« Au centre on voit briller la table bien polie,
« Du vin le plus exquis chaque coupe est remplie,
« Et des mets préparés chacun reçoit sa part.
« Mais pour prendre son hôte un instant à l’écart,
« Un convive prudent pense qu’il est plus sage
« D’attendre que la faim ait apaisé sa rage. »
L’Odyssée.
La profusion qui régnait sur la table hospitalière de Magnus Troil, le nombre de convives qui y étaient assis, la foule plus considérable encore d’humbles amis, de villageois, de pêcheurs et de domestiques qui se régalaient en d’autres salles, les pauvres accourus de tous les villages et hameaux à vingt milles à la ronde, pour profiter de la générosité du bienfaisant Udaller, tout ce que vit enfin Triptolème Yellowley le jeta dans une telle surprise, qu’il commençait à douter qu’il fût prudent à lui de proposer en ce moment à l’amphitryon d’un banquet si splendide et que son hospitalité rendait rayonnant de gloire, un changement radical dans les coutumes et usages de son pays.
Il est bien vrai que le sagacieux Triptolème se rendait assez de justice pour croire qu’il possédait en sa personne une sagesse bien supérieure à celle de tous les convives réunis, sans même en excepter son hôte, contre la prudence duquel la profusion dont il était témoin rendait à son avis un témoignage bien suffisant. Mais pourtant l’amphitryon où l’on dîne, exerce, au moins pendant le temps du dîner, une influence sur l’esprit de ses convives, même les plus distingués ; et si le dîner est bien ordonné, et que les vins soient bien choisis, il est humiliant de voir que ni l’adresse ni la science, nous dirions presque même ni le rang, ne peuvent, jusqu’après le café, réclamer leur supériorité naturelle et accoutumée sur le distributeur de toutes ces bonnes choses. Triptolème sentait tout le poids de cette supériorité du moment, et néanmoins il désirait faire quelque chose pour prouver à sa sœur et à son compagnon de voyage qu’il ne s’en était pas fait trop accroire en leur parlant, le long du chemin, de la manière dont il ferait accueillir ses plans par Magnus ; de temps en temps il jetait sur eux un regard à la dérobée pour deviner si son délai à proposer les grands changemens annoncés par lui comme nécessaires ne lui faisait rien perdre de leur estime.
Mais mistress Barbara était entièrement occupée à déplorer le gaspillage et à calculer la dépense qui devait résulter d’un festin tel qu’elle n’en avait jamais vu probablement. Elle avait peine à concevoir l’oubli des règles de la civilité dans laquelle elle avait été élevée, et de l’indifférence avec laquelle le maître de la maison voyait cette conduite. Maint convive se faisait servir d’un plat qui, n’ayant pas été entamé, aurait pu figurer de nouveau au souper. Le maître du logis, moins que personne, s’inquiétait peu si l’on ravageait ces plats qui, d’après leur nature, ne peuvent paraître deux fois sur la table, ou si l’on dirigeait un assaut, soit contre un pâté de venaison, soit contre un aloyau de douze à quinze livres, ou contre un de ces mets qui, suivant toutes les règles d’une bonne économie, doivent supporter au moins deux attaques. Selon mistress Barbara et ses idées du savoir-vivre, ces alimens substantiels auraient du être réservés par les convives, comme Ulysse le fut dans l’antre de Polyphème, pour être dévorés les derniers. Égarée dans les réflexions auxquelles donnait lieu ce mépris évident des règles de la discipline qui doit régner dans un festin, et calculant que ce qui serait perdu de toutes ces viandes bouillies, rôties et grillées, aurait suffi pour entretenir sa table au moins pendant un an, mistress Barbara s’inquiétait fort peu si son frère tiendrait ou non tout ce qu’il avait promis.
Mordaunt Mertoun, de son côté, était occupé de pensées qui étaient bien loin d’avoir pour objet le prétendu réformateur des îles Shetland. Il était assis entre deux jolies personnes de Thulé. Ne conservant aucun ressentiment de la préférence qu’il avait accordée sur elles en toutes occasions aux filles de l’Udaller, ni l’une ni l’autre n’étaient fâchées que le hasard leur procurât les attentions d’un jeune homme si généralement recherché, et qui, ayant été leur écuyer à table, deviendrait probablement leur cavalier pour le bal. Mais tandis qu’il avait pour ses belles voisines tous ces petits soins qu’exige la société, Mordaunt n’en observait pas moins en secret ses deux jeunes amies qui semblaient avoir cessé de l’être. Le père lui-même, comme Brenda et Minna, avait une partie de son attention. Mordaunt ne remarqua rien d’extraordinaire dans la conduite de l’Udaller ; il avait toujours ce ton de gaieté bruyante et cordiale qui mettait en train ses convives en semblables occasions ; mais celle des deux sœurs était toute différente et lui donna lieu de faire des remarques bien pénibles.
Cleveland était assis entre elles, et Mordaunt était placé de manière à voir et même à pouvoir entendre, au moins en grande partie, tout ce qui se passait entre eux. Le capitaine partageait à peu près également ses attentions entre les deux sœurs, mais il semblait s’occuper plus particulièrement de l’aînée. La cadette ne l’ignorait peut-être pas, car plus d’une fois ses regards se dirigèrent vers Mordaunt, et celui-ci crut y remarquer quelque chose qui ressemblait au souvenir de leur première liaison et au regret de l’avoir interrompue. Minna, au contraire, n’était occupée que de son voisin, ce qui causait à Mordaunt autant de surprise que de ressentiment.
Oui, la sérieuse la prudente, la réservée Minna, dont l’air et les manières annonçaient tant d’élévation dans le caractère, Minna, préférant à tout les études qui exigent la solitude, Minna, dont toutes les promenades avaient pour but quelque source placée dans un lieu écarté ; elle, l’ennemie d’une gaieté légère, l’amie d’un calme mélancolique et réfléchi, dont le caractère en un mot paraissait complètement opposé à celui qu’il aurait fallu supposer à une jeune fille pour qu’elle se laissât captiver par la galanterie hardie, entreprenante et grossière d’un homme tel que le capitaine Cleveland, Minna n’avait pourtant des yeux et des oreilles que pour lui ; et elle lui accordait un intérêt, une attention, un sourire gracieux, qui prouvaient à Mordaunt, qui avait appris à savoir juger de ses sentimens, jusqu’à quel point il avait gagné ses bonnes grâces. Il observait tout cela, et son cœur se soulevait contre le nouveau favori qui l’avait supplanté, et contre la manière indiscrète dont Minna sortait de son caractère.
– Que peut-on remarquer en cet homme, se dit-il en lui-même, si ce n’est cet air de hardiesse et d’importance que lui donnent des succès obtenus peut-être dans quelques minces entreprises, et l’habitude du despotisme avec lequel il commande son équipage ? Il entremêle ses discours de plus de termes de sa profession qu’aucun officier de marine que j’aie jamais vu, et ses saillies sont de telle nature que Minna ne les aurait jamais endurées autrefois, quoiqu’elle en sourie aujourd’hui. Brenda même semble prendre moins de goût à sa galanterie que Minna, à qui elle devrait souverainement déplaire.
Mordaunt se trompait doublement dans ces réflexions que le ressentiment lui inspirait. D’abord, il voyait le capitaine Cleveland, jusqu’à un certain point, avec les yeux d’un rival, et par conséquent il critiquait avec trop de sévérité sa conduite et ses manières, qui, sans être très raffinées, n’avaient rien qui pût choquer dans un pays habité par un peuple aussi simple et aussi peu avancé dans la civilisation que les Shetlandais. Ensuite Cleveland avait l’air franc et ouvert d’un marin, beaucoup d’adresse naturelle, une gaieté convenable à sa situation, une confiance sans bornes en lui-même, et ce caractère audacieux et entreprenant qui, sans aucune autre qualité recommandable, suffit très souvent pour procurer des succès auprès du beau sexe. Mais Mordaunt se trompait encore en supposant que Cleveland dût déplaire à Minna Troil parce que leurs caractères étaient opposés en tant de point importans. S’il avait un peu mieux connu le monde, il aurait remarqué que de même qu’on voit un grand nombre d’unions avoir lieu entre des personnes qui n’ont l’une avec l’autre aucun rapport quant au physique, on ne rencontre pas en moins grand nombre de ces époux dont les goûts, les sentimens et les dispositions n’ont aucune analogie ; ce ne serait peut-être pas trop dire que d’assurer que les deux tiers des mariages se contractent entre des individus qu’au premier aperçu nous aurions cru ne devoir offrir aucun charme l’un à l’autre.
On pourrait en morale assigner une cause première à ces anomalies, en remontant aux vues sages et bienfaisantes de la Providence, qui a voulu maintenir, dans toute la société en général, un partage égal d’esprit, de sagesse et d’aimables qualités de toute espèce. Car, que deviendrait le monde, si ceux qui ont reçu l’esprit, la science, l’amabilité, la beauté, ne s’unissaient qu’à ceux qui possèderaient les mêmes avantages ; et que les castes dégradées, condamnées à l’ineptie, à l’ignorance, à la brutalité, à la laideur, ce qui comprend, soit dit en passant, la plus grande partie du genre humain, ne pussent de même s’allier qu’entre elles ? N’est-il pas évident que les descendans de ces dernières unions finiraient par subir une dégradation morale et physique qui en ferait de véritables orangs-outangs ? Quand nous voyons de ces unions disparates, nous devons plaindre le destin de l’individu souffrant, mais nous n’en devons pas moins admirer la sagesse mystérieuse de la Providence, qui balance le bien et le mal moral de la vie, en assurant ainsi à des enfans rendus malheureux par le mauvais caractère de l’un des deux époux, une portion de sang plus doux et plus pur transmise par l’autre, et en leur conservant ainsi au moins les soins de l’un des deux parens que leur a donnés la nature. Si de semblables alliances, quelque mal assorties qu’elles paraissent à la première vue, n’avaient lieu fréquemment, le monde ne serait pas ce que la sagesse éternelle a voulu qu’il fût, un séjour où le bien et le mal sont également mélangés ; un lieu d’épreuves et de souffrances, où les plus grands maux sont rendus supportables par quelques douceurs, et où le bonheur même porte avec lui un alliage qui empêche qu’il puisse devenir parfait.
Si nous examinons d’un peu plus près les causes de ces attachemens imprévus, nous avons lieu de reconnaître que ceux qui s’y livrent ne sont pas coupables d’autant d’inconséquences, et n’agissent pas d’une manière aussi contraire à leur caractère que nous pourrions le croire si nous ne faisions attention qu’au résultat. Les vues sages que paraît avoir eues la Providence en permettant cette fusion de caractères, de penchans et de sentimens, dans l’état de mariage, ne s’accomplissent pas en vertu d’une impulsion mystérieuse par laquelle, contre les lois ordinaires de la nature, les hommes ou les femmes seraient portés à une union que le monde peut regarder comme ne leur convenant aucunement. Le libre arbitre qui nous est accordé dans les évènemens ordinaires de la vie, comme dans notre conduite morale, est souvent, dans le premier comme dans le second cas, un moyen de nous égarer. Ainsi il arrive souvent, et surtout quand on a l’imagination vive et susceptible des écarts de l’enthousiasme, que, s’étant formé en esprit un modèle digne d’admiration, on se trompe soi-même par l’air de vraisemblance qu’on croit découvrir dans un être existant, et que l’imagination s’empresse de parer gratuitement de tous les attributs nécessaires pour en former le beau idéal. Personne peut-être, même dans le mariage le plus heureux, et quand on est uni à un objet véritablement aimé, n’a jamais trouvé dans l’être auquel il est lié toutes les qualités auxquelles il s’attendait. Il n’arrive que trop souvent au contraire qu’il reconnaît qu’il s’est trompé lui-même, et qu’il a construit son château aérien de félicité sur un arc-en-ciel qui ne devait son existence qu’à l’état particulier de l’atmosphère.
Mordaunt, s’il avait eu plus d’expérience, et s’il eût mieux connu le cours des choses humaines, aurait donc été moins surpris qu’un homme tel que Cleveland, jeune, bien fait, vif, audacieux ; qu’un homme qui avait évidemment couru de grands dangers et qui en parlait comme d’un jeu, eût été doué, pour l’esprit romanesque de Minna, de toutes les qualités que son imagination active regardait comme nécessaires pour constituer un héros. Plus il montrait une franchise et une brusquerie peu conformes aux lois ordinaires de la politesse, moins elle devait le soupçonner d’en imposer ; et, quelque étranger qu’il parût aux formes de la société, Cleveland avait reçu de la nature assez de bon sens et assez de savoir-vivre pour entretenir l’illusion qu’il avait créée, du moins pour tout ce qui ne tenait qu’aux dehors. À peine avons-nous besoin d’ajouter que ces observations s’appliquent exclusivement à ce qu’on appelle les mariages d’inclination ; car si l’une des deux parties fixe son attachement sur les avantages substantiels d’une bonne dot ou d’un douaire considérable, elle ne peut se trouver trompée quant à l’objet qu’elle a eu principalement en vue d’acquérir, quoiqu’elle puisse l’être cruellement en s’étant formé une idée exagérée du bonheur qui devait en résulter, ou pour n’en avoir pas bien calculé les inconvéniens.
Ayant une sorte de partialité pour l’aimable brune dont nous parlons, nous nous sommes permis cette digression afin de justifier en elle une conduite qui, dans une histoire comme celle-ci, doit paraître, nous en convenons, absolument contre nature ; c’est-à-dire l’estime excessive que Minna paraissait avoir conçue pour le goût, les talens et le caractère d’un jeune homme qui lui consacrait tout son temps et toutes ses attentions, et dont les hommages étaient enviés par toutes les jeunes filles rassemblées à cette fête. Si nos belles lectrices veulent descendre dans leur propre cœur, peut-être avoueront-elles que lorsqu’un individu dont le bon goût est reconnu, et dont les soins seraient agréables à tout un cercle de rivales, les réserve exclusivement à une seule femme, il a droit, au moins à titre de réciprocité, d’obtenir d’elle une part raisonnable de son estime et de ses bonnes grâces. Dans tous les cas, si le caractère de Minna paraît inconséquent et peu naturel, ce n’est pas notre faute, puisque nous ne faisons que rapporter les faits tels que nous les trouvons, et que nous ne nous attribuons pas le privilége de rapprocher de la nature les incidens qui semblent s’en écarter, encore moins celui de rendre conséquent ce qu’il y a de plus inconséquent dans le monde créé, le cœur d’une femme belle et admirée.
La nécessité qui nous enseigna tous les arts, nous rend aussi adeptes dans celui de la dissimulation ; et Mordaunt, quoique novice, ne manqua pas de profiter à cette école. Il était évident que, pour mieux observer la conduite de celles qui fixaient toute son attention, il fallait qu’il soumît lui-même la sienne à quelque contrainte, et que du moins il parût tellement occupé de ses deux voisines ; que Minna et Brenda pussent le croire indifférent à tout ce qui se passait. Les efforts qu’il fit pour être gai et amusant furent puissamment secondés par l’enjouement de Maddie et de Clara Groatsettars, qui passaient dans ces îles pour de riches héritières, et souverainement heureuses en ce moment d’être un peu écartées de la sphère d’influence de la vieille et bonne lady Glowrowrum, leur tante. La conversation ne tarda pas à s’engager entre eux ; et, suivant l’usage, le jeune homme y paya son contingent en esprit, ou en ce qui passe pour de l’esprit, et les jeunes demoiselles s’acquittèrent du leur en sourires et en applaudissemens. Mais, au milieu de cette gaieté apparente, Mordaunt ne manquait pas, de temps en temps, d’observer, aussi secrètement qu’il le pouvait, la conduite des deux filles de Magnus, et toujours il lui semblait que l’aînée, uniquement occupée de la conversation de Cleveland, n’accordait pas une seule pensée au reste de la compagnie, tandis que Brenda, convaincue que Mordaunt ne faisait aucune attention à elle, se gênait moins pour jeter un regard inquiet et mélancolique sur le groupe dont il faisait partie. Il éprouva une vive émotion en voyant le trouble et la défiance que ses yeux semblaient exprimer, et forma en secret la résolution de chercher l’occasion d’avoir avec elle, dans la soirée, une explication complète. Il se souvenait que Norna lui avait dit que ces jeunes personnes étaient en danger ; elle ne lui en avait pas expliqué la nature, mais il présumait qu’il ne pouvait avoir d’autre cause que l’erreur dans laquelle elles étaient sur le caractère de cet étranger entreprenant, qui savait si bien accaparer tous les suffrages, et il résolut secrètement de chercher tous les moyens de démasquer Cleveland, afin de sauver ses deux jeunes amies.
Tout en s’occupant de ces pensées, ses attentions pour les miss Groatsettars se relâchèrent insensiblement, et peut-être aurait-il oublié la nécessité où il se trouvait de paraître spectateur désintéressé de ce qui se passait, si Minna n’eût donné aux dames le signal de quitter la table. Elle salua toute la compagnie avec la grâce qui lui était naturelle et avec une dignité un peu hautaine ; mais ses yeux prirent une expression plus douce et plus flatteuse lorsque, en faisant leur ronde, ils s’arrêtèrent un instant sur Cleveland. Brenda, avec la rougeur qui ne manquait jamais de couvrir ses joues quand elle avait à s’acquitter de quelque devoir qui l’exposait à la vue des autres, remplit le même cérémonial avec un embarras presque gauche, mais que sa jeunesse et sa timidité rendaient naturel et intéressant. Mordaunt crut encore remarquer que ses yeux l’avaient distingué au milieu de la nombreuse compagnie qui l’entourait. Pour la première fois il se hasarda à rencontrer son regard ; Brenda n’en rougit que davantage, et son émotion parut mêlée d’un je ne sais quoi qui ressemblait au déplaisir.
Quand les dames se furent retirées, les hommes, avant de songer à la danse, se mirent, suivant l’usage du temps, à boire à longs traits et très sérieusement. Le vieux Magnus, joignant l’exemple au précepte, les exhorta à bien employer leur temps, attendu que les dames mettraient bientôt leur agilité en réquisition. En même temps, faisant un signal à un domestique à tête grise, qui était debout derrière lui en costume de matelot de Dantzick, et qui à d’autres occupations joignait celle de sommelier de l’Udaller : – Érick Scambester, lui dit-il, le bon navire, le joyeux Marinier de Canton, a-t-il sa cargaison à bord ?
– Cargaison complète, répondit le Ganymède de Burgh-Westra, d’excellente eau-de-vie de Cognac, du sucre de la Jamaïque, des citrons de Portugal, pour ne rien dire de la muscade et des rôties ; et il a fait sa provision d’eau à la fontaine de Shellicoat.
Les convives poussèrent de longs et bruyans éclats de rire en entendant cette plaisanterie en dialogue qui n’était pourtant pas nouvelle pour eux, car elle servait toujours de prélude à l’arrivée d’un bowl de punch d’une grandeur peu ordinaire, présent du capitaine d’un des bâtimens de l’honorable compagnie des Indes orientales, qui, à son retour de la Chine, ayant été poussé au nord par les vents, était entré dans la baie de Lerwick, et avait trouvé moyen de s’y débarrasser d’une partie de sa cargaison, sans se mettre en peine de payer bien scrupuleusement les droits dus au roi.
Magnus Troil, ayant été une excellente pratique, et ayant d’ailleurs rendu d’autres services au capitaine Coolie, cet officier, avant de mettre à la voile, lui avait témoigné sa reconnaissance en lui offrant ce vase splendide, si propre à répandre la joie vers la fin d’un festin ; et lorsqu’on le vit paraître, porté par le vieux Scambester qui pouvait à peine en soutenir le poids, un murmure d’applaudissemens s’éleva de toutes parts dans la salle du banquet.
Cette mer de punch fut placée devant l’Udaller, qui en servit de grands verres à tous ceux qui se trouvaient dans ses parages ; quant à ses hôtes des côtes plus éloignées, il leur envoyait un grand vase d’argent qu’il appelait facétieusement sa pinasse, qui distribuait ses trésors liquides jusqu’à l’extrémité la plus reculée de la table, et qu’on avait soin de remplir à la source dès que le contenu en était épuisé ; ce qui donnait lieu à beaucoup de plaisanteries sur ses fréquens voyages. Le commerce des Shetlandais avec des navires étrangers et avec des bâtimens de la compagnie des Indes occidentales revenant en Angleterre, avait introduit chez eux depuis long-temps le généreux breuvage qui formait la cargaison du joyeux Marinier de Canton ; et dans tout l’archipel de Thulé, il ne se trouvait pas un seul individu qui sût aussi bien combiner les divers ingrédiens qui le composaient, que le vieil Éric Scambester, à qui cette science avait valu le surnom de faiseur de punch, surnom sous lequel il était connu dans toutes ces îles. On avait suivi en cela une ancienne coutume des Norwégiens, qui donnèrent à Rollo LE MARCHEUR, et à d’autres héros célèbres dans leurs annales, des épithètes caractéristiques de la force, de la dextérité, en un mot de la qualité particulière qui les élevait au-dessus des autres hommes.
Cette liqueur ne tarda pas à produire ce qu’on devait en attendre ; la gaieté devint plus animée et plus bruyante ; plusieurs convives chantèrent avec grand effet des chansons à boire norses, afin de prouver que, si les vertus martiales de leurs ancêtres avaient déchu, faute d’exercice, parmi les Shetlandais, ils n’en étaient pas moins en état de goûter dans le Walhalla ce genre de félicité qui consistait à avaler les océans de bière et d’hydromel promis par Odin aux élus de son paradis scandinave. Enfin, à force de boire et de chanter, la timidité fit place à la hardiesse, la retenue à la loquacité. Chacun voulut parler, et personne ne se soucia d’écouter. Chacun monta sur son cheval de bataille, et cria à ses voisins d’examiner son agilité. Le petit barde, qui, après le départ des dames, était venu se placer auprès de notre ami Mordaunt Mertoun, se montrait déterminé a commencer et conclure, sans en rien omettre ni excepter, l’histoire de sa liaison avec le glorieux John Dryden. Triptolème Yellowley, la fête un peu échauffée, et secouant le respect involontaire que lui inspirait celui que chacun témoignait à Magnus, et l’idée d’opulence que faisait naître tout ce qu’il voyait autour de lui, commença à faire entendre aux oreilles surprises et un peu mécontentes de l’Udaller quelques uns des projets d’amélioration dont il avait parlé dans la matinée à ses deux compagnons de voyage.
Je renvoie au chapitre suivant les innovations qu’il suggéra, et la manière dont Magnus Troil les accueillit.