« D’étranges sentimens
» Se glissent quelquefois dans l’esprit des amans.
» – Si je ne devais plus revoir mon Amélie !
» Si par la mort, pensai-je, elle m’était ravie ! »
WORDSWORTH.
En continuant son voyage solitaire, notre héroïne, après avoir passé le domaine de Dumbiedikes, se trouva sur une petite éminence d’où l’on apercevait, vers l’orient, en suivant le cours d’une onde gazouillante ombragée par des saules épars et des frênes, les chaumières de Woodend et de Bersheba, théâtre des premiers jeux de sa jeunesse. Elle reconnut la prairie où elle avait souvent gardé les troupeaux avec Reuben ; les sinuosités du ruisseau sur les rives duquel elle avait cueilli des joncs avec lui pour en former des couronnes et des sceptres pour sa sœur Effie, alors enfant gâtée de trois ou quatre ans. Les souvenirs que ce spectacle lui rappelait étaient si amers, que, si elle s’y était abandonnée, elle se serait assise pour soulager son cœur en pleurant.
– Mais je me demandai, dit Jeanie, quel bien résulterait de mes pleurs. N’était-il pas plus convenable de remercier le Seigneur dont la bonté avait suscité, pour me faciliter mon voyage, un homme que bien des gens appellent un avare, un Nabal, et qui me fit part de ses richesses avec autant de générosité que le ruisseau m’offrirait ses eaux ? N’aurais-je pas été coupable du même péché que le peuple d’Israël à Mirebah, quand il osait murmurer, quoique Moïse vînt de faire jaillir une source vivifiante du sein du rocher ? Aussi je n’osai pas jeter un dernier regard sur Woodend, car tout jusqu’à la fumée bleuâtre que je voyais sortir des cheminées, me rappelait les tristes changemens de notre sort.
Ce fut dans cet esprit de résignation chrétienne qu’elle continua son voyage, et qu’elle s’éloigna d’un endroit qui lui rappelait des souvenirs trop attendrissans. Elle se trouva bientôt à peu de distance du village où demeurait Butler. L’église gothique, surmontée d’un clocher en aiguille, y est située au milieu d’un bouquet d’arbres sur le haut d’une éminence au sud d’Édimbourg. À un quart de mille de distance est une vieille tour carrée où demeurait, dans les anciens temps, un laird qui se rendait redoutable à la ville d’Édimbourg par ses habitudes de chevalerie germanique, qui consistaient dans le pillage des provisions et des marchandises qui venaient du côté du sud.
Ce village, cette église, cette tour, n’étaient pas exactement sur le chemin qui devait conduire Jeanie en Angleterre, mais ne l’en éloignaient pas beaucoup. Elle avait d’ailleurs besoin de voir Butler, parce qu’elle désirait le prier d’écrire à son père pour lui faire part de son voyage, et de l’espoir qui le lui avait fait entreprendre. Un autre motif qui l’y portait aussi, presque à l’insu d’elle-même, était le désir de revoir encore une fois l’objet d’une tendresse déjà ancienne et toujours sincère, avant de commencer un voyage dont elle ne se dissimulait pas les périls, quoiqu’elle s’efforçât de n’y point songer pour ne pas risquer d’affaiblir l’énergie de sa résolution. Une visite faite à un amant par une jeune personne d’une condition plus élevée que Jeanie aurait été une démarche peu convenable en elle-même ; mais la simplicité de ses mœurs champêtres ne lui permettait pas de concevoir ces scrupules d’un décorum rigoureux, et sa conscience fut bien loin de lui rien reprocher pour aller prendre congé d’un ami d’enfance, avant de s’en éloigner peut-être pour long-temps.
Un autre motif inquiétait vivement son cœur à son approche du village. Elle s’était imaginé que Butler, autant par suite de l’intérêt qu’il devait prendre à l’ancien protecteur de son enfance, que par affection pour elle, se trouverait dans la salle d’audience lors du jugement de sa sœur. Elle l’avait cherché des yeux parmi les spectateurs, ne l’avait pas aperçu, et ses yeux ne pouvaient l’avoir trompée. Elle savait bien qu’il était dans un certain état de contrainte ; mais elle avait espéré qu’il trouverait quelque moyen de s’en affranchir, au moins pour un jour. En un mot, ces pensées étranges et vagues, que Wordsworth attribue à l’imagination d’un amant absent, lui suggérèrent que, si Butler n’avait pas paru, c’était pour cause de maladie. Cette idée s’était tellement emparée de son imagination, que, lorsqu’elle approcha de la chaumière dans laquelle son amant occupait un petit appartement, et qui lui avait été indiquée par une jeune fille portant un pot au lait sur sa tête, elle tremblait en songeant à la réponse qu’on pourrait lui faire quand elle demanderait à lui parler.
Ses craintes n’étaient pas chimériques. Butler était d’une constitution délicate. Il n’avait pu résister aux fatigues de corps et aux inquiétudes d’esprit qu’il avait éprouvées depuis le jour de la mort de Porteous, et par suite de cet événement tragique ; l’idée que même en l’élargissant on avait conservé des soupçons contre lui, vint encore aggraver ses souffrances morales.
Mais ce qui lui parut le plus difficile à supporter fut la défense formelle que lui firent les magistrats d’avoir, jusqu’à nouvel ordre, aucune communication avec Deans et sa famille. Il leur avait paru vraisemblable que Robertson tenterait d’avoir encore quelque relation avec cette famille, qu’il pourrait une seconde fois prendre Butler pour intermédiaire, et ils désiraient l’en empêcher, dans l’espoir que quelque indiscrétion de sa part pût conduire à sa découverte. Cette mesure n’avait pas été inspirée aux magistrats par un esprit de méfiance contre Butler ; mais, dans la circonstance où il se trouvait, il en avait été humilié, et il était en outre désespéré en pensant que Jeanie, qu’il aimait si tendrement, pourrait croire qu’il s’éloignait d’elle, et qu’il l’abandonnait dans le moment où elle avait le plus besoin de consolations.
Cette idée pénible, la crainte d’être exposé à des soupçons qu’il était si éloigné de mériter, se joignant aux fatigues de corps qu’il avait essuyées, lui occasionèrent une fièvre lente qui finit par le rendre incapable de s’occuper même des devoirs journaliers et sédentaires qu’il remplissait dans son école, et qui formaient tous ses moyens d’existence. Heureusement pour lui, le vieux M. Whackbairn, qui était son supérieur dans l’école de la paroisse, lui était sincèrement attaché. Outre qu’il connaissait le mérite et les talens de son sous-maître, qui avait attiré chez lui un assez grand nombre d’élèves, il avait lui-même reçu une bonne éducation ; il conservait du goût pour les auteurs classiques ; et, lorsque ses écoliers étaient congédiés, il se délassait volontiers de l’ennui que lui occasionaient les leçons qu’il était obligé de donner à des enfans, en lisant avec son sous-maître quelques pages d’Horace ou de Juvénal. Une conformité de goûts ayant engendré l’amitié, il prit le plus grand intérêt à Butler pendant sa maladie, le suppléa dans ses fonctions, malgré son grand âge, et veilla à ce qu’il ne manquât d’aucun des secours qui pouvaient lui être nécessaires, quoiqu’il n’eût lui-même que des moyens très bornés.
Telle était la situation de Butler. La fièvre venait pourtant de le quitter, et il commençait, malgré les remontrances du bon M. Whackbairn, à se traîner une fois par jour dans la salle où il donnait ses leçons, quand le jugement et la condamnation d’Effie vinrent mettre le comble à sa détresse, et lui inspirèrent de nouvelles inquiétudes sur tout ce qu’il avait de plus cher au monde.
Il avait appris le détail exact de tout ce qui s’était passé, d’un ami, habitant du même village, qui, ayant assisté à la séance de la cour de justice, n’était que trop en état de lui en tracer un tableau désespérant. On juge bien que le sommeil n’approcha pas de ses yeux pendant la nuit suivante. Son imagination fut tourmentée de mille idées sombres et funestes, et il était encore plongé le lendemain dans l’affaissement de la fièvre, quand on vint lui annoncer une visite qui ne pouvait qu’ajouter à sa douleur, la visite d’un sot importun.
C’était celle de Bartholin Saddletree. Le digne et docte sellier n’avait pas manqué la veille de se trouver à son rendez-vous chez Mac-Croskie, avec Plumdamas et quelques autres voisins, pour discuter les discours du duc d’Argyle, la justice de la condamnation d’Effie, et le peu de probabilité qu’elle pût obtenir sa grâce. La discussion avait été longue et chaude, grâce à l’eau-de-vie qui n’avait pas été épargnée, et le lendemain matin la tête de Bartholin offrait encore la même confusion que le sac de bien des procureurs.
Pour y rétablir le calme et la sérénité, il résolut d’essayer le pouvoir du grand air. En conséquence, il monta sur un cheval qu’il entretenait à frais communs avec Plumdamas et un autre boutiquier de ses voisins, et dont ils se servaient à tour de rôle pour leurs affaires et leurs plaisirs. Comme il avait deux fils en pension chez Whackbairn, et qu’il aimait assez la société de Butler, il prit Libberton pour but de son excursion, et vint, comme nous le disions, faire souffrir au pauvre ministre le tourment dont l’Imogène de Shakspeare se plaint, quand elle dit : – Je suis persécutée par l’apparition d’un sot que je ne saurais voir sans colère .
Pour comble de vexation, Saddletree choisit pour sujet de ses harangues la condamnation d’Effie et la probabilité qu’elle serait exécutée. Le son de sa voix semblait à Butler le cri sinistre du hibou ou le glas de la cloche des funérailles.
Jeanie s’arrêta à la porte de l’humble demeure de son amant, en entendant résonner dans l’intérieur la voix pompeuse et sonore de Saddletree. – Soyez-en bien sûr, M. Butler, lui disait-il, cela sera comme je vous le dis. Rien ne peut la sauver. Il faudra qu’elle saute le pas. J’en suis fâché pour la pauvre fille ; mais la loi, mon cher monsieur, la loi doit être exécutée ; vous savez ce que dit Horace :
Vivat rex,
Currat lex !
Je ne me rappelle plus dans laquelle de ses odes, mais n’importe !
L’ignorance et la brutalité dont Bartholin faisait un si triste amalgame arrachèrent à Butler un mouvement d’impatience ; mais Saddletree, comme la plupart des bavards, avait l’intelligence trop obtuse et l’esprit trop gonflé de son prétendu mérite, pour s’apercevoir de l’impression défavorable qu’il produisait souvent sur ses auditeurs. Il continua, sans merci, à étaler ses lambeaux de connaissances légales, et finit par dire d’un ton satisfait de lui-même : – Eh bien ! M. Butler, qu’en pensez-vous ? N’est-ce pas bien dommage que mon père ne m’ait pas envoyé faire un cours de jurisprudence à Utrecht ? J’aurais été un clarissimus ictus, comme le vieux Grunwiggin lui-même. Eh ! n’est-il pas vrai ? un clarissimus ictus ?
– Je ne vous comprends pas, M. Saddletree, répondit Butler d’une voix triste et faible, voyant qu’il fallait absolument lui répondre.
– Vous ne me comprenez pas ? Ictus est pourtant latin. Cela ne signifie-t-il pas jurisconsulte ?
– Non pas, que je sache, répondit Butler du même ton.
– Comment diable ! j’ai pourtant trouvé ce mot-là ce matin même dans un mémoire de M. Crossmyloof. Un moment… Je dois l’avoir dans ma poche… Oui, le voici. Eh bien ! voyez ; ictus clarissimus et perti … peritissimus. C’est bien du latin, car ces mots sont imprimés en italique.
– Ah ! je comprends maintenant ; mais ictus est une abréviation pour jurisconsultus.
– Une abréviation ! Non, non, les lois n’abrègent rien. Elles disent tout bien au long. Lisez plutôt le titre des servitudes ; c’est-à-dire tillicidian . Mais vous direz encore que ce n’est pas du latin.
– Cela est possible, dit Butler en soupirant, je ne suis pas en état de disputer contre vous.
– Ce n’est pas pour me vanter, M. Butler, mais peu de personnes, très peu de personnes seraient en état de le faire. Mais, ajouta-t-il après avoir regardé à sa montre, puisque je vous ai parlé des servitudes, et que vous avez encore une bonne heure avant de descendre à votre école, je vais vous aider à passer ce temps agréablement en vous contant l’histoire d’un procès qui s’instruit en ce moment, relativement à une servitude de chute d’eau, ou tillicidian. La plaignante est mistress Crombie, une femme fort honnête, mon amie depuis long-temps. Je l’ai appuyée de tout mon crédit en la cour, et, qu’elle perde ou qu’elle gagne sa cause, elle en sortira à son honneur. Voici ce dont il s’agit. Sa maison est obligée de recevoir les eaux qui tombent d’une maison voisine, appartenante à mistress Mac-Phail (c’est là ce qu’on appelle tillicidian), mais cela ne peut s’entendre que des eaux naturelles, c’est-à-dire de celles qui tombent du ciel sur le toit et qui découlent de là sur le nôtre. Mais, il y a quelques jours, une servante jeta, par une fenêtre donnant sur le toit de mistress Mac-Phail, une potée de je ne sais quelle eau qui tomba d’abord sur son toit et ensuite sur le nôtre, ce qui n’est certainement ni dans l’esprit ni dans la lettre de la loi. Mistress Mac-Phail envoya la coquine de servante faire des excuses à mistress Crombie, et je crois que celle-ci s’en serait contentée. Fort heureusement j’étais là : je lui fis sentir qu’elle devait demander justice, et faire faire défense à mistress Mac-Phail de ne plus à l’avenir jeter sur son toit aucunes autres eaux que celles que le ciel y fait tomber naturellement. J’ai fait citer la maîtresse, assigner la servante…
Saddletree aurait fait durer les détails de ce procès au-delà de l’heure qui restait au pauvre Reuben, ennuyé et fatigué de l’entendre ; mais il fut interrompu par le bruit de quelques voix qu’on entendit à la porte. La femme à qui appartenait la maison où logeait Butler, rentrant chez elle avec un seau qu’elle avait été remplir à une fontaine voisine, trouva à la porte Jeanie Deans, qui s’impatientait de la prolixité de l’orateur, et qui pourtant ne se souciait pas d’entrer avant qu’il fût parti.
La bonne femme abrégea son attente en lui demandant : – Est-ce à moi que vous voulez parler, la jeune fille, ou à M. Butler ?
– Je désire voir M. Butler, s’il n’est pas en affaires, répondit Jeanie.
– Eh bien ! entrez donc, mon enfant, répondit la bonne femme ; et ouvrant la porte, – M. Butler, dit-elle, voici une jeune fille qui a besoin de vous parler.
La surprise de Butler fut extrême quand, après cette annonce, il vit entrer Jeanie, dont les plus longues courses ne s’étendaient guère au-delà d’un demi-mille de Saint-Léonard.
– Bon Dieu ! s’écria-t-il, il faut que quelque nouveau malheur soit arrivé. Et la crainte rendit à ses joues les couleurs dont la maladie les avait privées.
– Non, M. Reuben, c’est bien assez de ceux que vous connaissez déjà. Mais vous êtes donc malade ? ajouta-t-elle, car le coloris momentané dont ses joues s’étaient revêtues était déjà dissipé, et elle voyait les ravages qu’une maladie lente et l’inquiétude d’esprit avaient faits sur son amant.
– Je suis bien maintenant, parfaitement bien, dit Butler, et si je puis faire quelque chose pour vous être utile, à vous ou à votre père…
– Oui, dit Saddletree ; car on peut maintenant regarder la famille comme n’étant composée que de vous deux, comme si Effie n’eût jamais existé, la pauvre fille ! Mais, Jeanie, qu’est-ce qui vous amène de si bonne heure à Libberton, tandis que votre père est encore à Édimbourg ?
– Il m’a donné une commission pour M. Butler, dit Jeanie d’un air embarrassé. Mais se reprochant aussitôt ce léger écart de la vérité que jamais Quaker ne respecta plus qu’elle, – c’est-à-dire, ajouta-t-elle, j’ai besoin de parler à M. Butler, relativement aux affaires de mon père et de la pauvre Effie.
– Est-ce une affaire du ressort des tribunaux ? demanda Saddletree : en ce cas, vous feriez mieux de prendre mon opinion que la sienne.
– Non, répondit Jeanie, qui trouvait de grands inconvéniens à mettre le bavard Saddletree dans la confidence de ses projets, c’est une lettre que je veux prier M. Butler d’écrire pour moi.
– Eh bien ! dites-moi de quoi il s’agit, et je la dicterai à M. Butler comme M. Crossmyloof à son clerc Allons, M. Butler, prenez plume et encre.
Jeanie regarda Butler, et se tordit les mains d’un air d’impatience.
– Mais, M. Saddletree, dit Butler, M. Whackbairn sait que vous êtes ici. Il sera mortifié si vous n’assistez pas à la leçon de vos enfans, et l’heure en est plus qu’arrivée.
– Vous avez raison, M. Butler. D’ailleurs, j’ai promis aux enfans de demander un demi-congé pour toute l’école, le jour de l’exécution, afin qu’ils puissent y assister ; cela ne peut produire qu’un bon effet sur leur esprit, car qui sait ce qui peut leur arriver à eux-mêmes ? Ah ! mon Dieu ! je ne pensais pas que vous étiez ici, Jeanie ; mais n’importe, il faut vous habituer à en entendre parler. M. Butler, retenez Jeanie jusqu’à mon retour. Je ne serai pas absent plus d’un quart d’heure.
Après leur avoir donné cette assurance d’un retour prochain, qu’aucun d’eux ne désirait, il les délivra de l’embarras que leur causait sa présence.
– Reuben, dit Jeanie qui vit la nécessité d’en venir sur-le-champ au sujet qui l’amenait, je commence un bien long voyage : je vais à Londres demander la grâce d’Effie au roi et à la reine.
– Y pensez-vous bien, Jeanie ? s’écria Butler dans la plus grande surprise : vous, aller à Londres ; vous, parler au roi et à la reine !
– Et pourquoi non, Reuben ? dit Jeanie du ton de simplicité qui lui était naturel ; ce n’est parler qu’à un homme et à une femme, après tout. Ils doivent être de chair et de sang comme nous, et, quand leur cœur serait de pierre, ils auront pitié du malheur d’Effie. D’ailleurs, j’ai entendu dire qu’ils ne sont pas si méchans que le disent les Jacobites.
– Cela est vrai, Jeanie ; mais leur magnificence…, leur suite…, la difficulté de parvenir jusqu’à eux.
– J’ai pensé à tout cela, Reuben ; mais je ne veux pas me laisser décourager. Sans doute ils auront de bien beaux habits, des couronnes sur la tête, des sceptres dans leurs mains, ainsi que le grand roi Assuérus quand il était sur son trône devant la porte de son palais, comme dit l’Écriture. Mais je sens dans mon cœur quelque chose qui me soutient, et je suis presque sûre que j’aurai la force et le courage de leur dire ce que j’ai à leur demander.
– Hélas ! Jeanie, les rois aujourd’hui ne s’asseyent plus à la porte de leurs palais pour rendre la justice, comme du temps des patriarches. Je ne connais pas les cours par expérience plus que vous ; mais, d’après tout ce que j’ai lu et tout ce que j’ai entendu dire, je sais que le roi d’Angleterre ne fait rien que par le moyen de ses ministres.
– Si ce sont des ministres justes et craignant Dieu, je n’en ai que plus d’espoir de réussir.
– Vous n’entendez pas même les mots en usage à la cour, Jeanie : les ministres dont je parle sont les serviteurs du roi, ceux qui ont sa confiance, qui sont chargés de toutes les affaires.
– Sans doute, et je pense bien qu’il en a un plus grand nombre que la duchesse à Dalkeith, quoiqu’elle n’en manque point. Je sais aussi que les domestiques des grands seigneurs sont toujours plus impertinens que leurs maîtres ; mais je m’habillerai proprement, et je leur offrirai une demi-couronne pour qu’ils me laissent entrer dans le palais. S’ils me refusent, je leur dirai que je viens pour parler au roi et à la reine d’une affaire dans laquelle il y va de la vie et de la mort, et bien certainement ils me permettront alors de leur parler.
– C’est un rêve, Jeanie, dit Butler en remuant là tête, un projet impraticable. Jamais vous ne pourrez parvenir jusqu’à eux sans être protégée par quelque grand seigneur, et cela est-il possible ?
– Peut-être y réussirai-je, Reuben, surtout avec un peu d’aide de votre part.
– Un peu d’aide de ma part ! Jeanie, mais c’est encore un rêve, et le plus étrange de tous !
– Pas du tout, Reuben. Ne vous ai-je pas ouï dire que votre grand-père, dont mon père n’aime pas à entendre parler, a sauvé la vie au père ou grand-père de Mac-Callummore quand il était seigneur de Lorn ?
– Il est vrai ! s’écria vivement Butler, et je puis le prouver. J’écrirai au duc d’Argyle ; on dit qu’il a de l’humanité, il est connu pour un brave militaire, pour un loyal Écossais, je lui écrirai pour le prier de solliciter la grâce de votre sœur. C’est une bien faible espérance de succès ! mais enfin il ne faut rien négliger.
– Cela est vrai, Reuben ; il ne faut rien négliger. Ce n’est pas assez d’une lettre. Une lettre ne peut prier, supplier, conjurer. Elle ne peut parler au cœur aussi bien que la voix et les regards. Une lettre est comme une feuille de musique sur un instrument. C’est du noir sur du blanc, mais quand on entend chanter l’air qu’elle contient, c’est bien différent : il faut que je parle moi-même, Reuben.
– Vous avez raison, dit Reuben en rappelant sa fermeté ; j’espère que le ciel vous a inspiré cette résolution courageuse comme le seul moyen de sauver la vie de votre malheureuse sœur. Mais, Jeanie, vous ne pouvez faire seule un voyage si périlleux. Je ne puis souffrir que vous vous exposiez à tous les risques qu’il peut offrir. Donnez-moi le droit de vous suivre ; consentez que je devienne aujourd’hui votre époux, et dès demain je pars avec vous pour vous aider à vous acquitter de ce que vous devez à votre famille.
– Non, Reuben, cela n’est pas possible. Quand ma sœur obtiendrait sa grâce, son pardon n’effacerait pas la tache dont elle est couverte. Et que dirait-on d’un ministre qui aurait épousé la sœur d’une femme condamnée pour un tel crime ? Quel cas ferait-on de tout ce qu’il pourrait dire dans la chaire ?
– Mais, Jeanie, je ne puis croire, je ne crois pas qu’elle en soit coupable.
– Que le ciel vous récompense de parler ainsi ! mais le blâme ne s’en attachera pas moins à elle.
– Mais ce blâme, quand même elle le mériterait, ne peut retomber sur vous.
– Ah ! Reuben, vous savez que c’est une tache qui s’étend sur toute la famille, sur toute la parenté. Ichabod ! la gloire de notre famille est passée, comme disait mon pauvre père, car la plus pauvre famille peut avoir sa gloire, celle qui résulte de la bonne conduite de tous ceux qui la composent, et cet avantage est perdu pour nous.
– Mais, Jeanie, vous m’avez donné votre parole, vous m’avez promis votre foi ; pouvez-vous entreprendre un tel voyage sans un homme pour vous protéger, et cet homme ne doit-il pas être votre époux ?
– Je connais votre affection et votre bon cœur, Reuben, je sais que vous me prendriez pour femme malgré la honte dont ma sœur nous a couverts, mais vous conviendrez que ce n’est pas dans un pareil moment que je puis songer au mariage : nous aurons le loisir d’y réfléchir plus tard, dans un temps plus convenable. Et vous parlez de me protéger pendant mon voyage ! mais qui vous protégerait vous-même, Reuben ? Depuis dix minutes que vous êtes debout, vos jambes tremblent déjà sous vous ; comment pourriez-vous entreprendre le voyage de Londres ?
– Je me porte très bien, mes forces reviennent, dit Butler en se laissant retomber d’épuisement sur sa chaise : demain je me trouverai beaucoup mieux.
– Il faut que je parte, que je parte sur-le-champ, dit Jeanie, et vous ne l’ignorez pas. Vous voir en cet état, ajouta-t-elle en lui prenant la main, et en le regardant avec tendresse, augmente encore mes chagrins ; ayez bien soin de votre santé, pour l’amour de Jeanie : si elle n’est pas votre femme, elle ne sera jamais celle de personne. À présent, donnez-moi la lettre pour Mac-Callummore, et priez Dieu de faire réussir mon dessein.
Il y avait sans doute quelque chose de romanesque dans le projet de Jeanie ; mais Butler vit qu’il serait impossible de l’en détourner, et reconnut qu’il ne pouvait l’aider que de ses avis. Il chercha donc, parmi ses papiers, deux pièces qu’il lui remit en lui recommandant de les montrer au duc d’Argyle : c’était tout ce qu’il lui restait de son aïeul, l’enthousiaste Bible Butler.
Pendant ce temps, Jeanie avait pris la Bible de Reuben, et la replaçant sur la table : – J’y ai marqué, lui dit-elle, deux versets que vous lirez quand je serai partie ; ils contiennent des leçons utiles. À présent, il faudra que vous écriviez tout ceci à mon père ; je n’ai pas l’esprit assez présent pour le faire moi-même, et d’ailleurs je n’en ai pas le temps, et je m’en rapporte à vous pour ce qu’il convient de lui dire. Dites-lui que j’espère le revoir bientôt. Quand vous le verrez, Reuben, je vous en prie, pour l’amour de moi, ne le contrariez pas dans ses idées, ne lui dites pas des mots latins ou anglais. Il est du vieux temps ; laissez-le dire ce qu’il voudra, quand même vous croiriez qu’il ait tort ; répondez-lui en peu de mots, et laissez-le parler tant qu’il lui plaira ; ce sera sa plus grande consolation. Et ma pauvre sœur ? Reuben ; mais je n’ai pas besoin de la recommander à votre bon cœur, persuadée que vous la verrez aussitôt qu’on vous permettra de la voir, et que vous lui donnerez toutes les consolations qui seront en votre pouvoir. Penser qu’elle est dans cette prison… Mais ne parlons plus d’elle, je ne veux pas vous quitter en pleurant, ce serait un mauvais augure. Adieu, adieu, Reuben.
Elle sortit précipitamment ; sur ses traits brillait encore le sourire mélancolique qu’elle avait adressé à son amant pour l’aider à supporter son absence.
Butler, après son départ, crut avoir perdu la faculté de voir, d’entendre et de réfléchir. Il lui semblait qu’il venait de faire un songe, ou de voir une apparition. Saddletree, qui rentra presque au même instant, l’accabla de questions sans pouvoir en obtenir une réponse. Heureusement le docte sellier se souvint que le baron de Loan-Head devait tenir son tribunal ce matin, et il était temps qu’il partît pour y assister. – Je ne veux pas y manquer, dit-il à Butler, ce n’est pas que je croie que la séance sera intéressante ; mais le bailli est un brave homme, et je sais qu’il aime que je sois là, afin d’avoir un mot d’avis au besoin.
Dès qu’il fut parti, Butler courut à sa Bible, que Jeanie venait de toucher. À sa grande surprise, il en tomba un papier dans lequel étaient enveloppées deux pièces d’or. Elle avait marqué au crayon les versets 16 et 25 du psaume XXXVII.
« Le peu que possède l’homme de bien, vaut mieux que toutes les richesses du méchant. »
« J’ai été jeune, et je suis vieux, mais je n’ai jamais vu le juste abandonné, ni ses enfans mendiant leur pain. »
Touché jusqu’aux larmes de la tendre délicatesse avec laquelle Jeanie avait cherché à lui faire accepter un secours dont elle supposait qu’il pouvait avoir besoin, il pressa cet or contre ses lèvres et contre son cœur avec plus d’ardeur que ne fit jamais un avare. Imiter sa fermeté, sa confiance dans le secours du ciel, devint l’objet de son ambition, et son premier soin fut d’écrire à Deans pour l’informer de la généreuse résolution de sa fille, et du voyage qu’elle avait entrepris. Il réfléchit avec attention sur toutes les idées, sur toutes les phrases et même sur toutes les expressions de sa lettre, afin qu’elle pût déterminer le vieillard à approuver une entreprise si extraordinaire. Nous verrons, par la suite, l’effet que produisit cette épître. Butler en chargea un honnête paysan dont le commerce lui donnait de fréquentes relations avec Deans, et qui, pour le modique salaire d’une pinte de bière, se chargea de la lui remettre en mains propres .