« Connaissez-vous la charmante Bessie ?
« Connaissez-vous Marie aux blonds cheveux ?
« Préférez-vous ou Bessie ou Marie ?
« Elles sont belles toutes deux.
« Je regardais hier Bessie,
« Et croyais l’aimer à jamais ;
« Mais aujourd’hui j’ai vu Marie,
« Et je me rends à ses attraits.
Chanson écossaise.
Déjà nous avons nommé Minna et Brenda, filles de Magnus Troil. Leur mère était morte depuis quelques années ; elles étaient alors deux jeunes et jolies sœurs : l’aînée, qui pouvait avoir dix-huit mois de plus que Mordaunt Mertoun, entrait dans sa dix-neuvième année ; et la cadette n’avait que dix-sept ans. Elles étaient la joie du cœur de leur père, et ranimaient ses yeux éteints. Quoiqu’elles jouissent d’une liberté qui aurait pu mettre en danger leur bonheur et celui du vieil Udaller ; sa tendresse indulgente et aveugle n’avait pas à se plaindre du moindre manque d’égards ni d’aucun caprice féminin. On remarquait à la fois dans les ceux filles de Magnus une certaine ressemblance de famille, et une différence frappante dans leurs caractères et dans leurs traits.
Leur mère avait pris naissance dans les montagnes du Sutherland, en Écosse ; elle était fille d’un noble Chef qui, forcé de fuir sa patrie dans les troubles du dix-septième siècle, avait trouvé un asile dans ces îles paisibles, que leur pauvreté et leur solitude avaient laissées à l’abri des dissensions civiles. Saint-Clair c’était le nom de ce noble Écossais, n’avait cessé, depuis son arrivée, de soupirer pour sa patrie, de regretter les champs qui l’avaient vu naître, les hommes de son clan, sa tour féodale, son autorité perdue ; et sa carrière s’était terminée après un assez court exil. La beauté de sa fille, malgré son origine écossaise, toucha le cœur généreux de Magnus Troil ; il offrit ses vœux à la jeune orpheline, il en fut écouté. Mais la jeune épouse ne survécut que cinq ans à leur mariage, laissant son époux livré à la profonde douleur d’avoir vu s’éclipser si rapidement son bonheur domestique.
Minna avait la taille noble et majestueuse de sa mère, ses yeux et ses cheveux noirs, et ses sourcils bien dessinés ; elle semblait au moins de ce côté étrangère au sang de Thulé :
Vantez la blancheur de son teint,
Mais ne dites pas qu’elle est pâle.
Son visage était si délicatement coloré de rose, que le lis paraissait à bien des gens y avoir pris une part trop considérable ; mais, si cette fleur plus pâle prédominait, le teint de Minna n’avait rien de languissant ni de maladif ; la nature lui avait donné la santé et la fraîcheur, et ses traits avaient cela de remarquable qu’ils exprimaient un caractère rêveur et noble. Si Minna entendait raconter des traits d’injustice, d’infortune et de persécution, le sang colorait vivement ses joues, et montrait quelle devait être son ardeur, malgré son caractère généralement grave, pensif et réservé. Si des étrangers s’imaginaient quelquefois que ces beaux traits étaient rembrunis par une mélancolie dont son âge et sa situation dans le monde pouvaient à peine lui fournir un sujet, ils n’avaient besoin que de la mieux connaître pour être aussitôt persuadés que la cause réelle de sa gravité se trouvait dans sa paisible douceur, et dans l’énergie secrète d’une âme qui prenait peu d’intérêt aux évènemens ordinaires et communs de la société. La plupart de ceux qui avaient reconnu qu’un chagrin réel n’était pas la cause de sa mélancolie, et qu’elle prenait plutôt sa source dans un esprit occupé d’objets plus importans que ceux qui l’environnaient, auraient pu lui souhaiter tout ce qui pouvait ajouter à son bonheur, mais ils auraient difficilement voulu voir se changer en un extérieur plus gai son maintien plein de grâces naturelles et naïves, quoique sérieuses ; en un mot, et malgré le désir que nous avions de ne pas employer ici la comparaison rebattue d’un ange, nous ne pouvons nous refuser à ajouter qu’il y avait dans la beauté grave de Minna, dans l’aisance mesurée et cependant gracieuse de ses mouvemens, dans la mélodie de sa voix et dans la sérénité de ses yeux, un je ne sais quoi qui semblait dire que la fille de Magnus Troil appartenait à une sphère, plus élevée et plus pure, et que ce n’était que par hasard qu’elle visitait un monde peu digne d’elle.
Brenda, à peine moins belle ; mais aussi aimable et aussi innocente, ne différait pas moins de sa sœur par ses traits et l’expression de sa physionomie, que par ses goûts et son caractère. Ses cheveux touffus étaient de ce brun pâle qui reçoit une teinte dorée d’un rayon passager de l’astre du jour, mais qui reprend sa couleur primitive quand le rayon a disparu. Ses yeux, sa bouche, la ravissante symétrie de ses belles dents, que souvent elle laissait apercevoir dans son innocente vivacité, la fraîcheur de son teint, dont un coloris délicat relevait la blancheur égale à celle de la neige, tout enfin retraçait son origine, et disait qu’elle descendait des anciens Scandinaves. Si elle était moins grande que Minna, elle avait en retour les formes d’une fée, et sa taille plus déliée était un modèle de proportions charmantes ; sa démarche était pleine d’aisance, et ses pas avaient la légèreté de ceux d’un enfant. Ses yeux, qui voyaient toujours avec plaisir tout ce qu’ils rencontraient, preuve de son enjouement et de sa candeur, inspiraient en général plus d’admiration que les charmes de sa sœur, quoique peut-être celle que Minna faisait naître fût plus forte et mêlée de plus de respect.
Les goûts de ces aimables sœurs ne différaient pas moins que leurs traits. Cette différence n’existait cependant pas dans les douces affections du cœur, car elles se ressemblaient parfaitement à cet égard, et l’on ne pouvait dire que l’une fût plus attachée que l’autre à son père ; mais l’enjouement de Brenda se mêlait aux petits détails domestiques, aux occupations de chaque jour, et semblait inépuisable. Sa sœur, plus réservée, paraissait n’apporter dans la société que le désir de s’intéresser à ce qui s’y passait, et d’en être satisfaite ; mais elle se laissait entraîner aux distractions et aux amusemens sans songer à y jouer un rôle actif. Elle tolérait la gaieté plutôt qu’elle n’en jouissait, et les plaisirs d’un genre plus grave et plus solitaire étaient ceux qu’elle préférait. Les connaissances qu’on acquiert par les livres étaient hors de sa portée. Ce pays ne fournissait alors que fort peu d’occasions d’étudier les leçons
Que la mort lègue à la postérité ;
et Magnus Troil, tel que nous l’avons peint, n’était pas un homme dans la maison duquel on pût acquérir de telles connaissances. Mais le livre de la nature était ouvert sous les yeux de Minna ; ce livre, le plus noble de tous, dont les pages merveilleuses ne cessent de commander notre admiration, lors même que nous sommes incapables de les comprendre. Minna Troil connaissait les plantes de ces sauvages contrées, les coquillages disséminés sur les rivages, et, aussi bien qu’aucun chasseur, les nombreuses espèces de ces habitans ailés des airs qui fréquentent les rocs escarpés, et y viennent déposer périodiquement l’espoir de leur génération. Elle était douée d’un génie étonnant d’observation qui était rarement détourné par des sensations étrangères. Elle gardait profondément gravées dans sa mémoire heureuse les lumières qu’elle avait acquises par l’habitude de la patience et d’une attention soutenue. Elle avait aussi appris à élever son âme à la hauteur des scènes mélancoliques et solitaires, mais majestueuses, au milieu desquelles le hasard l’avait placée. L’Océan avec ses formes variées de sublimité et de terreur, les rochers et les précipices dont la vue glace d’effroi, et qui retentissent des éternels mugissemens des vagues et des cris aigus des oiseaux de mer, avaient pour Minna un charme particulier dans toutes les vicissitudes des saisons. Au caractère d’enthousiasme romanesque particulier au peuple dont sa mère descendait, elle joignait un véritable amour pour les sites et le climat de son pays natal ; et cette passion non seulement occupait son imagination, mais l’agitait quelquefois. Sa sœur, spectatrice des mêmes scènes, les considérait avec un sentiment d’émotion ou de terreur ; mais ces sensations n’étaient en elle que passagères, et s’effaçaient à son retour dans la maison paternelle ; au contraire, l’imagination de Minna en restait long-temps frappée, dans la solitude et le silence de la nuit, comme dans le sein de la société. Quelquefois, assise au milieu d’un cercle nombreux, on l’eût prise pour une belle statue : ses pensées erraient sur les bords sauvages de la mer et sur les montagnes encore plus sauvages de son île natale ; cependant, quand elle était rappelée à la conversation, et qu’elle s’y mêlait avec intérêt, il était rare que ses amis ne reconnussent pas qu’ils étaient plus redevables à Minna qu’à tout autre d’en avoir augmenté les jouissances. Bien que dans ses manières quelque chose semblât, malgré sa jeunesse, commander la déférence autant que l’affection, Brenda, si gaie et si aimable, n’était pas plus généralement chérie que la pensive et sérieuse Minna.
Les deux sœurs faisaient à la fois les délices de leur famille et l’orgueil de l’île, dont les habitans d’un certain rang avaient formé entre eux une communauté d’amis, par suite des distances respectives de leurs demeures, comme aussi par les habitudes d’une douce hospitalité.
Un poète errant, un peu musicien, qui, après avoir tenté la fortune dans diverses contrées, était revenu dans sa patrie pour y finir ses jours comme il le pourrait, avait chanté les filles de Magnus Troil dans un poème qu’il avait intitulé la Nuit et le Jour ; et dans la description qu’il avait faite de Minna, on serait tenté de croire qu’il avait, quoique par une esquisse grossière, imité par anticipation ces beaux vers de lord Byron :
« Elle marche dans sa beauté, comme la nuit des cieux sans nuage et parsemés d’étoiles. Tout ce qu’il y a de plus beau dans l’alliance du sombre azur et des astres se retrouve dans son aspect et ses yeux. Telle est cette douce lumière que le ciel refuse à la splendeur du jour. »
Magnus Troil aimait ses deux filles avec tant de tendresse, qu’il eût été difficile de dire laquelle il préférait ; cependant peut-être aimait-il davantage la sérieuse Minna dans ses promenades, et peut-être encore avait-il de la prédilection pour l’enjouée Brenda quand il était assis au coin du feu. C’est assez dire qu’il désirait la société de l’aînée quand il était d’une humeur sombre et triste, et celle de la jeune quand il était joyeux ; ou, ce qui revient au même, il préférait Minna avant midi, et Brenda quand la bouteille avait circulé dans la soirée.
Mais ce qui en apparence était encore plus extraordinaire, c’est que l’affection du jeune Mertoun, de même que celle du père, semblait se balancer et se partager avec la même impartialité entre les deux sœurs. Dès son enfance, nous l’avons déjà dit, il avait reçu avec son père l’hospitalité chez le respectable Udaller à Burgh-Westra, et depuis qu’ils étaient allés se fixer l’un et l’autre à Iarlshof, à près de vingt milles de distance, l’éloignement ne l’avait pas empêché de visiter fréquemment la famille : cependant le voyage était pénible, et même dangereux dans la saison rigoureuse de l’année ; il fallait gravir des montagnes et traverser des fondrières dans lesquelles on pouvait s’enfoncer à chaque pas. Le chemin était souvent coupé par des criques et des bras de mer qui se prolongeaient dans l’île de chaque côté, ainsi que par les lacs ; cependant, dès que l’humeur noire de son père donnait à Mordaunt l’avis de s’absenter d’Iarlshof, il n’y avait point de difficulté, point de danger qui fût capable de le retenir, et il arrivait le lendemain à Burgh-Westra, après avoir employé à son voyage moins de temps que n’en aurait peut-être mis l’insulaire le plus actif.
Il était, comme de raison, considéré par le public shetlandais comme l’amant d’une des filles de Magnus Troil ; on en doutait d’autant moins que le respectable vieillard ne dissimulait rien du plaisir qu’il éprouvait à le recevoir à son arrivée, et de la franche amitié qu’il lui portait ; il était donc tout simple de croire qu’il pouvait aspirer à la main de l’une ou de l’autre de ces beautés, et obtenir une riche dot d’îles, de pays marécageux entremêlés de rochers, de droits de pêche, etc. ; une dot, en un mot, telle qu’il convenait d’en donner une à une fille chérie ; et la perspective de devenir un jour, par le décès du généreux Udaller, propriétaire de la moitié des domaines de l’ancienne maison Troil. D’après les probabilités au moins il y avait plus de vraisemblance dans la conséquence qu’on tirait des relations du jeune homme avec cette famille, que dans une foule d’autres conjectures qu’on admet souvent comme des faits incontestables. Mais hélas ! le point, principal avait échappé à la pénétration des observateurs, et ce point était de savoir à laquelle des deux jeunes personnes Mordaunt avait donné son cœur. Il semblait en général les traiter avec l’attachement et l’amitié d’un frère dont la préférence ne penchait pas plus d’un côté que de l’autre. Ou si quelquefois, et c’était ce qui arrivait souvent, l’une d’elles paraissait être l’objet de ses attentions, la cause en appartenait uniquement à des circonstances qui mettaient en évidence les qualités et les talens particuliers de celle qu’il semblait alors préférer.
Toutes deux excellaient dans la musique simple du Nord, et quand elles s’exerçaient à cet art délicieux, Mordaunt, leur compagnon d’étude, et souvent aussi leur précepteur, aidait tantôt Minna à apprendre ces airs sauvages, solennels et simples, sur lesquels les scaldes et les ménestrels chantaient jadis les exploits des héros ; et tantôt on le trouvait également zélé à enseigner à Brenda une musique plus vive et plus compliquée, que la tendresse paternelle de Magnus Troil avait fait venir de Londres ou d’Édimbourg pour l’amusement de ses filles. Quand il conversait avec elles, Mordaunt, qui réunissait à l’enthousiasme le plus ardent la vive et impétueuse gaieté de la jeunesse, n’était pas moins prêt à entrer dans les visions poétiques de Minna qu’à écouter le babil vif et plaisant de sa sœur. En un mot, il paraissait si peu avoir un attachement de préférence pour l’une d’elles, que quelquefois on l’entendait dire que Minna n’était jamais plus aimable que lorsque sa sœur, d’un ton de légèreté enchanteresse, la sollicitait de se dépouiller pour un moment de sa gravité habituelle, ou bien que Brenda n’était jamais si intéressante que lorsque, assise et tranquille, et prêtant une oreille attentive aux accens de sa sœur, elle partageait ses romanesques émotions. Le public était donc en défaut, pour nous servir de l’expression du chasseur ; et, après avoir long-temps balancé, n’étant pas plus en état de conclure laquelle des deux sœurs Mordaunt devait épouser, il en était réduit à attendre, pour prononcer, l’époque de la majorité du jeune homme, ou le moment qu’il plairait au vénérable et fier Udaller de le faire décider lui-même. – Ce serait une chose fort plaisante, disait-on, que ce jeune Mertoun, étranger en ce pays, qui ne possédait aucuns moyens visibles d’existence, et qui n’était connu de personne, osât se permettre d’hésiter, ou affectât d’avoir le droit de choisir entre les deux beautés les plus renommées des îles de Shetland : à la place de Magnus Troil, on saurait bientôt à quoi s’en tenir. – Toutes ces remarques et d’autres se répétaient seulement tout bas ; car on connaissait le caractère emporté du vieil Udaller ; on savait qu’il était pétri de ce feu qui distinguait les anciens Norses, et il pouvait y avoir du danger à se mêler des affaires de sa famille sans y être invité. Telles étaient les liaisons de Mordaunt avec la maison de Magnus Troil, à Burg-Westra, quand survinrent les incidens qui vont suivre.