CHAPITRE XVI.

« De ses moindres discours le ton est exalté ;
» On n’y trouve qu’erreur, folie, absurdité :
» Jamais d’un sens complet on ne saisit la suite,
» On n’y peut découvrir ni dessein, ni conduite.
» Mais pour qui sait lier leur fil interrompu,
» L’avis qu’ils ont donné n’est pas toujours perdu. »

SHAKSPEARE. Hamlet.

De même que l’Arioste, poète à digressions, je me trouve obligé, pour lier les différentes branches de mon histoire, de retourner à un autre de mes personnages dont il faut que je conduise les aventures au point où j’ai laissé celles de Jeanie Deans. Ce n’est peut-être pas la manière de conter une histoire avec le plus d’art, mais elle a l’avantage d’épargner à l’auteur la nécessité de relever des mailles, comme le dirait une tricoteuse, si l’invention des métiers à faire des bas en a laissé une dans nos contrées : or ce travail est en général aussi fatigant que peu profitable pour un écrivain.

– Je risquerais une petite gageure, dit le clerc au magistrat, que si ce coquin de Ratcliffe avait sûreté pour son cou, il ferait lui seul plus que dix de nos officiers de police et de nos constables, pour nous mettre sur la voie dans cette affaire de Porteous ; il connaît tous les contrebandiers, les filous et les voleurs d’Édimbourg : on pourrait l’appeler le patriarche des bandits d’Écosse, car il a passé vingt ans parmi eux, sous le nom de Daddy Rat.

– Un plaisant pendard, dit le magistrat, pour croire qu’on lui confiera une place dans notre cité !

– Je demande pardon à Votre Honneur, dit le procureur fiscal de la ville, qui était chargé des fonctions de surintendant de police. M. Fairscrieve a parfaitement raison : c’est un homme comme Ratcliffe qu’il faudrait à la ville, dans mon département ; et s’il est vrai qu’il soit disposé à s’y rendre utile, personne ne pourrait l’être davantage. Ce ne sont pas des saints qui nous découvriront les fraudeurs, les voleurs et les autres ; les gens honnêtes ne valent rien pour ce métier : on s’en méfie ; ils ont des scrupules, ils ne savent pas mentir, même pour le service de la ville ; ils n’aiment pas à fréquenter les mauvais lieux, et, dans une nuit bien froide et bien obscure, ils restent au coin de leur feu plutôt que d’aller à la découverte. C’est ainsi qu’entre la crainte de Dieu et la crainte des hommes, la peur de s’enrhumer ou celle de recevoir une volée de bons coups, nous avons une douzaine de valets de ville, d’officiers et de constables, qui ne peuvent rien trouver qu’une affaire de fornication pour le bénéfice du trésorier de l’église. Jean Porteous ! ah ! c’est celui-là qui était ferme et zélé ; le pauvre diable ! il en valait lui seul une douzaine : jamais ni doutes, ni craintes, ni scrupules ne l’ont empêché de faire ce que vous lui ordonniez.

– C’était un bon serviteur de la ville, dit le bailli, et si vous pensez que ce coquin de Ratcliffe puisse nous découvrir quelqu’un de ses assassins, je lui assurerai la vie et la place qu’il désire. C’est une affaire fâcheuse pour la ville, M. Fairscrieve ; elle fera du bruit là-haut. La reine Caroline, Dieu la bénisse, est une femme… je dois le croire du moins, et ce n’est pas lui manquer de respect que de parler ainsi ; et quoique vous soyez garçon, vous pouvez savoir aussi bien que moi, puisque vous avez une femme de charge, que les femmes sont absolues, et ne veulent pas être contrariées. Cela sonnera mal à ses oreilles, quand elle apprendra qu’un tel événement a eu lieu à Édimbourg, sans qu’on ait encore mis un seul homme en prison.

– Si vous pensez ainsi, monsieur, dit le procureur fiscal, il est bien aisé de faire arrêter une douzaine de vagabonds comme suspects d’avoir pris part à l’insurrection : j’en ai plusieurs sur ma liste qui ne s’en porteront pas plus mal pour passer une quinzaine en prison. Si vous ne croyez pas la chose strictement juste, vous aurez une plus belle occasion de leur rendre justice la première fois qu’ils feront quelque chose pour mériter d’être mis à la Tolbooth ; et cela viendra bientôt.

– Cela ne suffirait pas dans ce cas-ci, M. Sharpitlaw, dit le clerc de la ville , ou je me trompe fort.

– Je vais aller parler de Ratcliffe au lord-prévôt , dit le magistrat, et je vous engage à y venir avec moi, M. Sharpitlaw, pour recevoir ses instructions. On peut faire quelque chose aussi de l’histoire de M. Butler avec son inconnu. Que faisait cet homme dans ce lieu écarté ? Pourquoi dire qu’il est le diable, à la terreur des honnêtes gens, qui ne se soucient d’en entendre parler que le dimanche dans la chaire ? Quant au ministre, je ne puis croire qu’il fut vraiment un des chefs de l’attroupement, quoiqu’il ait été un temps où les gens de sa robe n’étaient pas les derniers à exciter des troubles.

– Il y a long-temps de cela ! dit M. Sharpitlaw. Du temps de mon père, la recherche des ministres réduits au silence, aux environs de Bow-Head, ou de Covenant-Close, et de toutes les tentes de Cedar, comme on appelait les demeures des saints en ce temps-là ; – cette recherche, dis-je, occupait plus alors qu’aujourd’hui celle des voleurs et des vagabonds dans la partie basse de Calton et derrière Canongate, mais ces temps-là sont passés. Si le bailli veut me procurer des instructions et l’autorisation du prévôt, je parlerai avec Daddy Rat moi-même, parce que je crois que je tirerai de lui plus que vous autres.

M. Sharpitlaw étant nécessairement un homme de confiance, reçut du lord prévôt tout pouvoir pour faire avec Ratcliffe les arrangemens qu’il jugerait, convenables pour l’utilité de la ville. En conséquence, il se rendit à la prison.

Les relations respectives d’un officier de police avec un voleur de profession varient selon les circonstances. La comparaison vulgaire d’un faucon qui fond sur sa proie est souvent la moins juste. Le défenseur des lois a plus ordinairement l’air d’un chat qui, guettant une souris, ne se presse pas de tomber sur elle, mais surveille tous ses mouvemens, de manière qu’elle ne soit jamais hors de sa portée. Quelquefois, jouant un rôle encore plus passif, c’est le serpent à sonnettes, dont l’œil fascine l’oiseau qu’il veut dévorer, et qui se contente de fixer ses regards sur lui en le suivant dans ses détours, certain que la terreur et le trouble de sa victime l’amèneront enfin dans sa gueule vorace. L’entrevue de Ratcliffe avec Sharpitlaw eut pourtant un autre caractère ; ils restèrent assis pendant cinq minutes en face l’un de l’autre, devant une petite table, silencieux, mais se regardant d’un air de défiance, mêlé d’un sourire sardonique, comme deux chiens, entre lesquels un os se trouve placé, s’arrêtent à deux pas, s’accroupissent, chacun attendant que l’autre cherche à s’en emparer pour commencer le combat.

– Eh bien, M. Ratcliffe, dit l’officier de police, jugeant qu’il était de sa dignité de parler le premier, on m’assure que vous voulez quitter les affaires.

– Oui, dit Ratcliffe d’un air important, je ne veux plus m’en mêler, et je crois que cela épargnera quelque embarras à vos gens, M. Sharpitlaw.

– Jean Dalgleish, reprit le procureur fiscal, saurait bien le leur épargner.

Jean Dalgleish était alors exécuteur des hautes œuvres d’Édimbourg.

– Oui, si je voulais attendre en prison qu’il vînt arranger ma cravate. Mais ce sont là des paroles inutiles, M. Sharpitlaw.

– Je présume que vous n’avez pas oublié que vous avez contre vous une sentence de mort, M. Ratcliffe ?

– C’est le sort commun de tous les hommes, comme le disait ce digne ministre dans l’église de la prison, le jour que Robertson s’est échappé ; mais personne ne sait quand la sentence sera exécutée. Il ne se doutait guère de parler si juste ce jour-là.

– Connaissez-vous ce Robertson ? dit Sharpitlaw en baissant la voix, et d’un ton presque confidentiel, c’est-à-dire, pourriez-vous m’informer où l’on pourrait en avoir des nouvelles ?

– Je serai franc avec vous, M. Sharpitlaw. Ce Robertson est un cran au-dessus de moi ; c’est un luron : il a joué plus d’un bon tour ; mais, excepté l’affaire du collecteur, dont il ne s’était mêlé que par complaisance pour Wilson, et quelques petites disputes avec les douaniers, il ne faisait rien dans notre trafic.

– Cela est bien singulier, attendu la compagnie qu’il fréquentait.

– C’est pourtant le fait, sur mon honneur, dit gravement Ratcliffe : il ne se mêlait pas de notre genre d’affaires. Je n’en dirai pas tout-à-fait autant de Wilson ; j’en ai fait plus d’une avec celui-ci. Mais Robertson y viendra, ne craignez rien ! avec la vie qu’il mène il faut qu’on y vienne tôt ou tard.

– Mais qui est donc ce Robertson ? Vous le savez, je suppose ?

– Pas trop exactement ; je soupçonne qu’il est de meilleure condition qu’il ne veut le paraître, il a été soldat, il a été comédien… Je ne sais pas ce qu’il n’a pas été, car il a commencé de bonne heure à faire des folies et des sottises.

– Il a dû jouer plus d’un tour dans son temps, n’est-ce pas, Ratcliffe ?

– Vous pouvez bien le dire ! Et… c’est un diable pour les fillettes !

– Je le crois bien. Ah çà, Ratcliffe, ne barguignons point. Vous savez de quelle manière vous pouvez obtenir faveur auprès de moi : il faut vous rendre utile.

– C’est juste, monsieur, répondit l’ex-déprédateur : rien pour rien ; je connais les règles.

– Eh bien ! ce qui nous occupe le plus aujourd’hui, c’est cette affaire de Porteous ;… et, si vous pouvez nous donner un coup de main pour la débrouiller,… la place de porte-clefs aujourd’hui, peut-être celle de capitaine de la prison avec le temps… Vous m’entendez ?

– Fort bien, monsieur ; un coup d’œil est aussi bon qu’un signe de tête pour un cheval aveugle. Mais cette affaire de Porteous !… Pensez donc que j’étais en prison pendant tout ce temps-là. J’avais peine à m’empêcher de rire quand je l’entendais crier merci aux braves garçons qui le tenaient. Ah ! ah ! voisin, pensais-je, tu m’as fait venir la chair de poule plus d’une fois ; mais, à ton tour, tu vas voir ce que c’est que d’être pendu !

– Allons, allons, Ratcliffe, cela ne prendra pas avec moi ; il faut en venir au fait, si vous voulez que nous soyons amis. Vous savez le proverbe : Donnant donnant, c’est ce qui fait les bons amis.

– Mais comment puis-je en venir au fait, comme vous le dites, répondit Ratcliffe d’un air de simplicité, puisque j’étais en prison avant et après cette affaire ?

– Et comment peut-on vous faire grâce, Ratcliffe, si vous ne faites rien pour le mériter ?

– Eh bien donc, puisqu’il le faut, j’ai reconnu Geordy Robertson parmi ceux qui sont venus ici chercher Porteous : de quelle utilité cela sera-t-il ?

– Voilà ce que j’appelle en venir au point… Maintenant, où croyez-vous qu’on puisse le trouver ?

– Du diable si j’en sais rien : il a sans doute quitté le pays ; il ne manque pas d’amis d’une façon ou d’une autre ; car, malgré la vie qu’il mène, il paraît avoir été bien éduqué.

– Il n’en figurera que mieux sur le gibet… Le chien maudit ! assassiner un officier de la ville pour avoir fait son devoir !… Qui sait ce qu’il pourrait faire ensuite ? Mais êtes-vous bien sûr de l’avoir vu ?

– Aussi sûr que je vous vois.

– Comment était-il habillé ?

– Je ne saurais trop dire : il avait sur la tête quelque chose comme une coiffure de femme : on ne peut avoir l’œil à tout.

– N’a-t-il parlé à personne ?

– Ils se parlaient les uns aux autres, répondit Ratcliffe, qui évidemment ne se souciait pas de répondre trop clairement à cette interrogation.

– Cela ne peut passer comme ça, Ratcliffe ; il faut tout révéler, dit le procureur fiscal avec emphase, en frappant du point sur la table, et répétant sa phrase.

– Cela est dur, M. Sharpitlaw ; et sans cette place de porte-clefs…

– Et un jour celle de capitaine de la Tolbooth, en cas de bonne conduite.

– Oui, en cas de bonne conduite, c’est là le diable ! et puis il faut attendre les souliers des morts.

– Mais la tête de Robertson a son prix, Ratcliffe ; songez à la récompense promise pour son arrestation ; songez que, si vous la gagnez, et que vous obteniez le poste que vous désirez, vous pourrez mener à l’avenir une vie honorable.

– Je ne sais, dit Ratcliffe ; c’est commencer drôlement le métier de l’honnêteté, M. Sharpitlaw ; mais du diable si je m’en inquiète ! Au surplus, je puis vous dire que j’ai vu Robertson parler à Effie Deans, cette fille qui est ici pour infanticide.

– Oui-dà, Ratcliffe ! Un moment donc ! Je crois que nous approchons la main du nid !… Cet homme qui a parlé à Butler dans le parc… ce rendez-vous de nuit avec Jeanie Deans à la butte de Muschat… En rapprochant tout cela… je parierais qu’il est le père de l’enfant d’Effie !

– On pourrait plus mal deviner, dit Ratcliffe en mâchant du tabac, et en faisant jaillir sa salive entre ses dents. J’ai entendu parler d’une maîtresse qu’il avait, et c’est tout ce qu’a pu faire Wilson que de l’empêcher de l’épouser.

Un officier de police entra en ce moment, et dit à Sharpitlaw que ses gens tenaient la femme qu’il lui avait donné ordre d’arrêter.

– Peu importe à présent, répondit le procureur fiscal, l’affaire prend une autre face. Au surplus, faites-la entrer.

L’officier se retira, et amena une femme de vingt à vingt-deux ans, d’une très grande taille, et singulièrement vêtue. Elle avait une espèce de redingote bleue garnie de vieux galons ; ses cheveux, relevés comme ceux d’un homme, étaient couverts d’une toque de montagnard avec un panache de plumes brisées ; elle portait un jupon de camelot écarlate, où l’on voyait encore quelques vestiges de broderie fanée. Elle avait les traits mâles et hardis ; de grands yeux noirs, un nez aquilin, et un profil bien dessiné, lui donnaient de loin une apparence de beauté ; elle agita une houssine qu’elle tenait à la main, fit la révérence aussi profondément qu’une dame de province introduite dans une grande soirée, se recueillit gravement comme Audrey, dans la scène où Touchstone lui fait la leçon , et ouvrit la conversation sans attendre qu’on l’interrogeât.

– Dieu donne à Votre Honneur d’heureux jours accompagnés de plusieurs autres, bon M. Sharpitlaw. Bonjour, Daddy Ratton ; on m’avait dit que vous étiez pendu, mon homme ; vous êtes-vous tiré des mains de Jean Dalgleish comme Maggie Dickson ?

– Taisez-vous, bavarde, lui dit Ratcliffe, et écoutez ce qu’on a à vous dire.

– De tout mon cœur, Rat. Je suis si contente qu’on m’ait envoyé chercher par un grand homme à habit brodé, qui m’a conduite en plein jour, et à la vue de toute la ville, pour venir parler à des prévôts, des baillis, des proquiteurs  !… C’est de l’honneur sur la terre, une fois dans la vie du moins.

– Aussi, Madge, vous avez mis vos beaux habits, dit Sharpitlaw d’un air goguenard, ce n’est pas là votre costume de tous les jours ?

– Eh bien ! que le diable soit au bout de mes doigts, dit Madge. – Eh ! messieurs, ajouta-t-elle en voyant entrer Butler, que le procureur fiscal avait envoyé chercher, – un ministre dans la prison ! il est sans doute pour la bonne vieille cause ; mais ce n’est pas la mienne. Et elle se mit à chanter :

Des Cavaliers ! des Cavaliers ! alerte !

Patapan, patapan.

Vieux Belzébut, alerte ! alerte !

Patapan, patapan ;

Olivier s’enfuit tout tremblant .

– Avez-vous jamais vu cette folle ? demanda Sharpitlaw à Butler.

– Non pas que je sache, monsieur…

– Je le pense de même, répliqua le procureur fiscal en jetant à Ratcliffe un regard d’intelligence, que celui-ci paya en même monnaie.

– Elle se nomme pourtant Madge Wildfire, ajouta-t-il en regardant Butler.

– Sans doute, c’est mon nom. C’est mon nom depuis que je… Et un air de tristesse se répandit sur ses traits pendant une minute. Mais il y a long-temps, je ne m’en souviens plus ; je n’y mettrai plus le pouce !

Ma voix a l’éclat du tonnerre ;

Et l’éclair brille dans mes yeux. –

On me voit errer sur la terre,

Dans le vallon, au mont audacieux.

– Retenez votre langue, mauvaise fille ! dit l’officier de police qui avait servi d’introducteur à cette fille extraordinaire, et qui était scandalisé du peu de respect qu’elle montrait pour un personnage aussi important que le procureur fiscal, M. Sharpitlaw : si vous ne vous taisez, je vous ferai chanter sur un autre ton.

– Laissez-la, Georges, dit Sharpitlaw, ne la déroutez pas. J’ai quelques questions à lui faire. Mais d’abord, M. Butler, examinez-la bien encore une fois.

– Oui, ministre, oui ! s’écria Madge, regardez-moi : ma figure vaut bien tous vos livres. Je puis vous parler de grâce efficace, de justification et de témoignage. C’est-à-dire je le pouvais, mais vous savez qu’on oublie.

Et la pauvre Madge poussa un profond soupir.

– Eh bien ! monsieur, qu’en pensez-vous maintenant ? demanda le procureur fiscal à Butler.

– Ce que je vous ai déjà dit. Jamais je n’ai vu cette pauvre insensée.

– Vous êtes donc bien sûr que ce n’est pas elle à qui l’on donnait, la nuit dernière, le nom de Wildfire ?

– Parfaitement sûr. C’est à peu près la même taille, mais du reste, pas l’ombre d’une ressemblance.

– Et le costume ?

– Était tout différent.

– Madge, ma bonne fille, dit Sharpitlaw, qu’avez-vous fait des habits que vous mettez tous les jours ?

– Je n’en sais rien.

– Où étiez-vous hier soir ?

– Hier ! je ne m’en souviens pas. Est-ce qu’on se souvient d’hier ? Un jour est bien assez long, quelquefois trop.

– Mais vous vous en souviendriez peut-être, Madge, si je vous donnais cette demi-couronne ? dit Sharpitlaw en lui montrant une pièce de monnaie.

– Cela me ferait rire, mais cela ne me rendrait pas la mémoire.

– Mais si je vous envoyais à la maison de peine de Leith-Wynd, en chargeant Jean Dalgleish de vous chatouiller le dos avec des verges ?

– Cela me ferait pleurer, mais cela ne me rendrait pas la mémoire.

– Elle n’a pas assez de raison, monsieur, dit Ratcliffe, pour que l’argent ou les verges en puissent tirer quelque chose ; mais si vous vouliez me le permettre, je saurais bien la faire jaser.

– Essayez donc, Ratcliffe, dit Sharpitlaw, car son jargon m’ennuie, et je l’enverrais à tous les diables.

– Madge, dit Ratcliffe, avez-vous quelque amoureux à présent ?

– Vous le demande-t-on ? dites que vous n’en savez rien… Voyez donc ce vieux Daddy Rat ! – me demander si j’ai des amoureux !

– Je vois bien que vous n’en avez pas.

– Je n’en ai point ! s’écria-t-elle en secouant la tête de l’air d’une beauté outragée ; ah ! je n’en ai point ! Et qu’est-ce que c’est donc que Rob Ranter, et Will Fleming, et Geordy Robertson ? Ah ! ah ! que dites-vous de celui-là, du gentil Geordy ?

Ratcliffe sourit, cligna l’œil en regardant le procureur fiscal, et continua son interrogatoire à sa manière. – Ah ! je le connais bien, dit-il, il est fier, il ne vous aime que quand vous êtes brave : il ne voudrait pas vous toucher avec des pincettes, quand vous avez vos habits de tous les jours.

– Eh bien ! c’est ce qui vous trompe ! Pardi ! il les a mis lui-même hier ! il les a promenés dans toute la ville, et il avait aussi bonne mine qu’une reine !

– Je n’en crois rien, dit Ratcliffe avec un autre coup d’œil adressé au procureur fiscal : ces haillons avaient la couleur de la lune dans l’eau, je pense ; Madge – la robe avait été jadis bleu de ciel.

– Cela n’est pas vrai ! s’écria Madge, qui, poussée par la contradiction, laissait échapper tout ce qu’elle aurait voulu cacher, si son jugement n’avait été en défaut. – Ils n’étaient ni bleus ni rouges ; c’était ma robe brune, le vieux chapeau de ma mère, et ma mante rouge. Il m’a donné une couronne pour les lui prêter, et m’a embrassée par-dessus le marché, ce qui valait encore mieux !

– Et vous a-t-il rapporté vos habits ? lui demanda Sharpitlaw. Savez-vous où il est maintenant ?

– Le procureur fiscal a tout gâté ! dit Ratcliffe sèchement.

Il ne se trompait pas. Cette question si directe rappela à Madge qu’elle devait garder le silence sur les objets dont Ratcliffe venait de la faire parler. Ah ! vous nous écoutiez donc ? dit-elle à Sharpitlaw d’un air qui prouvait qu’elle n’avait guère moins d’astuce que de folie.

– Oui, oui ; dites-moi à quelle heure et dans quel endroit Robertson vous a rendu vos vêtemens ?

– Robertson ! eh mon Dieu ! qu’est-ce que Robertson ?

– Celui dont vous parlez, que vous nommez gentil Geordy.

– Geordy Gentil ? je ne connais personne qui s’appelle Geordy Gentil.

– Ne comptez pas m’échapper ainsi ! dit Sharpitlaw. Il faut que vous répondiez à ma question.

Au lieu de répondre, Madge se mit à chanter :

Qu’avez-vous fait de mon anneau

De mon anneau de mariage ?

L’amour dont il était le gage

Devait durer jusqu’au tombeau.

De toutes les folles qui ont jamais chanté depuis le siècle d’Hamlet le Danois, si Ophélie fut la plus attendrissante, Madge était la plus impatientante. Le procureur fiscal était désolé.

– Je saurai, s’écria-t-il, prendre des mesures avec cette diablesse échappée de Bedlam, pour lui faire retrouver sa langue.

– Si vous m’en croyez, monsieur, dit Ratcliffe, le mieux serait de laisser son esprit se calmer quelque temps. Nous en avons déjà tiré quelque chose.

– Sans doute ! dit Sharpitlaw, un vieux chapeau, une robe brune, et une mante rouge. M. Butler, ce costume convient-il à votre Wildfire d’hier soir ?

– Parfaitement, dit Butler.

– Et je puis attester, maintenant, dit Ratcliffe…

– Oui, interrompit Sharpitlaw, à présent que nous l’avons découvert sans vous.

– Justement, puisque les choses en sont à ce point, je puis dire que c’est sous ces habits que j’ai reconnu, hier soir, Robertson dans la prison, à la tête de l’émeute.

– Témoignage direct ! s’écria Sharpitlaw. Ratcliffe, je vais faire un rapport favorable au lord-prévôt sur votre compte. Il se fait tard ; il faut que j’aille au logis manger un morceau. Je reviendrai sur le soir. En attendant je laisse Madge avec vous. Tâchez de la mettre dans une bonne gamme. À ces mots il quitta la prison.

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