mais, en le rencontrant dans un lieu écarté, on n’en aurait appréhendé aucune violence. Il portait un habit boutonné de haut en bas, ou cache-coquin, comme on l’appelait alors, avec de larges boutons de métal, des guêtres bleues, et un chapeau rabattu. En lui mettant un fouet sous le bras, on aurait complété le véritable costume du métier.

– Vous vous nommez James Ratcliffe ? lui dit le magistrat.

– Oui, sauf le bon plaisir de Votre Honneur.

– C’est-à-dire que vous en trouveriez un autre, si celui-là ne me convenait point ?

– Vingt à choisir, sauf votre bon plaisir.

– Enfin, James Ratcliffe est celui que vous vous donnez aujourd’hui ? Eh bien ! quel métier faites-vous ?

– Je ne sais pas trop si je fais ce que Votre Honneur appelle un métier.

– Mais quels sont vos moyens de vivre ? Quelles sont vos occupations ?

– Bah ! bah ! bah ! Votre Honneur sait cela tout aussi bien que moi !

– Peu importe, il faut que vous me le disiez.

– Moi dire cela ! et le dire à Votre Honneur ! Sauf votre bon plaisir, vous ne connaissez guère James Ratcliffe.

– Point d’évasion, monsieur ; j’insiste pour que vous me répondiez.

– Eh bien, puisque Votre Honneur l’exige, il faut décharger ma conscience ; car, voyez-vous, je suis ici, sauf votre bon plaisir, pour vous demander une faveur. Vous voulez savoir quelles sont mes occupations ? Ce n’est pourtant pas trop une chose à dire dans une salle comme celle-ci. Mais, qu’est-ce que dit le huitième commandement ?

– Tu ne déroberas point, répondit le magistrat.

– En êtes-vous bien sûr ? Alors mes occupations et ce commandement ne sont guère d’accord ; mais ce n’est pas ma faute, on me l’a toujours fait lire ainsi : Tu déroberas ; et, quoiqu’il n’y ait que deux petits mots d’oubliés, cela fait une grande différence.

– En un mot, Ratcliffe, vous vous êtes notoirement livré au vol ?

– Je crois, sauf votre bon plaisir, répondit Ratcliffe avec autant d’effronterie que de sang-froid, que toute l’Écosse sait cela, montagnes et basses-terres, sans parler de l’Angleterre et de la Hollande.

– Et quelle fin croyez-vous qu’auront vos occupations ?

– Si Votre Honneur m’avait fait hier cette question, je crois que j’aurais pu y répondre assez juste, mais aujourd’hui je ne sais encore trop qu’en dire.

– Et quelle réponse auriez-vous faite hier à cette question ?

– La potence, répondit Ratcliffe de l’air le plus calme.

– Vous êtes un hardi coquin ! Et qui peut vous faire croire que votre sort est changé aujourd’hui ?

– C’est que, sauf le bon plaisir de Votre Honneur, il est différent d’être détenu en prison sous une condamnation à mort ou d’y rester de bonne volonté quand on peut en sortir. Qu’est-ce qui m’empêchait hier de m’en aller avec ceux qui sont venus chercher Porteous ? Votre Honneur croit-il que j’y sois resté pour le plaisir de me faire pendre ?

– Je ne sais quels ont été vos motifs pour y rester, mais ce que je sais, c’est que la loi vous a condamné à être pendu, et que vous serez exécuté de mercredi en huit.

– Non, non, non ! dit Ratcliffe en secouant la tête, Votre Honneur veut s’amuser ; je ne le croirai que lorsque je le verrai. Je connais la loi depuis long-temps ; ce n’est pas la première fois que j’ai affaire à elle, et j’ai toujours trouvé qu’elle fait plus de bruit que de mal, qu’elle aboie plus qu’elle ne mord.

– Mais, si vous ne vous attendez pas à la potence à laquelle vous êtes condamné, me ferez-vous la grâce de me dire quelles sont vos espérances pour n’avoir pas pris la volée avec les autres oiseaux de nuit que vous aviez pour compagnons ? J’avoue que je n’attendais pas de vous une telle conduite.

– Il est bien vrai que je ne serais pas resté une minute dans cette vieille vilaine maison, si je ne m’étais pris de fantaisie pour un poste que je veux y occuper.

– Un poste ! dites un poteau pour y être bien fustigé.

– Fustigé ! Votre Honneur : non, non, cela ne m’a jamais passé par la tête. Après avoir été condamné quatre fois à être pendu par le cou jusqu’à ce que mort s’ensuive, je ne suis pas un homme à fustiger.

– Mais, au nom du ciel, qu’attendez-vous donc ?

– Le poste de second porte-clefs, sauf votre bon plaisir ; car je sais qu’il est vacant. Quant au poste de bourreau , il ne me convient pas ; je n’ai jamais pu faire mal à une bête, comment pourrais-je mettre à mort un chrétien ?

– J’avoue, dit le magistrat, que je trouve dans votre détermination de rester en prison, quand vous pouviez en sortir, quelque chose qui parle en votre faveur. Mais, quand on vous ferait grâce de la vie, comment pouvez-vous vous imaginer qu’on vous confiera une place dans une prison, à vous qui avez su vous échapper de presque toutes celles d’Écosse ?

– Sauf le bon plaisir de Votre Honneur, c’est une raison de plus pour me la donner. Si je connais si bien les moyens d’en sortir, il est vraisemblable que je connais aussi ceux d’empêcher les autres de les employer. Il faudrait être bien malin pour me retenir en prison contre mon gré ; mais il faudrait l’être encore plus pour en sortir malgré moi.

Cette remarque parut frapper le magistrat ; mais il n’y répondit rien, et donna ordre qu’on reconduisît Ratcliffe en prison.

Lorsque ce rusé coquin fut parti, le magistrat demanda au clerc du conseil ce qu’il pensait de son assurance.

– Il ne m’appartient pas de parier, monsieur, répondit celui-ci ; mais si James Ratcliffe voulait tourner à bien, jamais il n’a passé par les portes d’Édimbourg un homme qui puisse être plus utile à la ville pour dépister les voleurs et les bien garder. Je crois qu’il faudrait en parler à M. Sharpitlaw.

Après le départ de Ratcliffe, on fit avancer Butler près de la table pour l’interroger. Le magistrat fit son enquête avec civilité, mais de manière à laisser voir qu’il avait de violens soupçons contre lui. Butler, avec la franchise qui convenait à son caractère et à sa profession, avoua qu’il avait été présent involontairement au meurtre de Porteous ; et, sur la demande du magistrat, il détailla toutes les circonstances que nos lecteurs connaissent déjà, et dont le clerc rédigea un procès-verbal minutieux.

Lorsqu’il eut terminé son récit, l’interrogatoire commença. C’est toujours une tache pénible et difficile que d’y répondre, même pour l’homme le plus innocent : il a beau chercher à mettre dans ses réponses de la précision et de la clarté, une erreur, un oubli, une ambiguïté, peuvent souvent prêter à la vérité même les couleurs du mensonge.

Le magistrat remarqua d’abord que Butler avait déclaré qu’il retournait à Libberton quand il avait été arrêté par le rassemblement à West-Port ; et il lui demanda d’un air ironique s’il prenait ordinairement cette route pour aller d’Édimbourg à Libberton.

– Non certainement, répondit Butler : je voulais passer hier par cette porte, parce que je m’en trouvais moins éloigné que de toute autre, et que l’heure de les fermer approchait.

– C’est une circonstance fâcheuse, dit le magistrat. Vous prétendez n’avoir suivi que malgré vous le rassemblement ; vous avez été spectateur contraint de scènes qui répugnent à l’humanité, et surtout à l’habit que vous portez ; – n’avez-vous donc fait aucune tentative pour résister ou pour échapper à leur violence ?

– Je ne pouvais résister à une multitude furieuse, et j’étais surveillé de trop près pour pouvoir m’enfuir.

– Cela est encore fâcheux.

Il continua à l’interroger avec décence et politesse, mais avec une raideur mêlée d’ironie, sur tous les évènemens qui s’étaient passés, et sur la figure et le costume des chefs de l’attroupement ; mais, quand il vit qu’il fallait endormir la prudence de Butler, s’il cherchait à le tromper, il revint, avec adresse sur des questions qu’il lui avait déjà faites, et demanda de nouvelles explications sur les détails les plus minutieux, sans découvrir aucune contradiction qui put confirmer ses soupçons.

Enfin il arriva au chef mystérieux, Wildfire ; et, quand le magistrat prononça son nom pour la première fois, le clerc et lui jetèrent l’un sur l’autre un regard significatif. Si le destin de la ville d’Édimbourg eût dépendu de la connaissance que le digne magistrat pourrait acquérir de ses traits et de ses vêtemens, il n’aurait pu faire des questions plus multipliées ; mais Butler ne pouvait le satisfaire, car la figure de ce personnage était barbouillée de rouge et de noir comme celle d’un sauvage marchant au combat, et sa tête était couverte d’un chapeau de femme. Il déclara même qu’il ne pourrait le reconnaître s’il le revoyait, à moins que ce fût à la voix, encore ne put-il l’assurer.

– Par quelle porte êtes-vous sorti de la ville ? lui demanda le magistrat.

– Par celle de Cowgate.

– Était-ce le chemin le plus court pour vous rendre à Libberton ?

– Non, répondit Butler avec embarras ; mais c’était par là que je pouvais plus facilement me retirer de la foule.

Le clerc et le magistrat se regardèrent encore d’un air d’intelligence.

– La porte de Bristo-Port ne vous aurait-elle pas conduit plus directement de Grassmarket à Libberton que celle de Cowgate ?

– Il est vrai ; mais je n’allais pas à Libberton : je voulais aller voir un de mes amis à Saint-Léonard.

– Sans doute pour lui apprendre ce dont vous veniez d’être témoin ?

– Je ne lui en ai pas même ouvert la bouche.

– Vous aviez donc quelque raison pour garder le silence à cet égard ?

– J’avais à lui parler d’affaires personnelles plus importantes pour lui.

– Par quelle route êtes-vous allé à Saint-Léonard ?

– Par les rochers de Salisbury.

– En vérité ! il paraît que vous n’aimez pas à prendre les chemins les plus courts. Et avez-vous rencontré du monde en sortant de la ville ?

Butler lui fit la description des groupes qu’il avait rencontrés, comme nous l’avons déjà dit, et lui parla même de l’étranger mystérieux qu’il avait trouvé dans la vallée de Salisbury. Il désirait ne pas donner de grands détails à ce sujet ; mais le magistrat ne l’eut pas plus tôt entendu parler de cette circonstance, qu’il résolut de connaître toutes les particularités de cette entrevue.

– Écoutez-moi, M. Butler, lui dit-il, vous êtes un jeune homme qui jouissez d’une excellente réputation ; moi-même je rendrai témoignage en votre faveur ; mais il se trouve parmi les gens de votre robe des hommes irréprochables sous tout autre rapport, mais mal disposés pour le gouvernement, et qui ne se font pas scrupule de protéger les infractions aux lois. Je veux vous parler franchement… je ne suis pas très content de vos réponses. Vous sortez deux fois d’Édimbourg par la même porte, pour aller à deux endroits différens, et toujours par une route qui vous fait faire un long circuit : pas un de ceux que nous avons interrogés sur cette malheureuse affaire n’a vu dans votre conduite la moindre chose qui pût lui faire croire qu’on vous retenait contre votre gré. Les gardiens de la porte de Cowgate vous ont vu entrer en tête du rassemblement, derrière le tambour, et ils ont déclaré en outre que vous leur avez ordonné le premier de rouvrir la porte, lors de votre seconde sortie, avec un ton d’autorité, comme si vous aviez encore été à la tête d’une troupe de factieux.

– Que Dieu leur pardonne ! s’écria Butler ; ils se sont grossièrement trompés, s’ils n’ont pas eu intention de me calomnier.

– Eh bien ! je suis très disposé, M. Butler, à interpréter favorablement vos motifs et votre conduite ; je désire pouvoir le faire ; mais il faut que vous soyez franc avec moi. Vous m’avez parlé très légèrement de l’individu que vous avez rencontré près des rochers de Salisbury, il faut que je sache tout ce qui s’est passé entre vous.

Pressé de cette manière, Butler, qui n’avait d’autre raison pour en faire un mystère que parce que Jeanie y était intéressée, crut que le mieux était de dire la vérité tout entière.

– Et croyez-vous, lui demanda le magistrat, que cette jeune fille accepte un rendez-vous si mystérieux ?

– Je le crains, répondit Butler.

– Pourquoi dites-vous que vous le craignez ?

– Parce que je crois qu’il n’est pas prudent à elle d’aller joindre, à une pareille heure et dans un pareil lieu, un homme dont le ton, les manières, et le mystère dont il se couvre, doivent inspirer la méfiance.

– On veillera à sa sûreté, dit le magistrat. Je suis fâché, M. Butler, de ne pouvoir ordonner sur-le-champ votre mise en liberté ; mais j’espère que vous ne serez pas détenu bien long-temps. – Qu’on reconduise M. Butler en prison, qu’on lui donne un appartement convenable, et qu’il soit traité convenablement sous tous les rapports.

Butler fut reconduit en prison ; mais il fut logé et nourri conformément à la recommandation du magistrat.

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