« Hâtez-vous donc de la lier !
» Ou redoutez, dans ma colère,
» Mon bras armé de cet acier. »
FLEYCHER.
La faible clarté que la lune répandait dans la chambre suffit pour convaincre Jeanie qu’elle ne pouvait espérer de s’échapper ; le trou qui servait de fenêtre était percé très haut dans le mur, et quand elle aurait pu y monter, il lui paraissait trop étroit pour pouvoir y passer. Elle craignait d’ailleurs de faire du bruit, et sentait bien qu’après une vaine tentative d’évasion, elle n’en serait que plus maltraitée et plus surveillée ; elle résolut donc d’attendre une occasion sûre avant de hasarder une fuite si dangereuse.
La cloison qui formait une séparation dans la grange était faite de planches vieilles et pourries. Il s’y trouvait plusieurs fentes, et Jeanie parvint à en agrandir une sans bruit, de manière à voir ce qui se passait dans l’autre pièce. La vieille Meg et Frank Levitt étaient assis aux deux coins du feu. Une nouvelle terreur s’empara de la malheureuse pèlerine en voyant les traits durs et féroces de la mère de Madge ; et quoique la physionomie du voleur fût naturellement moins repoussante, elle offrait pourtant le caractère que donne l’habitude du vol et d’une profession proscrite par les lois.
– Mais je me souvins, dit Jeanie, de ce que m’avait raconté mon vertueux père, un soir d’hiver, au coin du feu : comment il s’était trouvé en prison avec le saint martyr M. James Rennick, qui releva l’étendard de la véritable Église réformée d’Écosse, après la mort du célèbre Daniel Cameron, notre dernier porte-bannière, immolé par les glaives des méchans à Aird-Moss ; je me rappelai que les cœurs des malfaiteurs et des meurtriers avec lesquels ils étaient enfermés s’étaient amollis, comme la cire, à la voix de leur doctrine. Je pensai que le même secours qu’ils obtinrent me serait accordé, et que le Seigneur me délivrerait du piége où mes pieds avaient été surpris. Je répétai alors en moi-même ce que dit le roi prophète dans les 42e et 43e psaumes :
– Pourquoi es-tu abattue, ô mon âme ! et pourquoi es-tu dans l’inquiétude ? espère au Seigneur, car je chanterai sa louange ; il est ma force, mon salut et mon Dieu.
La pauvre captive, douée d’une grande présence d’esprit et d’une âme naturellement ferme et calme, fut encore fortifiée par sa confiance religieuse. Elle parvint à écouter la conversation de ceux entre les mains de qui elle était tombée. Elle n’en comprit pourtant qu’une partie, parce que de temps en temps ils baissaient la voix, qu’ils se servaient souvent de termes d’argot, et suppléaient par des gestes à beaucoup de réticences, selon l’habitude des gens de leur criminelle profession.
– Vous voyez bien, Meg, disait Frank, que je sais tenir ma parole. Je n’ai pas oublié que c’est vous qui m’avez fait passer un couteau qui m’a aidé à sortir de la prison d’York : j’ai fait votre besogne sans vous faire une question, parce qu’un service en mérite un autre. Mais à présent que cette folle de Madge est endormie, et que Tom court après le cheval, il faut que vous me disiez quelles sont vos intentions et ce que voulez faire ; car, avec la passe de Jim-Rat, du diable si je touche à cette fille, et si je souffre qu’on y touche.
– Vous êtes un brave garçon, Frank ; mais vous êtes trop tendre pour votre état. Votre bon cœur vous mettra dans l’embarras, je vous verrai quelque jour pendu sur le témoignage de quelqu’un qui n’aurait dit mot si vous lui aviez coupé le sifflet.
– Et vous vous trompez : j’ai vu pendre plus d’un brave jeune homme pour avoir été un peu trop vite en affaires. D’ailleurs un homme n’est pas fâché d’avoir, pendant sa courte vie, la conscience en repos. Ainsi donc, dites-moi sur-le-champ ce que je puis faire pour vous en tout bien, tout honneur.
– Je vais vous le dire, Frank. Mais d’abord buvez un verre de genièvre. Elle lui en versa un grand verre, qu’il vida tout d’un trait, en disant qu’il était excellent. Je vous dirai donc… mais encore un coup du flacon, Frank ; cela vous fortifiera le cœur.
– Non, non ! quand une femme veut vous induire au mal, elle cherche toujours à vous griser. Au diable le courage des Hollandais ! Ce que je fais, je veux le faire avec connaissance de cause… et j’en durerai plus long-temps.
– Eh bien donc, continua la vieille, renonçant à le faire boire davantage, vous saurez que cette fille va à Londres ?
Ici la vieille parla d’une voix si basse, que Jeanie ne put entendre que le mot de sœur.
– C’est fort bien, dit Frank, et qu’est-ce que cela vous fait ?
– Ce que cela me fait ? si elle coupe la corde, il épousera cette autre !
– Et à qui cela fera-t-il mal ?
– À qui ? à moi, vaurien ! et je l’étranglerai de mes propres mains, plutôt que devoir faire cette injustice à Madge.
– À Madge ! Êtes-vous plus folle qu’elle de croire qu’il veuille épouser une échappée de Bedlam ? En voilà une bonne ! épouser Madge Wildfire !
– Mais, gibier de potence, mendiant de naissance, voleur de profession, s’il ne l’épouse pas, ce n’est pas une raison, pour qu’il en épouse une autre, pour que cette autre prenne la place de ma fille, qui est devenue folle, tandis que je suis mendiante, et tout cela à cause de lui. Mais j’ai de quoi le faire pendre, et je le ferai pendre : oui, je le ferai pendre, répéta-t-elle en grinçant des dents avec l’emphase d’une rage diabolique.
– Eh bien ! faites-le pendre, pendre et rependre, répéta Frank ; il y aurait plus de bon sens à cela qu’à vouloir nuire à deux pauvres filles qui ne vous ont fait aucun mal.
– Aucun mal ! tandis qu’il épouserait cet oiseau en cage s’il pouvait jamais reprendre sa volée.
– Mais comme il n’y a aucune apparence qu’il épouse jamais un oiseau de votre couvée, je ne vois pas pourquoi vous vous en mêlez, dit le voleur en levant les épaules. Je vais tout aussi loin qu’un autre quand il y a quelque chose à gagner, mais je n’aime pas à faire le mal pour faire le mal.
– Et la vengeance ! dit la sorcière, la vengeance ! n’est-ce pas le meilleur morceau qui ait jamais été préparé dans la cuisine de l’enfer ?
– Eh bien ! que le diable le garde pour son dîner, car je veux être pendu si j’aime la sauce que vous y mettez.
– La vengeance ! continua-t-elle : c’est la plus douce récompense que le diable puisse jamais nous accorder. J’ai fait bien des choses pour goûter ce plaisir, mais je le goûterai, ou il n’y a de justice ni sur la terre ni dans l’enfer.
Frank avait allumé sa pipe, et écoutait de sang-froid et d’un air tranquille les cris de rage de la vieille Meg. Il avait le cœur trop endurci par la vie qu’il menait, pour en être révolté, et il était trop indifférent à l’affaire dont elle parlait pour partager ses transports de fureur.
– Mais enfin, la mère, lui dit-il après quelques instans de silence, si vous êtes si friande de vengeance, que ne vous en prenez-vous à celui qui vous a offensée ?
– Je le voudrais, s’écria-t-elle en faisant des gestes d’énergumène, oui, je le voudrais ! mais je ne le puis, non ! je ne le puis.
– Comment, vous ne le pouvez ? Il vous serait bien facile de le faire pendre pour cette affaire d’Édimbourg. Mille dieux ! on en fait plus de bruit que si l’on eût volé la banque d’Angleterre.
– Savez-vous que ces mamelles l’ont nourri ? s’écria la vieille en rapprochant ses bras de sa poitrine comme si elle eût tenu un enfant ; et quoiqu’il soit devenu une vipère pour mon sein, quoiqu’il m’ait détruite moi et les miens, quoiqu’il m’ait destinée au diable et à l’enfer, si le diable et l’enfer existent, je ne puis m’armer contre sa vie. Je l’ai voulu, je l’ai essayé, Frank, mais cela est impossible. C’est le premier enfant que j’aie nourri. Un homme ne peut concevoir toute la tendresse d’une femme pour le premier enfant qu’elle a nourri.
– Certainement, nous n’en pouvons juger par expérience, dit Frank ; mais, la mère, on dit que vous n’avez pas eu la même tendresse pour tous les enfans qui se sont trouvés sur votre chemin. Holà ! s’écria-t-il en la voyant saisir un couteau d’un air de fureur, songez que je suis chef et capitaine ici, et que je n’y souffre pas de rébellion.
Meg laissa tomber l’arme qu’elle tenait en main ; et s’efforçant de sourire, – Des enfans, mon garçon, lui dit-elle ; et qui voudrait toucher à des enfans ? Il est bien vrai que Madge a eu un malheur, comme vous savez ; mais quant à l’autre. – Ici elle baissa tellement la voix, que Jeanie ne put entendre que la fin de la phrase : – enfin, Madge, dans sa folie, le jeta dans le North-Loch ; voilà ce que c’est.
Madge, comme les infortunées dont la raison est dérangée, avait un sommeil court et facilement interrompu ; ces derniers mots parvinrent à son oreille :
– C’est un gros mensonge, ma mère, s’écria-t-elle ; je n’ai pas fait une pareille chose.
– Te tairas-tu, démon d’enfer ? cria Meg. Par le ciel ! ajouta-t-elle, l’autre pourrait être éveillée aussi, et nous avoir entendus.
– Cela pourrait être dangereux, dit Frank.
– Lève-toi ! dit Meg à sa fille, ou je te donne un coup de couteau à travers les fentes de la porte.
Et joignant sur-le-champ l’effet aux promesses, elle fit passer la lame d’un couteau à travers une des fentes, et Madge en ayant senti la pointe, se retira précipitamment.
La porte s’ouvrit, et la vieille entra, le couteau dans une main et une chandelle dans l’autre. Frank la suivit, peut-être pour l’empêcher de se livrer à quelque acte de violence. La présence d’esprit de Jeanie la sauva dans ce danger pressant. Elle feignit de dormir profondément ; et, malgré l’agitation que devait lui occasioner la terreur, elle sut régler sa respiration de manière à n’inspirer aucun soupçon.
La vieille sorcière lui passa la lumière devant les yeux, et quoique Jeanie s’aperçût de ce mouvement, quoiqu’elle crût voir à travers ses paupières fermées les figures de ses deux meurtriers, elle eut assez de résolution pour ne pas se démentir dans une feinte dont sa vie dépendait peut-être.
Frank l’ayant regardée avec attention, tira Meg par le bras, et l’entraîna dans la chambre voisine. Madge était déjà endormie dans un autre coin. Ils reprirent leur place au coin du feu, et Jeanie, qui commençait à respirer plus librement, entendit, à sa grande joie, le voleur dire à Meg : – Vous voyez bien qu’elle est en état de nous entendre comme si elle était dans le Bedfordshire ; – et maintenant, la mère, je veux être damné, si je comprends rien à votre histoire. Je ne vois pas ce qui vous en reviendra de faire pendre une de ces filles et de tourmenter l’autre ; mais n’importe, je veux vous servir, quoique ce soit une mauvaise affaire ; et voici ce que je puis faire pour vous : Tom Moonshine a son lougre sur la côte à Surfleet sur la Walsh, j’irai le prévenir demain ; à la nuit je la conduirai à bord, et on l’y gardera trois semaines ou un mois si cela vous convient. Mais du diable si je souffre qu’on la maltraite ou qu’on la vole, avec la passe de Daddy Rat.
– Comme vous voudrez, Frank, comme vous voudrez. Il faut toujours vous passer vos fantaisies. Au surplus peu m’importe qu’elle vive ou qu’elle meure. Je ne demande pas sa mort. C’est sa sœur, oui, sa sœur…
– Allons, n’en parlons plus. Voilà Tom qui rentre. Nous allons faire un somme, et je vous conseille d’en faire autant.
Jeanie entendit Tom rentrer, et au bout de quelques minutes, tout fut plongé dans le silence en ce repaire d’iniquité. L’inquiétude ne permit pas à Jeanie de fermer les yeux de toute la nuit. À la pointe du jour elle entendit sortir les deux bandits ; n’ayant plus auprès d’elle que des personnes de son sexe, elle reprit un peu de confiance, et la lassitude lui procura quelques heures de repos.
Lorsque la captive s’éveilla, le soleil était déjà levé sur l’horizon, et la matinée commençait à s’avancer. Madge était encore dans le réduit où elles avaient couché. Elle dit bonjour à Jeanie en la regardant d’un air égaré, selon sa coutume : – Savez-vous qu’il est arrivé une drôle de chose pendant que vous étiez dans le pays du sommeil ? lui dit-elle. Les constables sont venus ici ; ils ont trouvé ma mère à la porte et l’ont emmenée chez le juge de paix, à cause du blé que notre cheval a mangé cette nuit. Ces rustres anglais font autant de bruit pour quelques épis de blé qu’un laird écossais pour ses lièvres et ses perdrix. Maintenant, ma fille, voulez-vous que nous leur jouions un joli tour ; allons nous promener ensemble ? ils feront un beau tapage, mais nous reviendrons pour l’heure du dîner. Voulez-vous déjeuner ? Peut-être aimeriez-vous mieux vous recoucher. Quelquefois je passe des journées entières sans bouger, la tête sur mes mains, comme cela. D’autres fois je ne puis rester en place. Ah ! vous pouvez vous promener avec moi sans crainte.
Quand Madge Wildfire eût été la lunatique la plus furieuse, au lieu d’avoir encore une sorte de raison incertaine et douteuse, qui variait probablement sous l’influence des causes les plus légères, Jeanie n’aurait guère refusé de quitter un lieu où, captive, elle avait tant à craindre. Elle se hâta de l’assurer qu’elle n’avait besoin ni de manger ni de dormir, et espérant au fond de son cœur qu’elle ne commettait aucun péché en agissant ainsi, elle entra pleinement dans le projet de promenade proposée par sa folle gardienne.
Elle prit son petit paquet sous son bras, et Madge s’en étant aperçue, lui dit : – Ce n’est pas tout-à-fait pour cela, mais je vois que vous voulez sauver ce que vous avez de meilleur, des mains de ces gens ; non que ce soit précisément de mauvaises gens, mais ils ont de singulières manières ; et j’ai pensé quelquefois que ce n’était pas bien à ma mère et à moi de fréquenter semblable compagnie !
La joie, la crainte et l’espérance agitaient le cœur de Jeanie quand, prenant son petit paquet, elle sortit en plein air, et jeta les yeux autour d’elle pour chercher quelque habitation ; – mais elle n’en aperçut aucune. Le terrain était partie cultivé, partie couvert de broussailles, de taillis et de fondrières. Elle chercha ensuite à s’assurer où était la grande route, persuadée que, si elle pouvait la gagner, elle y trouverait quelques maisons ou quelques passans ; mais elle vit à regret qu’elle n’avait aucun moyen de diriger sa fuite avec certitude, et qu’elle était dans la dépendance absolue de la folle, sa compagne.
Après avoir marché une demi-heure : – Pourquoi n’allons-nous pas sur la grande route ? dit-elle à Madge sans affectation, nous nous y promènerions plus commodément qu’au milieu des broussailles.
Madge avait marché fort vite jusqu’alors. À cette question elle s’arrêta, et regardant Jeanie d’un air de soupçon : – Oui-dà ! lui dit-elle. Est-ce là votre projet ? Vous avez envie d’appeler vos talons au secours de votre tête, je crois.
Jeanie, en entendant sa compagne s’exprimer ainsi, hésita un moment sur ce qu’elle devait faire. Elle avait grande envie de prendre la fuite sur-le-champ, mais elle ne savait encore en quelle direction elle devait fuir, ni si elle serait la plus agile à la course, et elle voyait évidemment que, pour la force physique, la folle l’emportait de beaucoup sur elle. Elle résolut donc de prendre patience, dit quelques mots pour calmer les soupçons de sa compagne, et la suivit où elle voulut la conduire.
Les idées de Madge ne pouvaient rester long-temps fixées sur le même objet, elles ne tardèrent pas à prendre un autre cours, et elle se mit à parler avec sa prolixité habituelle : – C’est une chose délicieuse de se promener ainsi dans les bois par une belle matinée comme celle-ci ! on n’entend pas, comme à la ville, une foule d’enfans crier après soi parce qu’on est un peu jolie et un peu mieux mise que les autres. Et cependant, Jeanie, que les beaux habits et la beauté ne vous rendent pas trop fière… Je sais à quoi cela mène.
– Connaissez-vous bien le chemin ? lui demanda Jeanie, qui voyait qu’elle s’enfonçait de plus en plus dans le bois, et qui craignait de s’éloigner encore davantage de la grande route.
– Si je le connais ! n’ai-je donc pas demeuré long-temps ici ? N’est-ce pas ici que… ? Oui, j’aurais pu l’oublier, j’ai oublié bien des choses ; mais il en est qu’on n’oublie jamais.
Elles arrivaient en ce moment dans une clairière. Un beau peuplier s’y élevait solitairement sur un petit tertre couvert de gazon, semblable à un de ceux qu’a décrit le poète de Grasmere dans l’épigraphe de notre chapitre. Dès que Madge l’aperçut, elle joignit les mains, poussa un grand cri, et tomba par terre sans mouvement.
Il eût été bien facile à Jeanie de fuir en ce moment ; mais elle ne put se déterminer à abandonner cette infortunée sans secours dans l’état où elle se trouvait, d’autant mieux qu’au milieu de son délire elle lui témoignait une sorte d’amitié. Elle parvint, non sans peine, à la relever, l’assit au pied du peuplier, chercha à ranimer son courage par quelques paroles de consolation, et vit avec surprise que son teint, ordinairement animé, était pâle et livide, et qu’elle versait des larmes en abondance.
– Laissez-moi, dit la pauvre insensée, laissez-moi ; cela fait tant de bien de pleurer ! Je ne pleure qu’une fois ou deux par an, quand je viens en cet endroit. Ce sont mes larmes qui arrosent ce gazon et qui font verdir ce peuplier.
– Mais qu’avez-vous ? lui demanda Jeanie ; pourquoi pleurez-vous si amèrement ?
– Je n’en ai que trop de sujet, Jeanie ; mais asseyez-vous près de moi, et je vous conterai tout cela, car je vous aime ; tout le monde nous disait du bien de vous quand nous étions vos voisines à Saint-Léonard, et je n’ai pas oublié le verre de lait que vous me donnâtes un matin, après que j’avais passé vingt-quatre heures sur Arthur’s Seat, cherchant des yeux sur la mer un vaisseau sur lequel quelqu’un devait se trouver.
Jeanie se rappela effectivement qu’elle avait rencontré un matin près de la maison de son père une jeune fille qui semblait privée de raison et qui tombait de faiblesse, et qu’elle lui avait donné du pain et du lait qu’elle avait dévorés en affamée. Cet incident, léger en lui-même, devenait d’une grande importance, s’il pouvait avoir fait une impression favorable pour Jeanie dans l’esprit de celle qui avait été l’objet de sa charité.
– Oui, dit Madge, je vous conterai tout. Vous êtes la fille d’un homme respectable, de David Deans, et vous consentirez à me tirer du sentier étroit, car j’ai brûlé des briques en Égypte, et, pendant de longs jours, j’ai erré dans l’affreux désert de Sinaï ; mais quand je pense à mes erreurs, je suis prête à me fermer la bouche de honte.
Ici elle leva les yeux et sourit.
– Voilà une chose étrange, continua-t-elle, je vous ai dit plus de bonnes paroles en dix minutes que je n’en dirais à ma mère en dix années. Ce n’est pas que je n’y pense, et parfois elles sont au bout de ma langue ; mais soudain le diable survient, passe ses ailes noires sur mes lèvres et appuie sa large et hideuse main sur ma bouche : oui, Jeanie, sa hideuse main. Il me ravit mes bonnes pensées, ainsi que mes bonnes paroles, et leur substitue d’impures chansons et des vanités mondaines.
– Essayez, Madge, dit Jeanie, essayez de calmer votre âme et de purifier votre cœur : il sera plus léger » Résistez au démon, et il fuira. Souvenez-vous, comme le répète mon vertueux père, qu’il n’est pas de démon plus perfide que nos pensées vagabondes.
– C’est vrai, ma fille, dit Madge en tressaillant, je prendrai un sentier où le démon ne me suivra pas. Vous y viendrez avec moi ; mais je vous tiendrai par le bras de peur qu’Apollyon ne pénètre dans ce sentier, comme il fit dans le Voyage du Pèlerin. À ces mots elle se leva, et, prenant Jeanie par le bras, elle commença à marcher à grands pas, et bientôt, à la grande joie de sa compagne, elle entra dans un sentier frayé dont elle paraissait connaître parfaitement tous les détours.
Jeanie essaya de la remettre sur la voie des aveux qu’elle avait promis ; mais son imagination était en campagne. Dans le fait l’esprit dérangé de cette pauvre fille ressemblait à un amas de feuilles desséchées, qui peuvent bien rester immobiles pendant quelques minutes, mais qui, au moindre souffle, sont agitées de nouveau. Madge s’était mis en tête de parler de l’allégorie de John Bunyan à l’exclusion de toute autre chose, et elle continua avec une grande volubilité :
– N’avez-vous jamais lu le Voyage du Pèlerin ? Vous serez la femme Christiana, et moi la vierge Merci, car vous savez que Merci était plus belle et plus attrayante que sa compagne ; et si j’avais ici mon petit chien, il serait Grand-Cœur, leur guide, car il était brave, et il aboyait comme s’il eût été dix fois plus gros. Ce fut ce qui causa sa perte, car il mordit aux talons le caporal Mac-Alpine un jour qu’il m’emmenait au corps-de-garde, et le caporal tua le fidèle animal avec sa pique de Lochaber. Que le diable casse les os à ce montagnard !
– Fi ! Madge, dit Jeanie, ne dites pas de telles choses.
– Il est vrai, reprit Madge en secouant la tête ; mais alors il ne faut pas que je pense à mon pauvre petit Snap que je vis étendu expirant dans un fossé. Hélas ! c’était peut-être un bien pour lui, car il souffrait du froid et de la faim quand il vivait, et dans la tombe il y a le repos pour tout le monde, le repos pour mon petit chien, pour mon pauvre enfant et pour moi.
– Votre enfant ! s’écria Jeanie, qui espérait ramener Madge à un entretien plus sérieux, si elle parvenait à lui parler d’un sujet qui l’intéressât réellement. – Mais elle se trompa ; Madge rougit, et répondit avec dépit :
– Mon enfant ? Oui certes, mon enfant ! Est-ce que je ne peux pas avoir eu un enfant et l’avoir perdu, comme votre jolie petite sœur, le Lis de Saint-Léonard ?
Cette réponse alarma Jeanie ; et s’empressant de calmer l’irritation de Madge, elle lui dit : – Je suis bien fâchée de votre malheur.
– Fâchée ! – et de quoi seriez-vous fâchée ? reprit Madge. – C’était un bonheur pour moi d’avoir un enfant, c’en aurait été un du moins sans ma mère, car ma mère est une bien singulière femme. – Voyez-vous, il y avait un vieux rustre qui avait des terres et des écus par-dessus le marché. – Le vrai portrait du vieux M. Faible-Esprit, ou M. Prêt-à-s’Arrêter, que Grand-Cœur délivra de Mort-aux-Bons le géant, au moment où il allait le voler et le tuer, car Mort-aux-Bons était de l’espèce des mangeurs d’hommes, – et Grand-Cœur tua aussi le géant Désespoir. – Pourtant je crois que le géant Désespoir vit encore, malgré l’histoire du livre. Parfois je le sens qui attaque mon cœur.
– Eh bien, et le vieux rustre ? dit Jeanie, qu’un pénible intérêt excitait à savoir la vérité sur l’histoire de Madge, qu’elle ne pouvait s’empêcher de croire liée à la destinée de sa sœur. Elle désirait aussi amener sa compagne à quelque aveu qui lui fût fait d’un son de voix plus bas ; car elle craignait que Madge ne fût entendue de sa mère ou des voleurs, qui pouvaient bien déjà être à leur recherche.
– Ainsi donc le vieux rustre, – répéta Madge ; j’aurais voulu que vous le vissiez marcher avec ses deux jambes, dont l’une était d’un demi-pied plus courte que l’autre. Comme je riais quand je voyais le gentil Geordy le contrefaire ! Je riais peut-être moins qu’à présent ; mais il me semble que c’était de meilleur cœur.
– Et qui était ce gentil Geordy ? lui demanda Jeanie, pour tâcher de la ramener à son histoire.
– Vous ne le connaissez pas ? celui qu’on nomme Robertson à Édimbourg ; et ce n’est pas encore là son vrai nom. Mais pourquoi me demandez-vous son nom ? Cela n’est pas honnête de demander le nom des gens. J’ai vu quelquefois chez ma mère huit ou dix personnes, et jamais elles ne s’appelaient par leur nom ; c’est pour cela que j’ai pris celui de Wildfire. J’ai entendu vingt fois Daddy Raton dire qu’il n’y avait rien de si incivil que de demander le nom de quelqu’un, parce que si les baillis, les prévôts et les juges veulent savoir si vous connaissez un tel ou un tel, ne sachant pas leur nom vous-même, vous ne pouvez le leur dire.
– Avec qui a donc vécu cette pauvre créature, pensa Jeanie, pour qu’on ait pu lui suggérer de pareilles idées ? Reuben et mon père auraient de la peine à me croire, si je leur disais qu’il existe des gens qui prennent de telles précautions par crainte de la justice !
Ses réflexions furent interrompues par un éclat de rire que fit Madge en voyant une pie traverser le sentier qu’elles suivaient.
– Voyez, dit-elle, voilà comme marchait mon vieil amoureux. Pas si légèrement pourtant ; il n’avait pas d’ailes pour suppléer à ses vieilles jambes. Il fallait pourtant que je l’épousasse, Jeanie, ou ma mère m’aurait tuée. Mais alors vint l’histoire de mon pauvre enfant. Ma mère craignit que le vieux ne fût étourdi par ses cris, et elle le cacha sous le gazon, là-bas, près du peuplier, afin qu’il ne criât plus. Je crois qu’elle a enterré mon esprit avec lui ; car depuis ce moment je ne me reconnais plus. Mais voyez un peu, Jeanie, après que ma mère eut pris toute cette peine, le vieux boiteux ne montra plus son nez au logis. Ce n’est pas que je m’en soucie. J’ai mené une vie bien agréable depuis ce temps, courant, dansant, chantant la nuit comme le jour. Je ne rencontre pas un beau monsieur qui ne s’arrête pour me regarder, et il y en a plus d’un qui me donne une pièce de six pence, uniquement pour mes beaux yeux.
Ce récit, tout décousu qu’il était, fit entrevoir à Jeanie l’histoire de la pauvre Madge. Elle jugea qu’elle avait été courtisée par un amant riche dont sa mère avait favorisé les prétentions, malgré sa vieillesse et sa difformité ; qu’elle avait été séduite par un autre ; que sa mère, pour cacher sa honte, et ne pas mettre obstacle au mariage qu’elle avait en vue, avait fait périr le fruit de cette intrigue ; enfin que le dérangement de son esprit en avait été la suite. Telle était en effet, à peu de chose près, l’histoire de Madge Wildfire.