« Tu ne reverras plus cette sœur si chérie ;
» À tes embrassemens le destin l’a ravie. »
Élégie sur mistress Anne Killigrew.
Cette seconde surprise, éprouvée par Jeanie, avait été produite par la baguette du même enchanteur bienfaisant, dont le pouvoir avait transporté son père des rochers de Saint-Léonard sur les bords du Gare-Loch. Le duc d’Argyle n’était pas homme à oublier la dette de reconnaissance dont l’acquit lui avait été légué par son aïeul, et il avait résolu de récompenser le service rendu à celui-ci par Bible Butler, en accordant à son petit-fils l’église de Knocktarlity dans le comté de Dumbarton, dont dépendait l’île de Roseneath ; le titulaire venait justement de mourir ; mais comme avant tout il voulait être sûr que Reuben Butler posséderait les talens et les qualités nécessaires pour remplir dignement cette place, il chargea son agent à Édimbourg de prendre des informations sur lui, et elles ne se trouvèrent pas moins satisfaisantes que celles qu’il avait reçues à l’égard de David Deans.
Par cette nomination, le duc d’Argyle rendit à son amie et sa protégée Jeanie un plus grand service qu’il ne le pensait, car il ne se doutait pas que son père pût avoir quelques objections à faire contre le mariage de sa fille avec Butler, et il contribua à les détruire.
Nous avons déjà dit que Deans avait une sorte de préjugé contre Butler, quoiqu’il lui fût sincèrement attaché. Cette prévention venait peut-être, jusqu’à un certain point, de ce qu’il avait à peu près découvert que le pauvre sous-maître d’école osait regarder sa fille aînée avec les yeux de l’affection, et c’était, à ceux de Deans, un péché de présomption, quoique Butler n’eût jamais eu la hardiesse de lui faire connaître ses sentimens, ni de lui demander ouvertement la main de Jeanie. L’intérêt que Butler lui avait témoigné dans ses malheurs récens, la part qu’il avait prise à son affliction, les marques d’attention qu’il lui avait prodiguées, avaient contribué d’autant plus à diminuer les préventions du vieillard, que, Jeanie étant absente, il ne pouvait attribuer ses assiduités qu’à son respect et à son attachement pour lui-même. Mais tandis qu’il concevait ces bonnes dispositions pour Butler, un autre incident eut encore beaucoup d’influence sur son esprit.
Dès que Deans eut un peu oublié la douleur que lui avait causée la disparition d’Effie, son premier soin fut de se procurer la somme nécessaire pour rendre au laird de Dumbiedikes l’argent qu’il avait déboursé pour le procès, et ce qu’il avait prêté à Jeanie pour son voyage. Mais depuis le départ de celle-ci, le laird, son cheval, sa pipe et son chapeau galonné n’avaient point reparu à Saint-Léonard : il fallut donc que Deans prît le parti de se rendre lui-même au château de Dumbiedikes.
Il y régnait un mouvement extraordinaire. Des ouvriers travaillaient à détacher les anciennes tapisseries pour en substituer de nouvelles ; on peignait les boiseries, on grattait les murs, on réparait les brèches ; enfin la vieille maison n’était plus reconnaissable. Le laird lui-même semblait fort affairé ; il accueillit Deans avec politesse, mais non pas tout-à-fait avec son air de cordialité ordinaire. L’extérieur du maître n’offrait pas moins de changemens que sa maison. Il portait un habit retourné dont la coupe était presque à la mode ; le vieux chapeau avait été repassé, et garni d’un galon neuf ; au lieu d’être rejeté en arrière sur la tête du laird, il était incliné avec intention sur un de ses sourcils.
David Deans lui apprit le motif de son arrivée et lui remit la somme dont il lui était redevable. Le laird la compta avec grande attention, et tandis que Deans lui parlait de la captivité de Judas, il lui demandait s’il ne croyait pas qu’une ou deux guinées étaient un peu rognées. Après les avoir pesées, et s’être tranquillisé l’esprit à ce sujet, il mit l’argent dans sa poche, en donna un reçu à David, et s’informa, avec une sorte d’embarras, s’il avait reçu des nouvelles de Jeanie.
– Sans doute, répondit David, et elle vous remercie de l’argent que vous lui avez prêté.
– Et… et elle ne vous dit pas autre chose pour moi ?
– Non, répondit le vieillard, qui crut que le laird, après avoir fait pendant long-temps une cour silencieuse à sa fille, allait enfin s’expliquer. C’était véritablement son intention, mais l’explication ne devait pas être telle que David se l’imaginait.
– Elle doit savoir ce qui lui convient, dit le laird : quant à moi, je me suis défait d’un mauvais attelage ; j’ai chassé Jenny Balchristie et sa nièce, et je me marie dimanche prochain.
David fut étourdi de cette nouvelle ; mais il était trop fier pour laisser apercevoir qu’elle lui causât une surprise peu agréable.
– Je souhaite que vous soyez heureux, monsieur, grâce à celui qui peut seul donner le bonheur. Le mariage est un état honorable.
– Et je prends une femme dans une famille honorable, David : la fille du laird de Lickpelf, qui occupe à l’église le banc à côté du mien… c’est ce qui m’a fait songer à elle.
Il ne restait plus à Deans qu’à lui souhaiter de nouveau toutes sortes de félicités, et à reprendre le chemin de Saint-Léonard, en réfléchissant sur l’instabilité des projets et des résolutions des hommes. L’espoir que Jeanie serait, un jour ou l’autre, lady Dumbiedikes s’était enraciné, presque à son insu, dans son esprit ; il pensait au moins que ce mariage ne dépendait que de sa fille, et que le laird se déclarerait dès qu’elle voudrait lui donner un peu d’encouragement. Maintenant cette espérance était évanouie, et il rentra chez lui dans une disposition d’esprit qui ne lui était pas ordinaire, mécontent de Jeanie, parce qu’elle n’avait pas donné d’encouragement au laird, mécontent du laird, parce qu’il avait eu besoin d’encouragement, et mécontent de lui-même, parce qu’il était mécontent de tout.
À son retour, il trouva une lettre de l’agent du duc d’Argyle, qui l’engageait à passer chez lui le plus tôt possible, et il se rendit sur-le-champ à Édimbourg.
C’était pour avoir sa réponse définitive sur les propositions qui lui avaient été faites. Deans était déjà presque déterminé à les accepter ; cependant il fit quelques questions sur les sentimens religieux du ministre chargé du soin des âmes dans la paroisse qu’il s’agissait d’aller habiter.
– La place est vacante en ce moment ? répondit l’agent du duc ; mais Sa Grâce la destine à un jeune homme dont on lui a rendu un compte avantageux, nommé Reuben Butler.
– Reuben Butler !… quoi ! Reuben Butler, sous-maître d’école à Libberton !
– Lui-même ; la famille de Sa Grâce a quelques obligations à un de ses ancêtres, et, d’après les arrangemens que je suis chargé de faire, peu de ministres auront une place aussi agréable que M. Butler.
– Des obligations… Le duc !… Reuben Butler !… Reuben Butler ministre d’une église en Écosse ! s’écria Deans dans le plus grand étonnement ; car le peu de succès de toutes les démarches que Butler avait faites jusqu’alors pour obtenir de l’avancement faisait qu’il le regardait comme un de ces enfans que la fortune traite en marâtre, et qu’elle finit par déshériter tout-à-fait.
L’instant où nous sommes disposés à penser le plus favorablement d’un ami est presque toujours celui où nous le voyons s’élever dans la bonne opinion des autres. Deans, bien assuré du changement total qui allait s’opérer dans la situation de Reuben, en témoigna sa satisfaction, et fit observer que c’était à lui qu’il en était redevable. – C’est moi, dit-il, qui conseillai autrefois à sa grand’mère, bonne femme qui avait une pauvre tête, de le faire entrer dans l’église, et qui lui prédis que, si Dieu bénissait ses efforts, il deviendrait un pilier poli de son temple. Il fait un peu trop de cas des connaissances humaines, mais c’est un brave garçon, qui a de bons principes ; et sur dix ministres, tels qu’ils sont aujourd’hui, vous en trouverez neuf qui ne valent pas Reuben Butler.
Il prit congé de l’homme d’affaires du duc, après avoir terminé tous les arrangemens relatifs à la ferme, et retourna chez lui tellement absorbé par ses calculs sur la nouvelle étonnante qu’il venait d’apprendre, qu’il ne songea pas à la fatigue. L’honnête David avait alors à s’occuper d’un travail important, celui de mettre d’accord son intérêt et ses principes, et, de même que tant d’autres quand ils y songent sérieusement, il y réussit assez bien.
Reuben Butler pouvait-il accepter, en toute sûreté de conscience, un grade dans l’église d’Écosse, soumise comme elle l’était, selon David, aux empiètemens érastiens du pouvoir civil ? C’était là une grande question qu’il médita avec attention. « L’église d’Écosse était dépouillée de ses rayons, de son artillerie et des bannières de sa puissance ; mais il lui restait des pasteurs zélés, et doués d’une grâce féconde, ainsi que des congrégations prudentes, et, avec toutes ses taches et ses souillures, on ne pouvait trouver encore sur la terre une église égale à celle d’Écosse. »
Les doutes de David avaient été trop multipliés et trop scrupuleux pour lui permettre de s’unir jamais complètement à aucune des sectes dissidentes qui, par divers motifs, s’étaient séparées de l’église nationale. Il s’était même souvent associé à la communion des membres du clergé reconnu, qui se rapprochaient le plus de l’ancien modèle presbytérien et des principes de 1640, et quoiqu’il y eût bien des amendemens à faire à ce système, cependant il se rappelait que lui David Deans, il avait toujours été un humble avocat de la bonne cause, d’une manière légale, et sans jamais se jeter dans les excès, les divisions et les séparations ce qu’on appelait l’extrême droite. Comme ennemi de ces séparations, il pouvait donc mettre sa main dans celle d’un ministre de l’église d’Écosse actuelle ; ergo, Reuben Butler pouvait prendre possession de la paroisse de Knocktarlity sans perdre son amitié ou sa bienveillance : Q. E. D . Mais secondement, venait l’article épineux du patronage laïque, que David Deans avait toujours dénoncé comme « une intrusion par la fenêtre et par dessus les murailles, une tromperie, une manière d’affamer les âmes de toute une paroisse, pour vêtir les épaules et remplir le ventre du bénéficier. »
Quel que fût le mérite, quel que fût le noble caractère du duc d’Argyle, la présentation faite par ce seigneur était donc « un membre de l’image d’airain, une dépendance du mal ; » et aucune raison ne pouvait engager David et sa conscience à favoriser une telle transaction. Mais si les paroissiens eux-mêmes, d’une voix unanime, réclamaient Reuben Butler pour leur pasteur, était-il juste que cette malheureuse présentation fît refuser à leurs âmes les consolations de sa doctrine ? Si le presbytère l’admettait dans l’église, en vertu de l’acte de patronage, plutôt que par égard pour le vœu général de la congrégation, c’était une erreur personnelle et une erreur bien grossière ; mais si Reuben Butler acceptait la cure comme lui étant offerte par l’élection de ceux qu’il était appelé à instruire et qui s’étaient montrés avides d’instruction, si… par la vertu toute-puissante de ce SI, David, après avoir bien médité la chose, en vint à être d’opinion qu’il pouvait en toute sûreté approuver cette transaction.
Il restait une troisième pierre d’achoppement, – le serment exigé des ministres reconnus, par lequel ils reconnaissaient un roi et un parlement érastien, approuvaient l’union de l’Angleterre à l’Écosse. Par lequel acte le second royaume était devenu partie intégrante du premier, d’où la prélature, sœur du papisme, était venue asseoir son trône et montrer les cornes de sa mitre. C’étaient là de ces symptômes de défection qui avaient souvent forcé David de s’écrier : « – Mes entrailles ! mes entrailles ! – Je suis souffrant jusque dans le fond de mon cœur ! » Il se souvenait aussi qu’une sainte matrone de Bow-Head avait été enlevée de ce monde dans un évanouissement, dont les cordiaux et les plumes brûlées ne purent la tirer, rien que pour avoir entendu, dans l’église de la Tolbooth, ces paroles terribles prononcées du haut de la chaire par le ministre lisant la proclamation contre les meurtriers de Porteous : – « Il est prescrit par les lords spirituels et temporels ; – ces sermens étaient donc une coupable complaisance et une fatale abomination, – un piége du péché, – un danger de défection. – Mais ce Shibboleth n’était pas toujours exigé ; les ministres avaient quelquefois des égards pour leurs consciences timorées, et pour celles de leurs frères. Ce ne fut que plus tard que l’assemblée générale et le presbytère tinrent d’une main plus ferme les rênes de l’autorité spirituelle. La conciliante particule vint encore au secours de David. SI un bénéficier n’était pas tenu à ces concessions coupables, si Butler pouvait trouver une légitime entrée dans l’Église sans intrusion… en un mot, David Deans fut d’avis qu’il pouvait légalement jouir du spirituel et du temporel de la cure des âmes à Knocktarlity, avec les émolumens, la manse cléricale, la glèbe et autres appartenances.
Les hommes les plus droits et les plus vertueux sont quelquefois placés dans de telles circonstances, qu’il serait un peu rigoureux de chercher trop sévèrement si l’amour paternel n’avait pas contribué pour beaucoup à inspirer à Deans tous ces raisonnemens. Réfléchissons sur sa situation : Une de ses filles était perdue pour lui, et la résolution subite que venait de prendre le laird de Dumbiedikes anéantissait l’espérance secrète qu’il avait conçue depuis si longtemps pour son aînée, à qui il était si redevable. À l’instant où ce contre-temps vient l’affliger, Butler se présente à son imagination, non plus en pauvre sous-maître en habit râpé ; mais comme le ministre bénéficier d’une paroisse nombreuse, chéri de sa congrégation, menant une vie exemplaire, prêchant avec éloquence la saine doctrine, remplissant ses fonctions, comme jamais ministre ne l’avait fait avant lui dans les montagnes d’Écosse, ramenant les pécheurs comme un chien de berger conduit les moutons, favori du duc d’Argyle, et jouissant d’un revenu fixe de huit cents livres d’Écosse, plus quatre charretées de denrées en nature. L’idée de le voir épouser Jeanie faisait plus que balancer le regret qu’il éprouvait de renoncer à entendre nommer sa fille lady Dumbiedikes, car un ministre presbytérien était dans son esprit bien au-dessus d’un laird. Il ne fit pas attention qu’il était probable que ce mariage plairait à sa fille plus que celui qu’il avait eu en vue ; l’idée de consulter ses sentimens à ce sujet ne se présenta pas plus à lui que la possibilité qu’elle eût une opinion différente de la sienne.
Le résultat de ces méditations fut qu’il fallait qu’il se chargeât de conduire toute l’affaire, afin de donner, s’il était possible, sans coupable complaisance, sans apostasie, et sans défection d’aucune espèce, un digne pasteur à l’église de Knocktarlity. En conséquence, par l’entremise de l’honnête négociant en lait et beurre, qui demeurait à Libberton, il fit dire à Reuben Butler de venir le voir sur-le-champ : il ne put même s’empêcher de donner cette commission à ce digne messager avec un certain air d’importance ; car celui-ci, en s’en acquittant, dit à Butler que le brave homme de Saint-Léonard avait sûrement quelque grande nouvelle à lui apprendre, attendu qu’il paraissait aussi fier qu’un coq dressé sur ses ergots.
Butler soupçonna le motif de cette invitation, et l’on doit bien croire qu’il se rendit sur-le-champ à Saint-Léonard. Le bon sens, la franchise et la simplicité formaient les élémens de son caractère, mais l’amour en cette occasion y ajouta un peu d’adresse. Il était instruit de la faveur que le duc d’Argyle voulait bien lui accorder, et il en avait reçu l’avis avec des sentimens qui ne peuvent être appréciés que par ceux qui ont passé tout-à-coup d’un état de dépendance et de pauvreté à un état de liberté et d’aisance. Il résolut cependant de laisser le vieillard s’attribuer le mérite de lui en apprendre la première nouvelle, et surtout de le laisser disserter sur ce sujet aussi longuement qu’il le voudrait, sans l’interrompre ni le contredire. Ce plan, dans sa dernière partie surtout, était le plus prudent qu’il pût adopter, parce que le vieux Deans, dans les articles de controverse, éclaircissait souvent ses doutes en les discutant lui-même, mais ne voulait jamais se laisser convaincre par autrui ; et soutenir une opinion contraire était le plus sûr moyen de l’affermir dans la sienne.
Il reçut Butler avec cet air de gravité importante que des infortunes trop réelles lui avaient fait quitter depuis quelque temps, et qui appartenait au temps où il donnait à la veuve Butler des leçons sur la manière de cultiver la petite ferme de Bersheba. Il lui parla avec détail du projet qu’il avait formé de quitter sa résidence actuelle pour aller conduire une ferme appartenant au duc d’Argyle dans l’île de Roseneath, comté de Dumbarton. Il lui détailla les nombreux avantages qu’il devait y trouver, et assura son auditeur patient que rien n’avait autant contribué à lui faire accepter cette proposition que la conviction que ses connaissances pourraient rendre d’importans services au duc d’Argyle, et qu’il lui prouverait par là sa reconnaissance de la protection que ce seigneur lui avait accordée, – dans une malheureuse circonstance, ajouta-t-il, et une larme vint obscurcir les yeux du vieillard, qu’animait un sentiment d’orgueil. – En confiant cette place à un grossier Highlander, pouvait-on s’attendre à voir en lui autre chose qu’un chef de parleurs comme le méchant Doeg l’Édomite ? tandis qu’aussi long-temps que ces cheveux blancs couvriront ma tête, il n’y aura pas une des vaches de Sa Grâce qui ne soit soignée comme si elles étaient toutes les vaches grasses de Pharaon. – Et maintenant, Reuben, continua Deans, – voyant que nous allons porter notre tente dans une terre étrangère, vous jetterez sans doute de notre côté un regard de regret, avant de trouver quelqu’un pour prendre conseil sur votre conduite dans ces temps de faux pas et d’apostasie : sans doute vous vous souviendrez que le vieux David Deans fut l’instrument choisi par Dieu pour vous retirer du bourbier de l’hérésie et du schisme où la maison de votre père aimait à se vautrer. Souvent aussi, sans doute, quand vous serez trop pressé par les épreuves difficiles, les tentations et les faiblesses du cœur, vous qui êtes comme un soldat de recrue marchant pour la première fois au son du tambour, vous regretterez le vétéran hardi et expérimenté qui a bravé l’orage de plus d’un jour de terreur, et qui entendit siffler à ses oreilles autant de balles qu’il lui reste de cheveux sur la tête ! –
Il est très possible que Butler pensât au fond du cœur que David aurait bien pu s’épargner l’allusion aux principes religieux de son grand’père, et qu’il fut assez présomptueux pour se croire, à son âge et avec ses propres lumières, assez fort pour conduire sa barque sans prendre le bon David pour pilote ; mais il se contenta d’exprimer le regret que quelque événement pût le séparer d’un ami si ancien et si éprouvé.
– Mais comment l’empêcher, jeune homme ? comment empêcher notre séparation ? Vous ne pourriez me le dire. Il faut que vous l’appreniez de quelque autre, du duc d’Argyle ou de moi, Reuben, ajouta-t-il en faisant la grimace qui lui tenait lieu de sourire ; c’est une bonne chose que d’avoir des amis dans ce monde, – à plus forte raison dans l’autre.
David, dont la piété n’était pas toujours raisonnable, mais sincère et fervente, tourna les yeux vers le ciel avec respect, et garda le silence. M. Butler fit connaître qu’il recevrait avec plaisir l’avis de son ami sur un sujet si important, et David reprit la parole :
– Que pensez-vous, maintenant, Reuben, d’une église, – une église régulière sous le gouvernement actuel ? – Si on vous en offrait une, seriez-vous libre de l’accepter, et avec quelles réserves ? Je ne vous le demande que pour vous le demander ?
– Si l’on me faisait une telle proposition, répondit Reuben j’examinerais d’abord s’il est vraisemblable que je puisse être utile au troupeau qui me serait confié ; car, sous tout autre point de vue, vous devez bien juger qu’elle ne pourrait que m’être très avantageuse.
– Bien répondu, Reuben, très bien répondu : votre conscience doit être satisfaite avant tout ; car comment enseignerait-il les autres, celui qui aurait si mal appris les saintes Écritures, que, par l’amour du lucre et d’un avancement terrestre, c’est-à-dire d’une manse, des émolumens et des rétributions en nature, il se laisserait aller à accepter ce qui ne lui appartiendrait pas dans le sens spirituel, – ou qui ferait de son Église un cheval de relai pour arriver à son salaire ? Mais j’attends de vous quelque chose de mieux, et surtout souvenez-vous de ne pas vous en rapporter à votre seul jugement, ce qui est une source de tristes erreurs, d’apostasie et de défections à droite comme à gauche. Si une semblable épreuve vous était imposée, ô Reuben, vous qui êtes jeune, quoique doué des langues charnelles, comme celle qu’on parle à Rome, ville aujourd’hui le siége de l’abomination, et celle des Grecs à qui l’Évangile semblait une folie, – ceux qui vous veulent du bien peuvent vous exhorter à prendre conseil de ces chrétiens prudens, résolus et aguerris, qui ont su ce que c’était que de se cacher dans des fondrières, des marais et des cavernes, ou de risquer de perdre la tête ? pour conserver l’intégrité du cœur.
Butler répondit que certainement, puisqu’il avait un ami, et il l’espérait avoir dans David Deans lui-même, qui avait vu toutes les vicissitudes du siècle précédent, il serait bien coupable de ne pas profiter de son expérience et de ses bons conseils.
– Assez, – assez, Reuben reprit David Deans triomphant au fond du cœur : si vous étiez dans la position dont je parlais, certes je croirais de mon devoir de pénétrer jusqu’à la racine de la chose, et de vous dévoiler les apostumes et les ulcères, les plaies et la lèpre du temps où nous vivons ; je le ferais à haute voix et sans rien taire.
David Deans était dans son élément. Il commença son examen des doctrines et des croyances de l’église chrétienne depuis les Culdes eux-mêmes ; passa de là à John Knox, de John Knox aux sectaires récusans du temps de Jacques VI, – Bruce, Black Blair, Livingstone ; – et de là aux courtes et enfin victorieuses époques de la splendeur du presbytérianisme, jusqu’à son oppression par les Indépendans anglais. Vinrent ensuite les temps lugubres de la prélature, des indulgences au nombre de sept, avec leurs obscurités ; et leur vrai sens, jusqu’à ce que Deans arrivât au règne du roi Jacques, dans lequel il avait été lui-même, croyait-il, un acteur et un martyr nullement inconnu : alors Butler fut condamné à entendre l’édition la plus détaillée et la plus longuement commentée de ce qu’il avait tant de fois entendu auparavant, – savoir : l’histoire de la réclusion de David Deans dans la Tolbooth de Canongate, et la cause d’icelle, etc.
Nous serions injustes envers notre ami David, si nous omettions un récit qu’il regardait comme essentiel à sa gloire. Un soldat des gardes du roi, nommé Francis Gordon, avait pourchassé, étant ivre, six ou sept whigs persécutés parmi lesquels était notre ami David, et après les avoir forcés de s’arrêter il allait se prendre de paroles avec eux, lorsqu’il y en eut un qui fit feu sur lui avec un pistolet et l’étendit mort. David avait coutume de rire en hochant la tête lorsqu’on lui demandait si c’était lui qui avait été l’instrument dont le ciel s’était servi pour enlever ce perfide persécuteur de la face de la terre. En effet, le mérite de cet acte était douteux entre lui et son ami Patrick Walker le colporteur, dont il aimait tant à citer les ouvrages. Ni l’un ni l’autre ne se souciait de réclamer directement le mérite d’avoir réduit au silence M. Francis Gordon, parce qu’il y avait non loin d’Édimbourg quelques cousins du garde-du-corps qui auraient pu avoir conservé encore le désir de la vengeance ; mais aucun d’eux ne voulait désavouer ou céder à l’autre l’honneur de cette défense énergique de leur culte. David disait que « s’il avait tiré un coup de pistolet ce jour-là, c’était la première et la dernière fois de sa vie ; » et quant à M. Patrick Walker, il nous a dit dans un de ses livres, « que sa grande surprise fut de voir un si petit pistolet tuer un homme si grand. » Tels sont les termes de ce vénérable biographe, dont le métier n’avait pu lui apprendre par expérience « qu’un pouce vaut une aune : » – « Il (Francis Gordon) attrapa dans la tête une balle sortie d’un pistolet de poche plutôt fait pour amuser un enfant que pour tuer un homme si furieux et si fort, et qui cependant le tua raide. »
S’appuyant sur la base étendue que lui offrait l’histoire de l’Église pendant son court triomphe et ses longues tribulations, David aurait étourdi tout autre homme que l’amant de sa fille, lorsque, infatigable dans ses discours, il se mit à exposer ses propres règles pour guider la conscience de son ami, considéré comme aspirant au ministère. Là-dessus le brave homme trouva, en vrai casuiste, une telle variété de problèmes délicats, il supposa tant de cas extrêmes, fit des distinctions si critiques et si pointilleuses entre la droite et la gauche, entre la condescendance et la défection, – les pas rétrogrades et les déviations, – les faux pas et les chutes, – les piéges et les erreurs, – qu’enfin, après avoir borné le chemin de la vérité à la ligne mathématique, il fut conduit à admettre que la conscience de chacun, après avoir apprécié les écueils de sa navigation, devait être sa meilleure boussole. Il cita les exemples et les argumens pour et contre l’acceptation d’une église sur le modèle de la révolution actuelle, avec plus d’impartialité pour Butler qu’il n’avait pu le déduire pour lui-même ; puis il conclut qu’il devait méditer les choses et en croire la voix de sa conscience, pour savoir s’il pouvait se charger d’une fonction aussi redoutable que celle de la charge des âmes, sans faire tort à sa conviction intérieure sur ce qui était mal ou bien.
Quand David eut terminé sa longue harangue, interrompue seulement par quelques monosyllabes de la part de Butler, l’orateur lui-même fut grandement étonné de trouver que la conclusion à laquelle il désirait naturellement arriver semblait bien moins facile à être obtenue que lorsqu’il avait discuté la question dans son esprit.
Dans cette occasion, David, par le contraste de sa pensée et de ses paroles, ne fit que donner une nouvelle preuve de ce qu’on a dit souvent de l’excellence d’une discussion publique ; car sous l’influence de l’esprit de parti, il est certain que la plupart des hommes sont plus facilement convaincus dans le secret de leur cœur sur l’opportunité d’une mesure, que lorsque, obligés d’en vanter le mérite à un tiers parti, la nécessité de paraître impartial leur fait donner aux argumens contraires plus de latitude qu’ils ne leur en accordaient tacitement. Ayant ainsi dit tout ce qu’il avait à dire, David se crut obligé d’être plus explicite et de déclarer que ce n’était pas un cas hypothétique dont il s’agissait ; mais une question sur laquelle (grâce à son influence et à celle du duc d’Argyle), Reuben Butler serait bientôt appelé à décider.
Ce ne fut même pas sans un sentiment d’inquiétude que Deans entendit Reuben lui répondre qu’il prendrait la nuit pour y réfléchir, et qu’il lui donnerait sa réponse le lendemain matin. L’amour paternel était ce qui dominait en ce moment dans le cœur du vieillard. Il insista pour qu’il passât la soirée avec lui. Il alla même (chose rare !) chercher dans son cellier deux bouteilles de vieille ale. Il parla de sa fille, de son affection, de ses bonnes qualités, de son économie ; enfin il amena Butler à lui faire l’aveu de son amour pour elle, et le mariage fut décidé avant que la nuit arrivât.
Ils auraient regardé comme peu délicat d’abréger le terme que Reuben avait demandé pour délibérer sur ce qu’il devait faire, mais il parut suffisamment convenu entre eux qu’il deviendrait très probablement ministre de Knocktarlity, pourvu que la congrégation fut aussi portée à l’agréer que le duc à le présenter. Quant au Shibboleth, ils arrêtèrent qu’il serait temps de le discuter quand on le lui demanderait.
Plus d’un arrangement fut adopté ce soir-là, et convenu ensuite dans une correspondance avec l’homme d’affaires du duc d’Argyle, qui confia à Deans et à Butler les intentions bienveillantes de Sa Grâce. Le duc désirait qu’ils allassent tous attendre Jeanie revenant d’Angleterre à la Loge-de-Chasse de Roseneath.
Ce coup d’œil en arrière, si intéressant pour les paisibles amours de Jeanie Deans et de Butler, explique le récit précédent jusqu’à l’époque où nous avons abordé à l’île de Roseneath.