CHAPITRE XLI.

« À Londres, mes amis, à Londres ! de la joie !

SOUTHEY.

La nouvelle de la capture du bâtiment pirate arriva à Kirkwall vers onze heures du matin, et y remplit tout le monde de surprise et de joie. Il se fit ce jour-là peu d’affaires à la foire, car chacun l’abandonna pour courir au-devant des prisonniers qui allaient entrer dans la ville. On triomphait du souvenir de la licence qu’ils se permettaient naguère dans les rues de Kirkwall, où ils se conduisaient à peu près comme dans une ville prise d’assaut. On voyait marcher en avant une troupe de soldats de marine dont les baïonnettes réfléchissaient les rayons du soleil. Venaient ensuite les malheureux captifs, enchaînés deux à deux. Leurs beaux habits, déchirés en partie par leurs vainqueurs, n’étalaient plus aux yeux que des haillons. Les uns étaient blessés et couverts de sang ; les autres avaient été noircis et brûlés par l’explosion qui avait eu lieu lorsque les plus déterminés d’entre eux avaient voulu faire sauter le navire. Quelques uns semblaient occupés de réflexions convenables à leur situation, mais la plupart paraissaient livrés à une sombre impassibilité ; un petit nombre d’entre eux bravaient même leur malheur, en répétant les chansons impies et ordurières dont ils avaient fait retentir les rues de Kirkwall quand ils les parcouraient dans leurs parties de débauches.

Hawkins et Goffe, enchaînés ensemble, s’épuisaient en menaces et en imprécations l’un contre l’autre. Le premier accusait Goffe de ne rien entendre à son métier, et de n’avoir fait que de fausses manœuvres ; et celui-ci reprochait à Hawkins de l’avoir empêché de faire sauter la Favorite avant d’avoir épuisé toute la poudre en bordées inutiles, et d’envoyer ainsi les deux équipages à tous les diables en même temps.

Cleveland et Bunce fermaient la marche ; on leur avait épargné l’humiliation de porter des fers. L’air calme, quoique triste, du capitaine contrastait avec la démarche théâtrale et étudiée du pauvre Jack, qui s’efforçait de cacher ainsi ses émotions involontaires d’un genre un peu moins noble. On regardait Cleveland avec compassion, Bunce avec un mélange de mépris et de pitié, tandis que la plupart des autres inspiraient l’horreur et même encore la crainte par leurs regards et leurs discours.

Il existait à Kirkwall un individu qui, bien loin d’avoir couru avec empressement pour jouir du spectacle qui attirait tous les yeux, n’avait pas même entendu parler de l’événement qui agitait toute la ville. C’était le vieux Mertoun, qui était à Kirkwall depuis deux ou trois jours, employés par lui en grande partie à s’occuper d’une plainte judiciaire formée contre l’honnête Bryce Snailsfoot. Par suite d’une information qui avait eu lieu, le digne colporteur avait été condamné à remettre à Mertoun la caisse de Cleveland avec les papiers et autres effets qui y étaient contenus, pour rester en sa garde jusqu’à ce qu’il pût les remettre au légitime propriétaire. Mertoun désirait d’abord rejeter sur la justice le soin du dépôt qu’elle était disposée à lui confier ; mais, après avoir jeté les yeux sur quelques uns des papiers qui en faisaient partie, il changea d’avis brusquement, consentit à se charger de la caisse, retourna chez lui à la hâte, et s’enferma dans sa chambre pour réfléchir à loisir sur les détails singuliers qu’il venait d’apprendre, et qui augmentèrent au centuple son impatience d’avoir une entrevue avec la mystérieuse Norna de Fitful-Head.

On doit se rappeler que, dans l’entretien qu’elle avait eu avec lui dans le cimetière de l’église en ruines de Saint-Ringan, elle lui avait recommandé de se trouver dans l’aile gauche de la cathédrale de Saint-Magnus à Kirkwall, à l’heure de midi, le cinquième jour de la foire de Saint-Olla, en l’assurant qu’il y trouverait quelqu’un qui lui donnerait des nouvelles de Mordaunt.

– Il faut que ce soit elle, se dit-il à lui-même, et il serait indispensable que je la visse à l’instant même. Mais où la trouver ? je l’ignore. D’ailleurs il vaut mieux perdre quelques heures à l’attendre, que de risquer de l’offenser en me montrant devant elle avant l’instant qu’elle a fixé.

Cependant, long-temps avant midi, long-temps avant que la ville de Kirkwall eût été jetée dans l’agitation par la nouvelle des évènemens qui venaient d’avoir lieu de l’autre côté de l’île, Mertoun se promenait dans l’aile solitaire de la cathédrale, attendant avec la plus vive impatience la réalisation des promesses de Norna. La cloche sonna midi ; mais la porte de l’église ne s’ouvrit pas, personne n’entra dans son enceinte mystérieuse. Cependant les voûtes retentissaient encore des derniers sons de la cloche, quand Norna, arrivant du fond de ce vaste édifice, parut à ses yeux. Mertoun, sans chercher à pénétrer le mystère qui n’en est pas un pour nos lecteurs, courut à elle sur-le-champ, en s’écriant : – Ulla, Ulla Troil, aidez-moi à sauver notre malheureux fils !

– Je ne réponds pas à ce nom, dit Norna ; je l’ai abandonné aux vents de la nuit qui m’a coûté un père.

– Ne parlez pas de cette nuit d’horreur ; nous avons besoin de toute notre raison : ne rappelons pas des souvenirs qui pourraient nous la faire perdre ; mais aidez-moi, si vous le pouvez, à sauver notre infortuné fils.

– Il est déjà sauvé, Vaughan, – sauvé depuis longtemps. Croyez-vous que la main d’une mère, – d’une mère telle que moi, ait attendu votre secours tardif et impuissant ? Non, Vaughan, je ne me suis fait connaître à vous que pour vous montrer mon triomphe sur vous. C’est la seule vengeance que la puissante Norna se permette de tirer des injures faites à Ulla Troil.

– L’avez-vous véritablement sauvé ? – N’est-il plus avec cette bande d’assassins ? – Parlez, dites-moi la vérité. – Je croirai tout, – tout ce que vous voudrez que je croie. – Prouvez-moi seulement qu’il leur a échappé, qu’il est en sûreté ?

– Il leur a échappé, il est en sûreté, et c’est grâce à moi. – Oui, il est en sûreté, et certain d’une heureuse et honorable alliance. Oui, homme de peu de foi, oui, infidèle, qui placez toute votre confiance sur vous-même, telles furent les œuvres de Norna. – Il y a bien des années que je vous ai reconnu, mais je n’ai voulu me faire connaître à vous que triomphante de la certitude que j’avais maîtrisé la destinée qui menaçait mon fils. – Tout se combinait contre lui ; des planètes lui annonçaient la mort au sein des eaux, d’autres se couvraient de sang. – Mais ma science l’a emporté. J’ai combattu et détruit leur influence. J’ai trouvé, j’ai créé des moyens pour détourner tous les astres. – Et quel est l’infidèle sur la terre, quel est le démon habitant au-delà des limites de ce globe, qui osera désormais nier ma puissance ?

L’air d’enthousiasme et de triomphe avec lequel elle s’exprimait ressemblait si bien à l’égarement d’esprit, que Mertoun lui répondit : – Si vos prétentions étaient moins élevées, si vos discours étaient un peu plus clairs, je serais plus certain de la sûreté de mon fils.

– Continuez donc à douter, vain sceptique, répliqua Norna. – Et cependant sachez que non seulement mon fils est en sûreté, mais que je vais être vengée sans l’avoir cherché, – oui, vengée de l’agent puissant des sombres influences par qui mes projets furent si souvent contrariés : de celui par qui les jours de mon fils furent si souvent mis en danger. – Oui ; et pour preuve de la vérité de mes paroles, apprenez que Cleveland, le pirate Cleveland, – entre en ce moment dans Kirkwall, prisonnier, et qu’il expiera de sa vie le crime d’avoir versé quelques gouttes d’un sang qui avait pris sa source dans le sein de Norna.

– Quel est celui que tu dis prisonnier ? s’écria Mertoun d’une voix de tonnerre. Quel est celui qui doit expier ses crimes de sa vie ?

– Cleveland, le pirate Cleveland, répondit Norna. Et c’est moi, moi, dont il a méprisé les conseils, qui ai permis qu’il subît son destin.

– Eh bien ! la plus misérable des femmes ! s’écria Mertoun en grinçant des dents, tu as causé la mort de ton fils comme celle de ton père !

– De mon fils ! – quel fils ? – que voulez-vous dire ? s’écria Norna. Mordaunt est votre fils, – votre fils unique. – Ne l’est-il pas ? – Répondez-moi vite : – ne l’est-il pas ?

– Oui, répondit Mertoun, Mordaunt est mon fils, – du moins la loi lui donne droit à ce titre. – Mais, malheureuse Ulla, Cleveland est votre fils comme le mien, – le sang de notre sang, la chair de notre chair ; et si vous l’avez livré à la mort, je finirai avec lui ma misérable vie.

– Écoutez-moi, Vaughan, écoutez-moi. Je ne suis pas encore vaincue. – Prouvez-moi la vérité de ce que vous me dites, et je trouverai des secours, dussé-je évoquer les enfers ! – Mais il me faut des preuves ; je ne puis croire à vos paroles.

– Toi le secourir ! – Misérable femme ! À quoi t’ont servi tes combinaisons, tes stratagèmes, tes intrigues, ton charlatanisme et ta clémence ? – Et cependant je vous parlerai comme à un être doué de raison ; je consens même à vous regarder comme toute-puissante. Écoutez-moi donc, Ulla ; vous allez avoir les preuves que vous me demandez ; trouvez ensuite un secours, si vous le pouvez.

– Lorsque je m’enfuis des îles Orcades, continua Mertoun après un moment de silence, il y a maintenant vingt-cinq ans, j’emmenai avec moi le malheureux enfant auquel vous aviez donné le jour. Une de vos parentes me l’avait envoyé, en me faisant dire que vous étiez fort mal, et bientôt après le bruit de votre mort se répandit généralement. Il ne servirait à rien de vous dire dans quelle situation d’esprit je quittai l’Europe. Je me réfugiai à Saint-Domingue. Une jeune et belle Espagnole entreprit de me consoler ; – je l’épousai, et elle devint mère du jeune homme qui porte le nom de Mordaunt Mertoun.

– Vous l’épousâtes ? dit Norna d’un ton de reproche.

– Je l’épousai, Ulla ; mais elle prit soin de vous venger. Elle me fut infidèle, et son infidélité me laissa des doutes sur la légitimité de Mordaunt. – Je fus vengé à mon tour.

– Vous la fîtes périr ! dit Norna en poussant un cri d’effroi.

– Je fis, dit Mertoun sans répondre directement à sa question, ce qui me força de quitter Saint-Domingue à la hâte. J’emmenai notre fils avec moi à la Tortue, où j’avais une petite habitation ; je plaçai à Port-Royal Mordaunt, qui avait trois ou quatre ans de moins que Clément ; bien résolu de pourvoir à tous ses besoins, mais de ne jamais le revoir. – Clément avait quinze ans quand notre habitation fut pillée par les Espagnols. Le besoin vint à l’aide du désespoir et d’une conscience bourrelée de remords. Je devins pirate, et j’élevai Clément dans ce détestable métier. Malgré sa grande jeunesse, sa bravoure et les connaissances qu’il ne tarda pas à acquérir lui valurent bientôt le commandement d’un navire. Deux ou trois ans se passèrent ; et tandis que mon fils et moi nous croisions de différens côtés, mon équipage se révolta contre moi et me laissa pour mort sur les côtes d’une des îles Bermudes. Je revins pourtant à la vie, et après une longue maladie, mon premier soin fut de chercher des nouvelles de Clément. J’appris que son équipage s’était également révolté contre lui ; qu’on l’avait abandonné sur une petite île déserte et stérile, et j’en conclus qu’il y avait péri de faim et de misère.

– Et qui vous assure qu’il n’est pas mort ? – Comment pouvez-vous identifier ce Cleveland avec Clément Vaughan ?

– Changer de nom est une chose commune parmi ces aventuriers, et Clément avait sans doute pensé que celui de Vaughan était trop connu. Ce changement de nom m’empêcha d’en recevoir aucune nouvelle. Ce fut alors que les remords s’emparèrent de moi, et que, prenant en horreur toute la nature, mais surtout le sexe auquel Louisa appartenait, je résolus de faire pénitence le reste de ma vie dans un désert des îles Shetland. J’aurais pu me soumettre au jeûne et aux mortifications corporelles ; – tel avait été l’avis des saints prêtres catholiques que je consultai, mais je trouvai une pénitence plus sévère et plus noble en amenant avec moi le jeune et malheureux Mordaunt, afin d’avoir toujours sous les yeux un souvenir vivant de mon malheur et de mon crime. J’ai exécuté ce dessein, et je l’ai si bien exécuté, que ma raison a plus d’une fois failli s’égarer. Maintenant, pour me porter à l’excès de la démence, voici mon Clément, ce Clément que je puis appeler mon fils, qui revient à la vie pour subir une mort infâme par les manœuvres de sa propre mère !

– Ha ! ha ! Ha ! s’écria Norna avec un rire sinistre, quand il eut cessé de parler ; l’histoire est excellente ! Elle est parfaitement imaginée par le vieux pirate qui veut me déterminer à secourir par ma puissance le compagnon de ses crimes. – Comment aurais-je pu prendre Mordaunt pour mon fils, s’il existe une différence d’âge telle que vous le prétendez ?

– Son teint brun ; sa taille avantageuse, peuvent avoir contribué à vous faire illusion. L’imagination aura fait le reste.

– Mais donnez-moi des preuves certaines que ce Cleveland est mon fils, et le soleil se couchera à l’orient avant qu’on puisse lui arracher un cheveu de la tête.

– Ces papiers, ces journaux, dit Mertoun en lui remettant le portefeuille.

– Je ne saurais lire, dit-elle après un effort infructueux, ma vue est troublée.

– Clément aurait pu vous donner encore d’autres preuves ; mais ceux qui l’ont fait prisonnier s’en seront sans doute emparés. Il avait, entre autres choses, une chaîne d’or, une boîte d’argent portant une inscription en caractères runiques, dont vous m’aviez vous-même fait présent dans un temps plus heureux.

– Une boîte d’argent ! s’écria vivement Norna ; Cleveland m’en a donné une il n’y a que vingt-quatre heures. Je ne l’ai pas encore regardée.

Elle la prit dans sa poche, l’examina, lut l’inscription gravée sur le couvercle, et s’écria : – C’est maintenant qu’on peut m’appeler la Reim-Kennar, car je connais par ces vers que je suis la meurtrière de mon fils comme j’ai été celle de mon père.

La conviction de l’illusion qu’elle s’était faite à elle-même l’accabla tellement, qu’elle tomba sans connaissance au pied d’un des piliers. Mertoun cria au secours, sans espérance d’en obtenir. Le vieux bedeau arriva pourtant à ses cris, et le malheureux père, ne comptant pour rien l’aide de Norna, sortit à la hâte de l’église pour aller s’informer du sort de son fils.

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