CHAPITRE XXIX.

« Des périls journaliers, le vice et la misère,

» De ces êtres, hélas ! firent le caractère. »

Notre voyageuse se leva le lendemain de très bonne heure ; elle allait sortir de l’auberge quand Dick, qui s’était levé plus matin encore, ou qui peut-être ne s’était pas couché, l’un étant aussi probable que l’autre dans son état de palefrenier, lui cria : – Bon voyage, la jeune fille, bon voyage ! prenez garde de vous heurter contre la montagne de Gunnersbury. Robin Hood est mort et trépassé, mais il y a encore de ses amis dans la vallée de Bever. Jeanie le regarda comme pour lui demander une explication plus claire, mais, avec un sourire, un geste et un mouvement d’épaules inimitables (excepté par Emery ), Dick se retourna vers le maigre coursier qu’il pansait ; et chanta en employant l’étrille :

Robin était un bon vivant,
Adroit à tirer une flèche ;

Robin Hood autrefois fut un archer vaillant,

Et sa flèche fendait les airs avec vitesse.

Sur la route Robin arrêtait le passant ;

Qui nous empêchera d’imiter son adresse !

Jeanie poursuivit son voyage sans questionner Dick davantage, car il n’y avait rien dans ses manières qui lui donnât l’envie de prolonger l’entretien. Elle arriva vers le soir à Ferry-Bridge, où est encore la meilleure auberge sur la grande route du nord. La lettre de recommandation que mistress Bickerton lui avait remise pour l’hôtesse du Cygne, et son air simple et modeste, prévinrent tellement celle-ci en sa faveur, qu’elle lui procura l’occasion d’un cheval de poste de renvoi, qui la conduisit jusqu’à Tuxford, de manière que le lendemain de son départ d’York elle fit la plus longue journée qu’elle eût encore faite depuis qu’elle avait quitté Saint-Léonard. Il est vrai qu’étant plus accoutumée à marcher qu’à monter à cheval, elle se trouva très fatiguée, et elle ne fut qu’un peu tard, le jour suivant, en état de se remettre en chemin.

Vers midi elle aperçut les ruines noircies du château de Newark, démoli pendant la grande guerre civile. On peut bien juger qu’elle n’eut pas la curiosité d’aller examiner des débris qui auraient attiré toute l’attention d’un antiquaire ; elle entra dans la ville, et se rendit sur-le-champ à l’auberge qui lui avait été indiquée à Ferry-Bridge. Pendant qu’elle se reposait en prenant quelques rafraîchissemens, la fille qui les lui avait apportés la regardait d’une manière toute particulière, et finit par lui demander, à sa grande surprise, si elle ne se nommait pas Deans, si elle n’était pas Écossaise, et si elle ne se rendait pas à Londres pour une affaire judiciaire.

Jeanie, malgré son caractère simple et naïf, avait quelque chose de la prudence de son pays ; suivant l’usage général des Écossais, elle ne répondit à cette question qu’en en faisant une autre, et la pria de lui dire pourquoi elle lui faisait cette demande.

– Deux femmes qui ont passé par ici ce matin, répondit la Maritorne de la Tête du Sarrasin, de Newark, ont pris des informations sur une Jeanie Deans, jeune Écossaise qui se rendait à Londres pour solliciter une grâce ; et elles ne pouvaient se persuader qu’elle n’eût pas encore passé par ici.

Fort surprise et un peu alarmée (car on s’alarme ordinairement de ce qu’on ne comprend point), Jeanie fit à son tour diverses questions à la servante sur ces deux femmes mais tout ce qu’elle put en apprendre fut que l’une était vieille et l’autre jeune ; que la jeune était d’une grande taille ; que la vieille parlait beaucoup, et paraissait avoir de l’autorité sur sa compagne ; enfin que toutes deux avaient l’accent écossais.

Ces renseignemens ne lui apprenaient rien ; cependant elle en conçut un pressentiment fâcheux ; elle craignit que ces étrangères n’eussent quelque mauvais dessein contre elle ; comme elle avait encore un chemin assez long à faire pour arriver à l’endroit où elle comptait coucher, et qu’elle craignait d’être surprise par la nuit, elle résolut de prendre des chevaux de poste et un guide. Elle en parla à l’hôte, mais malheureusement il avait passé beaucoup de voyageurs dans la matinée, et il ne se trouvait pas un cheval dans l’écurie. Il lui dit pourtant que si elle voulait attendre une heure ou deux, quelques chevaux qui étaient allés vers le sud reviendraient probablement. Mais Jeanie, qui avait déjà honte de sa frayeur pusillanime, dit qu’elle préférait continuer son voyage à pied.

– La route est belle, lui dit l’hôte, tout est pays plat, excepté la montagne de Gunnersbury, qui est à trois milles de Grantham.

C’était là que Jeanie comptait se rendre pour finir sa journée.

– Je suis bien aise d’apprendre qu’il y ait une montagne, dit-elle, il y a si long-temps que je n’en ai vu ! Depuis York jusqu’ici on dirait qu’on a nivelé tout le terrain. Quand j’ai perdu de vue une colline bleuâtre qu’on appelle Ingleborro, j’ai cru n’avoir plus d’ami dans cette terre étrangère.

– Si vous aimez tant les montagnes, jeune fille, reprit l’hôte, je voudrais que vous pussiez emporter avec vous celle de Gunnersbury, car c’est un enfer pour les chevaux de poste. – Mais, allons, à votre santé : puissiez-vous faire votre voyage sans mauvaise rencontre, car vous êtes une fille sage et courageuse.

En parlant ainsi, il prit un grand pot rempli d’ale fabriquée chez lui, et y but de manière à calmer la soif la plus ardente.

– J’espère qu’il n’y a pas de voleur sur la route ? demanda Jeanie.

– Je paverai de biscuits l’étang de Groby, dit mon hôte, quand il n’y en aura plus ; cependant il y en a moins aujourd’hui, et depuis qu’ils ont perdu Jim-Rat, ils ne sont plus organisés en troupe. Allons, buvez un coup avant de partir, ajouta-t-il en lui présentant le pot d’ale.

Jeanie le remercia, et lui demanda quel était son lawing .

– Votre lawing ? Que le ciel me confonde si je sais ce que vous voulez dire.

– Je désire savoir ce que je dois vous payer.

– Me payer ? Rien, mon enfant, rien. Vous n’avez bu qu’un demi-pot de bière, et la Tête du Sarrasin peut bien donner une bouchée à manger à une pauvre créature qui ne sait pas deux mots de langage chrétien. Allons, encore une fois à votre santé ! et il fit une nouvelle accolade au pot d’ale.

Les voyageurs qui ont visité Newark depuis peu ne manqueront pas de se rappeler ici les manières civiles et le savoir-vivre de l’hôte qui y tient la principale auberge, et trouveront quelque amusement à en faire la comparaison avec la rudesse inculte de son prédécesseur ; mais nous croyons qu’on s’apercevra que le poli a fait perdre au métal une partie de sa valeur intrinsèque.

Prenant alors congé de ce Gaius du Lincolnshire, Jeanie se remit solitairement en route. Elle éprouva quelque inquiétude quand elle se trouva surprise par l’approche de la nuit dans la plaine qui s’étend jusqu’aux pieds du Gunnersbury, et qui est coupée par des taillis et des fondrières. Cet endroit paraissait disposé par la nature pour fournir aux bandits des retraites bien cachées, et la facilité d’échapper aux poursuites. Le manque d’énergie de la police y exposait le voyageur à un brigandage porté à un point inconnu aujourd’hui, si ce n’est dans le voisinage immédiat de la capitale de l’Angleterre.

Jeanie venait de doubler le pas, quand elle entendit derrière elle le bruit d’un cheval qui trottait. Elle se retira, comme par instinct, sur un des bords de la route, afin de laisser le pavé libre. Le cheval ne tarda pas à arriver ; elle vit qu’il portait deux femmes, l’une placée sur la selle, et l’autre en croupe sur un coussin.

– Bonsoir, Jeanie Deans, dit celle qui était sur la selle ; comment trouvez-vous cette belle montagne là-bas qui semble vouloir embrasser la lune ? croyez-vous que ce soit la porte du ciel que vous aimez tant ? peut-être nous y arriverons avant la nuit, quoique ma mère voyage quelquefois d’une manière plus prompte.

En parlant ainsi, elle s’était retournée sur la selle, et avait mis son cheval au pas afin de pouvoir faire la conversation : sa compagne semblait la presser d’avancer, mais elle parlait plus bas, et Jeanie n’entendit que ces mots :

– Taisez-vous, sotte lunatique ; qu’avez-vous à faire avec le ciel ou avec l’enfer ?

– Pas grand’chose avec le ciel, quand je considère que je mène derrière moi ma mère : pour ce qui est de l’enfer, nous verrons cela dans le temps. Allons, bidet ; marche, mon enfant, cours comme si tu étais un manche à balai ; songe que tu portes une sorcière :

Ma coiffe au pied, ma pantoufle à la main,

Comme le feu follet, du soir au lendemain

J’erre gaîment le long du marécage…

Le reste de la chanson se perdit dans le bruit des pas du cheval qui s’éloignait rapidement ; mais, pendant quelques minutes, des sons inarticulés parvinrent encore aux oreilles de Jeanie.

Notre voyageuse resta étourdie et agitée d’une crainte indéfinissable. Être appelée par son nom d’une façon si étrange dans un pays inconnu, par une personne qui disparaissait tout-à-coup loin d’elle, tout cela ressemblait à ces voix surnaturelles du Comus de Milton :

« Ces langues aériennes, qui prononcent les noms des hommes sur les sables du rivage et dans la solitude des déserts. »

Et quelque différente que fût Jeanie de la dame de ce masque enchanteur, on peut lui appliquer heureusement la suite de ce passage :

« Ces pensées peuvent surprendre, mais non effrayer l’âme vertueuse qui marche toujours escortée d’un courageux champion, – la conscience. »

Dans le fait, en se rappelant le dévouement qui lui avait fait entreprendre son voyage, elle pouvait bien avoir le droit, j’oserais dire, de s’attendre à une protection méritée.

Après une demi-heure de marche, elle eut sujet de concevoir une frayeur plus sérieuse. Deux hommes, qui étaient cachés derrière un buisson, avancèrent tout-à-coup sur la grande route, se présentèrent devant elle, et lui barrèrent le chemin.

– Arrêtez et payez, lui dit l’un des deux qui avait l’air d’un coquin vigoureux et déterminé, quoique de courte taille, et vêtu d’une blouse comme celle des rouliers.

– Cette belle, Tom, ne t’entend point, dit le plus grand, laisse-moi lui parler. Allons, ma précieuse, la bourse ou la vie, dépêchons.

– J’ai bien peu d’argent, messieurs, leur dit Jeanie, leur offrant la portion qu’elle avait séparée de son petit trésor d’après le conseil de la bonne hôtesse d’York ; j’en ai besoin, mais si vous l’exigez, le voilà.

– Cela ne prendra pas, reprit Tom : vous devez en avoir davantage. Croyez-vous que les gens risquent leur vie sur la grande route pour se laisser tromper de cette manière ? Non, non, il faut nous donner jusqu’au dernier farting, ou, de par Dieu, nous vous déshabillerons !

– Eh non, Tom, eh non, dit son camarade, qui semblait moins inaccessible à la compassion que son féroce compagnon. Je vois que c’est une de ces bonnes âmes avec qui il ne faut que savoir s’y prendre. – Allons, ma belle, levez la main ; jurez que vous n’avez pas plus d’argent, et nous vous laisserons passer sur votre parole, sans chercher d’autres preuves.

– Je ne puis pas jurer cela, répondit Jeanie, mais je fais un voyage où il s’agit de la vie ou de la mort. Je vais vous montrer ce qui me reste d’argent, et si vous me laissez seulement de quoi me procurer du pain et de l’eau, je vous remercierai, et je prierai le ciel pour vous.

– Au diable vos prières, s’écria Tom : cette monnaie n’a point de cours avec nous ; en même temps il la saisit par le bras.

– Un moment, messieurs, dit Jeanie, songeant tout-à-coup au papier que lui avait remis Ratcliffe, j’ai quelque chose à vous montrer. Connaissez-vous ce papier ?

– Que diable veut-elle dire, Frank ? Regarde donc ce chiffon, car pour moi, du diable si je sais lire !

– C’est une passe de Jim Ratcliffe, dit Frank, et, d’après les règlemens du métier, nous ne pouvons arrêter cette jeune fille.

– Du diable si elle va plus loin, dit son compagnon : Rat nous a abandonnés, et l’on dit même qu’il est devenu limier.

– N’importe, reprit l’autre, nous pouvons encore avoir besoin de lui.

– Et que diable faire donc ? s’écria Tom. N’avons-nous pas promis de la dépouiller de tout, et de la renvoyer en mendiante dans son pays de mendians ? Et vous voulez que nous la laissions passer ?

– Je ne dis pas cela, répondit Frank : et il dit à son compagnon quelques mots à voix basse.

– À la bonne heure, répondit Tom. Mais dépêchons-nous, il ne faut pas rester sur la grande route plus long-temps ; il peut survenir des voyageurs.

– Allons, jeune fille, suivez-nous, dit Frank.

– Au nom du ciel, s’écria Jeanie, au nom de l’humanité, laissez-moi continuer mon chemin ; prenez plutôt tout ce que je possède au monde.

– Que diable craint la belle ? dit Tom : je vous dis qu’on ne vous fera aucun mal. Mais si vous ne voulez pas nous suivre, que le diable m’emporte si je ne vous fais pas sauter la cervelle hors de la tête.

– Tu es un vrai ours, Tom, lui dit son camarade ; si tu la touches, je te secouerai de manière à faire danser tes dents dans tes gencives. Ne craignez rien, mon enfant, je ne souffrirai pas qu’il vous touche du bout du doigt, si vous nous suivez : mais si vous nous tenez plus long-temps à parlementer sur la grande route, je m’en vais, et je vous laisse régler vos comptes avec lui.

Cette menace fit une grande impression sur l’esprit de Jeanie, qui voyait qu’elle ne pouvait espérer qu’en lui pour obtenir quelque protection contre la brutalité de son camarade. Non seulement elle le suivit, mais elle saisit le pan de son habit, comme pour empêcher qu’il ne s’éloignât d’elle. Cette marque de confiance parut flatter le brigand ; il lui répéta qu’elle n’avait rien à craindre, qu’il ne souffrirait pas qu’on lui fît le moindre mal.

Ils conduisirent leur prisonnière dans une direction qui s’éloignait de plus en plus de la grande route ; elle remarqua qu’ils suivaient un petit sentier, ce qui la délivra d’une partie de ses craintes, qui auraient été bien plus vives, s’ils s’étaient écartés de tout chemin battu. Après avoir marché environ une demi-heure dans le plus profond silence, ils arrivèrent à une espèce de vieille grange située loin de toute habitation. Elle était pourtant occupée, car on y voyait de la lumière à travers une croisée.

Un des voleurs frappa doucement à la porte ; elle s’ouvrit, et ils entrèrent avec leur malheureuse prisonnière. Une vieille femme préparait le souper sur un feu de charbon. Dès qu’elle les vit : – Au nom du diable, s’écria-t-elle, pourquoi amenez-vous ici cette femme ? pourquoi ne l’avez-vous pas dépouillée et renvoyée chez elle ?

– Écoutez, la mère Sang, dit Frank ; nous voulons bien faire ce qu’il faut pour vous obliger, mais nous n’en ferons pas davantage. Nous ne valons pas grand’chose, Dieu merci ! mais nous ne sommes pas encore ce que vous voudriez, des diables incarnés.

– Elle a une passe de James Ratcliffe, dit Tom, et Frank n’a pas voulu qu’elle fut mise au moulin.

– Non, de par Dieu, je ne le souffrirai pas. Mais si la vieille mère Sang veut la garder ici quelque temps, ou la renvoyer en Écosse, sans lui faire de mal et sans lui rien prendre, à la bonne heure.

– Frank Levitt ! s’écria la vieille, si vous m’appelez encore mère Sang, voici un couteau qui saura de quelle couleur est le vôtre.

– Il faut que le vieux oing soit bien cher dans le nord, dit Frank, puisque la mère Sang est de si mauvaise humeur.

Sans hésiter un instant, la furie lança son couteau avec tant de force, qu’il alla s’enfoncer en sifflant dans le mur ; Frank, qui était sur ses gardes, l’ayant évité par un mouvement de tête fait fort à propos.

– Allons, allons, la mère, lui dit le voleur en la saisissant par les deux poignets, je vous apprendrai qui est votre maître : et la poussant avec force, il la fit reculer et tomber à la renverse sur quelques bottes de paille qui étaient dans un coin de la chambre. Il lui fit alors un geste de menace qui produisit l’effet qu’il en attendait, car elle ne chercha plus à se porter à des actes de violence, et se contenta de tordre ses bras flétris avec une rage impuissante, et de hurler comme une démoniaque.

– Je tiendrai ce que je vous ai promis, vieille diablesse, ajouta Frank ; elle n’ira pas plus avant sur le chemin de Londres, mais vous ne toucherez pas à un cheveu de sa tête, quand ce ne serait que pour vous punir de votre insolence.

Cette assurance sembla calmer la vieille, qui ne fit plus entendre qu’une sorte de grognement sourd.

Un autre personnage vint en ce moment se joindre à la compagnie.

C’était une jeune fille qui entra en sautant. – Eh bien, Frank Levitt, dit-elle, est-ce que vous voulez tuer notre mère, ou coupez-vous le cou au grognard que Tom a volé hier soir ? ou bien lisez-vous vos prières à rebours pour faire venir ici notre bon ami le diable ?

Il y avait quelque chose de si remarquable dans le son de voix de cette jeune fille, que Jeanie la reconnut aussitôt pour celle qui lui avait parlé sur la route environ deux heures auparavant. Cette circonstance augmenta sa terreur, car elle vit évidemment qu’il existait un complot prémédité contre elle. Mais par qui ? mais pourquoi ? c’est ce qu’elle ne pouvait concevoir.

D’après les propos de ce nouveau personnage, le lecteur a sûrement aussi reconnu une de ses anciennes connaissances.

– Taisez-vous, s’écria Tom qu’elle avait interrompu tandis qu’il avait dans la bouche le goulot d’une bouteille pleine de quelque liqueur dont il avait trouvé moyen de faire son butin. Un honnête homme serait plus à son aise dans la chaudière du diable qu’entre une enragée comme votre mère et une folle comme vous.

Jeanie, quoique saisie de terreur, n’en était pas moins attentive à tout ce qui se passait, afin de ne laisser échapper aucune occasion, soit de s’enfuir, s’il était possible, soit du moins de mieux connaître les dangers auxquels elle pouvait être exposée.

– Mais, qu’est-ce que cela ! dit Madge, s’approchant d’elle en dansant. Quoi ! une fille du vieux Whig Douce David Deans dans une vieille grange avec des Égyptiens, à l’entrée de la nuit ! c’est une chose curieuse à voir ; et dame ! c’est la chute des saints ! l’autre sœur est dans la Tolbooth à Édimbourg ; j’en suis fâchée pour elle. Ce n’est pas moi, c’est ma mère qui lui veut du mal ; et pourtant j’en aurais bien autant de raisons qu’elle.

– Écoutez, Madge, dit Frank, vous n’êtes pas aussi diablesse que votre sorcière de mère ; emmenez cette jeune fille dans votre chenil ; et n’y laissez pas entrer le diable, quand il vous le demanderait pour l’amour de Dieu.

– Oui, oui, Frank, j’en aurai soin, dit Madge en prenant Jeanie par le bras. Il n’est pas décent que de jeunes filles chrétiennes comme elle et moi restent à une pareille heure de la nuit avec des gens comme vous et comme Tyburn Tom. Bonsoir, messieurs ; puissiez-vous dormir jusqu’à ce que le bourreau vous éveille – pour le bien du pays !

Alors, quittant le bras de Jeanie et semblant obéir au caprice de sa pensée égarée, elle s’avança doucement vers sa mère, qui était assise près du feu, dont la lueur rougeâtre éclairait ses traits ridés et portant l’empreinte de la rage et de la haine ; elle semblait Hécate célébrant les rites infernaux. Se mettant à genoux devant elle et joignant les mains, Madge lui dit, comme aurait pu le faire un enfant de dix ans : – Maman, écoutez-moi réciter mes prières avant que j’aille me coucher, et donnez votre bénédiction à ma jolie figure comme autrefois.

– Que le diable prenne ta peau pour s’en faire des souliers ! cria la vieille en répondant par la menace d’un soufflet à cet acte de respectueuse requête.

Madge connaissait probablement, par expérience, la manière dont sa mère donnait ses bénédictions maternelles ; elle fit un saut en arrière avec agilité, et le coup ne l’atteignit pas. Meg Murdockson, furieuse de l’avoir manquée, saisit de vieilles pincettes qui étaient près de la cheminée ; elle allait en décharger un coup sur la tête de sa fille ou de Jeanie, car peu lui importait sur qui elle assouvirait sa rage, quand Frank lui arrêta le bras, et la repoussant avec violence : – Encore ! mère damnée, s’écria-t-il ; et en ma présence ! Allons, Madge de Bedlam ; retirez-vous dans votre trou avec votre camarade, sans quoi nous ferons ici payer le diable, et nous ne lui paierons rien.

Madge profita de l’avis de Levitt, et fit une retraite précipitée, traînant Jeanie après elle, dans un réduit séparé de la grange par une cloison en planches, et rempli de paille, ce qui annonçait qu’il servait de chambre à coucher. La clarté de la lune l’éclairait par une espèce de fenêtre, et laissait voir une selle, un coussin, une bride et une valise, équipage de voyage de Meg et de sa fille.

– Là ! dit Madge à Jeanie, dites-moi si, dans toute votre vie, vous avez jamais vu une plus jolie chambre. Il n’y en a pas une pareille dans tout Bedlam ! Avez-vous jamais été à Bedlam ?

– Non, répondit Jeanie, étonnée de la question et de la manière dont elle était faite, mais ne voulant pas mécontenter sa compagne, dont la présence, toute folle qu’elle était lui semblait une sorte de protection.

– Jamais à Bedlam ! s’écria Madge d’un ton de surprise. Je crois vraiment que les magistrats n’y envoient que moi. Oh ! ils ont pour moi beaucoup d’attentions ; car toutes les fois qu’on me mène devant eux, ils ne manquent jamais de m’y faire conduire, et me donnent même deux de leurs gardes pour me suivre. Au surplus, ajouta-t-elle en baissant le ton, je vous dirai en confidence que vous n’y perdez pas grand’chose, car le gardien est méchant, et il faut que tout aille à sa fantaisie. Eh ! mais, quel tapage ! à qui en veulent-ils donc ? Appuyons le dos contre la porte, personne ne pourra entrer.

– Madge ! Madge Wildfire ! Madge la diablesse ! criaient les deux bandits, où est donc le cheval ? qu’en avez-vous fait ?

– Il est à son souper, la pauvre bête. Je voudrais que le diable vous servît le vôtre, et qu’il vous échaudât le gosier ; vous feriez moins de tapage.

– Mais où est-il ? s’écria Tom ; répondez, ou je vais vous faire sauter votre cervelle de Bedlam.

Eh bien ! il est dans le champ de blé de Gaffer Gabblewood.

– Dans le champ de blé ! s’écria Frank.

– Eh ! oui, dans le champ de blé. N’avez-vous pas peur que les épis lui écorchent la langue, Tyburn Tom ?

– Ce n’est pas la question ; mais que dira-t-on de nous demain matin, Frank, quand on verra notre jument dans le clos de Gaffer ? il nous faudra changer de quartier.

– Tom, va bien vite l’en retirer, mon garçon, et aie soin d’éviter la terre molle pour qu’on ne voie point la trace de ses pieds.

– Quand il y a une mauvaise commission, dit Tom, une commission où il n’y a rien à gagner, c’est toujours sur moi qu’elle tombe.

– Allons, saute, Laurence ; allons, dépêche-toi !

Tom partit sans répliquer davantage.

Pendant ce temps, Madge avait arrangé sa paille de manière à se coucher le dos à demi appuyé contre la porte, qui s’ouvrait en dedans, mais qui n’avait pas de serrure.

– Jeanie, dit Madge Wildfire, quel autre que moi aurait songé à faire un verrou de son corps ? Mais il n’est pas si fort que celui que j’ai vu dans la prison d’Édimbourg. Les ouvriers d’Écosse sont les plus habiles du monde pour fabriquer des chaînes, des verrous, des cadenas et des serrures. Je me rappelle le jour où je voulais faire des gâteaux pour mon pauvre enfant qui est mort. – Mais vous autres Cameroniens, Jeanie, vous renoncez à tout, et vous vous faites un enfer sur la terre pour la quitter avec moins de regret. Mais je vous parlais de Bedlam. Je vous recommande cet endroit, par quelque porte que vous y entriez,… vous savez la chanson ! – Et s’abandonnant sans doute aux étranges souvenirs de son imagination, elle se mit à chanter à haute voix :

Moi, de Bedlam, voyez-vous,

À vingt ans je fis connaissance ;

Et quand j’étais sous les verrous,

J’avais toujours en abondance

Du pain, de l’eau, des fers, des coups.

– Jeanie, je ne puis chanter aujourd’hui, j’ai la voix enrouée ; je crois que je vais dormir.

En même temps elle laissa tomber sa tête sur sa poitrine comme si elle allait s’assoupir ; et Jeanie, qui désirait pouvoir réfléchir tranquillement aux moyens de s’échapper, se garda bien de rien dire ou de faire aucun mouvement qui pût la troubler.

Mais l’esprit inquiet de Madge lui fit rouvrir les yeux au bout de quelques minutes. – Je ne sais pourquoi j’ai envie de dormir aujourd’hui, dit-elle ; je ne dors jamais avant que la bonne lune aille dormir elle-même, et je la vois encore dans son char d’argent. Combien de fois ai-je dansé devant elle avec les autres morts, comme Porteous ! ils venaient me trouver, car j’ai été morte aussi, moi ; écoutez :

Mon corps est dans le cimetière

Où me conduisit mon amant :

Et ce n’est qu’une ombre légère

Qui vous parle dans ce moment.

– Et qui sait d’ailleurs qui est mort et qui est vivant ? ou qui a été dans le pays des fées ? C’est une autre question ! Parfois je pense que mon pauvre enfant est mort. – Vous savez bien qu’il est enterré, mais cela ne signifie rien. Je l’ai, depuis ce temps-là, bercé plus de cent fois sur mes genoux. Et comment cela serait-il, s’il était mort ? – Oh ! c’est impossible !

Et ici une sorte de remords faisant diversion à ses rêveries, elle s’écria, comme dans un transport : – Malheur à moi ! malheur à moi ! –

Enfin, après avoir gémi et sangloté, elle tomba dans un profond sommeil, laissant Jeanie à ses réflexions mélancoliques.

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