CHAPITRE XLII.

« Partez vite, et tâchez d’obtenir un sursis. »

GAY, l’opéra du Gueux.

Avant l’instant dont nous venons de parler, le capitaine Weatherport s’était rendu lui-même à Kirkwall, où les magistrats assemblés l’avaient accueilli avec autant de joie que de reconnaissance. Le prevôt en particulier lui dit qu’il rendait grâce à la Providence d’avoir amené l’Alcyon à l’instant où le pirate ne pouvait lui échapper. Le capitaine le regarda d’un air surpris : – Vous pouvez, monsieur, lui dit-il, en rendre grâce à l’avis que vous m’avez donné vous-même.

– Que je vous ai donné, Monsieur ! dit le prevôt fort étonné.

– Oui, monsieur ; n’êtes-vous pas George Torf, premier magistrat de Kirkwall ? N’est-ce pas vous qui m’avez adressé cette lettre ?

Le prevôt, plus surpris que jamais, prit la lettre adressée, au capitaine Weatherport, commandant l’Alcyon, et qui lui annonçait l’apparition des pirates sur la côte, leur force, etc. Mais on y ajoutait qu’ils avaient appris quel’Alcyon croisait dans ces parages, et qu’ils avaient dessein d’éviter sa poursuite en se retirant dans des bas-fonds, des détroits qui séparent les îles ; qu’au pis-aller, ils étaient assez déterminés pour faire échouer leur sloop, et mettre le feu aux poudres, ce qui ferait perdre un riche butin. On disait ensuite que l’Alcyon ferait bien de croiser deux ou trois jours entre le promontoire de Duncansbay et le cap Wrath pour dissiper les alarmes que son voisinage donnait aux pirates, et leur inspirer de la sécurité, d’autant plus que l’auteur de la lettre était assuré que leur intention, si la frégate quittait la côte, était d’entrer dans la baie de Stromness, et de porter leurs canons à terre, afin de faire quelques réparations à leur navire, et même de le radouber. La lettre finissait par assurer le capitaine Weatherport que, si l’Alcyon se montrait dans la baie de Stromness dans la matinée du 24 août, il aurait bon marché des pirates ; mais que, s’il paraissait plus tôt, il était probable qu’ils lui échapperaient.

– Cette lettre n’est pas de mon écriture, capitaine ; dit le prevôt, et cette signature n’est pas la mienne. Je ne me serais pas même hasardé à vous conseiller de tarder si long-temps à venir dans ces parages.

Le capitaine Weatherport fut surpris à son tour. – Tout ce que je sais, dit-il, c’est que je l’ai reçue dans la baie de Thurso, et que j’ai donné cinq shillings à l’équipage de la barque qui me l’a apportée, parce qu’il avait traversé le bras de mer de Pentland par un fort gros temps. Le patron de cette barque était un nain muet, la plus hideuse créature que j’aie jamais vue. – J’admirais l’exactitude des renseignemens que vous vous étiez procurés, M. le prevôt.

– Il est heureux que tout se soit passé ainsi, dit le prevôt, et cependant j’ai dans l’idée que l’auteur de cette lettre aurait voulu que vous trouvassiez le nid froid et les oiseaux envolés.

En parlant ainsi, il passa la lettre à Magnus Troil, qui la lui rendit en souriant, mais sans faire aucune observation, croyant sans doute, comme nos lecteurs, que Norna avait de bonnes, raisons pour connaître d’une manière si précise l’instant où la frégate arriverait.

Sans se mettre l’esprit à la torture pour expliquer une circonstance qui paraissait inexplicable, le capitaine Weatherport voulut qu’on procédât à l’interrogatoire des pirates. On amena d’abord Cleveland et Altamont, nom que Bunce avait pris, comme prévenus d’avoir exercé parmi eux les fonctions de capitaine et de lieutenant. On commençait à peine à les interroger, quand, après quelque altercation avec les officiers qui gardaient la porte, Basile Mertoun s’élança dans l’appartement.

– Je vous apporte une victime, s’écria-t-il ; prenez ma vie et épargnez celle de mon fils. – Je suis Basile Vaughan ; et ce nom n’a été que trop connu dans les mers des Antilles.

La surprise fut générale, mais personne n’en éprouva une plus grande que Magnus Troil. Il se hâta d’expliquer aux magistrats et au capitaine Weatherport que l’homme qui venait s’accuser ainsi demeurait depuis bien des années dans la principale des îles Shetland, et y avait toujours vécu d’une manière paisible et irréprochable.

– En ce cas, il n’a rien à craindre, dit Weatherport, car il y a eu depuis ce temps deux proclamations d’amnistie pour tous ceux qui renonceraient à ce métier ; et, sur mon âme ! quand je les vois tous deux s’embrasser si tendrement, je voudrais en pouvoir dire autant du fils.

– Mais que veux dire ceci ? – Comment se peut-il ? demanda le prevôt. Nous avons toujours connu ce vieillard sous le nom de Mertoun, et ce jeune homme sous celui de Cleveland ; et maintenant les voilà qui se nomment tous deux Vaughan !

– Vaughan, dit Magnus, est un nom que j’ai quelques raisons pour me rappeler ; et d’après ce que j’ai appris récemment de ma cousine Norna, ce vieillard a droit de le porter.

– Et ce jeune homme aussi, j’espère, dit Weatherport, qui, pendant ce temps, avait feuilleté un petit registre en forme de portefeuille. – Écoutez-moi un instant, dit-il en s’adressant au jeune Vaughan, que nous avons jusqu’ici nommé : Cleveland. – Vous vous nommez, dit-on, Clément Vaughan. Était-ce vous qui, bien jeune encore, commandiez, il y a huit ou neuf ans, une bande de pirates par laquelle fut pillé à cette époque un Village nommé Quempoa, situé sur les côtes de la Nouvelle-Espagne ?

– Il ne me servirait à rien de le nier, répondit le prisonnier.

– Non, reprit Weatherport ; mais il peut vous servir à quelque chose de l’avouer. Revenons-y donc. – Les muletiers se sauvèrent avec le trésor que vous espériez y trouver, pendant que vous étiez occupé à protéger, au risque de votre vie, l’honneur de deux dames espagnoles contre la brutalité de vos gens. Vous en souvenez-vous ?

– À coup sûr, je m’en souviens, s’écria Jack Bunce ; car c’est pour cela que les coquins abandonnèrent notre capitaine sur une île déserte, et je manquai de passer par les verges pour avoir pris son parti.

– Ce fait bien établi, reprit Weatherport, la vie du jeune Vaughan est en sûreté. – Les dames qu’il sauva étaient des femmes de la première qualité, filles du gouverneur de la province, et leur père reconnaissant s’adressa, il y a bien long-temps, à notre gouvernement pour obtenir qu’on fît grâce à leur libérateur. J’avais des ordres spéciaux relativement à Clément Vaughan, lorsque je fus chargé de croiser contre les pirates dans les Indes occidentales, il y a six à sept ans ; mais le nom de Vaughan n’y était plus connu, et je n’entendais plus parler que de Cleveland. Ainsi donc, jeune homme, si vous êtes Clément Vaughan, je crois pouvoir vous assurer d’un plein pardon quand vous arriverez à Londres.

Cleveland le salua, et le sang lui monta au visage. Mertoun tomba à genoux, et rendit des actions de grâces à la Providence. Tous les spectateurs étaient émus de cette scène attendrissante. Enfin on leur dit de se retirer, l’on continua l’interrogatoire.

– Et maintenant, monsieur le lieutenant, dit le capitaine Weatherport au ci-devant Roscius, qu’avez-vous à alléguer en votre faveur ?

– Peu de chose, ou rien, répondit Bunce, si ce n’est que je voudrais bien que vous trouvassiez mon nom écrit dans le petit livre de merci que vous tenez en main, car j’étais à côté du capitaine Clément Vaughan pendant, toute cette affaire de Quempoa.

– Vous vous nommez Frédéric Altamont, dit le capitaine ; ce nom ne s’y trouve pas ; je n’y vois que celui d’un Jack Boune, ou Bunce, que ces dames recommandèrent aussi à merci.

– Eh mais ! c’est moi, capitaine ; – c’est moi-même, je puis le prouver ; quoique le sort de ce nom soit un peu plébéien, c’est une chose décidée, j’aime mieux vivre comme Jack Bunce que… d’être pendu comme Frédéric Altamont.

– En ce cas dit le capitaine, si vous êtes Jack Bunce, je puis vous donner des espérances.

– Grand merci ! s’écria Bunce ; mais changeant de ton tout-à-coup : Puisqu’un changement de nom a tant de vertu, dit-il, le pauvre Fletcher aurait peut-être pu se tirer d’affaire sous celui de Timothée Tugmutton ; mais quoi qu’il en soit, voyez-vous, peur me servir d’une de ses phrases…

– Qu’on fasse sortir le lieutenant, dit Weatherport, et qu’on amène Goffe et ces autres drôles. – Je crois qu’il y en a plus d’un pour qui il faudra faire la dépense d’une corde.

Cette prédiction promettait de se vérifier, tant les preuves de leurs crimes étaient fortes et nombreuses.

Deux jours après, tous les prisonniers furent reconduits à bord de l’Alcyon, qui mit à la voile pour les transporter à Londres.

Pendant le temps que l’infortuné Cleveland passa à Kirkwall, il fut traité avec civilité par le capitaine de l’Alcyon ; et Magnus Troil, qui savait en secret qu’il existait entre eux une assez proche relation de parenté, eut soin qu’il ne manquât de rien, et il lui prodigua toutes sortes d’attentions.

Norna, qui prenait encore un intérêt plus vif au malheureux prisonnier, était alors hors d’état de l’exprimer. Le bedeau l’avait trouvée évanouie sur le marbre ; quand elle revint à elle, elle avait perdu la raison, et l’on fut obligé de placer près d’elle plusieurs personnes pour la surveiller.

Tout ce que Cleveland apprit des deux sœurs de Burgh-Westra, ce fut qu’elles étaient indisposées par la frayeur qu’elles avaient éprouvée ; mais la veille de son départ, on lui remit en secret le billet suivant :

« – Adieu, Cleveland, nous nous séparons pour toujours, et il est juste que nous nous séparions. Soyez vertueux, soyez heureux ! Les illusions dont m’avaient entourée mon éducation solitaire et mon inexpérience sont dissipées, et le sont pour toujours. – Mais dans ce qui vous concerne, je suis sûre que je ne me suis pas trompée en vous regardant comme un homme pour qui le bien a naturellement plus d’attrait que le mal ; et que la nécessité, l’exemple et l’habitude ont précipité dans la funeste carrière que vous avez suivie jusqu’ici. – Pensez à moi comme à quelqu’un qui n’existe plus, à moins que vous ne deveniez digne d’autant d’éloges que vous méritez maintenant de reproches. Alors songez à moi comme à un être qui s’intéressera toujours à vous, quoique je ne doive pas vous revoir. »

Ce billet était signé M. T., et Cleveland, avec une émotion porté jusqu’aux larmes, le lut et relut cent fois, et le serra ensuite avec soin dans son sein.

Mordaunt reçut aussi une lettre de son père, mais dans un style tout différent. Basile Mertoun, en lui disant adieu pour toujours, ajoutait qu’il le dispensait à l’avenir de remplir à son égard les devoirs d’un fils, attendu que, malgré des efforts continués pendant bien des années, il n’avait jamais pu lui accorder l’affection d’un père. Il lui faisait connaître une cachette qu’il avait pratiquée dans le vieux château d’Iarlshof, et où il avait déposé une somme considérable en argent comptant et en effets précieux. Vous pouvez, lui disait-il, vous en servir sans scrupule, ce ne sont point des produits de piraterie, et vous ne m’en aurez aucune obligation, car c’est la fortune de votre mère Louisa Gonzago, et par conséquent elle vous appartient de droit. Pardonnons-nous mutuellement nos fautes, en hommes qui ne se reverront plus.

Effectivement, Basile Vaughan, contre qui on n’intenta jamais aucune accusation, disparut aussitôt que le destin de Cleveland fut déterminé. On crut généralement qu’il s’était retiré en pays étranger, et qu’il y était entré dans un couvent.

On fut instruit du sort de Cleveland par une lettre que Minna en reçut deux mois après que l’Alcyon eut quitté Kirkwall. Toute la famille était alors réunie à Burgh-Westra, et Mordaunt s’y trouvait aussi, le bon Udaller croyant qu’il ne pourrait jamais lui faire trop bon accueil, après le service qu’il avait rendu à ses filles. Norna, qui commençait à revenir de son aliénation d’esprit était alors chez Magnus ; et Minna, infatigable dans les soins qu’elle prodiguait à cette malheureuse victime de ses propres illusions, était assise près d’elle, voyant avec plaisir les symptômes qui annonçaient le retour de sa raison, quand on lui remit la lettre dont nous venons de parler.

– Minna, disait Cleveland, chère Minna, adieu pour toujours ! Croyez bien que je n’ai jamais nourri la moindre pensée criminelle contre vous. Du moment que je vous vis, je résolus de me séparer de mes compagnons, et je formai mille projets qui furent aussi vains que je le méritais ; car pourquoi le destin d’une créature si aimable, si pure, si innocente, aurait-il été uni à celui d’un être si coupable ? – Je ne parlerai plus de ces rêves ; mon sort est sévère, mais beaucoup moins rigoureux que je m’y attendais et que je ne l’avais mérité. Le peu de bien que j’avais fait a balancé, dans l’esprit de juges honorables et miséricordieux, beaucoup de mal que j’avais à me reprocher. Non seulement j’ai été soustrait à la mort ignominieuse à laquelle ont été condamnés plusieurs de mes compagnons ; mais, comme il paraît que nous allons être en guerre avec l’Espagne, le capitaine Weatherport, qui va croiser dans les mers des Indes occidentales, a généreusement demandée la permission de m’employer sous ses ordres, avec deux ou trois des moins coupables de mes compagnons. Cette mesure lui a été suggérée par une généreuse compassion, et elle a été adoptée, parce qu’on a pensé que nous pourrions nous rendre utiles par la connaissance que nous avons de ces côtes et de ces mers. Nous espérons ne plus en faire usage que pour le service de notre patrie. Minna, si vous entendez, jamais désormais prononcer mon nom, ce sera avec honneur. – Si la vertu peut assurer le bonheur, je n’ai pas besoin de faire des vœux, pour le vôtre, car vous devez déjà en jouir. – Adieu, Minna, adieu pour toujours.

Minna versa des larmes si amères en lisant cette lettre, qu’elle attira l’attention de Norna, encore convalescente. La vieille Reim-Kennar l’arracha des mains de sa jeune parente, et la lut d’abord avec l’air d’une personne à qui cette lecture n’apprend rien. – Elle la relut, et quelques souvenirs parurent frapper son esprit. Enfin, à la troisième lecture, la joie et le chagrin semblèrent l’agiter tour à tour, et la lettre lui tomba des mains. Minna la ramassa bien vite, et se retira, avec ce trésor, dans son appartement.

Depuis ce moment, Norna parut prendre un caractère tout différent. Elle quitta les vêtemens qu’elle avait adoptés, et en prit d’un genre plus simple et moins imposant. Elle congédia son nain, après avoir libéralement pourvu à ce qu’il pût vivre à l’abri du besoin. Jamais elle ne montra le désir de reprendre sa vie errante, et elle fit démanteler son observatoire de Fitful-Head, comme on pouvait appeler cette habitation. Elle ne répondit plus au nom de Norna, et ne voulut plus qu’on lui en donnât d’autre que celui qui lui appartenait réellement, le nom d’Ulla Troil. Mais il reste à parler du changement le plus important qui s’opéra en elle. Dans le désespoir auquel l’avaient livrée les circonstances de la mort de son père, elle semblait s’être regardée comme exclue à jamais de la grâce divine ; tout occupée des vaines sciences occultes qu’elle prétendait pratiquer, ses études, comme celles du médecin de Chaucer, ne s’étendaient pas jusqu’à la Bible ; maintenant ce livre sacré ne la quittait plus ; et, quand de pauvres ignorans venaient comme autrefois invoquer son pouvoir sur les élémens, elle leur répondait : – Les vents sont dans la main du Seigneur. Sa conversion ne fut peut-être pas tout-à-fait selon la raison ; le désordre d’un esprit dérangé par une complication d’incidens horribles y mettait obstacle ; mais elle parut sincère, et elle lui fut certainement utile. Elle parut se repentir profondément de la présomption qui l’avait fait prétendre à diriger le cours des évènemens subordonnés à une main toute-puissante, et elle exprimait un regret véritable quand quelque chose rappelait à son souvenir ses anciennes prétentions. Elle continua à montrer un vif attachement pour Mordaunt, quoique ce fût probablement une habitude, car il n’était pas facile de voir jusqu’à quel point elle se rappelait les évènemens compliqués auxquels elle avait pris part. À sa mort, qui arriva environ quatre ans après les derniers évènemens que nous venons de rapporter, elle légua à Brenda toutes ses propriétés, qui étaient considérables : telle avait été la prière de Minna. Une clause spéciale de son testament ordonnait qu’on livrât aux flammes tous ses livres, tous les instrumens de son laboratoire, en un mot, tout ce qui pouvait avoir rapport à ses anciennes études.

Environ deux ans avant la mort de Norna, Brenda épousa Mordaunt Mertoun, ou, pour mieux dire, Vaughan. Il fallut tout ce temps avant que le vieux Magnus Troil, malgré son affection pour Brenda et son estime pour Mordaunt, pût se résoudre à consentir à ce mariage ; mais les bonnes qualités de Mordaunt avaient gagné le cœur de l’Udaller, et le vieillard sentit si bien l’impossibilité de trouver un gendre qui lui convînt mieux, que son sang norse céda enfin aux sentimens de la nature. Il se consola en voyant ce qu’il appelait les usurpations de la petite noblesse écossaise sur le pays, car c’est ainsi que les naturels des îles Shetland aiment à nommer leur patrie ; et il pensa qu’il valait autant que sa fille épousât le fils d’un pirate anglais que celui d’un brigand écossais ; allusion méprisante qu’il faisait aux montagnards et aux habitans des frontières d’Écosse, aux familles desquels les îles Shetland doivent un grand nombre de respectables propriétaires, mais dont les ancêtres étaient généralement plus renommés pour l’ancienneté de leur famille et l’impétuosité de leur courage, que par leurs égards pour les distinctions futiles du mien et du tien. Le joyeux vieillard vécut jusqu’à un âge très avancé, heureux de voir une famille nombreuse s’élever sous les yeux de sa fille cadette, et ayant sa table alternativement, égayée par les chants de Claude Halcro, et éclairée par les doctes élucubrations de Triptolème Yellowley. Celui-ci, renonçant à ses hautes prétentions, connaissant mieux les mœurs, des insulaires parmi lesquels il vivait, et se rappelant les divers accidens auxquels l’avaient exposé ses tentatives prématurées de perfectionnement, était devenu un honnête et utile représentant du lord chambellan, et ne se trouvait jamais plus heureux que quand il pouvait échapper au régime rigoureux que lui faisait observer sa sœur, pour aller occuper une place à la table bien servie du digne Udaller. Le caractère de miss Barbara devint pourtant moins aigre, quand elle se revit en possession de la fameuse corne pleine d’anciennes pièces de monnaie d’or et d’argent. C’était à Norna qu’appartenait ce petit trésor, et elle l’avait caché dans l’endroit où il avait été trouvé, par suite de quelques idées superstitieuses, afin de réussir dans quelqu’un de ses plans visionnaires. Mais en le renvoyant à ceux à qui le hasard l’avait fait découvrir, elle eut soin de faire dire à mistress Baby qu’il disparaîtrait de nouveau, si elle n’en employait une portion raisonnable pour les besoins du ménage ; précaution grâce à laquelle Tronda Dronsdaughter, qui avait probablement servi d’agent à Norna dans cette affaire, eut sans doute l’obligation de ne pas mourir lentement d’inanition.

Mordaunt et Brenda furent aussi heureux que le permet notre condition mortelle. Ils s’aimaient, ils vivaient dans l’aisance, ils ne négligeaient aucun des devoirs qu’ils avaient à remplir ; et ayant une conscience aussi pure que la lumière du jour, ils riaient, chantaient ; dansaient, heureux l’un par l’autre, sans s’inquiéter du reste du monde.

Mais Minna, Minna dont l’âme était si élevée, dont l’imagination était si vive, douée de tant de sensibilité et d’enthousiasme, et condamnée à voir l’une et l’autre se flétrir dans la fleur de sa jeunesse, parce qu’avec l’ignorance et l’inexpérience d’un caractère romanesque, elle avait construit sur le sable et non sur une base solide l’édifice de son bonheur, était-elle heureuse, pouvait-elle l’être ? Oui, lecteur, elle était heureuse ; car, quoi qu’en puisse dire le sceptique, à chaque devoir qu’on accomplit est attachée une secrète satisfaction ; et plus la tâche que nous avons à remplir est difficile, plus ce sentiment intérieur nous récompense des efforts qu’elle nous coûte. Le repos du corps qui succède à de pénibles travaux ne peut se comparer au repos dont jouit l’esprit dans de semblables circonstances. Sa résignation, ses attentions constantes pour son père, pour sa sœur, pour la malheureuse Norna, ne furent pourtant ni la seule ni la plus précieuse source de ses consolations. De même que Norna, mais avec un jugement plus éclairé, elle apprit à changer les visions d’un enthousiasme aveugle qui avait égaré son imagination, pour une liaison plus intime et plus pure avec ce monde au-dessus de notre intelligence bornée, que celle qu’auraient pu lui procurer tous les sagas des anciens Norses, et les rêveries des bardes plus modernes. Ce fut à cette disposition d’esprit, qu’après avoir été informée à diverses époques de faits honorables et glorieux pour Cleveland, elle dut la force de pouvoir apprendre avec résignation, et même avec un sentiment dont le chagrin n’était pas sans douceur, qu’il avait enfin perdu la vie en conduisant avec bravoure une entreprise importante dont il avait été chargé, et qui réussit par l’intrépidité de ceux à qui son courage avait ouvert le chemin. Bunce, qui le suivait alors dans la carrière des vertus, comme il l’avait suivi autrefois dans celle des vices, rendit compte à Minna de ce triste évènement, dans des termes qui prouvaient que, quoique sa tête fût légère, son cœur n’avait pas été entièrement corrompu par la vie désordonnée qu’il avait menée pendant quelque temps, ou que du moins il s’était amendé. S’étant distingué dans la même action, il avait obtenu de l’avancement, ce qui ne semblait le consoler que bien faiblement de la perte de son ancien capitaine. Minna lut cette nouvelle, et, levant vers le ciel des yeux baignés de larmes, elle lui rendit grâces de ce que Cleveland était mort au champ d’honneur. Elle eut même le courage de lui offrir un tribut de reconnaissance pour avoir soustrait son amant aux tentations qui auraient pu être bien fortes pour un cœur encore si neuf dans la pratique de la vertu. Cette réflexion produisit un tel effet sur elle, que lorsque le premier moment de douleur fut passé, elle montra non seulement autant de résignation, mais plus d’enjouement que jamais. Cependant ses pensées étaient détachées de ce monde, et, semblable à un ange gardien, elle ne les y reportait que par un tendre intérêt pour les parens qu’elle chérissait, ou pour les pauvres qu’elle soulageait.

Ce fut ainsi qu’elle passa toute sa vie, jouissant de l’affection et du respect de tout ce qui l’approchait ; et quand ses parens eurent à pleurer sa mort, qui n’arriva qu’à un âge fort avancé, ils se consolèrent en pensant que l’enveloppe mortelle dont elle venait de se dépouiller était la seule chose qui, suivant les paroles de l’Écriture, l’avait placée un peu au-dessous des anges.

FIN.

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