CHAPITRE XV.

« Cet esprit que j’ai vu, c’est le démon peut-être :
Sous des traits séduisans ne peut-il pas paraître ?

SHAKSPEARE. Hamlet.

La croyance aux sorciers et à la démonologie, comme nous avons déjà eu occasion de le remarquer, était alors presque générale en Écosse, mais surtout dans la classe des plus sévères presbytériens ; aussi dans le temps qu’ils avaient été investis de l’autorité publique leur gouvernement s’était souillé par une infinité d’actes de rigueur contre ces crimes imaginaires. Les rochers de Saint-Léonard et le pays adjacent étaient, sous ce point de vue, des lieux de mauvaise renommée. C’était là non seulement que s’étaient tenus les sabbats de sorcières, mais encore récemment l’Enthousiaste ou Imposteur cité dans le Monde des Esprits de Baxter avait pénétré à travers les fentes de ces rochers pittoresques jusqu’aux retraites cachées où les fées célèbrent leurs banquets dans les entrailles de la terre.

Jeanie Deans était trop familiarisée avec ces légendes pour s’être affranchie de l’impression qu’elles font ordinairement sur l’imagination. En effet ces contes d’apparitions avaient nourri son esprit depuis son enfance, car ils étaient la seule distraction que la conversation de son père lui offrît après les discussions de controverse, ou la sombre histoire des luttes, des témoignages, des évasions, des captures, des tortures et des supplices de ces martyrs du Covenant, avec lesquels il se vantait si volontiers d’avoir vécu. Dans les retraites des montagnes, dans les cavernes et les marécages où ces enthousiastes persécutés étaient poursuivis si impitoyablement, ils s’imaginaient avoir souvent à combattre contre les assauts visibles de l’ennemi du genre humain, comme dans les villes et les champs cultivés ils étaient exposés au gouvernement tyrannique des soldats. Telles étaient les terreurs qui faisaient dire à un de leurs saints prophètes, quand ses compagnons revinrent auprès de lui, après l’avoir laissé seul dans une caserne hantée par les esprits, à Sorn et dans le Galloway : – Il est dur de vivre dans ce monde avec des démons incarnés sur la terre et des démons sous la terre ! Satan a été ici depuis votre départ ; mais je l’ai renvoyé par ma résistance : nous ne serons plus troublés par lui cette nuit. David Deans croyait cela ainsi que maint autre combat et mainte autre victoire remportée par les esprits sur la foi des Ansars ou auxiliaires des prophètes bannis. L’événement ci-dessus était antérieur au temps de David ; mais il répétait souvent avec terreur, non sans éprouver toutefois un sentiment d’orgueilleuse supériorité vis-à-vis ses auditeurs, comment lui-même il avait été présent à une assemblée en plein champ à Crochmade, lorsque le devoir pieux du jour fut interrompu par l’apparition d’un grand homme noir qui, voulant traverser un gué pour joindre la congrégation, perdit terre, et fut en apparence emporté par la force du courant. Chacun s’empressa d’aller à son secours, mais avec si peu de succès, que dix ou douze hommes robustes qui tenaient la corde qu’on lui avait jetée pour l’aider, furent eux-mêmes en danger d’être entraînés par les flots, et exposés à perdre la vie, plutôt que de sauver celle du prétendu noyé. « Mais, ajoutait David avec un ton de triomphe, le fameux John Semple de Carsphairn vit le démon au bout de la corde. – Laissez aller la corde, nous cria-t-il (car, tout jeune que j’étais, j’avais aussi mis la main à la corde moi-même) ; c’est le grand ennemi : il brûlera, mais ne se noiera pas : son dessein est de troubler la bonne œuvre en attaquant vos esprits par la surprise et la confusion, afin de vous distraire de tout ce que vous avez entendu et senti. – Nous laissâmes donc aller la corde, et il roula dans l’eau, criant et beuglant comme un taureau de Basan, ainsi qu’il est nommé dans l’Écriture. »

Il n’est donc pas surprenant que Jeanie, élevée dans la croyance de semblables légendes, commençât à éprouver une inquiétude vague. Non seulement elle craignait d’apercevoir quelques unes de ces apparitions surnaturelles, qui, d’après la tradition, avaient eu lieu si souvent dans cet endroit, mais elle concevait même des doutes sur la nature de l’être mystérieux qui avait choisi une heure et un lieu si extraordinaires pour lui donner un rendez-vous. Il fallait donc un degré de résolution que ne peuvent apprécier ceux qui ont secoué les préjugés auxquels elle était livrée, pour persévérer dans son dessein ; mais le désir de sauver sa sœur agit sur son cœur plus puissamment que la crainte des dangers, effrayans pour son imagination.

Comme Christiana dans le Voyage du Pèlerin, lorsque d’un pas timide mais résolu elle traverse les terreurs de la vallée de l’ombre de la mort, elle franchit les pierres et les rochers, – « tantôt éclairée, tantôt dans les ténèbres » –, suivant que la lune brillait ou se cachait, et elle s’efforça de dompter les mouvemens de la crainte, – soit en fixant son attention sur la condition malheureuse de sa sœur, et le devoir qu’elle s’était imposé de lui être utile si c’était en son pouvoir, – soit plus fréquemment en demandant par des prières mentales la protection de cet Être pour qui la nuit est comme le midi.

C’est ainsi qu’en faisant taire ses craintes devant un intérêt plus puissant, ou en les réfutant par son invocation à la Divinité protectrice, elle approcha enfin du lieu fixé pour cette entrevue mystérieuse.

Ce lieu était situé dans la profonde vallée qui règne entre les rochers de Salisbury et le revers nord-ouest de la montagne nommée Arthur’s-Seat. Sur le penchant d’Arthur’s-Seat on voit encore les ruines d’une ancienne chapelle ou d’un ermitage qui était consacré à saint Antoine l’ermite. Il eût été difficile de choisir un site plus propice pour un semblable édifice, car la chapelle, bâtie parmi ces rocs escarpés, est au milieu d’un désert, même dans le voisinage immédiat d’une riche, populeuse et bruyante capitale, et le bruit de la ville pouvait se mêler aux oraisons de l’anachorète sans l’émouvoir davantage pour le monde que si c’était le murmure lointain de l’Océan.

Au penchant de la hauteur où ces ruines sont encore visibles, on montrait, et peut-être encore montre-t-on l’endroit où le misérable Nicol Muschat, déjà cité dans cette histoire, avait terminé une longue suite de cruautés contre sa femme en l’assassinant avec les raffinemens d’une barbarie extraordinaire. L’exécration inspirée par le crime s’étendait jusque sur le lieu même où il avait été commis ; il était désigné par un petit cairn ou tas de pierres, formé de celles que chaque passant avait jetées en témoignage d’horreur, et, à ce qu’il semblerait, d’après le principe de l’antique malédiction bretonne : « Puissiez-vous avoir un cairn pour votre sépulture . »

Le cœur de notre héroïne battait vivement en approchant de ce lieu de mauvais augure. La lune, qui répandit en ce moment une clarté plus vive, lui fit découvrir la butte de Muschat ; elle fut un moment désappointée en n’apercevant aucune créature vivante près de ces pierres que la lune revêtait d’une couleur blanche. Mille idées confuses s’élevèrent en même temps dans son esprit. Celui qui avait écrit n’avait-il voulu que la tromper ?… N’était-il pas encore arrivé au rendez-vous qu’il lui avait donné ?… Quelque circonstance imprévue l’avait-il empêché de s’y trouver ?… Si c’était un être surnaturel, ce qui était le principal objet de ses appréhensions, voulait-il ne paraître qu’au dernier instant, et l’effrayer par une apparition subite ?

Ces réflexions ne l’empêchaient pas d’avancer, et elle n’était plus qu’à quelques pas du lieu où elle désirait et craignait d’arriver, quand elle vit paraître un homme qui était resté jusqu’alors caché derrière la butte, et qui, s’approchant d’elle, lui demanda d’une voix tremblante et agitée : – Êtes-vous la sœur de cette malheureuse fille ?

– Oui… Je suis la sœur d’Effie Deans, s’écria Jeanie. Dieu vous bénira si vous pouvez m’indiquer le moyen de la sauver.

– Dieu ne me bénira point. Je ne le mérite ni ne l’espère.

Jeanie resta muette de terreur en entendant un langage si contraire à toutes ses idées religieuses. Était-ce bien un homme qui pouvait s’exprimer ainsi ? n’avait-elle pas sous les yeux l’ennemi du genre humain déguisé sous la forme humaine ?

L’inconnu continua sans paraître remarquer son agitation.

– Vous voyez devant vous un être condamné au malheur avant sa naissance et après sa mort.

– Pour l’amour du ciel, qui nous entend et qui nous voit, s’écria Jeanie, ne parlez pas de cette manière ! l’Évangile a été envoyé au plus misérable des misérables, au plus grand des pécheurs.

– J’y dois donc avoir droit, si vous regardez comme le plus grand des pécheurs l’être qui a attiré la destruction sur la mère qui l’a enfanté, sur l’ami qui l’a secouru, sur la femme qui lui avait accordé sa confiance, et sur l’enfant auquel il a donné le jour. Si avoir fait tout cela c’est être un pécheur, si survivre à tout cela c’est être misérable, je suis alors bien coupable et bien misérable en effet.

– C’est donc vous qui êtes la cause coupable de la ruine de ma pauvre sœur ? dit Jeanie avec un ton d’indignation qu’elle ne put réprimer.

– Maudissez-moi, si vous le voulez, je ne m’en plaindrai pas : je l’ai bien mérité.

– J’aime mieux prier Dieu qu’il vous pardonne.

– Maudissez, priez, faites tout ce que vous voudrez, s’écria l’inconnu avec violence mais jurez que vous suivrez mes avis et que vous sauverez la vie de votre sœur.

– Il faut que je connaisse d’abord quels sont les moyens que je dois employer.

– Non ; il faut avant tout faire le serment solennel que vous les emploierez quand je vous les aurai fait connaître.

– Il n’est pas besoin de serment pour que je fasse, dans l’intérêt de ma sœur, tout ce qu’il est permis à un chrétien de faire.

– Permis !… Chrétien ! s’écria l’étranger d’une voix de tonnerre ; je ne veux pas de réserve. Chrétien ou païen, légitime ou non légitime, il faut que vous juriez de faire-ce que je voudrai, ce que je vous prescrirai, ou bien… Vous ne savez pas à la colère de qui vous vous exposez !

– Je réfléchirai à ce que vous me dites, répondit Jeanie, épouvantée de sa violence, et ne sachant si elle était en présence d’un furieux privé de raison ou d’un démon incarné ; je réfléchirai à ce que vous me dites, – et demain je vous donnerai ma réponse.

– Demain ! dit l’étranger avec un sourire de mépris ; et où serai-je demain ?… Et où serez-vous ce soir si vous ne jurez de vous laisser guider par mes conseils ?… Ce lieu a déjà vu commettre un crime, il va être témoin d’un autre si vous refusez de prêter le serment que j’exige de vous.

En parlant ainsi, il montra sa main armée d’un pistolet.

La fuite était impossible, les cris auraient été inutiles, la malheureuse Jeanie tomba à genoux, et le supplia d’épargner sa vie.

– Est-ce là tout ce que vous aviez à me dire ?

– Ne trempez pas vos mains dans le sang d’une créature sans défense, qui a eu confiance en vous, dit Jeanie toujours à genoux.

– Est-ce là tout ce que vous pouvez me dire, pour sauver votre vie ?… Voulez-vous la mort de votre sœur ?… Voulez-vous me forcer à répandre encore du sang ?

– Je ne puis promettre que ce que la religion permet.

Une nouvelle fureur parut transporter l’inconnu, et il s’avança contre Jeanie le bras armé du pistolet.

– Que le ciel vous pardonne !… et elle se couvrit les yeux avec les mains.

– Damnation ! s’écria l’étranger… Écoutez, écoutez-moi… Je suis un scélérat plongé dans le crime ; mais pas assez avant pour vouloir vous assassiner… Je ne voulais que vous effrayer !… Elle ne m’entend pas !… Elle est morte !… Encore un crime de plus !… Grand Dieu ! Misérable que je suis !

Jeanie, après une angoisse qui avait l’amertume de celle de la mort, avait recouvré ses sens pendant qu’il parlait ainsi, et son courage, d’accord avec sa raison, lui fit voir qu’il n’en voulait point à ses jours.

– Non, lui répéta-t-il, je ne veux point avoir à me reprocher votre mort avec celle de votre sœur et de son enfant. Tout furieux, tout désespéré que je suis, quoique livré à un mauvais génie, quoique à jamais perdu, je ne vous ferais pas le moindre mal pour me procurer l’empire de la terre. Mais jurez que vous suivrez mes avis… Prenez ce pistolet, arrachez-moi une vie que je déteste, vengez les injures de votre sœur ; mais suivez la marche, la seule marche qui puisse la sauver.

– Hélas ! est-elle innocente ou coupable ?

– Elle est innocente ; elle n’a rien à se reprocher… rien que d’avoir eu trop de confiance en un misérable… Et cependant, sans ceux qui sont plus méchans que je ne le suis… oui, plus méchans que je ne le suis, quoique je le sois bien assez… ce malheur ne serait pas arrivé.

– Et l’enfant de ma sœur vit-il encore ?…

– Non, il est assassiné !… le nouveau-né a été barbarement assassiné !… mais sans qu’elle y eût consenti, sans qu’elle en fût informée.

– Et pourquoi le coupable n’est-il pas livré à la justice, au lieu de laisser périr l’innocence ?

– Ne me tourmentez pas de questions inutiles, répondit-il d’un air sombre et farouche… Ceux qui ont commis le crime ne craignent rien, ils sont à l’abri de toutes poursuites… Vous seule avez le pouvoir de sauver Effie.

– Malheureuse que je suis ! et comment le pourrais-je ? demanda Jeanie avec désespoir.

– Écoutez-moi. Vous avez du bon sens, vous me comprendrez facilement. Votre sœur est innocente du crime dont on l’accuse.

– Et j’en bénis le ciel, dit Jeanie.

– Silence, écoutez-moi ! s’écria l’étranger en fronçant le sourcil. Taisez-vous, et écoutez. La personne qui a veillé votre sœur malade a assassiné l’enfant à l’insu de sa mère… Il n’a reçu le jour que pour le perdre. C’est peut-être un bonheur pour lui… Mais Effie est innocente comme son propre enfant ; et cependant la loi la condamne ; il est impossible de la sauver.

– On ne peut donc découvrir les misérables, les livrer à la justice ? dit Jeanie.

– Croyez-vous persuader à ceux qui sont endurcis dans le crime, de mourir pour en sauver un autre ? – Est-ce là tout ce que vous savez ?

– Mais vous disiez qu’il y avait un moyen, s’écria de nouveau la malheureuse Jeanie.

– Il y en a un, et il ne dépend que de vous. Écoutez bien. La loi est précise, on ne peut parer le coup qu’elle va frapper ; mais il est possible de l’éluder. Elle déclare votre sœur coupable d’infanticide, parce qu’elle a caché sa grossesse ; elle n’exige pas d’autre preuve. Mais, si quelqu’un déclare qu’elle lui a fait confidence de son état, l’affaire change de face ; il faut qu’on prouve le crime dont on l’accuse ; et la chose est impossible, puisqu’elle en est innocente. Maintenant vous devez m’entendre. Vous avez vu plus d’une fois votre sœur pendant l’époque qui a précédé la naissance de son enfant. Cela seul suffit, d’après leur jargon, pour mettre le cas hors du statut, car on écarte ainsi l’accusation de réticence. Je connais leur jargon, et pour mon malheur, je vous dis donc que le secret gardé sur la grossesse est essentiel pour constituer le délit contre le statut. Il était bien naturel qu’elle vous confiât sa situation… Je suis certain qu’elle l’a fait. Réfléchissez !

– Hélas ! malheureuse, dit Jeanie, jamais elle ne m’en a parlé. Quand je lui demandais la cause du dépérissement de sa santé, de la perte de sa gaieté, elle ne me répondait que par ses larmes.

– Je vous dis qu’il faut que vous vous rappeliez que vous lui avez fait des questions à ce sujet ; qu’elle vous a répondu qu’elle avait été abusée par un misérable, un cruel, un barbare… tous les noms que vous voudrez ; qu’elle portait dans son sein les suites de sa faute ; que son séducteur lui avait promis de veiller à sa sûreté et à celle de son enfant. Oui, ajouta-t-il avec un ton d’ironie déchirante, et en se frappant la tête, il a bien rempli sa promesse ! Vous en souviendrez-vous ? ajouta-t-il d’un ton plus calme ; voilà tout ce qu’il s’agit de dire.

– Comment pourrais-je me souvenir, répondit-elle avec simplicité, de ce dont elle ne m’a pas dit un seul mot ?

– Êtes-vous donc si bornée ? Avez-vous donc l’intelligence si dure ? s’écria-t-il d’un ton de colère, en lui saisissant le bras et la serrant fortement. Je vous répète (ajouta-t-il en serrant les dents et à demi-voix, mais avec énergie) qu’il faut que vous vous souveniez qu’elle vous a dit tout cela, quand même elle n’en aurait jamais prononcé une syllabe. Il faut que vous répétiez cette histoire, dans laquelle il n’y a pas un mot qui ne soit vrai, excepté qu’elle ne vous a pas été confiée, il faut que vous la répétiez devant les juges, – ce tribunal criminel, – n’importe comme ils appellent leur cour sanguinaire. Il faut que vous les empêchiez d’être des meurtriers, et votre sœur d’être leur victime. N’hésitez pas ! Je vous jure qu’en parlant ainsi vous ne direz que la pure vérité.

– Mais, répondit Jeanie, dont le jugement discerna sur-le-champ le sophisme de ce raisonnement, on me fera prêter serment sur la chose pour laquelle on a besoin de mon témoignage ; car c’est le secret gardé par Effie sur sa grossesse qui fait son crime, et vous voulez me faire dire un mensonge sur ce point.

– Je vois bien, dit-il avec un dépit concentré, que je vous avais d’abord bien jugée. Vous laisserez périr sur l’échafaud votre malheureuse sœur, malgré son innocence, plutôt que de prononcer un seul mot qui pourrait la sauver ?

– Je donnerais tout mon sang pour racheter sa vie, dit Jeanie en versant des larmes amères ; mais je ne puis faire que le mensonge devienne la vérité.

– Fille extravagante ! sœur dénaturée ! craignez-vous de courir quelque risque ? Les ministres de la loi acharnés après la vie des autres comme les lévriers après les lièvres, se réjouiront de voir échapper une créature si jeune et si belle. Ils vous croiront, ou s’ils doutent de votre véracité, ils vous pardonneront ; ils vous trouveront même digne d’éloges, à cause de votre tendre affection pour votre sœur.

– Ce ne sont pas les hommes que je crains, dit Jeanie en levant les yeux au ciel, c’est le Dieu dont je prendrais le nom à témoin de la vérité de ce que je dirai, en sachant que je profère un mensonge.

– Ne connaîtra-t-il pas vos motifs ? Ne saura-t-il pas que vous parlez ainsi pour sauver l’innocence, pour empêcher un crime légal, plus horrible encore que celui qu’on prétend punir ?

– Il nous a donné une loi, dit Jeanie, qui doit nous servir de flambeau pour nous éclairer dans le droit chemin. Si nous nous en écartons, nous péchons contre notre conscience. Nous ne devons pas faire le mal, même pour qu’il en résulte un bien. Mais vous, vous qui aviez promis à Effie, dites-vous, de veiller à sa sûreté, vous qui connaissez la vérité de tout ce que vous venez de me dire, et qu’il faut que je croie sur votre parole, pourquoi n’allez-vous pas rendre un témoignage public à son innocence ? Vous pouvez le faire avec une conscience pure.

– À qui parlez-vous de conscience pure ? s’écria l’inconnu d’un ton qui renouvela toutes les terreurs de Jeanie. À moi ! à moi qui n’en connais plus depuis tant d’années !… Rendre témoignage à son innocence ! moi ! moi ! comme si mon témoignage pouvait être de quelque poids dans la balance de la justice ! Croyez-vous que ce soit sans motif que je vous ai donné un rendez-vous à une telle heure et dans un tel lieu ?… Quand vous verrez les hiboux et les chauves-souris voler dans les airs en plein midi comme l’alouette, vous verrez un homme comme moi dans les assemblées des hommes… Mais chut, écoutez !

On entendait dans le lointain chanter un de ces airs monotones sur lesquels ont été composées une grande partie des anciennes ballades écossaises ; le son cessa et puis recommença de plus près. L’inconnu semblait tout attention ; il tenait toujours par le bras Jeanie plus morte que vive, comme pour l’empêcher de faire le moindre bruit, soit en parlant, soit par un mouvement d’étonnement ou de frayeur. La voix, par intervalles, cessait de se faire entendre, recommençait ensuite à chanter, et semblait approcher. Enfin on entendit distinctement les paroles suivantes :

Blottissez-vous, pauvre alouette,

Le faucon plane dans les airs ;

Daims, cherchez des taillis couverts,

La meute cruelle vous guette.

La personne qui chantait avait une voix forte et sonore qu’elle étendit au plus haut ton de manière à être entendue de très loin. Après un instant d’intervalle, on distingua le bruit des pas et des chuchotemens de quelques personnes qui s’approchaient. Le chant recommença, mais ce n’était plus le même air.

Quand je vois à votre poursuite

Courir des ennemis armés,

Eh quoi, sir James, vous dormez !

Réveillez-vous, prenez la fuite.

– Je ne puis rester plus long-temps, dit l’inconnu ; retournez chez vous, ou cachez-vous ici jusqu’à ce que ces gens soient passés… Vous n’avez rien à craindre… Ne dites pas que vous m’avez vu… Souvenez-vous de tout ce que je vous ai dit, et songez que la vie de votre sœur dépend de vous.

À ces mots il s’éloigna précipitamment, en se dirigeant du côté opposé à celui d’où partait le bruit qu’on entendait.

Jeanie resta quelques instans immobile de frayeur, incapable même de réfléchir sur le parti qu’elle aurait à prendre. Elle ne fut pas long-temps dans l’incertitude à cet égard ; car à peine commençait-elle à reprendre sa présence d’esprit, qu’elle vit deux ou trois hommes déjà si près d’elle, que la fuite aurait été inutile et impolitique.

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