CHAPITRE XII.

« Elle étendit alors sa main de lis,
» Et lui dit d’une voix émue :
» Va, je te rends les sermens que tu fis :
» Puisse à ton cœur la paix être rendue. »

Ancienne ballade.

Butler frappa à la porte. – Entrez, répondit la voix qu’il avait le plus de plaisir à entendre.

Il leva le loquet, et se trouva sous le toit de l’affliction. Jeanie n’eut le courage que de fixer un instant les yeux sur son amant, qu’elle revoyait dans des circonstances si pénibles et si humiliantes. On sait combien les Écossais attachent de prix aux relations de famille. – Être né d’honnêtes gens, – c’est-à-dire de parens auxquels on ne peut faire le moindre reproche, est un avantage dont le peuple de ce pays est aussi fier que les nobles le sont d’une antique origine. L’estime et le respect qu’un individu mérite par sa conduite rejaillissent sur toute sa famille, et semblent garantir que tous les membres qui la composent ont droit à inspirer les mêmes sentimens. Au contraire, une tache semblable à celle qui venait de tomber sur une des filles de Deans s’étendait sur tout ce qui tenait à elle par les liens du sang, et Jeanie se sentait humiliée pour cette raison à ses propres yeux et à ceux de l’homme qui l’aimait. C’était en vain qu’elle cherchait à combattre ce sentiment, et qu’elle s’accusait d’égoïsme, au milieu des malheurs de sa sœur, dont elle aurait voulu s’occuper uniquement ; la nature l’emportait, et les larmes amères qu’elle versait coulaient en même temps pour l’infortune et le danger de sa sœur, et pour son propre déshonneur.

Butler, en entrant, aperçut le vieux Deans assis près du feu, tenant en main une petite Bible bien usée, compagne des dangers de sa jeunesse, son soutien dans les persécutions, et qui lui avait été léguée sur l’échafaud par un des martyrs qui, en 1686, scellèrent de leur sang les principes d’un fanatisme enthousiaste. Les rayons du soleil, pénétrant par une petite fenêtre derrière le vieillard, et – brillant en atomes lumineux à travers la fumée, pour nous servir de l’expression d’un poète écossais de cette époque, répandaient une auréole de lumière sur les cheveux blancs de ce père malheureux et sur la page du livre sacré qu’il étudiait. Ses traits durs et sévères, grâce à l’expression de sa gravité habituelle et de son mépris des choses terrestres avaient cependant une véritable dignité stoïque. Ils auraient pu rappeler la physionomie que Southey attribue aux anciens Scandinaves, qu’il nous peint – fermes dans leurs projets et inflexibles dans leurs souffrances. – C’était un tableau dont le jour aurait dû être peint par Rembrandt, mais dont les traits auraient exigé la vigueur du pinceau de Michel-Ange.

Lorsque Butler entra, Deans leva les yeux sur lui, et les baissa aussitôt, comme s’il eût été surpris et fâché de le voir. Il s’était toujours arrogé sur le savant « suivant la chair », comme il nommait Butler, une telle supériorité, que sa présence dans son humiliation actuelle ajoutait encore à son chagrin. C’était le sentiment qui anime un Chef écossais dans la vieille ballade, Earl Percy sees my fall . Deans prit la Bible de la main gauche, la leva à la hauteur de son visage, comme pour le cacher, et tendit la main droite à Butler. Celui-ci saisit cette main, qui avait tant de fois soutenu son enfance, l’arrosa de ses larmes, et ne put que s’écrier : – Que Dieu vous console ! que Dieu vous console !

– Il le fera ; il l’a déjà fait, mon ami, dit le vieillard reprenant de la fermeté en voyant l’agitation de Butler ; il le fait et il le fera encore davantage dans son temps. J’ai été trop fier de mes souffrances pour une bonne cause, Reuben, et je suis éprouvé aujourd’hui contre ces autres souffrances qui changeront mon orgueil et ma gloire en reproche et en huées. Combien je m’estimais au-dessus de ceux qui étaient sains et saufs, nourris de bons mets et désaltérés de bons vins, pendant que j’étais dans les fondrières, les marécages et les bruyères, avec le précieux Donald-Cameron et le digne M. Blackadder, appelé Guess-Again  ; et combien j’étais fier d’être donné en spectacle aux hommes et aux anges, lorsque je fus mis au pilori dans Canongate, avant l’âge de quinze ans, pour la cause d’un Covenant national !

Quand je pense, Reuben, que j’étais si exalté et si honoré dans ma jeunesse (que dis-je ? je n’étais encore qu’un enfant), et que j’ai porté témoignage contre ces défections du temps, chaque année, chaque mois, chaque jour, chaque heure, chaque minute, résistant et témoignant en levant la main et la voix ; criant bien haut et sans ménagement contre tous les grands piéges de la nation, tels que l’abomination anti-nationale et funeste à l’Église, de l’union, de la tolérance, et du patronage imposé par la dernière femme de cette malheureuse race des Stuarts, comme aussi contre les infractions et les empiètemens sur le juste pouvoir des anciens, lorsque je fis paraître mon écrit intitulé, Cri d’un Hibou dans le Désert, imprimé à Bow-Head et vendu par tous les libraires de la ville et de la campagne ; – et maintenant… –

Ici Deans s’arrêta ; on peut bien supposer que Butler, quoiqu’il ne fut pas absolument d’accord avec le vieillard sur toutes ses idées relatives au gouvernement de l’église, avait trop de sens et d’humanité pour l’interrompre pendant qu’il rapportait avec une sorte d’orgueil ses souffrances et la constance de ses témoignages. Au contraire, lorsqu’il s’arrêta, déchiré par le cruel souvenir du moment, Butler se hâta de lui offrir quelques paroles d’encouragement.

– Vous êtes connu, mon ancien et respectable ami, comme un digne et vrai serviteur de la croix, comme un homme qui doit, ainsi que le dit saint Jérôme, per infamiam et bonam famam grassari ad immorlalitatem, c’est-à-dire marcher à la vie éternelle à travers la bonne et la mauvaise renommée. Vous avez été un de ceux à qui les âmes tendres et timides crient pendant la solitude des ténèbres : – Sentinelle, où en est la nuit ? Sentinelle, où en est la nuit ? – et assurément, cette épreuve cruelle, qui n’est pas venue sans la permission divine, n’est pas venue non plus sans une spéciale destination.

– Je la reçois ainsi, dit David en serrant la main de Butler, et si je ne sais lire les saintes Écritures que dans ma langue naturelle (car au milieu de sa douleur la citation latine de Butler ne lui avait pas échappé), j’y ai du moins appris à porter ma croix sans murmure. Mais, ô Reuben Butler ! moi qui ai toujours été regardé, quoique indigne, comme un pilier poli de l’Église, où depuis mon enfance j’ai toujours tenu place dans le conseil des Anciens, – que penseront les hommes légers et profanes du guide qui n’a pu empêcher sa propre famille de faire un faux pas ? Ah ! comme ils entonneront leur chant de reproche lorsqu’ils verront que les enfans des saints sont sujets aux mêmes souillures que les enfans de Bélial ! mais je porterai ma croix avec cette consolation, que tout ce qui ressemblait au bien dans moi ou les miens, était comme la lumière qui jaillit des insectes rampant sur la bruyère dans une sombre nuit. Le ver brille à l’œil parce que tout est sombre à l’entour ; mais quand le matin paraît sur les montagnes, ce n’est plus qu’un pauvre insecte. Il en sera de même de tout haillon de justice humaine, ou d’œuvres de lois judiciaires, dont nous pourrons nous entourer pour couvrir notre honte.

Comme il parlait ainsi, la porte s’ouvrit, et l’on vit entrer M. Saddletree ; son chapeau à trois cornes rejeté en arrière pour éviter la chaleur, était fixé par un mouchoir de soie qui l’assujettissait en venant se nouer sous son menton ; il tenait sa canne à pomme d’or à la main, et annonçait dans tout son extérieur le riche bourgeois qui pouvait espérer de siéger un jour parmi les magistrats de la ville, et d’y occuper peut-être la chaise curule.

La Rochefoucauld, qui a déchiré le voile qui couvre tant de vices du cœur humain, dit que nous trouvons dans les infortunes de nos meilleurs amis quelque chose qui ne nous déplaît pas tout-à-fait. Saddletree aurait été outré de colère si quelqu’un lui avait dit qu’il était charmé du malheur de la pauvre Effie Deans et de l’humiliation de sa famille ; et cependant c’est une question de savoir si le plaisir de jouer le rôle d’un homme important, de rechercher, d’approfondir et de citer les dispositions des lois relatives à ce sujet, n’était pas pour lui une pleine compensation du chagrin que lui causait l’affliction d’une famille dont sa femme était parente éloignée. Il avait maintenant entre les mains une véritable affaire judiciaire ; on allait lui demander son opinion, solliciter ses avis, qu’il donnait si souvent à des gens qui ne s’en embarrassaient guère. Il éprouvait donc la même satisfaction qu’un enfant qui jette avec mépris sa montre de deux sous, en en recevant une véritable, dont il voit tourner les aiguilles d’elles-mêmes autour du cadran quand il l’a remontée. Outre ce sujet de discussion, il avait aussi le cerveau rempli de l’affaire de Porteous, de sa mort violente, et des conséquences qui pouvaient en résulter pour la ville. Il éprouvait ce que les Français appellent l’embarras des richesses, une confusion d’idées occasionée par le trop grand nombre d’affaires qui l’occupaient, et qui se heurtaient et se croisaient dans sa tête. Il entra donc avec l’air de supériorité d’un homme qui sait des choses que ceux auxquels il s’adresse ignorent encore, et qui s’apprête à les écraser du poids de tout ce qu’il doit leur apprendre.

– Bonjour, M. Deans. Bonjour, M. Butler ; je ne savais pas que vous connussiez M. Deans.

Butler fit quelque réponse insignifiante. On imagine facilement quelles étaient ses raisons pour éviter de causer souvent avec des personnes indifférentes telles que Saddletree, de sa liaison avec la famille Deans, liaison qui avait à ses yeux quelque chose de tendre et de mystérieux.

Le digne bourgeois, tout plein de son importance, s’assit dans un fauteuil, s’essuya le front, reprit haleine, et essaya d’abord ses poumons par un gros soupir, qui pouvait passer pour un gémissement.

– Nous vivons dans des temps terribles, voisin Deans, dans des temps terribles !

– Temps de péché, temps de honte et d’offense contre le ciel, dit le vieillard d’un ton plus bas et plus humble.

– Quant à moi, dit Saddletree d’un air important, entre les malheurs particuliers de mes amis, et les évènemens publics qui peuvent influer sur le sort de ma patrie, tout l’esprit que je pourrais avoir semble m’abandonner ; et je suis tenté de me croire aussi ignorant que si j’avais toujours vécu inter rusticos. Je m’étais couché en arrangeant dans ma tête le plan de ce qu’on pouvait faire pour la pauvre Effie ; j’avais combiné toutes les dispositions des lois, quand j’ai été distrait par l’attroupement qui a pendu Jean Porteous à la poutre d’un teinturier ; et cet événement a bouleversé toutes mes idées.

Une nouvelle si extraordinaire eut le pouvoir de faire diversion un instant aux chagrins du vieux Deans, et il écouta avec quelque intérêt les détails circonstanciés dans lesquels Saddletree crut devoir entrer. Jeanie sortit de la chambre comme pour aller se livrer à ses occupations ordinaires ; et Butler, désirant avoir un entretien particulier avec elle, ne tarda pas à la suivre, laissant Deans et Saddletree tellement affairés, qu’il n’était pas probable qu’ils s’aperçussent de son absence.

Le lieu de leur entrevue fut une pièce au fond de la maison, où Jeanie déposait et mettait en ordre les produits de la laiterie ; Butler l’y trouva silencieuse, abattue, et prête à fondre en larmes. Au lieu de l’activité habituelle avec laquelle elle employait ses mains à quelque occupation domestique, même en causant, elle était assise dans un coin, immobile, les bras croisés sur ses genoux, la tête penchée, et paraissant accablée du poids de ses tristes pensées. Cependant, dès qu’elle l’aperçut, elle s’essuya les yeux, et lui dit avec son air de franchise et de simplicité ordinaire :

– Je suis bien aise que vous soyez venu, M. Butler, je désirais vous voir pour vous dire que… oui, que tout doit être fini entre vous et moi. Il le faut pour le bien de tous deux.

– Fini ! répéta Butler surpris, et pourquoi donc ? Je conviens que ce malheur est terrible, mais il ne tombe directement ni sur vous, ni sur moi ; il faut le supporter, puisque c’est la volonté de Dieu mais il ne peut ni ne doit rompre la foi que nous nous sommes promise, Jeanie !

– Je sais, Reuben, dit Jeanie en le regardant avec tendresse, que vous pensez à moi plus qu’à vous, et c’est pourquoi je dois penser à vous plus qu’à moi. Vous avez une réputation intacte, et tout le monde dit que vous pourrez un jour vous élever dans l’Église, quoique la pauvreté vous retienne bien bas maintenant. La pauvreté est un perfide ennemi, vous le savez, Reuben ; mais la mauvaise renommée est bien pire encore, et c’est une vérité que je ne veux pas que vous appreniez par moi !

– Que voulez-vous dire ? Qu’est-ce que cela a de commun avec la faute de votre sœur, si toutefois elle est coupable ; ce dont il est encore permis de douter ? en quoi cela peut-il nous regarder l’un et l’autre ?

– Pouvez-vous bien me le demander, M. Butler ? N’est-ce pas une tache imprimée pour toujours sur nos fronts ? Ne s’étendrait-elle pas sur nos enfans et sur les enfans de nos enfans ? Être fille d’un homme honnête et respectable, c’était quelque chose pour moi et pour les miens, mais être sœur d’une… Ô mon Dieu !

Elle n’en put dire davantage ; le courage lui manqua, et elle versa un torrent de larmes.

Celui qu’elle aimait employa tous ses soins pour la calmer, et parvint à y réussir ; mais elle ne reprit son sang-froid que pour lui parler de nouveau d’une manière tout aussi positive.

– Non, Reuben, lui dit-elle, je ne porterai jamais mon humiliation sous le toit d’un autre ; je puis supporter le fardeau de ma détresse, je le supporterai, le ciel m’en donnera la force ; mais je n’en rejetterai pas une partie sur les épaules de mon prochain.

L’amour est naturellement méfiant et soupçonneux ; la jalousie entra pour la première fois dans le cœur du pauvre Butler. La promptitude avec laquelle Jeanie s’empressait de renoncer à lui, sous prétexte de zèle pour sa réputation et pour son avancement dans l’Église, lui devint suspecte, et se rattacha dans son esprit à la commission qu’il venait de recevoir de l’inconnu. Ce fut presque en balbutiant qu’il lui demanda si la situation malheureuse où sa sœur se trouvait en ce moment était la seule cause qui la fît parler ainsi ?

– Et quelle autre cause pourrais-je en avoir, Reuben ? N’y a-t-il pas dix ans que nous nous connaissons ?

– Dix ans ! c’est un terme bien long ! Assez long pour user chez une femme…

– Pour user une robe, et lui en faire désirer une nouvelle, mais non pour user ses sentimens. Les yeux peuvent souhaiter un changement, Reuben ; mais le cœur, jamais !

– Jamais !… C’est une promesse bien hardie !

– Pas plus hardie qu’elle n’est vraie, reprit Jeanie avec cette simplicité tranquille qu’elle conservait toujours dans la joie comme dans l’affliction, dans les affaires ordinaires de la vie, et dans celles qui l’intéressaient le plus vivement.

Butler garda le silence un moment ; puis, fixant sur elle un regard pénétrant, – Je suis chargé d’un message pour vous, Jeanie, lui dit-il.

– Pour moi ! Et de la part de qui ? Que peut-on me vouloir ?

– De la part d’un étranger, dit Butler en affectant une indifférence qui démentait le son de sa voix, – d’un jeune homme que j’ai rencontré ce matin sur les rochers de Salisbury.

– Juste ciel ! s’écria Jeanie ; et que vous a-t-il dit ?

– Qu’il ne pouvait vous attendre plus long-temps ; mais qu’il fallait que vous allassiez le trouver cette nuit, près de la butte de Muschat, dès que la lune se lèvera.

– Dites-lui que je n’y manquerai pas, s’écria vivement Jeanie.

– Puis-je vous demander, dit Butler dont les soupçons croissaient à chaque instant, quel est ce jeune homme à qui vous paraissez si disposée à accorder un rendez-vous, à une heure et dans un endroit si extraordinaires ?

– On est souvent obligé, répondit Jeanie, de faire des choses qu’on voudrait ne pas faire.

– D’accord ; mais qui vous y oblige ?… Quel est ce jeune homme ?… Ce que j’ai vu de lui ne me prévient pas en sa faveur. Qui est-il ?

– Je l’ignore, répondit tranquillement Jeanie.

– Vous l’ignorez ! dit Butler en se promenant dans la chambre d’un air d’impatience : vous allez trouver un jeune homme pendant la nuit, dans un lieu solitaire ; vous dites que vous êtes obligée de le faire, et vous ignorez quel est celui qui exerce sur vous une influence si inconcevable ! Comment expliquer cela, Jeanie ? que dois-je en penser ?

– Pensez seulement, Reuben, que je vous dis la vérité, comme je la dirai le jour du dernier jugement. Je ne connais pas cet homme ;… je ne sais pas si je l’ai jamais vu ; et cependant il faut que je me trouve au rendez-vous qu’il m’assigne. Il y va de la vie ou de la mort.

– Mais vous en parlerez à votre père ? vous le prierez de vous accompagner ?

– Je ne le puis, dit Jeanie, cela m’est défendu.

– Eh bien, voulez-vous que je vous accompagne ? Je me trouverai ici près à la nuit tombante, et je vous joindrai quand vous sortirez.

– Cela est impossible : personne ne doit entendre notre entretien.

– Mais avez-vous bien réfléchi à ce que vous allez faire ? Le temps,… le lieu,… un inconnu,… un homme suspect… Quand il vous aurait demandé à vous voir chez vous à une pareille heure, vous auriez dû le refuser !

– Il faut que j’accomplisse mon destin, M. Butler : mon sort et ma vie sont entre les mains de Dieu, mais je dois tout risquer pour l’objet dont il s’agit.

– Alors, Jeanie, dit Butler d’un air de mécontentement, je crois que vous avez raison : il faut nous faire nos adieux, et renoncer l’un à l’autre. Quand dans un point si important une femme manque de confiance envers l’homme à qui elle a donné sa foi, c’est une preuve qu’elle n’a plus pour lui les sentimens qui rendent l’union des cœurs si douce et si désirable.

Jeanie le regarda en soupirant. – Je croyais, lui dit-elle, m’être armée d’assez de courage pour supporter cette séparation, mais je ne croyais pas qu’elle aurait lieu de cette manière. Au surplus, si vous la supportez plus aisément en pensant mal de moi, je ne désire pas que vous pensiez différemment.

– Vous êtes ce que vous avez toujours été, s’écria Butler, plus sage, plus modérée, moins égoïste que moi ! La nature a fait pour vous plus que n’ont pu faire pour moi tous les secours de la philosophie. Mais pourquoi, pourquoi persister dans un pareil projet ? Pourquoi ne pas me permettre de vous accompagner, de vous conseiller, de vous protéger ?

– Parce que je ne le puis ni ne l’ose, répondit Jeanie ; mais écoutez, mon père fait bien du bruit dans la chambre voisine !

Le vieux Deans parlait effectivement à très haute voix, et d’un ton de colère. Avant d’aller plus loin, il est bon d’expliquer la cause de ce bruit.

Lorsque Jeanie et Butler furent sortis, M. Saddletree entama l’affaire qui concernait principalement la famille Deans. Au commencement de la conversation, le vieillard était tellement abattu par ses chagrins, par le déshonneur de sa fille, et le danger qu’elle courait, que contre son usage il écouta sans y répliquer, et peut-être sans l’entendre, une longue dissertation sur la nature du crime dont elle était accusée, et sur la marche qu’il convenait d’adopter pour sa défense. Il se contentait de répondre à chaque pause : – Je ne doute pas que vous ne nous vouliez du bien. Votre femme est notre cousine à un degré éloigné.

Encouragé par ces symptômes favorables, Saddletree, dont l’unique plaisir était de discuter un point de jurisprudence, en revint à l’affaire du capitaine Porteous, et prononça anathème contre tous ceux qui s’en étaient mêlés.

– C’est une chose délicate, M. Deans, bien délicate, que de voir le peuple retirer des mains des magistrats légitimes le droit de vie et de mort, et prétendre l’exercer lui-même ! Je pense, et M. Crossmyloof sera de cet avis, j’espère, comme le conseil privé, que ce rassemblement, dont le but était le meurtre d’un homme qui avait obtenu un sursis, sera déclaré un perduellion.

– C’est un point que je vous contesterais, M. Saddletree, si je n’avais la tête pleine de bien d’autres idées.

– Comment pourriez-vous contester ce que la loi déclare formellement ? Il n’y a pas un clerc qui ait jamais porté un sac à procès qui ne vous dise que le perduellion est de toutes les trahisons la pire et la plus violente, puisque c’est une convocation publique des sujets-liges du roi contre son autorité (surtout quand cette convocation a lieu en armes, au son du tambour, choses accessoires que j’ai vues de mes yeux et ouïes de mes oreilles). C’est un délit pire que le crime de lèse-majesté, ou la non-révélation d’un complot de trahison : – c’est une chose incontestable, voisin !

– Il y aurait bien des choses à dire sur ce point, M. Saddletree, reprit Douce David Deans ; je crois la chose très contestable. Je n’ai jamais aimé vos autorités légales et constituées. Je fais peu de cas de Parliament-House depuis la terrible chute des espérances légitimes qui suivirent la révolution ?

– Mais que voulez-vous donc, M. Deans ? dit Saddletree d’un air d’impatience ; n’avez-vous pas la liberté politique et la liberté de conscience, droits qui vous sont acquis à vous et à vos héritiers par substitution ?

– Je sais, M. Saddletree, que vous êtes du nombre de ceux qui sont sages selon le monde ; que vous marchez dans les voies des longues robes et des longues têtes, et que vous fréquentez la société de ces artificieux légistes de ce royaume. – Funeste est le sort qu’ils ont fait à ce malheureux pays, lorsque leurs mains noires de défection s’unirent aux mains rouges de sang de nos meurtriers ; lorsque ceux qui avaient compté les tours de notre Sion et les boulevards de notre réformation virent leur espoir changé en piége et leur joie en larmes.

– Je ne puis vous comprendre, voisin. Je suis un honnête presbytérien de l’Église d’Écosse, et je la respecte comme je respecte l’Assemblée Générale, les Quinze Lords-juges de la Cour de Sessions et les Cinq Lords-juges de la Cour de Justice criminelle.

– Fi, fi donc ! M. Saddletree, s’écria David, à qui l’occasion de rendre témoignage contre les offenses et les trahisons du royaume fit oublier un moment ses propres malheurs domestiqués. – honte à votre Assemblée Générale, et le dos de ma main pour votre Cour des Sessions. – Qu’est-ce que l’Assemblée Générale, sinon un tas de froids chrétiens et de froids ministres, qui étaient assez bien vêtus et bien chauffés lorsque le débris persécuté du troupeau luttait contre la faim, le froid, la peur de la mort, le danger du feu et la menace de l’épée, sur le revers humide des montagnes, dans les fondrières et les marais ? – Ils se montrent maintenant et sortent de leurs trous, comme les papillons quand luit le soleil, pour prendre les chaires et les places de ceux qui valent mieux qu’eux, – de ceux qui témoignèrent et combattirent, de ceux qui souffrirent dans les basses-fosses, les prisons ou l’exil. – Oh ! voilà une jolie ruche de frelons ! – Et quant à votre Cour de Sessions…

– Dites ce que vous voudrez de l’Assemblée Générale : que ceux que cela regarde la justifient ; mais quant aux juges de la Cour de Sessions, ce sont mes voisins. Savez-vous que c’est un crime que d’en mal parler, c’est-à-dire de murmurer contre eux ; un crime suî generis, M. Deans, remarquez bien cela, suî generis ! entendez-vous ce que cela signifie ?

– Je n’entends rien au langage de l’Antéchrist ! s’écria Deans. Quant à murmurer contre eux, c’est ce que font tous ceux qui perdent leurs procès et les neuf dixièmes de ceux qui les gagnent. Je veux bien que vous sachiez que tous vos avocats à langue effilée, qui vendent leur science pour quelques pièces d’argent ; tous vos juges profanes qui donneront trois jours d’attention à une pelure d’ognon, et pas une demi-heure au témoignage de l’Évangile, sont à mes yeux des légalistes et des formalistes, favorisant par des phrases et d’artificieux termes de la loi, le cours des défections nationales, commencées récemment, – l’union, la tolérance, le droit de patronage, et les sermens prélatiques et érastiens. Quant à votre Cour de Justice criminelle, qui tue en même temps les âmes et les corps…

L’habitude qu’avait Deans de considérer la vie comme devant être consacrée à rendre témoignage à ce qu’il appelait la cause souffrante et abandonnée de la vraie religion, l’avait entraîné jusque là. Mais en prononçant le nom de la cour devant laquelle sa malheureuse fille devait bientôt comparaître, le souvenir d’Effie se présenta tout-à-coup à son esprit ; il s’arrêta au milieu de sa déclamation, poussa un profond soupir, et appuya sa tête sur ses deux mains.

Saddletree vit l’agitation du vieillard et ne put en méconnaître la cause ; mais, quoiqu’il ne fût pas lui-même sans quelque émotion, il profita de cet instant de silence pour prendre la parole à son tour. – Sans doute, voisin, dit-il, sans doute il est fâcheux d’avoir affaire aux cours de justice, à moins que ce ne soit pour acquérir des connaissances dans la pratique, en assistant à leurs séances. Mais, pour en revenir à cette malheureuse affaire d’Effie… Vous avez sûrement vu l’acte d’accusation ?

Il tira de sa poche un paquet de papiers, et commença à les examiner.

– Ce n’est pas cela… c’est l’information de Mungo Mars-port contre le capitaine Lackland , pour avoir passé sur ses terres de Marsport avec des faucons, des chiens et des filets, des fusils, des arbalètes, des haquebuses de fonte ou autres engins pour la destruction du gibier, tels que le chevreuil, le daim, le coq de bruyère, la grouse, la perdrix, le héron et autres ; ledit défendeur n’ayant pas le droit de chasser, aux termes du statut 62, puisqu’il ne possédait pas une charrue de terre . La défense du capitaine est que la loi ne définit pas (non constat) ce que c’est qu’une charrue de terre, incertitude qui est suffisante pour éluder les conclusions de la défense ; or la réponse à cette défense, qui est signée par M. Crossmyloof (mais écrite par M. Younglad), objecte que peu importe in hoc statu en quoi consiste une charrue de terre, puisque le défendeur ne possède pas de terre du tout. Or admettez qu’une charrue de terre (ici Saddletree lut le papier qu’il avait en main) équivale à la dix-neuvième partie du terrain qu’occupe une tige de genêt (je crois que c’est bien le mot qu’a mis M. Crossmyloof, – je connais son style), – une tige de genêt, qu’y gagnera le défendeur puisqu’il n’a pas un sillon de terre dans toute l’Écosse. L’advocatus pour Lackland réplique que nil interest de possessione, et que le demandeur doit mettre son affaire en rapport avec le statut, – écoutez bien ceci, voisin, – et qu’il doit montrer formaliter et specialiter aussi bien que generaliter, quelle est la qualification que ne possède pas le défendeur Lackland : qu’il dise d’abord ce que c’est qu’une charrue de terre, et je lui dirai si j’en ai une ou non ; certes le demandeur est obligé de comprendre son propre mémoire et le statut sur lequel il se fonde. Titius poursuit Mævius pour un cheval noir prêté à Mævius, – certes il obtiendra jugement ; mais s’il lui redemande un cheval vert ou cramoisi, il faudra qu’il prouve d’abord qu’un tel cheval existe in rerum natura… Personne n’est tenu de plaider contre un non-sens, – c’est-à-dire contre une imputation qui ne peut être ni expliquée ni comprise, – (et il a tort en cela, – car meilleure est la plaidoirie, moins on doit la comprendre) : ainsi donc il résulte de cette mesure de terre indéfinie et inintelligible, qu’il y aurait un statut qui punirait tout homme chassant avec chien ou faucon, sans avoir une… – Mais je vous fatigue, M. Deans, passons à votre affaire, quoique celle de Marsport contre Lackland ait fait du bruit dans la première chambre. – Voici l’acte d’accusation contre la pauvre Effie. « Attendu qu’il nous a été humblement remontré… et démontré… (c’est le style de forme), que, par les lois de ce royaume et de tout pays civilisé, le meurtre, et surtout l’infanticide, est un crime qui mérite la plus sévère punition ; ensuite que, sans préjudice de la susdite généralité, par un acte passé dans la seconde session du premier parlement assemblé sous le règne de nos gracieux souverains Guillaume et Marie, il a été spécialement ordonné que toute femme qui aura caché sa grossesse, et qui ne pourra représenter son enfant, sera jugée coupable d’infanticide, et que son procès lui sera fait suivant les lois, mais que cependant vous, Euphémie ou Effie Deans… »

– Ne m’en lisez pas davantage, s’écria le malheureux père, un coup de poignard dans le cœur me ferait moins de mal que cette lecture.

– Soit, voisin, dit Saddletree en remettant ses papiers dans sa poche ; je croyais que vous seriez charmé de connaître tous les détails de l’affaire ; au surplus, le plus important est de déterminer la marche qu’il faut suivre.

– C’est d’attendre, répondit Deans avec fermeté, que le Seigneur manifeste sa volonté… Oh ! s’il avait daigné appeler à lui ma tête grise avant le déshonneur qui va la couvrir !… Mais je puis encore dire que sa volonté soit faite !

– Mais, voisin, nous retiendrons des avocats pour la pauvre fille. C’est une chose à laquelle il faut penser !

– Oui, s’il y en avait un parmi eux qui fût resté dans la voie étroite de l’intégrité. Mais je les connais bien. C’est une race de mondains, d’hommes charnels, d’Érastiens et d’Arminiens.

– Bon, bon, voisin, il ne faut pas prendre à la lettre tout ce qu’on dit. Le diable n’est pas si noir qu’on le peint. Je connais plus d’un avocat qui a de l’intégrité… c’est-à-dire à sa façon.

– Oui, ce n’est en effet qu’une façon d’intégrité que vous trouvez parmi eux, reprit David Deans, une façon de sagesse et de science charnelle, avec leur éloquence empruntée aux empereurs païens et aux décrets des papes. Ils ne peuvent même laisser aux hommes les noms qu’ils ont reçus lors de leur régénération par le baptême, il faut qu’ils leur donnent des noms maudits, comme celui de ce Titus qui servit d’instrument pour l’incendie du saint temple, et ces noms d’autres païens.

– C’est Titius que j’ai dit, et non pas Titus. M. Crossmyloof se soucie aussi peu que vous-même de Titus et du latin. – Mais c’est ici un cas de nécessité ; il faut un conseil à Effie, et si vous le voulez, j’en parlerai à M. Crossmyloof. C’est un bon presbytérien, comme vous le savez, un des anciens de l’Église par-dessus le marché.

– C’est un franc Érastien, s’écria Deans ; un de ces politiques et sages mondains qui se sont opposés à une confession générale de la cause au jour de la puissance.

– Mais que dites-vous du vieux laird de Cuffabout ? Il faut voir comme il sait tirer parti d’une cause, comme il la débrouille et la polit !

– Lui ?… Le faux traître ! N’était-il pas tout prêt à joindre les méchans Highlands en 1715, s’ils avaient pu jamais traverser le Frith  ?

– Soit ! Mais Arniston ? c’est bien là l’homme qui vous convient, dit Bartholin d’un air de triomphe.

– Oui ! pour apporter jusque dans leur bibliothèque les médailles papistes envoyées par cette femme schismatique du nord, la duchesse de Gordon  !

– Il faut pourtant en choisir un !… Que dites-vous de Kittlepunt ?

– C’est un Arminien .

– Woodsetter ?

– Je le crois Coccéien .

– Le vieux Williewhaw !

– Il est tout ce qu’on veut.

– Le jeune Nœmmo ?

– Il n’est rien du tout.

– Vous êtes difficile à contenter, voisin ; je ne sais plus qui vous proposer. Il faudra que vous en cherchiez un vous-même… Eh mais, j’oubliais ! que ne prenons-nous le jeune Mackenye ? il a toutes les pratiques de son oncle au bout de la langue.

– Est-ce à moi que vous parlez ? s’écria le fougueux presbytérien en se levant brusquement. Osez-vous prononcer le nom d’un homme dont les mains sont encore teintes du sang des saints ? Son oncle n’était-il pas connu sous le nom du sanguinaire Mackenye ? N’était-il pas dans un de ces tribunaux qui envoyaient les martyrs à la torture et au gibet ? Si la vie de cette malheureuse qui cause tous nos maux, si celle de Jeanie, si la mienne, dépendaient d’un mot qui dût être prononcé par un Mackenye ; par un esclave de Satan ! j’aimerais mieux nous jeter tous à l’eau que de lui devoir notre salut.

L’exaltation avec laquelle il prononça cette tirade fut ce qui interrompit l’entretien de Butler avec Jeanie. Ils rentrèrent dans la chambre où ils avaient laissé les deux champions, et trouvèrent Deans dans une sorte de transport de frénésie causé partie par ses chagrins, partie par la sainte colère dont il se sentait enflammé. Il avait le poing fermé, les joues en feu, les lèvres tremblantes, et paraissait ne pouvoir plus trouver de termes pour exprimer sa douleur et son indignation. Butler, craignant les suites d’une agitation si violente pour un vieillard encore plus abattu par l’affliction qu’épuisé par l’âge, se hasarda à lui recommander la patience.

– La patience ! répliqua Deans avec humeur, je n’en manque point ; j’en ai autant qu’un homme puisse en avoir dans le misérable temps où nous vivons ; et je n’ai pas besoin que des hérétiques, des fils ou petits-fils d’hérétiques viennent m’apprendre à porter ma croix.

C’était contre l’aïeul de Butler que se dirigeait cette allusion ; Reuben feignit de ne pas s’en apercevoir. – En pareille circonstance, lui dit-il, il n’est pas défendu de recourir aux moyens humains. Si vous appeliez un médecin, à coup sûr vous ne lui demanderiez pas quels sont ses principes religieux.

– Vous croyez cela ?… C’est-ce qui vous trompe, et s’il ne me prouvait pas qu’il fût dans le droit chemin, jamais une goutte des potions qu’il m’ordonnerait ne passerait par le gosier du fils de mon père.

Il est dangereux de risquer un argument du genre de celui que Butler venait d’employer, il nuit quelquefois au lieu de servir. Il venait d’en faire l’expérience ; mais, comme un brave soldat dont le coup de fusil n’a pas porté, il n’abandonna pas le terrain, et il fit une charge à la baïonnette.

– Vous interprétez trop rigoureusement les règles du devoir, monsieur, lui dit-il ; le soleil luit et la pluie descend sur le juste et sur l’injuste. La Providence les a placés dans le monde de manière à établir entre eux des rapports indispensables, peut-être pour que le méchant puisse être converti par le juste, et peut-être aussi pour que parmi les épreuves auxquelles le juste est exposé ici-bas, il se trouve celle d’être obligé de fréquenter quelquefois les profanes.

– Vous n’y entendez rien, Reuben, répliqua Deans ; vos argumens sont pitoyables. Peut-on toucher de la poix sans qu’il vous en reste aux doigts ? Que pensez-vous donc des anciens champions du Covenant qui n’auraient pas voulu entendre le sermon d’un ministre, quelques grâces qu’il eût reçues d’en-haut, s’il n’avait rendu témoignage contre la dépravation des temps ? Eh bien, pas un avocat ne parlera pour moi ni pour les miens, s’il n’a rendu témoignage comme les restes malheureux de cette Église dispersée, mais bien-aimée encore, qui a vécu dans le creux des cavernes.

À ces mots, comme s’il eût été fatigué des argumens et de la présence de ses hôtes, le vieillard se leva, leur fit ses adieux par un geste de la tête et de la main, et alla s’enfermer dans sa chambre à coucher.

– C’est sacrifier la vie de sa fille, dit Saddletree à Butler quand Deans se fut retiré. Où trouvera-t-il un avocat cameronien ? A-t-on jamais entendu parler d’un avocat qui se soit fait martyr d’une religion ? Je vous dis que c’est sacrifier la vie de sa fille.

Pendant la dernière partie de cette discussion, le laird de Dumbiedikes était arrivé, suivant son usage presque journalier. Après être descendu de cheval, et en avoir passé la bride dans un crochet scellé dans le mur, il était entré, s’était assis à sa place accoutumée, et tout en fixant ses yeux sur Jeanie, selon sa coutume, il les portait cependant alternativement sur chacun des orateurs. La dernière phrase de Saddletree le frappa. Il se leva, traversa lentement la chambre, et, s’approchant de lui, il lui dit, d’une voix tremblante : – L’argent ne peut-il rien pour eux, M-Saddletree ?

– L’argent ? dit celui-ci en prenant un air grave : si vraiment ! on ne peut rien sans argent dans Parliament-House. Mais où en trouver ? vous voyez que M. Deans ne veut rien faire. Mistress Saddletree est amie de la famille, elle y prend beaucoup d’intérêt, mais elle ne peut s’exposer à être responsable singuli in solidum des frais d’une pareille affaire. Si chaque ami voulait supporter sa part du fardeau, on pourrait faire quelque chose… chacun ne répondant que pour soi, bien entendu… Je ne voudrais pas entendre condamner cette pauvre fille sans qu’elle ait été défendue… Cela ne serait pas honorable, quoi qu’en dise ce vieux corps whig.

– Je… je… oui, dit le laird en réunissant tout son courage, oui, je répondrai pour vingt livres sterling. Et il se tut, surpris lui-même de sa générosité inaccoutumée.

– Que le Dieu tout-puissant vous récompense ! s’écria Jeanie dans un transport de gratitude.

– J’irai même jusqu’à trente ! ajouta le laird en jetant les yeux avec embarras, tantôt sur elle, tantôt sur Saddletree.

– Très bien ! dit Saddletree en se frottant les mains ; et moi je mettrai tous mes soins et toute mon expérience pour que cet argent soit bien employé. Fiez-vous à moi !… je connais le moyen d’engager un parleur à se contenter de modiques honoraires. Il ne s’agit que de lui faire accroire que vous avez à le charger de deux ou trois affaires importantes, et qu’il faut qu’il fasse bon marché de celle-ci pour gagner la pratique. Il n’y a pas de mal à ménager votre argent le plus que nous le pouvons ; car, après tout, ils ne vous vendent que des paroles qui ne leur coûtent rien, au lieu que dans mon métier de sellier, enharnacheur et marchand de harnais, pour vendre une bride il faut que j’en achète le cuir.

– Ne puis-je être d’aucune utilité ? dit Butler : je ne possède malheureusement que l’habit que je porte ; mais je suis jeune, actif, dites-moi seulement ce que je puis faire.

– Vous pourrez nous aider à chercher des témoins, dit Saddletree ; il ne faudrait qu’en trouver un qui déposât qu’Effie lui a seulement dit le moindre mot de sa situation, et il ne lui en coûterait pas un cheveu de sa tête ; M. Crossmyloof me l’a répété. On ne peut forcer le ministère public, m’a-t-il dit, à administrer une preuve positive. M’a-t-il dit positive ou négative ? je ne m’en souviens pas trop, mais c’est égal. C’est donc au défendeur à faire preuve des faits qu’il allègue pour sa défense. Cela ne peut être autrement.

– Mais le fait, monsieur, dit Butler, le fait que cette pauvre fille a donné le jour à un enfant, sans doute il faudra qu’on le prouve ?

Saddletree hésita un instant, tandis que le visage de Dumbiedikes, prenant un air de sérénité en entendant cette question, se tournait alternativement vers Butler et vers Saddletree, comme s’il eût été placé sur un pivot.

– Mais…, répondit enfin Saddletree, mais… oui…, je pense que… que cela doit être prouvé. Ce sera sans doute l’objet d’un jugement interlocutoire. Au surplus, la preuve du fait est tout établie, car elle l’a avoué.

– Avoué le meurtre ! s’écria Jeanie en changeant de couleur et en tremblant de tout son corps.

– Je ne dis pas cela, reprit Bartholin ; mais elle a avoué qu’elle a donné le jour à un enfant.

– Et qu’est-il devenu ? dit Jeanie. Je n’ai pu tirer d’elle que des soupirs et des larmes.

– Elle dit qu’il lui a été enlevé par la femme dans la maison de laquelle il est né, et qui lui a donné des secours en ce moment.

– Et qui était cette femme ? demanda Butler : c’est par elle qu’on peut connaître la vérité. Où demeure-t-elle ? Je vais l’aller trouver à l’instant même.

– Je voudrais, dit le laird, être aussi jeune et aussi leste que vous, et avoir comme vous le don de la parole !

– Eh bien, répéta Butler d’un ton d’impatience, qui est-elle donc ?

– Effie seule pourrait le dire, répliqua Saddletree ; et lors de son interrogatoire elle a refusé de répondre à cette question.

– C’est donc elle que je vais aller trouver à l’instant, dit Butler ; et s’approchant de Jeanie : – Adieu, Jeanie, ajouta-t-il à voix basse ; ne faites pas de démarche imprudente jusqu’à ce que vous ayez de mes nouvelles. Et il partit sur-le-champ.

– J’irais bien aussi, dit le laird d’un ton d’humeur et de jalousie ; mais il s’agirait de ma vie que mon cheval ne voudrait pas me conduire ailleurs que de Dumbiedikes ici et d’ici à Dumbiedikes.

– Ce que vous pouvez faire de mieux, lui dit Saddletree, comme ils sortaient ensemble de la ferme, c’est de m’envoyer les trente livres sterling.

– Trente livres ! s’écria Dumbiedikes, qui n’avait plus alors devant lui les deux yeux qui avaient excité sa générosité. Je croyais avoir dit vingt livres.

– Vous avez dit trente, répondit Saddletree.

– Je ne le croyais ; mais ce que j’ai dit je le tiendrai. Montant alors à cheval avec quelque difficulté : – Avez-vous remarqué, ajouta-t-il, que les yeux de Jeanie quand elle pleurait étaient brillans comme des grains d’ambre ?

– Je ne m’inquiète guère des yeux des femmes, répondit l’impassible Saddletree ; je voudrais pouvoir en dire autant de leur langue. Ce n’est pas, ajouta-t-il en se rappelant la nécessité de maintenir sa réputation comme mari, que j’aie à me plaindre de la soumission de la mienne. Oh ! je ne souffre pas chez moi de lèse-majesté ni de perduellion contre mon autorité souveraine.

Le laird ne trouva rien d’assez important dans cette observation pour y répondre ; et après avoir rendu le salut muet que lui fit M. Saddletree, il se sépara de lui, et chacun d’eux s’en alla de son côté.

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