CHAPITRE II.

« … Dans ces déserts sauvages,

« Dans ces lointaines mers qu’agitent tant d’orages,

« Il éprouve, Anselmo, de secrets sentimens,

« Que lui refuseraient des climats plus charmans.

Ancienne tragédie.

Les habitans peu nombreux du hameau d’Iarlshof n’avaient pas appris d’abord sans alarmes qu’un personnage d’un rang supérieur au leur venait fixer sa résidence dans cette demeure ruinée qu’on appelait encore le château. Dans ce temps-là (car tout est changé pour le mieux), la présence d’un supérieur qui habitait un château était presque toujours inséparable d’un surcroît de charges et d’exactions, dont un prétexte quelconque, fondé sur les coutumes féodales, justifiait la pratique. C’était par suite de maint privilége arbitraire que le redoutable et puissant voisin auquel on donnait le nom de tacksman s’appropriait sans pudeur une partie des bénéfices précaires que le faible tenancier avait acquis par des travaux pénibles. Mais bientôt les tenanciers reconnurent qu’ils n’avaient pas à craindre d’oppression de cette espèce de la part de Basile Mertoun ; qu’il fût riche ou pauvre, sa dépense était au moins proportionnée à ses moyens, et la frugalité la mieux entendue était le caractère distinctif de ses habitudes. Son luxe consistait en un petit nombre de livres et quelques instrumens de physique, qu’il faisait venir de Londres quand il en trouvait l’occasion ; et pour ces îles c’était un signe de richesses extraordinaires. Mais, d’un autre côté, sa table et les dépenses de son intérieur n’étaient que celle d’un petit propriétaire de cette contrée. Les tenanciers s’embarrassèrent donc fort peu de la qualité du nouveau tacksman dès qu’ils eurent reconnu que sa présence avait plutôt amélioré qu’empiré leur condition. Une fois la crainte de l’oppression bannie de leurs esprits, ils s’entendirent entre eux pour mettre à profit son insouciance, et se concertèrent pour lui faire payer un prix excessif les objets de détail nécessaires à son ménage. L’étranger fermait les yeux sur ce petit manége avec une indifférence plus que philosophique, lorsqu’un incident, qui fit connaître son caractère sous un autre point de vue, vint mettre un terme aux impôts qu’on tentait de lever sur lui.

M. Mertoun était un jour retiré dans une tourelle solitaire, occupé sérieusement à examiner un paquet de livres long-temps attendus, et enfin arrivés de Londres par Hull, Lerwick, et de là à Iarlshof, par un bâtiment baleinier, lorsque ses oreilles furent frappées du bruit d’une querelle qui s’était élevée dans la cuisine entre un vieille gouvernante à la tête de sa maison, et un nommé Sweyn Érickson, qui, dans l’art de manier la rame et de pêcher en pleine mer, ne le cédait à aucun Shetlandais. La dispute s’échauffa, et les clameurs en vinrent à un tel point que la patience de M. Mertoun s’épuisa. Agité par une indignation plus vive que celle que ressentent d’ordinaire les personnes indolentes quand elles sont, excitées par un évènement désagréable et en opposition violente à leur caractère, il descendit à la cuisine, demanda le sujet de la querelle, et insista d’un ton si bref et si absolu pour le connaître, que les deux parties tentèrent vainement d’éluder de répondre à ses pressantes questions et furent forcées d’en révéler la cause. – Il s’agissait d’une différence d’opinion entre l’honnête femme de charge et le non moins honnête pêcheur, sur le partage des cent pour cent au-delà du prix ordinaire que l’on voulait faire payer à M. Mertoun pour quelques morues que Sweyn venait d’apporter pour la consommation de la maison d’Iarlshof.

Dès que le fait fut bien éclairci et avoué, M. Mertoun fixa sur les coupables des yeux où se peignaient à la fois et le mépris et une colère qui présageaient une prompte explosion. – Écoute, vieille sorcière, dit-il en apostrophant la femme de charge, déloge à l’instant de chez moi, et apprends que je te chasse, non parce que tu m’as menti, non parce que tu m’as volé, non à cause de ta basse ingratitude, mais pour avoir eu l’impudence d’élever ainsi la voix chez moi, et d’y faire un tel vacarme.

Et pour toi, dit-il en s’adressant ensuite à Sweyn, pour toi, misérable coquin, qui t’imagines que tu peux voler un étranger comme tu dégraisses une baleine, apprends que je n’ignore pas les droits que j’ai sur toi, et que m’a cédés ton maître Magnus Troil. Provoque-moi davantage, et tu apprendras à tes dépens qu’il m’est aussi facile de te punir qu’il te l’a été de venir ici troubler mon repos. Je n’ignore pas ce que signifient le scat, le wattle, le hawkhen, le kagalef, et les autres droits que vos seigneurs vous forçaient jadis à leur payer, comme ils le font encore de nos jours ; et il n’y en a pas un de vous à qui je ne puisse faire maudire le jour où, non content de me voler, il s’exposera à troubler ma tranquillité par ces atroces clameurs norses, que je ne puis comparer qu’aux cris discordans d’une volée de mouettes du pôle arctique.

Sweyn stupéfait ne trouva pour le moment rien de mieux à répondre que d’offrir humblement gratis à Son Honneur le même poisson qui avait fait le sujet de la dispute, en le suppliant avec le même air d’humilité de vouloir bien oublier l’affaire. Mais, pendant qu’il avait parlé, la colère de M. Mertoun s’était encore accrue au point qu’il n’en était plus le maître. Il prend d’une main l’argent et le lui jette à la tête, tandis que de l’autre il saisit le poisson, et s’en sert pour mettre Sweyn dehors. Sweyn ne s’arrêta pas pour ramasser l’argent et emporter le poisson, tant il fut effrayé de l’excès de fureur tyrannique de l’étranger. Il se sauva à toutes jambes au village, alla raconter l’aventure à ses camarades, et les prévint que s’ils s’exposaient davantage à provoquer sa colère, ils auraient bientôt un maître aussi absolu que Paté Stuart, qui les vexerait et les enverrait à la potence sans jugement et sans pitié.

La femme de charge congédiée ne manqua pas d’arriver aussi pour prendre l’avis de ses parens et de ses amis (car elle était, comme Sweyn, native du village) sur ce qu’elle avait à faire pour rentrer dans une bonne place perdue si subitement. Le vieux Rauzellaer du pays, qui avait la voix la plus influente dans les délibérations des habitans, se fit rendre compte de tout ce qui s’était passé, et prononça gravement que Sweyn Érickson avait outre-passé les bornes en vendant son poisson à M. Mertoun à un prix si élevé ; et quelque prétexte que le maître pût alléguer pour s’abandonner ainsi à sa colère, son véritable motif devait être le sou qu’on lui avait fait payer pour la morue qui, au prix courant, ne valait qu’un demi-sou. En conséquence de cette sage et décisive résolution, il exhorta toute la communauté à renoncer à ces exactions, et à se borner à l’avenir à ne plus demander que vingt-cinq pour cent au-dessus du taux ordinaire. – À ce prix, ajouta-t-il il ne pourra pas raisonnablement murmurer ; puisqu’il est disposé à ne pas vous faire du mal, il faut s’attendre qu’il le trouvera modéré, et que sans difficulté il vous fera du bien. Vingt-cinq pour cent est un profit honnête, et cette modération vous assurera les bénédictions de Dieu et les bonnes grâces de saint Ronald.

Les dociles habitans d’Iarlshof, de l’avis du judicieux Rauzellaer, se réduisirent à ne plus tromper M. Mertoun que de vingt-cinq pour cent, taux modéré et très raisonnable auquel devraient se soumettre sans murmurer les nababs, les gouverneurs, les fournisseurs, les spéculateurs dans les fonds publics, et ces autres personnages qui, au moyen d’une fortune récente et rapidement acquise, se sont trouvés en état de s’établir dans le pays sur un pied splendide. Au moins M. Mertoun ne parut pas éloigné de cette opinion, car il eut l’air de ne plus guère s’inquiéter des dépenses de son ménage.

Les pères conscrits d’Iarlshof, après avoir ainsi arrangé leurs propres affaires, prirent ensuite en considération celle de Swertha, la femme de charge si brusquement congédiée : il leur importait que cette alliée non moins utile qu’expérimentée fût rétablie dans son poste de femme de charge, si la chose était possible ; mais ici leur sagesse fut en défaut. Swertha, dans son désespoir, eut recours aux bons offices de Mordaunt Mertoun, dont elle avait gagné les bonnes grâces par quelques vieilles ballades norwégiennes, et par des contes lugubres sur les Trows et les Drows (nains des Scaldes), dont l’antiquité superstitieuse avait peuplé maintes cavernes isolées et maintes vallées sombres dans le Dunrossness, comme dans les autres districts des îles Shetland. – Swertha, lui dit le jeune homme, je ne puis faire pour vous que bien peu de chose, mais vous pouvez davantage par vous-même : la colère de mon père ressemble à la fureur de ces antiques champions dont parlent vos chansons.

– Ah ! oui, oui, poisson de mon cœur, lui répondit la vieille d’un ton pathétique, les Berserkars étaient des champions qui vivaient du temps du bienheureux saint Olave, et qui avaient coutume de se précipiter aveuglément sur les épées, les lances, les harpons et les mousquets, de s’en emparer, et de les briser en pièces avec la même facilité qu’un requin traverserait un filet à harengs ; mais quand l’accès de leur fureur était passé, ils redevenaient aussi faibles, aussi irrésolus que l’onde.

– Précisément, Swertha, c’est ici la même chose, répliqua Mordaunt. Mon père ne songe plus à sa colère quand elle est passée, et en cela il a beaucoup de ressemblance avec un Berserkar ; quelque violente qu’elle ait été aujourd’hui, il l’aura oubliée demain. Il ne vous a pas encore remplacée au château ; depuis votre sortie, il n’y a pas eu un mets chaud préparé, ni pain mis au four ; nous n’avons vécu que de restes de viandes froides. Or je vous garantis, Swertha, que si, revenant hardiment au château, vous y reprenez la suite de vos anciennes habitudes, vous n’entendrez pas un seul mot sortir de la bouche de mon père.

Swertha hésita d’abord à suivre un avis si hardi. – M. Mertoun, répondit-elle, ressemblait plus dans sa colère à un démon qu’à aucun des Berserkars ; ses yeux étaient étincelans, sa bouche écumante, et ce serait tenter la Providence que de s’exposer de nouveau à tant de fureur. Mais, sur les motifs d’encouragement que le fils lui donna de nouveau, Swertha se détermina à reparaître devant le père. Revêtue de son costume accoutumé, suivant la recommandation du jeune homme, elle se glissa dans le château, et y reprit les occupations variées et nombreuses dont elle y était chargée, avec toute l’apparence d’une femme aussi attentive aux soins du ménage, que si elle ne les eût jamais abandonnés.

Le premier jour de son retour, Swertha ne se montra pas aux regards de son maître ; mais elle s’imagina que si après trois jours de viande froide elle lui servait un plat chaud préparé de son mieux, cette circonstance la rappellerait favorablement à son souvenir. Mordaunt lui dit que son père n’avait fait aucune attention au changement de nourriture. Elle avait remarqué elle-même qu’en passant et repassant devant lui en diverses occasions, sa présence n’avait produit aucun effet sur son singulier maître : elle commença à croire alors qu’il avait tout oublié ; elle ne fut convaincue du contraire qu’un certain jour qu’elle commençait à élever la voix dans une dispute avec l’autre servante de la maison. M. Mertoun, qui en ce moment passait près du lieu de la scène, la regarda fixement, et lui adressa cette seule parole : – Souviens-toi ! – d’un ton qui apprit à Swertha à mettre un frein à sa langue pendant plusieurs semaines.

Si M. Mertoun était bizarre dans sa manière de gouverner sa maison, il semblait ne pas l’être moins dans le système d’éducation qu’il suivait à l’égard de son fils. Il ne témoignait guère d’affection paternelle à ce jeune homme ; cependant, dans ses jours de bonne humeur, les progrès de son fils semblaient faire le principal objet de toutes ses pensées ; il avait assez de livres et de connaissances par lui-même pour l’instruire dans les branches ordinaires des sciences ; comme instituteur, il était calme, aimait l’ordre, et il exigeait strictement, pour ne pas dire sévèrement, de son élève toute l’attention nécessaire à ses devoirs. Mais la lecture de l’histoire dont il s’occupait surtout, et l’étude des auteurs classiques, lui présentaient souvent des faits ou des opinions qui opéraient une impression subite sur l’esprit de M. Mertoun, et ramenaient soudain ce que Swertha, Sweyn et même Mordaunt s’étaient habitués à distinguer par le nom de son heure sombre. Aux premiers symptômes de cette crise, dont il sentait lui-même l’approche avant qu’elle se déclarât, il se retirait dans l’appartement le plus éloigné, et ne permettait pas même à Mordaunt d’y pénétrer. Là il restait enfermé pendant des jours et des semaines entières, ne sortant qu’à des heures irrégulières pour prendre la nourriture qu’on avait eu le soin de placer à sa portée, et à laquelle il touchait à peine. Dans d’autres temps, et surtout durant le solstice d’hiver, que chacun passe généralement renfermé chez soi dans les fêtes et les amusemens, ce malheureux solitaire s’enveloppait dans un manteau brun foncé, et errait çà et là, tantôt sur les bords d’une mer orageuse, tantôt sur les bruyères les plus désertes, s’abandonnant sans réserve à ses sombres rêveries, et exposé aux intempéries du ciel, parce qu’il était sûr qu’il ne serait ni rencontré ni observé.

À mesure que Mordaunt croissait en âge, il avait appris à remarquer ces signes particuliers, avant-coureurs des accès de mélancolie de son malheureux père, et à prendre des précautions pour empêcher qu’il ne fût interrompu mal à propos ; car une pareille interruption ne manquait jamais de réveiller sa fureur : à ces précautions il ajoutait le soin de lui faire préparer et porter à propos ce qui était nécessaire à sa subsistance. Il avait aussi remarqué que s’il s’offrait à la vue de son père avant que la crise fût passée, les effets en devenaient beaucoup plus prolongés. Ainsi, par respect pour lui, et en même temps pour se livrer aux exercices actifs et aux amusemens qu’on recherche naturellement à son âge, Mordaunt avait contracté l’habitude de s’absenter d’Iarlshof, et même du canton, bien persuadé que son père, revenu à un état calme et ordinaire, ne songerait guère à savoir comment il aurait disposé de ce temps de loisir, et qu’il lui suffisait d’être sûr que son fils n’avait pas été témoin de sa faiblesse tant était grande sa susceptibilité sur ce point.

Le jeune Mordaunt, dans l’impuissance de continuer son éducation sans interruption, profitait donc de ces intervalles pour jouir des amusemens que lui offrait le pays, et pour donner une libre carrière à son caractère vif, hardi et entreprenant. Tantôt il lui arrivait de prendre part avec la jeunesse du village à ces divertissemens périlleux, du nombre desquels – « le métier périlleux d’aller cueillir le samphire » – ne leur présentait pas plus de dangers qu’une simple promenade sur un terrain uni ; tantôt il se joignait à ces excursions nocturnes où il ne s’agissait de rien moins que de gravir les flancs de rochers escarpés, pour y dénicher les œufs et les petits des oiseaux de mer ; et dans ces expéditions téméraires il déployait une adresse, une activité et une présence d’esprit qui, dans un jeune homme étranger au pays, frappaient d’étonnement les plus vieux chasseurs. D’autres fois Mordaunt accompagnait Sweyn et d’autres pêcheurs dans leurs longues et pénibles excursions en pleine mer, apprenant d’eux l’art de conduire une barque, art dans lequel les Shetlandais égalent tous les sujets de l’empire britannique, s’ils ne les surpassent point. Cet exercice seul avait des charmes pour Mordaunt, indépendamment de la pêche. Dans ce temps, les vieilles ballades ou sagas de la Norwège n’étaient pas oubliées des pêcheurs, qui les chantaient encore dans l’idiome norse, langue de leurs ancêtres. Ces vieux contes de la Scandinavie avaient de quoi séduire une jeune tête, et les étranges légendes des Berserkars, des rois de la mer, des nains, des géans et des sorciers, que Mordaunt entendait raconter par les naturels de îles Shetland, étaient, selon lui, au moins égales en beauté aux fictions classiques de l’antiquité, si elles ne les surpassaient pas. Souvent, voguant au milieu des flots, on lui désignait du doigt les lieux auxquels faisaient allusion ces poésies sauvages, à moitié chantées, à moitié récitées par des voix aussi rauques et aussi bruyantes que celle de l’Océan. Ici c’était une baie témoin d’un combat naval ; là c’était un monceau de pierres à peine visible qui s’élevait sur une des pointes saillantes du cap, comme l’asile ou le château-fort de quelque puissant comte ou de quelque fameux pirate. Plus loin, dans un marais solitaire, une pierre grise indiquait le tombeau d’un héros ; d’un autre côté on lui montrait, comme la demeure d’une fameuse sorcière, une caverne inhabitée contre laquelle venaient échouer sans se rompre de pesantes lames d’eau.

L’Océan avait aussi ses mystères, dont l’effet était rendu plus frappant encore à l’aide du sombre crépuscule par le moyen duquel on ne les apercevait qu’imparfaitement pendant plus de la moitié de l’année. Ses abîmes sans fond et ses cavernes secrètes, à en croire les contes de Sweyn et d’autres pêcheurs versés dans la science des légendes, renfermaient des merveilles que les navigateurs modernes rejettent avec dédain. Dans la baie paisible, éclairée par la lune, où les vagues à peine agitées à leur surface venaient doucement se répandre sur un lit de sable entremêlé de coquillages, on voyait encore la sirène glisser légèrement sur les eaux à la clarté de l’astre de la nuit, mêlant sa voix au souffle de la brise ; et souvent on l’entendait chanter les merveilles souterraines et des prédictions sur l’avenir. Le kraken, cet animal, le plus énorme des êtres vivans, venait encore, du moins on le supposait, se montrer dans les gouffres les plus profonds de l’Océan du nord, et en violer le repos et le calme ; souvent, quand les brumes couvraient au loin la mer, l’œil exercé du batelier apercevait les cornes du monstrueux léviathan se balançant au milieu des flocons du brouillard ; et le marin effrayé faisait force de rames et de voiles, de peur que le soudain refoulement des eaux, occasioné par la descente précipitée du monstre au fond de la mer, ne livrât son faible esquif à la merci de ses innombrables bras. On connaissait aussi le serpent de mer, qui, s’élevant des abîmes, tend vers les cieux son énorme crinière, semblable à celle d’un belliqueux coursier, se dresse à la hauteur d’un mât, et semble épier de son œil brillant le moment de saisir ses victimes. Des histoires miraculeuses de ces monstres marins, et de beaucoup d’autres moins connus, étaient alors universellement admises parmi les habitans des îles Shetland, et leurs descendans n’ont pas encore cessé d’y ajouter foi.

De pareils contes ont cours partout chez le vulgaire ; mais l’imagination en est surtout affectée dans les mers du nord, au milieu de ces caps et de ces précipices qui ont plusieurs centaines de pieds de profondeur, et parmi tous ces détroits périlleux, ces courans, ces tourbillons, ces récifs presque à fleur d’eau au-dessus desquels l’Océan s’agite, écume et bouillonne ; ces sombres cavernes aux extrémités desquelles nul esquif n’osa jamais pénétrer, ces îles solitaires et souvent inhabitées, enfin parmi ces ruines d’antiques forteresses, vues imparfaitement aux faibles clartés d’un hiver du pôle arctique. Mordaunt avait un caractère romanesque ; – ces superstitions donnaient à son imagination un exercice agréable et intéressant ; suspendu entre le doute et l’envie de croire, il écoutait avec plaisir les chants qui célébraient ces merveilles de la nature inventées par la crédulité, et racontées dans le langage grossier mais énergique des anciens Scaldes.

Cependant il ne manquait pas de ces amusemens plus doux qui auraient dû convenir davantage à l’âge de Mordaunt que ces contes extravagans, et tous ces pénibles et grossiers exercices que nous venons de décrire. Quand, dans les îles Shetland, la saison de l’hiver avait amené les longues nuits, et que le travail était devenu impossible, le temps se passait en plaisirs, en fêtes et en amusemens bruyans. Tout ce que le pêcheur avait su conserver de ses profits de l’été, il le dépensait souvent avec profusion dans ses foyers, en frais de joyeuse hospitalité ; d’une autre part, les propriétaires et les riches, non moins hospitaliers, passaient leur temps dans les fêtes et les festins ; ils peuplaient leurs maisons de convives, et oubliaient la rigueur de la saison par la bonne chère, le vin, la danse, les chansons, la joie, la plaisanterie et les amusemens de toute espèce.

Au milieu de ces divertissemens, et malgré la rigueur du climat et de la saison, nul jeune homme n’avait plus d’aptitude, plus de feu pour la danse, les plaisirs bruyans et l’enjouement, que le jeune Mordaunt Mertoun. Quand l’état moral de son Père le rendait libre ou exigeait son absence, il courait de maison en maison, parfaitement accueilli partout où il se présentait. S’agissait-il de chanter, il unissait de suite sa voix à celles des chanteurs, et il n’était pas moins disposé à se mêler parmi les danseurs. Si le temps le permettait, il se jetait dans un bateau, ou souvent il montait sur un de ces petits chevaux qu’on trouvait partout errans dans de vastes marais, et il se rendait ainsi dans les diverses demeures de ces insulaires hospitaliers. Personne ne savait mieux que lui exécuter la danse de l’épée, amusement qui tirait son origine des anciens Norses. Il jouait de deux instrumens, le gûe et le violon, et s’accompagnait en chantant les airs mélancoliques et touchans qui sont particuliers à cette contrée. Il avait l’art de relever avec intelligence la monotonie de cette musique par d’autres airs plus vifs du nord de l’Écosse. Était-il question d’aller en partie de mascarade visiter quelque seigneur voisin ou quelque riche Udaller, on concevait un bon augure de l’expédition si Mordaunt Mertoun consentait à être à la tête de la troupe, et à diriger la musique. Il était, dans ces occasions, d’une gaieté folle ; il conduisait sa bande de maison en maison, portant l’enjouement et la bonne humeur partout où il entrait, et laissant des regrets quand il se retirait. Mordaunt se faisait ainsi connaître et aimer généralement dans la plupart des premières et des plus anciennes familles de Main-Land ; mais c’était dans celle du propriétaire et du patron de son père, Magnus Troil, qu’il se rendait le plus souvent et le plus volontiers.

L’accueil cordial et sincère que lui faisait ce respectable vieillard, et l’idée où était Mordaunt qu’il était le patron de son père, n’étaient pas les seules causes de ses fréquentes visites. À son arrivée, le digne et ancien Udaller se levait de son énorme fauteuil garni de peau de veau marin, et dont le bois, de chêne massif, avait été sculpté par le ciseau grossier de quelque charpentier de Hambourg ; la main était à l’instant reçue et serrée avec la même sincérité qu’elle était offerte, et la bonne réception était proclamée du même ton de voix qui jadis se serait fait entendre au retour d’Ioul , fête si célèbre du temps des anciens Goths. La maison de Magnus Troil renfermait un attrait plus doux : c’étaient deux cœurs plus jeunes, dont l’accueil, s’il était moins bruyant, n’était pas moins sincère que celui du joyeux Udaller. Mais ce n’est pas à la fin d’un chapitre qu’il faut entrer en matière sur ce sujet.

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