« Toi que je puis nommer par les noms les plus doux
» Qu’aux mortels fortunés ait permis la nature,
» Ma femme, reconnais la voix de ton époux.
» Maisons, amis, parens, quitte tout sans murmure ;
» Ma maison, mes amis, mes parens sont les tiens. »
LOGAN.
La réunion de Jeanie et de Butler, dans les circonstances qui promettaient de couronner l’union de deux cœurs attachés l’un à l’autre depuis si long-temps, fut plus remarquable par la sincérité de leur affection que par la véhémence de leurs transports. David Deans, dont la théorie n’était pas toujours d’accord avec la pratique, les inquiéta d’abord en leur citant les opinions de plusieurs célèbres prédicateurs presbytériens, qui avaient soutenu que le mariage, quoique déclaré honorable par les lois de l’Écriture, était témérairement envié par les chrétiens, et surtout par les jeunes ministres, dont quelquefois le désir désordonné de paroisses, d’émolumens et de femmes, avait occasioné mainte complaisance coupable pour la défection générale du temps. Il leur dit aussi qu’un mariage trop précipité avait été la perte de plus d’un sage professeur de la foi ; que la femme incrédule n’avait que trop souvent justifié la prédiction des livres saints en pervertissant l’époux ; croyant enfin que, lorsque le fameux Donald Cargill, alors caché à Lee-Wood, dans le comté de Lanark, à une époque de mort pour les fidèles, avait marié, pour céder à ses importunités, Robert Marshall de Starry Shaw, il s’était exprimé en ces termes : – Qui a engagé Robert à épouser cette femme ? elle a fait triompher sa pensée coupable sur sa volonté pieuse ; – il ne suivra pas long-temps le droit chemin ; – ses jours de prospérité sont finis. – Je fus témoin moi-même du triste accomplissement de cette prophétie, ajouta David, car Robert Marshall s’étant laissé aller à de fatales complaisances pour l’Ennemi, revint chez lui, entendit les prêtres intrus, fit d’autres démarches de défection, et perdit la bonne estime qu’on avait de lui.
– En effet, observait David, les grands soutiens de l’étendard de la foi, Cargill, Peden, Cameron et Renwick, avaient moins de plaisir à bénir les nœuds du mariage qu’à remplir les autres fonctions de leur ministère ; et, quoiqu’ils s’abstinssent de dissuader les autres ou de leur refuser leurs fonctions, ils considéraient ceux qui les appelaient pour cette solennité comme des indifférens aux tristes épreuves du temps. Mais, tout en maintenant que le mariage était pour plusieurs un piége, David était d’avis (comme il l’avait prouvé par son exemple) qu’il était en lui-même honorable, surtout dans une époque où les honnêtes gens pouvaient être à l’abri d’être fusillés, pendus ou bannis, et avaient de quoi vivre pour eux et pour ceux qui pouvaient venir après eux. – Ainsi donc (car il lui arrivait de conclure quelquefois brusquement), ainsi donc, dit-il à Reuben et à Jeanie, qui l’avaient écouté, en rougissant, déclamer pour et contre le mariage, – je vous laisse à vos tendres causeries.
Les deux amans eurent ensuite une longue conversation, dont le sujet n’est pas difficile à deviner ; mais, comme l’intérêt ne serait peut-être point partagé par nos lecteurs, nous ne leur ferons part que des détails que Butler communiqua à Jeanie sur la fuite de sa sœur, détails qu’elle n’avait osé demander à son père.
Effie, après être sortie de prison, en conséquence de la grâce qui lui avait été accordée, était retournée à Saint-Léonard. Avant sa mise en liberté, Deans avait eu avec sa fille pécheresse plusieurs entrevues très touchantes ; mais Butler ne put s’empêcher de déclarer que, lorsque le vieillard n’eut plus à craindre de la perdre d’une manière si terrible, et qu’elle fut rentrée sous le toit paternel, il avait soumis sa conduite à des restrictions assez sévères pour exaspérer un esprit naturellement indocile, et devenu plus irritable encore par le sentiment de ses torts.
La troisième nuit qui suivit son retour à Saint-Léonard, elle disparut sans que personne sût la route qu’elle avait prise. Butler parvint pourtant à découvrir ses traces, et les suivit jusqu’à une petite baie où un ruisseau porte ses eaux à la mer entre Musselburgh et Édimbourg. On y a construit depuis ce temps un petit port, auquel on a donné le nom de Porto-Bello, et l’on a bâti à l’entour de jolies maisons de campagne. Mais, à cette époque, c’était un terrain inculte où l’on ne voyait que des genêts sauvages, et qui n’était fréquenté que par quelques contrebandiers. Un lougre avait paru dans la rade le jour de la disparition d’Effie, et Butler apprit d’un paysan qu’un canot s’était approché du rivage pendant la nuit, et avait reçu une femme à bord. Comme le lougre était connu pour faire la contrebande, et qu’il avait repris le large sans débarquer aucunes marchandises, Butler ne put douter qu’il ne fût monté par des complices de Robertson, venus dans le Frith uniquement pour favoriser la fuite d’Effie.
Cette présomption devint une certitude le lendemain, car Butler reçut par la poste une lettre signée E. D., mais qui n’indiquait ni le jour où elle avait été écrite, ni le lieu d’où elle était partie. Dans cette lettre, comme dans tout ce que faisait et disait cette malheureuse fille, il y avait de quoi louer et de quoi blâmer. Elle y disait qu’elle ne pouvait supporter l’idée que son père et sa sœur dussent se bannir pour elle et partager sa honte. Que si son fardeau était pesant, elle se l’était imposé elle-même, et devait le supporter seule ; qu’elle ne pouvait plus ni leur apporter de consolation, ni en recevoir d’eux, puisque chaque mot, chaque regard de son père lui rappelait sa faute, et semblait devoir lui faire perdre l’esprit ; qu’elle l’avait presque perdu pendant les trois jours qu’elle avait passés à Saint-Léonard ; que son père avait sans doute de bonnes intentions à son égard, mais qu’il ne savait pas les angoisses terribles qu’il lui causait en lui reprochant sans cesse ses fautes ; que si Jeanie avait été à la maison, les choses auraient probablement été toutes différentes ; que Jeanie était comme les anges du ciel qui pleurent les fautes du pécheur, mais qui ne les comptent point ; qu’elle ne la reverrait plus, et que cette pensée lui causait plus d’affliction que tout ce qui lui était arrivé par le passé et tout ce qui pourrait lui arriver à l’avenir ; qu’elle prierait nuit et jour pour Jeanie, tant à cause de ce qu’elle avait fait, qu’à cause de ce qu’elle n’avait pas voulu faire pour elle ; qu’elle priait son père de donner à sa sœur tout ce qui pouvait lui revenir du chef de sa mère ; qu’elle avait fait un acte qui lui laissait le droit de le recevoir, et qui était entre les mains de M. Novit ; quant à elle, que les biens du monde devaient être désormais les moindres de ses soucis, et qu’elle ne serait pas dominée par eux : elle espérait que la cession qu’elle faisait à sa sœur pourrait faciliter son établissement ; et, immédiatement après cette expression, elle ajoutait qu’elle souhaitait toute sorte de bonheur à M. Butler en retour des bontés qu’il avait eues pour elle ; que quant à elle, elle savait que sa destinée ne pouvait être heureuse, mais que c’était sa propre faute, et qu’elle ne demandait pas qu’on la plaignît. Que cependant elle voulait apprendre à leurs amis, pour leur satisfaction, qu’ils n’auraient pas à rougir d’elle à l’avenir ; que celui qui lui avait fait le plus de tort était disposé à lui faire la seule réparation qui était en son pouvoir ; et qu’en conséquence elle serait, sous certains rapports, plus heureuse qu’elle ne le méritait ; mais qu’elle priait sa famille de se contenter de cette assurance, et de ne faire aucunes démarches pour savoir ce qu’elle serait devenue.
Cette lettre n’apporta pas une grande consolation à David Deans ni à Butler ; car que pouvait-on espérer d’une malheureuse fille qui allait unir sa destinée à celle d’un homme comme Robertson ? Pouvait-on interpréter autrement la dernière phrase de sa lettre ? N’était-il pas vraisemblable qu’elle deviendrait la complice et la victime de tous ses crimes ? Jeanie, qui connaissait le rang et le nom de celui qu’on lui désignait sous le nom de Robertson, n’était pas sans une lueur d’espérance : elle augurait bien de la promptitude avec laquelle il était venu réclamer celle qu’il regardait comme son épouse, et elle se flattait qu’elle en avait déjà le titre. Si cela était, il ne lui paraissait pas probable qu’avec la fortune qu’il devait posséder un jour, et appartenant à une famille respectable, il reprît le cours de sa vie criminelle ; il devait sentir d’ailleurs qu’il y allait de sa vie qu’on ne pût jamais reconnaître l’audacieux, le coupable Robertson, dans l’héritier présomptif de la famille Willingham, et il ne pouvait être sûr que ce secret important serait gardé, qu’en changeant entièrement toutes ses habitudes, et en évitant toute liaison avec ceux qui l’avaient connu sous ce nom emprunté.
Jeanie pensa donc qu’il était vraisemblable que Georges Staunton passerait avec son épouse sur le continent, et qu’ils y resteraient jusqu’à ce que le temps eût fait entièrement oublier l’affaire de Porteous ; et il en résultait qu’elle avait plus d’espoir pour sa sœur que son père et Butler n’en pouvaient concevoir. Elle n’osait pas cependant leur faire part de la consolation qu’elle éprouvait en songeant qu’Effie serait à l’abri des rigueurs de la pauvreté, et qu’il n’y avait guère d’apparence que son mari cherchât à l’entraîner dans les sentiers du crime ; il aurait fallu pour cela qu’elle leur fît connaître l’identité de Staunton avec Robertson ; et, malgré sa confiance en l’un et l’autre, c’était un secret qu’elle ne se croyait autorisée à révéler à qui que ce fût. Après tout, il n’était guère moins effrayant de songer que sa sœur était mariée à un homme condamné à mort pour vol à main armée, et qu’on cherchait partout pour lui faire son procès comme assassin. Ce n’était pas sans chagrin qu’elle réfléchissait aussi que, comme elle était en possession de ce dangereux secret, il était vraisemblable que, tant par un sentiment de honte que par crainte pour sa propre sûreté, il ne permettrait jamais à la pauvre Effie de la revoir.
Après avoir lu et relu la lettre de sa sœur, elle se soulagea par un déluge de larmes, que Butler s’efforça en vain d’arrêter. Elle fut pourtant enfin obligée de s’essuyer les yeux et de retenir ses pleurs, car son père, pensant avoir laissé aux deux amans tout le temps de s’entretenir, arrivait du château avec le capitaine Duncan de Knockdunder, que ses amis se contentaient d’appeler Duncan, par abréviation, et dont Deans avait déjà parlé à sa fille sous le nom du laird de Knocktarlity.
C’était un personnage de la première importance dans l’île de Roseneath, et même dans les paroisses du comté de Dumbarton voisines de la mer. On voit encore les ruines de la tour de Knockdunder sur un roc situé sur le bord de Holy-Loch. Duncan jurait qu’elle avait été un château royal ; si le fait est vrai, c’était un des plus petits qui eussent jamais existé, car l’intérieur-de la tour ne contenait qu’un espace de seize pieds carrés, édifice assez ridicule, vu l’épaisseur des murs, qui était de dix pieds. Quoi qu’il en soit, ce château avait donné depuis long-temps aux ancêtres de Duncan le titre de capitaine, correspondant à celui de seigneur châtelain. Ils étaient vassaux des ducs d’Argyle, et exerçaient sous eux une juridiction subalterne, de peu d’importance à la vérité, mais qui en avait une grande à leurs yeux ; aussi mettaient-ils à remplir leurs fonctions une rigueur qui allait quelquefois au-delà même de ce que la loi prescrivait.
Le représentant actuel de cette antique famille était un homme d’environ cinquante ans, de petite taille, mais vigoureux, et qui se plaisait à réunir dans sa personne le costume anglais et celui des montagnards écossais. En conséquence, il se couvrait la tête d’une perruque noire surmontée d’un grand chapeau à cornes, bordé d’un galon en or, et il portait le jupon et le plaid des montagnards. Le district soumis à sa juridiction était situé, partie dans les montagnes, partie dans les basses terres, et peut-être voulait-il annoncer par son costume qu’il ne ferait aucune différence entre les Grecs et les Troyens. Cette bizarrerie produisait pourtant un singulier effet, car sa tête et son corps semblaient appartenir à deux personnes différentes, ou, comme le prétendait quelqu’un qui avait vu les exécutions des insurgés faits prisonniers en 1715, on aurait dit qu’un enchanteur, pressé de rappeler à la vie ceux qui venaient d’être décapités, avait replacé la tête d’un Anglais sur le corps d’un Highlander. Pour achever le portrait de l’aimable Duncan, il avait l’air gonflé d’importance, la parole brève, le ton décidé ; et son nez court, rouge de cuivre, annonçait qu’il avait un égal penchant pour la colère et l’usquebaugh .
Lorsque ce grand dignitaire arriva près de Jeanie : – M. Deans, dit-il, je prendrai la liberté d’embrasser cette jeune personne, votre fille sans doute ? C’est un des droits de ma charge d’embrasser toutes les jolies filles qui arrivent à Roseneath.
Après ce galant discours, il s’avança vers elle, et la baisa sur les deux joues en lui disant qu’elle était la bienvenue dans le pays du duc d’Argyle. S’adressant alors à Butler :
– Allons, lui dit-il, c’est demain le grand jour ; tout le clergé rustique sera à la Loge pour terminer votre affaire, et nous l’arroserons sûrement d’usquebaugh. On ne fait rien sans cela dans ce pays.
– Et le laird, dit David Deans…
– Dites donc le capitaine, s’écria Duncan : on ne saura pas de qui vous parlez, si vous ne donnez pas aux gens les titres qui leur conviennent.
– Eh bien donc, reprit David, le capitaine vient de m’assurer que le vœu des paroissiens est unanime en votre faveur, Reuben ; qu’il règne entre eux à cet égard une harmonie parfaite.
– Oui, dit Duncan, aussi parfaite qu’on peut l’attendre de gens dont une moitié crie en saxon, et l’autre braille en gaëlique, comme des mouettes ou des oies avant un orage. Il aurait fallu avoir le don des langues pour savoir précisément ce qu’ils disaient. Je crois que ce qu’on entendait le mieux, c’était : Vivent Mac-Callummore et Knockdunder ! et, quant à leur unanimité, je voudrais bien savoir lequel d’entre eux oserait s’aviser de ne pas vouloir ce que le duc et moi avons décidé.
– Si pourtant, dit Butler, quelqu’un d’entre eux avait des scrupules sur la légalité de ma nomination, comme cela peut arriver à un ami sincère de la vérité, je tâcherais de le convaincre que…
– Ne vous en inquiétez pas, s’écria Duncan : laissez-moi faire ; de par tous les diables, je ne les ai pas habitués à avoir des scrupules sur ce qu’on leur ordonne ; et s’il y en avait un qui osât se rebiffer, vous verriez le sincère ami, comme vous le nommez, solidement lié par une bonne corde à la poupe de ma chaloupe, faire une promenade dans le Lac Saint pour essayer si l’eau le débarrasserait de ses scrupules comme de ses puces. Goddam !
Il ajouta encore quelques menaces mal articulées qui semblaient promettre aux récusans, s’il s’en trouvait, une conversion un peu rude. Deans aurait certainement rompu une lance en faveur du droit qu’avait une congrégation chrétienne d’être consultée sur le choix de son pasteur ; ce qui, à son avis, était le plus précieux et le plus inaliénable de ses priviléges ; mais heureusement il était occupé à écouter les détails que Jeanie lui donnait sur son voyage, avec une attention qu’il accordait rarement aux choses étrangères à ses occupations habituelles et aux affaires religieuses. Cette circonstance fut heureuse pour l’amitié que le capitaine de Knockdunder paraissait avoir conçue pour lui, et que Deans attribuait à son mérite et à ses talens, tandis qu’il la devait réellement à la recommandation que le duc avait faite à Duncan d’avoir tous les égards possibles pour lui et pour sa famille.
– Maintenant, messieurs, dit Duncan d’un air imposant, je suis venu pour vous inviter à souper au château. J’y ai laissé M. Archibald à demi affamé, et une femme saxonne dont les yeux semblent sortir de la tête, de surprise et d’effroi, comme si elle n’avait jamais vu un gentilhomme en philabeg.
– Mais, dit David, Reuben Butler désire sans doute se retirer chez lui pour se préparer par la méditation à l’affaire sérieuse qui doit l’occuper, et se rendre digne de paraître devant les respectables ministres qui…
– Ta, ta, ta, vous n’y entendez rien ! s’écria Duncan, il n’y en a pas un parmi eux dont le nez ne fût assez fin pour sentir d’ici le pâté de venaison qui nous attend, et qui n’abandonnât pour lui toutes les méditations du monde, quoi que M. Butler et vous puissiez en dire.
David soupira ; mais comme il avait affaire à un Gallio , il jugea que ce serait perdre son temps que de lui répondre. Ils suivirent donc le capitaine, et s’assirent en grande cérémonie autour d’une bonne table. La seule circonstance de toute la soirée qui mérite d’être remarquée, c’est que Butler prononça le bénédicité, que le capitaine le trouva trop long, et que Deans jugea qu’il était trop court, d’où le charitable lecteur conclura probablement qu’il était exactement de la longueur convenable.