CHAPITRE XII.

« Tu me peins un ami qui se lasse d’aimer ;

« Crois-moi, Lucilius, quand l’amitié commence

« À se laisser aller à de l’indifférence,

« Au lieu de la franchise et d’un air cordial,

« Elle use des détours du cérémonial. »

SHAKSPEARE, Jules César.

Si la fumée qui s’élevait des cheminées de Burgh-Westra jusque sur les montagnes environnantes avait pu fournir une nourriture à la faim, comme l’avait sagement fait observer mistress Barbara, le bruit qui se faisait entendre aurait pu rendre l’ouïe aux sourds. C’était un mélange de sons de toute espèce, mais qui semblaient tous annoncer une cordialité franche. La vue était attirée par un spectacle non moins animé.

On voyait arriver de toutes parts des troupes d’amis dont les montures, dès qu’ils avaient mis pied à terre, partaient sur-le-champ pour regagner leurs pâturages : c’était le mode ordinaire, comme nous l’avons déjà dit, de licencier une cavalerie levée pour le service d’un jour. D’autres amis, demeurant dans les îles éloignées ou le long des côtes, débarquaient dans un petit havre fort commode, qui servait en même temps au château et au village. Ils s’arrêtaient souvent pour se saluer les uns les autres ; nos voyageurs voyaient chaque compagnie arriver successivement au château, dont les portes s’ouvraient pour recevoir des hôtes si nombreux, qu’il semblait que cet édifice pourrait à peine les contenir tous, quoique le local fût digne de la fortune et du caractère hospitalier du propriétaire.

Parmi les sons confus qui redoublaient à l’arrivée de chaque nouvelle compagnie et qui annonçaient le bon accueil qu’elle recevait, Mordaunt crut reconnaître le ton et l’accent de bonne humeur du maître de la maison ; et l’inquiétude de savoir si la réception flatteuse qu’il entendait faire aux autres lui serait également accordée, commença à le tourmenter plus que jamais. En approchant davantage, il distingua les joyeux instrumens des musiciens occupés à répéter les airs dont ils devaient égayer la soirée. On entendait aussi les cris des aides de cuisine et la voix de leur chef qui leur donnait des ordres ou qui les grondait ; ce bruit n’aurait eu rien de bien agréable en toute autre occasion, mais se mêlant à d’autres sons, et réveillant quelques idées heureuses, il formait une partie assez satisfaisante du chœur qui précède toujours une fête champêtre.

Cependant nos trois voyageurs avançaient, chacun occupé de ses réflexions. Nous avons déjà parlé de celles de Mordaunt. Baby était presque suffoquée par un mélange de chagrin et de surprise en calculant la quantité de vivres qu’il avait fallu préparer pour nourrir toutes les personnes qu’elle entendait rôder autour d’elle ; énormité de dépense qui, sans être aucunement à sa charge, lui agitait les nerfs, comme la vue d’un massacre fait frémir un spectateur qui n’a rien à craindre pour sa propre sûreté. En un mot, elle souffrait, à la vue d’une profusion si extravagante, ce que Bruce souffrait en Abissinie quand il vit les malheureux ménestrels de Gondar taillés en pièces par ordre de Ras Michaël.

Quant au frère de la parcimonieuse demoiselle, en arrivant à l’endroit où les instrumens grossiers et antiques destinés à la culture des terres étaient confusément épars, suivant un usage commun aussi à l’Écosse, ses pensées se fixèrent à l’instant sur les défauts de la charrue à un manche ; du twiscar, instrument dont on se sert pour creuser dans les tourbières ; des charrettes qui servaient au transport des productions de la terre ; en un mot, de tous les outils de culture différens de ceux qu’on employait en Écosse. Le cœur de Triptolème s’irritait comme celui d’un brave guerrier qui voit les armes et les enseignes de l’ennemi qu’il est sur le point de combattre. Tout occupé des grands projets qu’il avait formés, il pensait moins à l’appétit que son voyage lui avait donné, quoiqu’il fût sur le point de le satisfaire par un dîner tel qu’il en trouvait rarement, qu’à sa grande entreprise de civiliser les mœurs et de perfectionner la culture des terres dans les îles Shetland.

– Jacta est alea , se dit-il à lui-même ; ce jour va prouver si les Shetlandais sont dignes des travaux auxquels nous nous dévouons pour leur bonheur, ou si leur esprit n’est pas plus susceptible de culture que leurs tourbières. Cependant, agissons avec prudence, et saisissons l’instant favorable pour parler. Je sens, par ma propre expérience, qu’il convient, en ce moment, de s’occuper du corps plutôt que de l’esprit. Quelques bouchées de ce roastbeef, dont le fumet flatte si agréablement l’odorat, formeront une introduction favorable à mon grand plan pour améliorer la race des bestiaux.

Nos voyageurs étaient alors arrivés en face du château de Magnus Troil, qui semblait avoir été construit à différentes époques, et auquel différens bâtimens avaient été adaptés sans goût à l’ancien édifice, à mesure qu’une augmentation de fortune ou de famille avait fait sentir le besoin d’une habitation plus spacieuse. Sous un porche très bas et très large, soutenu par deux énormes poteaux, naguère ornemens sculptés de la poupe des vaisseaux qui avaient fait naufrage sur cette côte, Magnus lui-même s’occupait du soin hospitalier de recevoir les amis nombreux qui arrivaient successivement. Son vêtement, qui seyait bien à sa taille noble et à son air de vigueur, était d’une coupe antique, en drap bleu, doublé d’écarlate, et galonné sur toutes les coutures, ainsi qu’autour des boutonnières. Ses traits mâles avaient été brunis par l’habitude qu’il avait contractée de s’exposer aux intempéries de l’air. De vénérables cheveux blancs, tombant avec profusion de dessous son chapeau galonné en or, et négligemment liés avec un ruban par-derrière, annonçaient une constitution robuste.

Quand il vit nos trois voyageurs avancer vers lui, un nuage de déplaisir semblait obscurcir son front et arrêter un instant l’élan de gaieté avec lequel il avait accueilli tous ceux qui s’étaient présentés auparavant. En s’approchant de Triptolème, il se redressa comme s’il eût voulu joindre l’air d’importance du riche Udaller à l’accueil hospitalier que voulait faire à ses hôtes le maître de la maison.

– Vous êtes le bienvenu, M. Yellowley, dit-il au facteur, vous êtes le bienvenu à Burgh-Westra. Le vent vous a poussé sur une côte un peu dure ; c’est à nous qui sommes les naturels du pays à l’adoucir pour vous. Voici, je présume, votre sœur ? Mistress Barbara Yellowley, accordez-moi l’honneur de vous saluer en voisin. Et à ces mots, avec une courtoisie qui annonçait en lui un généreux dévouement aux lois de l’hospitalité, et dont personne ne serait capable dans ce siècle dégénéré, il toucha de ses lèvres les joues ridées de la vieille fille, dont la physionomie, lorsqu’elle reçut cette politesse, perdant l’expression d’aigreur qui lui était naturelle, laissa apercevoir quelque chose qu’on aurait pu prendre pour un sourire. Jetant alors un coup d’œil sur Mordaunt et le regardant en face, il lui dit sans lui présenter la main, et d’un ton qui trahissait une agitation qu’il s’efforçait de cacher : – Et vous aussi, M. Mordaunt, vous êtes le bienvenu.

– Si je ne l’avais pas cru, répondit Mordaunt naturellement offensé d’un accueil si froid, je ne serais pas ici, et il n’est pas encore trop tard pour m’en aller.

– Jeune homme, répondit Magnus, vous savez mieux que personne qu’on ne peut s’en aller d’ici de cette manière sans faire un affront au maître de la maison. Ne semez pas le trouble parmi les hôtes par des scrupules mal fondés. Quand Magnus Troil dit : Vous êtes les bienvenus, ces mots s’appliquent à tous ceux qui peuvent entendre sa voix, et vous savez qu’elle se fait entendre assez haut. Entrez, mes dignes hôtes, entrez, et voyons ce que mes filles ont préparé pour votre réception.

Il parlait ainsi de manière à s’adresser à tous ceux qui pouvaient l’entendre, de manière à ce que Mordaunt ne pût ni croire que cette phrase lui était particulièrement destinée, ni supposer qu’il ne dût pas s’en faire l’application. L’Udaller introduisit alors les nouveaux arrivés dans l’intérieur de sa maison, où deux grandes salles, servant au même usage qu’un salon moderne, étaient déjà remplies d’hôtes de toute espèce.

L’ameublement en était assez simple, et avait un caractère particulier à la situation de ces îles, patrie des tempêtes. Magnus Troil, comme la plupart des grands propriétaires du pays, était, à la vérité, l’ami du voyageur qui éprouvait quelque accident, soit sur terre, soit sur mer ; il avait souvent déployé toute son autorité pour protéger la personne et les biens des marins naufragés ; mais les naufrages étaient si fréquens sur cette côte dangereuse, et la mer y jetait si souvent tant d’objets qui n’étaient réclamés de personne, que l’intérieur de la maison offrait des preuves nombreuses des ravages exercés par l’Océan, et de l’exercice de ce droit auquel les jurisconsultes ont donné le nom d’épaves. Les chaises rangées le long des murs, et semblables à celles des vaisseaux, étaient la plupart de construction étrangère. Les glaces qui ornaient les appartemens, et les armoires, annonçaient par leur forme qu’elles avaient été destinées à être placées sur un navire, et une couple de ces armoires était même d’un bois étranger et inconnu. La cloison qui séparait les deux appartemens semblait avoir été construite avec des planches qui avaient servi au même usage à bord des bâtimens, maladroitement utilisées par quelque menuisier du pays. Pour un étranger, ces marques évidentes des misères humaines pouvaient, au premier coup d’œil, former un contraste avec la gaieté qui régnait dans cette enceinte ; mais la vue en était si familière aux habitans du pays, n’interrompît pas un seul instant le cours de leurs plaisirs.

La fête parut avoir de nouveaux charmes pour les jeunes gens qui s’y trouvaient, quand ils virent arriver Mordaunt. Tous accoururent à lui et s’empressèrent de lui demander pourquoi il y avait si long-temps qu’on ne l’avait vu à Burgh-Westra ; question qui prouvait clairement qu’ils pensaient que son absence n’avait eu d’autre cause que sa volonté. Cet accueil soulagea en partie les inquiétudes pénibles du jeune homme. Il était évident que, si la famille de l’Udaller avait conçu des préventions contre lui, du moins ces préventions ne s’étendaient pas plus loin, et que lorsqu’il trouverait l’occasion de se justifier, il n’aurait besoin de le faire que dans le cercle d’une seule famille. C’était une consolation, et cependant son cœur battait encore bien vivement, dans l’incertitude de l’accueil qu’allaient lui faire les deux jeunes amies qu’il chérissait toujours, quoiqu’il ne les eût pas vues depuis longtemps. Donnant la mauvaise santé de son père pour excuse de son absence, il traversa différens groupes d’amis dont chacun semblait vouloir le retenir le plus long-temps possible, et se débarrassant de ses deux compagnons de voyage, qui s’étaient attachés à lui comme de la poix, en les présentant à une couple de familles des plus distinguées de cette île, il arriva enfin à la porte d’un petit appartement dans lequel on entrait par une des deux salles dont nous avons déjà parlé, appartement qu’on avait permis à Minna et à Brenda de décorer suivant leur goût, et qui leur était particulièrement destiné.

Mordaunt n’avait pas peu contribué à l’ameublement de cet appartement favori, et à la disposition des ornemens qui l’embellissaient. Pendant le dernier séjour qu’il avait fait à Burgh-Westra, l’entrée lui en était aussi libre qu’à celles qui en étaient les aimables maîtresses ; mais aujourd’hui les temps étaient si changés, qu’il restait les doigts appuyés sur le loquet, sans savoir s’il oserait prendre la liberté de l’ouvrir. Il ne s’y détermina que lorsqu’il entendit Brenda prononcer le mot entrez ; mais elle le fit de ce ton qu’on prend naturellement quand on s’attend à la visite d’un importun dont on désire se débarrasser le plus promptement possible.

À ce signal, Mordaunt entra dans le boudoir des deux sœurs, qu’on avait disposé pour la fête en y ajoutant quelques ornemens de grand prix. Il y trouva les deux filles de Magnus assises, et, à ce qu’il lui parut, en conférence sérieuse avec Cleveland et un petit vieillard à taille mince et légère, dont les yeux conservaient encore toute la vivacité qui l’avait soutenu au milieu des vicissitudes d’une vie agitée et précaire, et qui, l’accompagnant jusque dans sa vieillesse, lui donnait peut-être, malgré ses cheveux gris, l’air moins respectable ; mais une physionomie plus grave et moins animée ne l’eût pas fait accueillir avec moins de bienveillance. Il y avait même un air de pénétration et de finesse dans le regard de curiosité qu’il jeta, en se retirant à l’écart, pour examiner la manière dont les deux sœurs accueilleraient Mordaunt.

L’accueil que celui-ci en reçut ressemblait beaucoup à celui que lui avait fait leur père ; mais elles ne purent réussir à dissimuler aussi bien le changement qui s’était opéré en elles. Toutes deux rougirent et se levèrent sans lui présenter la joue, comme l’usage le permettait alors et semblait même l’exiger, et sans lui tendre la main. Elles se contentèrent de le saluer comme une connaissance ordinaire. Mais la rougeur de l’aînée ne provenait que d’une de ces légères émotions qui s’évanouissent aussi vite que l’idée passagère qui les a occasionées. Après un instant elle regarda Mordaunt avec calme et froideur, et lui rendit, avec une politesse contrainte, les complimens que le jeune homme s’efforçait de lui adresser en bégayant. L’émotion de Brenda, du moins à l’extérieur, semblait plus vive et plus profonde. Sa rougeur s’étendit sur tout ce que ses vêtemens laissaient voir de sa peau, d’une éblouissante blancheur, sur les contours de son cou et la partie supérieure d’un sein dont rien n’égalait la grâce. Elle n’essaya pas même de répondre aux complimens embarrassés que Mordaunt lui adressa avec timidité ; mais elle le regarda avec des yeux qui annonçaient le déplaisir et le regret, et semblaient dire que le souvenir du passé n’était pas encore effacé de son cœur. Mordaunt se sentit en quelque sorte assuré à l’instant même que l’amitié que Minna avait eue pour lui était complètement éteinte, mais qu’il serait encore possible de rallumer celle de la sensible et douce Brenda ; et telle est la bizarrerie du cœur humain, que, quoiqu’il n’eût fait jusqu’alors aucune différence entre ces deux sœurs, aussi belles et aussi intéressantes l’une que l’autre, l’amitié de celle qui semblait la lui avoir entièrement retirée parut en ce moment avoir le plus de prix à ses yeux.

Il fut troublé dans ces réflexions qu’il faisait à la hâte, par Cleveland, qui, lui ayant laissé le temps nécessaire pour faire les complimens d’usage aux maîtresses du logis et pour recevoir les leurs, s’avança avec l’air de franchise d’un marin, pour saluer celui à qui il devait la vie. Il le fit avec tant de grâce, que, quoique l’époque à laquelle Mordaunt avait perdu l’amitié de la famille de Burgh-Westra coïncidât avec celle de l’arrivée de cet étranger dans ce pays, et de son séjour chez l’Udaller, il lui fut impossible de ne pas répondre à ses prévenances comme la politesse l’exigeait. Il reçut ses remerciemens d’un air de satisfaction, et lui dit qu’il espérait qu’il avait passé le temps agréablement depuis qu’il ne l’avait vu.

Cleveland allait lui répondre, mais il en fut empêché par le petit vieillard dont nous avons déjà parlé, qui, se mettant entre eux, et prenant la main de Mordaunt, se leva sur la pointe des pieds pour l’embrasser sur le front, répéta sa question, et se chargea d’y répondre.

– Comment s’est passé le temps à Burgh-Westra ? s’écria-t-il ; est-ce vous qui faites une pareille question, prince des rochers et des précipices ? Comment y passerait-il, si ce n’est avec les ailes que lui prêtent le plaisir et la beauté pour accélérer son vol ?

– Sans oublier l’esprit et la gaieté, mon ancien ami, répliqua Mordaunt d’un ton moitié sérieux, moitié badin, et serrant en même temps la main du vieillard : on n’a pas à craindre leur absence partout où se trouve Claude Halcro.

– Point de persiflage, jeune homme, répondit le vieillard ; quand l’âge aura raidi vos jambes comme les miennes, aura glacé votre esprit comme le mien, quand il aura rendu votre voix…

– Ne vous calomniez pas vous-même, mon maître, s’écria Mordaunt qui n’était pas fâché de profiter du caractère original de son vieil ami pour amener une manière de conversation, afin de diminuer l’embarras dans lequel il se trouvait, et de gagner du temps pour faire des observations, avant de se faire expliquer le changement de conduite que toute la famille semblait avoir adopté à son égard. – Ne parlez pas ainsi, continua-t-il ; le temps n’appuie sa main que légèrement sur les bardes. Ne vous ai-je pas entendu dire que le poète partage l’immortalité de ses chants ; certainement le célèbre poète anglais dont vous aviez coutume de nous parler était plus âgé que vous quand il mit la main à la rame, au milieu de tous les bons esprits de Londres.

Ceci faisait allusion à une histoire qui, pour me servir d’une expression française, était le cheval de bataille de Claude Halcro, et il ne fallait que prononcer un mot qui y eût rapport pour le mettre en selle et lancer son coursier dans la carrière.

L’œil du vieillard brilla de cet enthousiasme qui aurait fait dire aux habitans ordinaires de ce globe, qu’il avait le cerveau timbré, et il se garda bien de laisser échapper l’occasion de parler d’un sujet qui lui plaisait plus que tout autre.

– Hélas ! mon cher Mordaunt, l’argent est de l’argent, et l’on peut s’en servir sans qu’il s’use ou se ternisse ; mais l’étain n’est que de l’étain, et l’on n’en peut dire la même chose. Il n’appartient pas au pauvre Claude Halcro de se nommer dans la même année avec le glorieux et immortel John Dryden. Il est vrai, comme je puis vous l’avoir déjà dit, que j’ai vu ce grand homme ; je l’ai vu dans le café des Beaux-Esprits, comme on le nommait alors, et j’ai même pris une fois une prise de tabac dans sa propre tabatière. Je dois vous avoir conté toute cette histoire, mais voici le capitaine Cleveland qui ne l’a jamais entendue. Il faut que vous sachiez d’abord que je logeais à Londres dans Russel-Street. Je ne doute pas que vous ne connaissiez Russel-Street, près de Covent-Garden, capitaine Cleveland ?

– Je connais passablement cette latitude, M. Halcro, répondit le capitaine en souriant ; mais je crois que vous m’avez conté hier cette histoire, et nous avons à nous occuper des affaires d’aujourd’hui ; il faut que vous nous jouiiez l’air de cette chanson que nous avons à apprendre.

– Cet air ne peut plus nous convenir, dit Halcro, il faut en choisir un dans lequel notre cher Mordaunt puisse faire sa partie. C’est la première voix du pays, soit pour un solo, soit dans un chœur. Ce n’est pas moi qui toucherai une corde, à moins que Mordaunt ne soit du nombre des chanteurs ! Qu’en dites-vous, ma belle Nuit ? Qu’en pensez-vous, ma charmante Aurore ? ajouta-t-il en s’adressant successivement aux deux sœurs, auxquelles il avait donné depuis long-temps ces noms allégoriques.

– M. Mordaunt Mertoun, dit Minna, est venu trop tard pour être des nôtres en cette occasion. C’est un malheur pour nous, mais il est irremédiable.

– Comment cela ? dit Halcro avec vivacité : vous avez chanté ensemble toute votre vie. Croyez-en ma parole, jeunes filles, les anciens airs sont les meilleurs, les anciens amis sont les plus sûrs. M. Cleveland a une belle basse il faut en convenir, mais pour produire le plus grand effet, je voudrais que vous choisissiez un des vingt airs que vous avez si souvent chantés, et par lesquels vous nous ensorcelez quand le ténor de M. Mordaunt vous accompagne. Je suis sûr qu’au fond du cœur ma belle Aurore approuve ce changement.

– Jamais vous ne vous êtes plus trompé, M. Halcro, dit Brenda d’un ton de déplaisir et rougissant de nouveau.

– Ouais ! Que veux dire ceci ? dit le vieillard en les regardant tour à tour. Qu’avons-nous donc ici ? une Nuit couverte de nuages et une Aurore toute rouge. Ce n’est pas une annonce de beau temps. Expliquez-nous tout ceci, jeunes filles ; qui vous a offensées ? Je crains que ce ne soit moi. – Quand les jeunes gens se chamaillent, on en rejette toujours le blâme sur les vieillards.

– Ce n’est pas vous qui êtes à blâmer, M. Halcro, en supposant toutefois qu’il y ait quelqu’un qui mérite de l’être, dit Minna en se levant et en prenant sa sœur sous le bras.

– Vous me donneriez à craindre, Minna, dit Mordaunt en faisant un effort pour prendre le ton de la plaisanterie, que ce ne soit le dernier venu qui vous ait offensé.

– Peu importe qui ait commis l’offense, dit Minna avec sa gravité ordinaire, quand ceux qui pourraient s’en plaindre ont résolu de ne pas la relever.

– Est-il possible, Minna, s’écria Mordaunt, que ce soit vous qui me parliez ainsi ? Et vous, Brenda, me jugerez-vous comme elle avec tant de sévérité, sans me donner un instant pour une explication franche et honorable ?

– Ceux qui ont le droit de vous la donner, dit Brenda d’une voix faible, mais décidée, nous ont fait connaître leur bon plaisir, et c’est à nous de les satisfaire. Ma sœur, je crois que nous sommes restées ici trop long-temps, et que notre présence peut être nécessaire ailleurs. M. Mordaunt voudra bien nous excuser, un jour où nous avons à nous occuper de tant de soins.

Les deux sœurs sortirent en se donnant le bras, après un effort inutile que fit pour les arrêter Claude Halcro, en déclamant d’un ton théâtral :

Comment donc, jour et nuit ? c’est une étrange chose !

Se tournant alors vers Mordaunt : – Ces jeunes filles, dit-il, sont possédées de l’esprit de variabilité ; ce qui prouve, comme le dit fort bien notre maître Spencer, que

Il n’est, soyez-en sûr, rien sous le firmament,

Qui ne soit plus ou moins sujet au changement.

– Capitaine Cleveland, continua-t-il, savez-vous ce qui a pu déranger l’harmonie du ton de ces deux jeunes grâces ?

– Ce serait perdre son temps, répondit le capitaine, que de chercher à savoir quelle cause fait changer le vent ou une femme. Si j’étais M. Mordaunt, je n’adresserais pas une seconde question à ce sujet à ces beautés orgueilleuses.

– C’est un conseil d’ami, capitaine, répondit Mordaunt, et, quoique vous me l’ayez donné sans que je vous l’aie demandé, je ne l’en regarderai pas moins comme tel. Mais le pratiquez-vous vous-même ? Permettez-moi de vous demander si l’opinion de vos jeunes amies vous est aussi indifférente.

– Moi ! répliqua le capitaine avec un air de franchise et d’insouciance, ma foi, je n’ai jamais pensé deux fois à ce sujet. Je n’ai jamais vu une femme qui valût la peine qu’on songeât à elle une fois que l’ancre était levée. À terre, c’est autre chose, et je rirai, danserai, chanterai, je jouerai même le rôle d’amoureux avec vingt filles, si elles le veulent, ne fussent-elles qu’à moitié aussi jolies que celles qui viennent de nous quitter, en leur permettant de ne plus songer à moi dès que le sifflet du maître d’équipage me rappellera à bord. Il y a deux à parier contre un que le souvenir qu’elles me laisseront ne sera pas de plus longue durée.

Il est rare qu’un malade aime ce genre de consolation qui consiste à traiter comme une bagatelle la maladie dont il se plaint. Mordaunt se sentit donc disposé à se fâcher contre Cleveland, tant parce que le capitaine avait fait attention à l’embarras de sa situation, que parce qu’il lui avait donné son opinion si librement. Il lui répliqua avec un peu d’aigreur que de pareils sentimens ne convenaient qu’aux personnes qui avaient l’art de gagner les bonnes grâces de ceux à qui le hasard les présentait, et qui ne pouvaient perdre d’un côté que ce qu’ils étaient sûrs de retrouver d’un autre.

Ce propos était une ironie ; mais, pour dire la vérité, on voyait en Cleveland une connaissance supérieure du monde, un sentiment intime au moins de son mérite extérieur, qui rendaient son intervention doublement désagréable à Mordaunt. Comme le dit sir Lucius O’Trigger, Cleveland avait un air de triomphe qui était presque une provocation. Jeune, bien fait, plein d’assurance, l’air brusque et franc de sa profession lui était naturel ; lui allait à ravir, et convenait peut-être particulièrement aux mœurs simples de la contrée éloignée dans laquelle il se trouvait, et où des manières plus policées auraient pu rendre sa conversation moins agréable, même dans les premières familles du pays. Il se contenta de sourire d’un air de bonne humeur du mécontentement visible de Mordaunt, et lui répondit :

– Vous êtes fâché contre moi, mon cher ami mais vous ne pouvez faire que je le sois contre vous. Les belles mains de toutes les jolies femmes que j’ai connues pendant tout le cours de ma vie ne m’auraient jamais pêché au pied du promontoire de Sumburgh. Ainsi donc, ne me cherchez pas querelle, car je prends M. Halcro à témoin que j’ai encloué tous mes canons ; et quand vous me lâcheriez une bordée, je ne pourrais faire feu sur vous d’une seule pièce.

– Oui, oui, Mordaunt, dit Halcro, il faut que vous soyez ami du capitaine Cleveland. N’ayez jamais de querelle avec un ami, parce qu’une femme est fantasque. Que diable ! si elles étaient toujours de la même humeur, nous ne pourrions pas faire tant de vers sur elles. Le vieux Dryden lui-même, le glorieux John, aurait eu fort peu de chose à dire sur une fille toujours du même avis. Autant vaudrait faire des vers sur l’eau qui fait tourner la roue d’un moulin. – L’esprit d’une femme est comme vos marées, vos roost, vos courans et vos tourbillons, qui vont et viennent, vous poussent et vous repoussent (Dieu me pardonne ! je me sens prêt à rimer, rien que d’y penser). Connaissez-vous mes Adieux à la jeune fille de North-maven ? C’était la pauvre Betty Stimbister, que j’ai nommée Mary, parce que ce nom est plus poétique, de même que je me suis appelé Hacon, d’après un de mes ancêtres, Hacon Goldemund ou Hacon Bouche-d’Or, qui vint dans cette île avec Harold Harfager, et qui était son premier scalde. Mais où en étais-je ? Ah ! oui, – à la pauvre Betty Stimbister ! ce fut elle, sans parler de quelques dettes, qui fut cause que je quittai les îles Hialtland, véritable nom des îles Shetland, et que je me lançai dans le monde. – Je l’ai bien couru depuis ce temps, capitaine ; je m’y suis frayé un chemin, non sans peine, mais aussi bien que pouvait le faire un homme qui avait la tête légère, la bourse légère, et le cœur encore plus léger. J’y ai payé mon écot, c’est-à-dire en argent ou en esprit. J’ai vu changer et déposer des rois comme vous renverriez un pauvre tenancier avant l’expiration de son bail. J’ai connu tous les beaux esprits du siècle, et notamment le glorieux John Dryden. Quel est l’homme de nos îles qui puisse en dire autant sans mentir ? J’ai eu une prise de sa tabatière, et je vais vous dire comme j’ai eu cet avantage.

– Mais la chanson, M. Halcro ? dit Cleveland.

– La chanson ? répondit Halcro en saisissant le capitaine par un bouton, car il était trop accoutumé à voir ses auditeurs disparaître pendant qu’il débitait ses vers, pour ne pas employer tous les moyens connus pour les retenir ; la chanson ? j’en ai donné une copie, ainsi que de quinze autres, à l’immortel John. Vous l’entendrez, vous l’entendrez, vous dis-je, si vous voulez avoir un moment de patience. Et vous aussi, mon cher Mordaunt.

– Eh bien, qu’est-ce à dire ? à peine vous ai-je vu un instant depuis six mois, et vous voulez déjà me quitter ? Et en parlant ainsi, il saisit de l’autre main un bouton de l’habit de Mordaunt.

– Maintenant qu’il nous a pris tous deux à la remorque, dit le marin, nous n’avons pas autre chose à faire que de l’écouter jusqu’au bout, quoiqu’il file le câble assez lentement pour faire perdre patience.

– Maintenant un peu de silence, il ne faut pas que nous parlions tous trois à la fois, dit le poète d’un ton impératif, tandis que Cleveland et Mordaunt, se regardant l’un l’autre avec une expression plaisante de résignation, attendaient avec soumission le récit de l’histoire qu’ils connaissaient déjà, mais qu’ils étaient irrévocablement condamnés à entendre de nouveau.

– Je vous dirai tout dans le plus grand détail, continua le poète : je fus jeté dans le monde comme tant d’autres jeunes gens, faisant ceci ; cela, et puis encore autre chose pour gagner ma vie, car heureusement j’étais propre à tout, mais aimant les muses autant que si les ingrates m’eussent fourni, comme à tant de niais, un équipage attelé de six chevaux. Au surplus, me soutins sur l’eau jusqu’à la mort de mon vieux cousin Laurence Linklatter, qui me laissa une petite île peu éloignée d’ici, quoique Cultmalindie fût son parent au même degré que moi ; mais Laurence aimait l’esprit, quoiqu’il n’en eût guère. – Il me laissa donc sa petite île, qui est aussi stérile que le Parnasse. Eh bien ! j’ai pourtant un sou à dépenser, un sou à mettre en bourse, et un sou à donner aux pauvres, et même un lit et une bouteille de vin à offrir à un ami, comme vous le verrez si vous voulez m’accompagner après la fête. Mais où en suis-je de mon histoire ?

– Près du port, j’espère, répondit Cleveland. Mais Halcro était un narrateur trop décidé pour faire attention à ce sarcasme.

– M’y voici, reprit Halcro avec l’air satisfait d’un homme qui a retrouvé le fil perdu d’un récit. J’étais logé dans Russel-Street, chez le vieux Timothée Thimblethwaite, alors le maître tailleur le plus en vogue de tout Londres. Il travaillait pour tous les beaux esprits et pour tous les enfans gâtés de la fortune, et il savait s’arranger de manière à ce que les uns payassent pour les autres. Jamais il ne refusa de faire crédit à un bel esprit, si ce n’est par plaisanterie et pour en tirer une repartie. Il était en correspondance avec tout ce qui méritait d’être connu dans la capitale. Il recevait des lettres de Crowne, de Tate, de Prior, de Tom Brown et de tous les célèbres du temps ; on y trouvait de telles saillies d’esprit, qu’il n’y avait pas moyen de les lire sans rire à en mourir, et cependant le refrain de toutes ces épîtres était de lui demander du temps pour payer.

– J’aurais cru, dit Mordaunt, que le tailleur aurait pris ces plaisanteries au sérieux.

– Pas du tout, pas du tout, reprit le panégyriste. Timothée était né dans le Cumberland ; il avait l’âme d’un prince, et il en laissa la fortune à ses héritiers. Mais malheur à l’alderman gorgé de tourtes qui lui tombait sous la patte après qu’il avait reçu une de ces lettres ! car il ne manquait pas de lui faire payer le retard. Oui, ma foi ! on croyait que Thimblethwaite avait servi de modèle au glorieux John Dryden pour tracer le caractère de Tom Bibber dans sa comédie du Vert galant ; je sais qu’il a fait crédit à John, et qu’il lui a même prêté de l’argent, dans un temps où tous ses grands amis de la cour lui battaient froid. Il m’a fait crédit pareillement, car je lui ai dû jusqu’à deux mois de loyer pour une chambre au troisième étage. Il est vrai que, de mon côté, je l’obligeais autant que je le pouvais, ce qui ne veut pas dire que je l’aidais à tailler ou à coudre des habits, car cela n’aurait pas été très convenable pour un homme de bonne famille ; mais je… rédigeais ses mémoires, je… calculais ses livres, je…

– Et vous portiez sans doute aux beaux esprits et aux aldermans les habits qu’il leur faisait ? dit Cleveland.

– Non ; fi donc ! que diable ! point du tout. Mais vous me faites perdre le fil de mon histoire. Où eu étais-je ?

– Que le diable vous aide à en trouver la latitude ! s’écria le capitaine en donnant une secousse subite qui délivra son bouton captif entre le pouce et l’index du poète ; quant à moi, je n’ai pas le temps d’en faire l’observation ; et au même instant il se précipita hors de l’appartement.

– Vit-on jamais, dit Halcro en le regardant s’éloigner, homme si grossier, si mal élevé, avoir tant de prétentions ? Il n’y a pas plus d’esprit dans sa tête creuse que de politesse dans ses manières. Je ne conçois pas ce que Magnus et ses sottes filles peuvent trouver en lui. Il leur conte de longues histoires à perte d’haleine sur ses aventures et ses combats sur mer, dont je réponds que la moitié n’est que mensonges. Mordaunt, mon cher enfant, prenez exemple sur cet homme, c’est-à-dire que cet homme vous serve de leçon. Ne contez jamais de longues histoires dont vous soyez le héros. Vous êtes porté quelquefois à trop parler de vos exploits sur les montagnes et les rochers, ce qui ne fait qu’interrompre la conversation et empêcher les autres de pouvoir se faire entendre. Mais je vois que vous êtes impatient d’apprendre la suite de ce que je vous disais. Un instant ; où en étais-je ?

– Je crois qu’il faut la différer jusques après le dîner, M. Halcro, répondit Mordaunt qui cherchait aussi à lui échapper, quoiqu’il désirât ne pas le faire avec aussi peu de cérémonie que le capitaine, et qu’il voulût ménager la délicatesse de son vieil ami.

– Quoi ! mon Cher enfant, dit Halcro se voyant à l’instant de rester seul, allez-vous aussi m’abandonner ? Ne suivez pas un si mauvais exemple, et ne traitez jamais légèrement une ancienne connaissance. J’ai long-temps marché dans le chemin de la vie, Mordaunt ; je l’ai souvent trouvé raboteux ; mais je n’ai jamais songé à la fatigue quand j’ai pu m’appuyer sur le bras d’un ancien ami comme vous.

En parlant ainsi, il abandonna le bouton du jeune homme, et passant la main sous son bras, il s’assura ainsi de lui d’une manière plus certaine. Mordaunt s’y soumit sans résistance, un peu ému par l’observation du vieux poète sur le peu de complaisance des anciennes connaissances, défaut dont il était lui-même victime en ce moment. Mais quand Halcro en revint à sa redoutable question : – Où en étais-je ? Mordaunt, préférant sa poésie à sa prose, lui rappela la chanson qu’il disait avoir faite lors de son premier départ des îles Shetland, chanson qu’il connaissait déjà ; mais comme elle sera sans doute nouvelle pour nos lecteurs, nous l’insérerons ici pour leur donner un échantillon des talens poétiques du descendant d’Hacon Bouche-d’Or. Ajoutons que Claude Halcro, d’après l’opinion d’assez bons juges, occupait un rang distingué parmi les faiseurs de madrigaux de cette époque, et qu’il était aussi en état d’immortaliser les Nancy de ses montagnes et de ses vallées, qu’une foule de chansonniers de la capitale. Il était aussi un peu musicien ; et quittant Mordaunt pour prendre une espèce de luth, il se mit à l’accorder pour s’en accompagner, tout en continuant à parler, pour ne pas perdre de temps.

– J’ai appris le luth, dit-il, du même maître que le bon Shadwell, le gros Tom, comme on avait coutume de l’appeler. Il a été un peu maltraité par le glorieux John, comme vous pouvez vous le rappeler. Vous vous souvenez de ces vers, Mordaunt :

Ce moderne Arion, l’entends-tu ? Sur ma foi

Sous ses ongles crochus le luth tremble d’effroi ;

Et ses longs hurlemens, de rivage en rivage,

Font redire aux échos le chant le plus sauvage.

– Allons, voilà mon luth passablement d’accord. Que vous chanterai-je à présent ? Ah je m’en souviens : la jeune fille de Northmaven. Pauvre Betty Stimbister ! je la nomme Mary dans ma chanson. Betty va fort bien dans une chanson anglaise, mais Mary a ici quelque chose de plus naturel. À ces mots, et après un court prélude, il chanta d’une voix passable et avec assez de goût les couplets suivans :

MARY.

Adieu, pays que je regrette,

Adieu, havre qui m’assuras

Contre les vents une retraite ;

Adieu, tempêtes et frimas :

Je pars demain avant l’aurore,

Si les vents nous ont entendus ;

Et toi qui m’es si chère encore,

Adieu, Mary, nous ne nous verrons plus !

Adieu, bras de mer formidable,

Que pour Marie Hacon bravait

Lorsque l’Océan redoutable

Dans sa fureur se soulevait.

Ne jette pas sur ce Bosphore,

Mary des regards superflus ;

Car de l’amant qui t’aime encore

Le frêle esquif n’y reparaîtra plus.

Laisse-les dans l’humide plaine,

Ces vœux oubliés par ton cœur ;

Au chant trompeur de la Sirène

Ils donneront plus de douceur.

Les voyageurs qu’elle dévore.

Par ces sermens seront déçus ;

Mais il existe un être encore,

Un être, hélas qui ne les croira plus.

Ah ! s’il existait sur la terre

Un pays de tous ignoré,

Où par un sourire sincère

L’amant se trouvait rassuré,

Où la bergère qu’on adore

N’offrit que des vœux ingénus,

Pour moi l’espoir luirait encore…

L’espoir, hélas : je n’en conserve plus.

– Je vois bien que vous êtes attendri, mon jeune ami, dit Halcro en finissant sa chanson, c’est ce qui est arrivé à la plupart de ceux qui ont entendu ces couplets. J’ai composé la musique et les paroles ; et sans parler de l’esprit qui s’y trouve, on y remarque une sorte de… Eh ! eh !… de simplicité, de vérité, qui va droit au cœur. Votre père même ne pourrait y résister, et pourtant il a un cœur si impénétrable aux charmes de la poésie, qu’Apollon lui-même ne pourrait le percer d’une de ses flèches. Il faut que quelque femme lui ait joué un mauvais tour dans son temps, et c’est pourquoi il a de la rancune contre les autres. Oui, oui, c’est là que gît le lièvre, mais à qui de nous n’en est-il pas arrivé autant ? Allons, mon cher enfant, je vois qu’on passe dans la salle à manger, tout le monde, hommes et femmes. Les femmes ! ce sont de vrais tourmens, et pourtant nous aurions de la peine à nous en passer. Mais avant de les suivre, faites seulement attention à la dernière strophe :

Un pays de tous ignoré.

Oui, sans doute, ignoré, car jamais il n’a existé, jamais il n’existera un pays

Où la bergère qu’on adore

N’offrit que des vœux ingénus.

Vous voyez bien, mon cher ami, que je ne me suis pas traîné ici sur les traces du paganisme, comme Rochester, Etheredge et tant d’autres. Un ministre pourrait entonner ma chanson, et son clerc chanter le refrain. Mais j’entends cette cloche maudite. Allons, il faut partir ; mais ne vous inquiétez pas : après le dîner, nous trouverons quelque coin bien tranquille, et je vous y conterai tout le reste.

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