CHAPITRE XXVI.

« Je reconnais sa voix ; écoutez la paresse :
» – Vous m’éveillez trop tôt, je veux me rendormir.
» Comme on voit une porte et tourner et gémir,
» La paresse en son lit se retourne sans cesse. »

LE DOCTEUR WATTS.

Le manoir du laird de Dumbiedikes, dans lequel nous allons maintenant introduire nos lecteurs, était à trois ou quatre milles (l’exactitude topographique n’est pas ici bien nécessaire) au sud de Saint-Léonard. Il avait eu autrefois une espèce de célébrité, car l’ancien laird, bien connu dans tous les cabarets à un mille à la ronde, portait l’épée, avait un beau cheval et deux lévriers, jurait, et faisait des gageures à toutes les courses de chevaux et à tous les combats de coqs, suivait les faucons de Somerville de Drum et les chiens de lord Ross, et s’appelait lui-même un homme comme il faut. Le propriétaire actuel avait fait perdre à son lignage une partie de sa splendeur, car il vivait retiré chez lui en avare sauvage, tandis que son père avait vécu en dissipateur égoïste et extravagant.

Ce château était ce qu’on appelle en Écosse une maison seule, c’est-à-dire qui n’a qu’une chambre dans l’étendue de chaque étage. Chacune de ces pièces était éclairée par six ou huit fenêtres percées irrégulièrement, et qui toutes ensemble ne laissaient pas entrer autant de jour qu’en aurait donné une croisée moderne. Cet édifice sans art, ressemblant à ces châteaux de cartes que construisent les enfans, était surmonté d’un toit couvert de pierres grises plates, en place d’ardoises ; une tour demi-circulaire, adossée à la maison, contenait un escalier en limaçon qui conduisait à chaque étage ; au bas de la tour était la porte d’entrée, garnie de clous à large tête, et le haut du mur était percé de barbacanes. Une espèce de basse-cour, dont les murs tombaient en ruines, renfermait étables, écuries, etc. La cour avait été pavée ; mais le temps avait déplacé une partie des pierres, et une belle moisson d’orties et de chardons fleurissait à leur place. Un petit jardin, dans lequel on entrait par une haie sans porte pratiquée dans le mur de la cour, paraissait dans un état aussi prospère. Au-dessus de la porte était une pierre sur laquelle on voyait quelques restes des armoiries de la famille de Dumbiedikes qui y avaient été gravées autrefois.

On arrivait à ce château de plaisance par une route formée de fragmens de pierres jetés presque au hasard, et entourée de terres labourées, mais non encloses. Sur une prairie maigre on voyait le fidèle palefroi du laird, qui, attaché à un poteau, tâchait d’y trouver son déjeuner. Tout accusait l’absence de l’ordre et de l’aisance. Ceci n’était pourtant pas l’effet de la pauvreté ; cet état n’avait pour cause que l’indolence et l’apathie.

Ce fut par une belle matinée du printemps, et de très bonne heure, que Jeanie Deans, non sans un peu de honte et de timidité, arriva devant le palais que nous venons de décrire, et entra dans la cour. Jeanie n’était pas une héroïne de roman ; elle regarda donc avec intérêt et curiosité un château dont elle pouvait penser qu’elle aurait pu alors être la maîtresse, si elle avait voulu donner au propriétaire un peu de cet encouragement que les femmes de toutes les conditions savent par instinct distribuer avec tant d’adresse. D’ailleurs elle n’avait pas des idées plus relevées que ne le comportait son état et son éducation, et elle trouva que la maison, quoique inférieure au château de Dalkeith, et à quelques autres qu’elle avait vus, était certainement un superbe édifice dans son genre, et que les terres en seraient fertiles si elles étaient mieux cultivées. Mais le cœur de Jeanie était incapable de se laisser séduire par des idées de grandeur et d’opulence ; et tout en admirant la splendeur de l’habitation de son ancien adorateur, et en rendant justice à la bonté de ses terres, il ne lui vint pas un moment à l’esprit de faire au laird, à Butler et à elle-même, l’outrage que tant de dames d’un plus haut rang n’auraient pas hésité de faire à tous trois avec de moindres motifs de tentation.

Étant venue dans l’intention de parler au laird, Jeanie chercha de tous côtés un domestique pour lui faire annoncer son arrivée et lui demander un moment d’entretien. N’en apercevant point, elle se hasarda à ouvrir une porte. C’était le chenil de l’ancien laird, et il servait maintenant de blanchisserie, ainsi que le prouvaient quelques baquets et autres ustensiles qu’elle y vit. Elle en ouvrit une seconde, c’était l’ancienne fauconnerie, comme l’attestaient quelques bâtons pourris sur lesquels se perchaient autrefois les faucons qui servaient aux plaisirs de leur maître. Une troisième la conduisit au trou à charbon, qui était assez bien garni, un bon feu étant presque le seul point sur lequel le laird actuel ne voulût pas entendre parler d’économie. Quant au surplus des détails domestiques, il les laissait entièrement à la disposition de sa femme de charge, la même qui avait servi son père, et qui, d’après la chronique secrète, avait trouvé le moyen de se faire un bon nid à ses dépens.

Jeanie continua à ouvrir des portes, comme le second Calender borgne dans le château des cent demoiselles obligeantes jusqu’à ce que, de même que ce prince errant, elle arriva à l’écurie. Le pégase montagnard Rory Bean, qui en était l’unique habitant de son espèce, et qu’elle avait vu paître dans la prairie en arrivant, était son ancienne connaissance ; elle reconnut sa selle et son harnais qui tapissaient la muraille. Il partageait son appartement avec une vache, qui tourna la tête du côté de Jeanie dès qu’elle l’aperçut, comme pour lui demander sa pitance du matin. Ce langage était intelligible pour Jeanie, et voyant quelques bottes de luzerne dans un coin, elle en délia une et la mit dans le râtelier. Cette besogne aurait dû être faite depuis long-temps ; mais les animaux n’étaient pas traités avec plus de soin que les terres et les bâtimens dans ce château du paresseux.

Tandis qu’elle s’acquittait de cet acte de charité pour le pauvre animal qui lui en témoignait sa reconnaissance à sa manière, en mangeant de bon appétit, arriva la fille de basse-cour, qui venait de s’arracher non sans peine aux douceurs du sommeil ; voyant une étrangère s’occuper des fonctions qu’elle aurait du remplir plus tôt, elle s’écria : – Oh ! oh ! le Brownie ! le Brownie ! et elle s’enfuit comme si elle avait vu le diable.

Pour expliquer la cause de cette terreur, il est bon de faire observer ici qu’une ancienne tradition assurait que le manoir du laird était depuis long-temps hanté par un Brownie . C’est ainsi qu’on appelle ces esprits familiers qu’on croyait autrefois venir dans les maisons pour y faire l’ouvrage que les domestiques laissaient en retard par paresse :

Agitant le fléau, promenant le balai.

Certes cette assistance d’un être surnaturel n’aurait été nulle part plus utile et plus nécessaire que dans une habitation où tous les domestiques étaient si peu enclins à l’activité, et cependant cette fille était si peu tentée de se réjouir de voir un substitut aérien s’acquitter de sa tâche, qu’elle jeta l’alarme dans toute la maison par ses cris, comme si le Brownie l’eût écorchée. Jeanie, qui avait quitté son occupation, tâchait de la rejoindre pour calmer sa frayeur, et lui apprendre pourquoi elle s’était trouvée là. Avant d’y avoir réussi, elle rencontra mistress Jeanneton Balchristie, qui était accourue au bruit ; elle était la sultane favorite de l’ancien laird, suivant la chronique scandaleuse, et la femme de charge du maître actuel. C’était la femme à teint couleur de buis, âgée d’environ quarante-cinq ans, dont nous avons parlé en rapportant la mort de l’ancien laird de Dumbiedikes, et qui pouvait en avoir alors environ soixante-dix. Mistress Balchristie était fière de son autorité, jalouse de tous ceux qui pouvaient avoir quelque influence sur l’esprit de son maître, humble avec lui, et acariâtre avec tout autre. Sachant que son crédit n’était pas appuyé près du fils sur une base aussi solide qu’il l’avait été près du père, elle avait introduit dans sa maison comme sa coadjutrice une de ses nièces, la criarde dont nous venons de parler, qui avait de grands yeux noirs et des traits assez réguliers ; elle ne fit pourtant pas la conquête du laird, qui semblait ignorer qu’il existât dans l’univers une autre femme que Jeanie Deans, et qui n’était pas même trop tourmenté de l’affection qu’il avait conçue pour elle.

Malgré cette indifférence de son maître pour le beau sexe, mistress Balchristie n’en était pas moins jalouse de le voir faire régulièrement une visite tous les jours à la ferme de Saint-Léonard, quoique depuis dix ans ses visites n’eussent amené aucun résultat ; et lorsqu’il la regardait fixement, et qu’il lui disait en s’arrêtant à chaque mot, selon sa coutume : – Jenny, je changerai demain,… elle tremblait toujours qu’il n’ajoutât : – de condition, et elle se trouvait bien soulagée quand il avait dit : – de souliers.

Il est cependant certain que mistress Balchristie nourrissait une malveillance bien prononcée contre Jeanie Deans, sentiment qu’on accorde assez ordinairement à ceux que l’on craint ; mais elle avait aussi une aversion générale pour toute femme jeune et de figure passable qui montrait seulement l’intention d’approcher du château, et surtout de parler au laird ; enfin, comme elle s’était levée ce matin deux heures plus tôt qu’à l’ordinaire, grâce aux cris de sa nièce, elle se trouvait d’humeur à quereller tout le genre humain, inimicitiam contra omnes mortales, comme disait notre ami Saddletree.

– Qui diable êtes-vous ? dit la grosse dame à Jeanie, qu’elle n’avait vue que très rarement, et qu’elle ne reconnut pas : de quel droit venez-vous causer tout ce tapage dans une maison honnête à une pareille heure ?

– C’est que… j’ai besoin… de parler au laird, dit en hésitant Jeanie, qui, de même que tous les habitans des environs, avait une sorte de frayeur de cette mégère.

– De parler au laird ?… Et que pouvez-vous avoir à lui dire ? Quel est votre nom ? Croyez-vous que Son Honneur n’ait autre chose à faire que d’écouter les bavardages de la première vagabonde qui court les rues, et cela tandis qu’il est encore dans son lit, le brave homme !

– Ma chère mistress Balchristie, répondit Jeanie d’un ton soumis, est-ce que vous ne me connaissez pas ? je suis Jeanie Deans.

– Jeanie Deans ! dit le dragon femelle qui, affectant la plus grande surprise, s’approcha d’elle en la regardant d’un air malin et méprisant : oui, en vérité, ajouta-t-elle, c’est Jeanie Deans ! On devrait plutôt vous nommer Jeanie Devil . Vous avez fait de la belle besogne, vous et votre sœur ! avoir assassiné un pauvre petit innocent ! Mais elle sera pendue, et c’est bien fait. Et c’est vous qui osez vous présenter dans une maison honnête, et qui demandez à voir un homme à l’heure qu’il est, pendant qu’il est encore au lit ! Allez, allez !

Une pareille brutalité rendit Jeanie muette : dans son trouble et sa confusion, elle ne put trouver un mot pour se justifier de l’infâme interprétation qu’on donnait à sa visite ; et la mégère, profitant de l’avantage que lui donnait son silence, continua sur le même ton.

– Allons, allons, tournez-moi les talons bien vite, et que cette porte ne vous revoie jamais. Si votre père, le vieux David Deans, n’avait été fermier du laird, j’appellerais les domestiques, et je vous ferais donner un bain dans la mare pour vous punir de votre impudence.

Jeanie, dès les premiers mots, avait déjà repris le chemin de la porte de la cour, de sorte que mistress Balchristie, ne voulant pas qu’elle perdît rien de ses menaces, éleva sa voix de stentor jusqu’au plus haut diapason. Mais, de même que plus d’un général, elle perdit le fruit de sa victoire pour et avoir voulu trop profiter.

Le laird Dumbiedikes avait été troublé dans son sommeil par les premiers cris de la fille de basse-cour ; il se retourna sur son oreiller, et comme il était assez accoutumé à entendre crier chez lui la tante et la nièce, il ne songea qu’à se rendormir. L’éloquence bruyante de mistress Balchristie l’en empêcha, et dans la seconde explosion de la colère de cette virago, le nom de Deans ayant frappé son oreille, il en conclut que c’était un message qui lui était envoyé de la part de cette famille, et que la bile de sa femme de charge s’était échauffée en se voyant éveillée de si grand matin. Comme il savait qu’elle n’aimait point cette famille, il sauta à bas de son lit, se hâta de mettre les vêtemens les plus nécessaires, se couvrit d’une vieille robe de chambre de brocard, prit le chapeau galonné de son père (car il est nécessaire de démentir ici le bruit généralement répandu qu’il le portait même dans son lit, comme Don Quichotte son casque, quoiqu’il soit vrai qu’on le vît rarement sans cet appendice), et ouvrant la fenêtre de la chambre à coucher, il vit, à sa grande surprise, Jeanie qui se retirait, et sa femme de charge qui, un poing sur la hanche, et l’autre bras étendu vers elle, lui prodiguait plus d’injures que le pauvre laird n’en avait entendu prononcer de sa vie.

Sa colère ne fut pas moindre que son étonnement. – Hé ! hé ! s’écria-t-il, vieille fille de Satan ! comment diable osez-vous traiter ainsi la fille d’un honnête homme ?

Mistress Balchristie se trouva prise dans ses propres filets. Elle voyait, par la chaleur extraordinaire avec laquelle son maître venait de s’exprimer, qu’il prenait l’affaire au sérieux ; elle savait que, malgré son indolence habituelle, il y avait des points sur lesquels on ne pouvait le contrarier sans danger, et sa prudence lui avait appris à craindre sa colère. Elle tâcha donc de revenir sur ses pas le mieux possible. Elle n’avait parlé, dit-elle, que pour l’honneur de la maison. D’ailleurs, elle ne pouvait se résoudre à éveiller Son Honneur de si bonne heure, la jeune fille pouvait bien attendre ou revenir plus tard. Et puis, on pouvait se méprendre sur les deux sœurs ; à coup sûr l’une d’elles n’était pas une connaissance dont il fallût se vanter.

– Taisez-vous, vieille criarde, dit Dumbiedikes : les souliers de la dernière des misérables seraient trop bons pour vos pieds, si tout ce qu’on dit est vrai. Jeanie, Jeanie, mon enfant, entrez dans la maison. Mais tout est peut-être encore fermé, attendez-moi un instant, et ne vous inquiétez pas des propos de Jeanneton.

– Non, non, dit mistress Balchristie en tâchant de sourire agréablement, ne vous inquiétez pas de ce que je dis, mon enfant ; tout le monde sait que j’aboie plus que je ne mords. Pourquoi ne m’avez-vous pas dit que vous aviez un rendez-vous avec le laird ? Dieu merci, je sais vivre. Entrez, miss Deans, entrez, ajouta-t-elle en ouvrant la porte avec un passe-partout.

– Je n’ai pas de rendez-vous avec le laird, dit Jeanie en reculant quelques pas : je n’ai que deux mots à lui dire, et je les lui dirai fort bien ici.

– Quoi ! dans la cour ! cela ne se peut pas, mon enfant, je ne suis pas assez incivile pour le souffrir. Et comment va votre brave homme de père ?

L’arrivée de Dumbiedikes épargna à Jeanie la peine de répondre à cette question hypocrite.

– Allez faire le déjeuner, dit-il à la femme de charge, et écoutez-moi ! vous déjeunerez avec nous. Préparez le thé, et veillez surtout à ce qu’il y ait bon feu. Eh bien, Jeanie, entrez ! entrez donc ! vous vous reposerez.

– Non, non, répondit Jeanie en affectant autant de calme qu’elle le put, quoiqu’elle fût encore toute tremblante, je ne puis entrer, j’ai bien du chemin à faire aujourd’hui. Il faut que je sois ce soir à vingt milles d’ici, si mes pieds peuvent m’y porter.

– À vingt milles d’ici ! s’écria Dumbiedikes, dont les plus longs voyages n’excédaient jamais cinq à six : ne songez pas à une pareille chose ! allons, entrez, entrez.

– Je n’ai qu’un mot à vous dire, reprit Jeanie, et je puis vous le dire ici, quoique mistress Balchristie…

– Que le diable emporte mistress Balchristie, s’écria le laird, et il en aura sa bonne charge. Je parle peu, Jeanie, mais je suis le maître chez moi, et je sais faire obéir gens et bêtes, excepté pourtant Rory Bean, mon cheval, et l’on ne me contrarie pas sans que le sang me bouille dans les veines.

– Je voudrais donc vous dire, continua Jeanie, qui vit la nécessité d’entrer en matière, que je vais faire un long voyage sans que mon père le sache.

– Sans que votre père le sache ! répéta Dumbiedikes avec un air d’intérêt : cela est-il bien vrai, Jeanie ? réfléchissez-y encore. Non, cela n’est pas bien !

– Si j’étais à Londres, dit Jeanie pour se justifier, je suis presque sûre que je trouverais le moyen de parler à la reine, et que j’en obtiendrais la grâce de ma sœur.

– Londres !… la reine !… la grâce de sa sœur !… La pauvre fille a perdu l’esprit ! dit le laird en sifflant d’étonnement.

– Je n’ai pas perdu l’esprit, et je suis bien résolue à aller à Londres, quand je devrais demander l’aumône de porte en porte pour m’y rendre ; ce qu’il faudra que je fasse, à moins que vous ne vouliez bien me prêter une petite somme pour faire mon voyage. Vous savez que mon père est en état de vous la rendre, et qu’il ne voudrait pas que personne eût à se repentir d’avoir eu confiance en moi, et vous moins que qui que ce soit.

Dumbiedikes, comprenant le motif de sa visite, en pouvait à peine croire ses oreilles. Il ne lui fit aucune réponse, et resta les yeux fixés à terre.

– Je vois, continua Jeanie, que vous n’avez pas dessein de m’obliger : adieu donc ; allez voir mon pauvre père le plus souvent que vous le pourrez. Il va se trouver bien seul maintenant !

En même temps, elle fit quelques pas pour s’en aller.

– Où va donc la folle ? s’écria Dumbiedikes ; et, la prenant par le bras, il la fit entrer dans la maison. – Ce n’est pas que je n’y aie déjà pensé, dit-il, mais les paroles me restaient au gosier.

Il la conduisit dans un salon meublé et décoré à l’antique, et en ferma la porte aux verrous dès qu’ils y furent entrés. Jeanie, surprise de cette manœuvre, resta le plus près de la porte qu’il lui fut possible ; et le laird ayant touché un ressort secret caché dans la boiserie, un des panneaux s’ouvrit, et laissa voir des tiroirs qui étaient presque entièrement remplis de sacs d’or et d’argent.

– Voilà ma banque, Jeanie, lui dit-il en portant alternativement un regard de complaisance sur elle et sur son trésor. Cela vaut mieux que tous les billets des meilleurs marchands et banquiers qui ruinent ceux qui y prennent confiance.

Alors, changeant tout-à-coup de ton, il dit avec plus de résolution qu’il ne s’en supposait : – Jeanie, je veux qu’avant le coucher du soleil vous soyez lady Dumbiedikes, et alors vous pourrez avoir un équipage à vous pour aller à Londres si vous le voulez.

– Non, non, dit Jeanie, cela ne se peut pas. Le chagrin de mon père… la situation de ma sœur… le soin de votre honneur…

– C’est mon affaire. Vous n’en parleriez pas si vous n’étiez pas une folle, mais je ne vous en aime que mieux. Dans le mariage, c’est assez que l’un des deux époux soit sage et prudent. Au surplus, si votre cœur est trop plein en ce moment, prenez là tout ce que vous voudrez, et nous remettrons la noce à votre retour. Autant vaut alors qu’aujourd’hui.

Jeanie sentit la nécessité de s’expliquer franchement avec un amant si extraordinaire.

– Je ne puis vous épouser, lui dit-elle, parce qu’il existe un homme que j’aime mieux que vous.

– Que vous aimez mieux ! Comment cela se peut-il ? vous me connaissez depuis si long-temps !

– Mais je le connais depuis plus long-temps encore.

– Depuis plus long-temps ? cela ne se peut pas. Vous êtes née sur mes terres. Mais vous n’avez pas encore tout vu, Jeanie. Il ouvrit un second tiroir. – Voyez, Jeanie, il n’y a que de l’or dans celui-ci. Et puis voilà le livre aux rentes. Trois cents livres sterling clair et net, sans compter le produit des terres. Ensuite la garde-robe de ma mère et de ma grand’mère ; des robes de soie, des dentelles aussi fines que des toiles d’araignée, un collier de perles, des bracelets et des boucles d’oreilles de diamant. Tout cela est là-haut. Venez voir, Jeanie, venez voir.

Jeanie ne succomba point aux tentations auxquelles le laird croyait peut-être avec raison qu’il était bien difficile à une femme de résister.

– Cela est impossible, dit-elle, je vous l’ai déjà dit. Vous me donneriez la baronnie de Dalkeith et celle de Lugton par-dessus le marché que je ne voudrais pas lui manquer de parole.

– Lui manquer de parole ! dit le laird d’un ton piqué ; mais qui est-il donc ? Vous ne m’avez pas encore dit son nom ! Bah ! c’est qu’il n’existe pas. Vous faites des façons. Qui est-il enfin, qui est-il ?

– Reuben Butler, répondit Jeanie.

– Reuben Butler ! s’écria Dumbiedikes d’un air de mépris, Reuben Butler ! le fils d’un paysan ! un sous-maître d’école ! un homme qui n’a pas dans sa poche la valeur du vieil habit qu’il a sur le dos ! Fort bien, Jeanie, fort bien ! vous êtes bien la maîtresse ! Et, refermant les tiroirs de son armoire et le panneau de boiserie qui les cachait : – Une belle offre refusée, Jeanie, ajouta-t-il, ne doit pas être une cause de querelle. Un homme peut conduire son cheval à l’abreuvoir, mais vingt ne le feraient pas boire malgré lui. Quant à dépenser mon argent pour les amoureuses des autres…

La fierté de Jeanie se trouva humiliée. – Je ne vous demandais qu’un emprunt, lui dit-elle, et je ne m’attendais pas que vous y mettriez de telles conditions. Au surplus, vous avez toujours eu des bontés pour mon père, et je vous pardonne votre refus de tout mon cœur.

En même temps, elle tira le verrou, ouvrit la porte, et s’en alla sans écouter le laird, qui lui disait : – Un instant ! Jeanie, un instant, écoutez-moi donc ! Traversant la cour à grands pas, elle sortit du château, remplie de la honte et de l’indignation qu’on éprouve naturellement quand on se voit refuser inopinément un service sur lequel on avait cru pouvoir compter.

Elle courut sans s’arrêter jusqu’à ce qu’elle eût regagné la grande route. Alors, ralentissant le pas, elle calma son dépit, et commença à réfléchir sur les conséquences du refus qu’elle venait d’essuyer. Entreprendrait-elle véritablement d’aller à Londres en mendiant ? Retournerait-elle à Saint-Léonard pour demander de l’argent à son père, au risque de perdre un temps précieux, et de l’entendre peut-être lui défendre de faire le voyage qu’elle regardait comme le seul espoir de salut qui restât à sa sœur ? Elle ne voyait pourtant pas de milieu entre ces deux alternatives, et tout en réfléchissant sur ce qu’elle devait faire, elle s’avançait lentement sur la route de Londres.

Tandis qu’elle était dans cette incertitude, elle entendit derrière elle le pas d’un cheval, et une voix bien connue qui l’appelait par son nom. Elle se retourna, et reconnut Dumbiedikes. Il était sur sa monture, en robe de chambre et en pantoufles, mais toujours avec le chapeau galonné de son père, et, dans l’ardeur de sa poursuite, il était parvenu pour la première fois à vaincre l’obstination de Rory, qui, au bout de l’avenue du château, avait voulu tourner du côté de Saint-Léonard, tandis que le laird voyait Jeanie à cent pas de lui sur la route de Londres. Il avait pourtant réussi, à force de faire jouer le bâton et les talons, à lui faire franchir cette distance, tandis que l’animal tournant la tête à chaque pas, témoignait son mécontentement de se trouver forcé d’obéir à son cavalier.

Dès que Dumbiedikes eut rejoint Jeanie : – Jeanie, lui dit-il, on dit qu’il ne faut jamais prendre une femme à son premier mot.

– Vous pouvez pourtant me prendre au mien, répondit-elle sans s’arrêter et sans lever les yeux sur lui : je n’ai jamais qu’un mot, et ce mot est toujours la vérité !

– Mais alors, Jeanie, c’est moi que vous ne deviez pas prendre au premier mot. Je ne veux pas que vous fassiez un tel voyage sans argent, quoi qu’il puisse arriver. En même temps, il lui mit en mains une bourse de cuir assez bien remplie. Je vous donnerais bien aussi Rory, ajouta-t-il, mais il est aussi entêté que vous, et il n’y a pas moyen de le faire aller sur un autre chemin que celui que nous avons fait ensemble, trop souvent peut-être.

– Je sais que mon père vous rendra cet argent jusqu’au dernier sou, laird Dumbiedikes, et cependant je ne l’accepterais pas, si je croyais que vous pussiez penser à autre chose qu’à vous le voir rendre.

– Il s’y trouve juste vingt-cinq guinées, dit le laird en soupirant ; mais que votre père me les rende ou non, elles sont à votre service sans aucune condition. Allez où vous voudrez. Faites ce que vous voudrez ! Épousez tous les Butler du pays si vous le voulez. Adieu, Jeanie !

– Que le ciel vous récompense ! s’écria Jeanie dont le cœur en ce moment fut plus ému de la générosité inattendue de ce caractère bizarre, que Butler ne l’aurait peut-être trouvé bon s’il eût connu les sentimens qu’elle éprouvait alors : que la bénédiction du Seigneur, que tout le bonheur du monde vous accompagnent à jamais, si nous ne devons plus nous revoir !

Dumbiedikes aurait voulu se retourner pour jeter sur elle un dernier regard, et lui faire une seconde fois ses adieux ; mais il ne lui fut possible que de lui faire un signe de la main. Rory, enchanté de pouvoir reprendre son chemin ordinaire, l’emportait avec une telle rapidité, que le cavalier, qui, dans sa précipitation, était monté sans selle et sans étriers, était trop occupé du soin de se maintenir sur sa bête pour oser courir le risque de regarder en arrière.

J’ai presque honte d’avouer que la vue d’un amant en robe de chambre et en pantoufles, avec un grand chapeau galonné, entraîné malgré lui par un petit cheval qu’il montait à poil, avait quelque chose d’assez ridicule en soi pour calmer l’élan d’une estime et d’une reconnaissance bien méritée, et la figure de Dumbiedikes sur son poney montagnard était trop plaisante pour ne pas confirmer Jeanie dans les premiers sentimens qu’il lui avait inspirés.

– C’est une bonne créature, pensa-t-elle, un homme obligeant ; c’est dommage qu’il ait un cheval si volontaire.

Elle songea alors au voyage important qu’elle commençait, et réfléchit avec plaisir que, grâce à ses habitudes économiques, elle se trouvait maintenant plus d’argent qu’elle n’en avait besoin pour aller à Londres, y séjourner, et retourner à Saint-Léonard.

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